Ernest Flammarion, Éditeur (p. 5-20).
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PREMIÈRE PARTIE


i

Monique Lerbier sonna.

— Mariette, dit-elle à la femme de chambre, mon manteau…

— Lequel, Mademoiselle ?

— Le bleu. Et mon chapeau neuf.

— Je les apporte à Mademoiselle ?

— Non, préparez-les dans ma chambre…

Seule, Monique soupira. Quelle corvée que cette vente, si elle n’avait pas dû y retrouver Lucien ! On était si bien, dans le petit salon. Elle réappuya sa tête sur les coussins du canapé et reprit sa rêverie.

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Elle a cinq ans. Elle est en train de dîner dans sa chambre, à la toute petite table où chaque jour « Mademoiselle », régente de sa vie, la surveille et la sert. Mais, ce soir, Mademoiselle a congé. Tante Sylvestre la remplace.

Monique adore tante Sylvestre. D’abord, toutes les deux, elles ne sont pas pareilles aux autres. Les autres, c’est des femmes. Même Mademoiselle ! Maman lui a donné ce nom comme ça : « Bien que, vous soyez veuve ! Parce qu’une gouvernante doit toujours s’appeler Mademoiselle. »

Tante Sylvestre et Monique, au contraire, sont des filles. Elle, une petite fille, quoiqu’elle se juge déjà grande. Et tante, une vieille fille… Vieille, si vieille ! À preuve qu’elle a la peau plissée et au menton trois poils, sur un pois chiche.

Ensuite tante Sylvestre apporte toujours du nougat noir, aux amandes et au miel brûlé, chaque fois qu’elle arrive d’Hyères. Hyères, Monique ne sait pas bien où c’est, ni ce que c’est. Hyères c’est la même chose qu’Hier ; c’est très loin… Il n’y a qu’aujourd’hui qui compte. Et aujourd’hui, c’est fête. Papa et maman doivent aller à l’Opéra et, avant, ils sont invités au restaurant.

L’Opéra est un palais où les fées dansent en musique, et le restaurant un endroit où on mange des huîtres… C’est réservé aux grandes personnes, déclare tante Sylvestre.

Mais voilà une fée, — non, c’est maman ! — qui apparaît en robe décolletée. Elle a des plumes blanches sur la tête et elle a l’air habillée toute en perles. Monique touche l’étoffe, extasiée… Oui, de petites, toutes petites perles, vraies ! Elle aimerait à en avoir un collier.

Elle caresse le cou de maman qui se penche pour vite lui dire au revoir : « Non, pas de bise, à cause de mon rouge ! » Et comme la menotte, maintenant, remonte au velours des joues, la voix impatiente ordonne : « Laisse-moi ! Tu vas m’enlever ma poudre. »

Derrière il y a papa tout en noir, avec un grand V blanc qui sort du gilet. C’est une drôle de chemise, en carton glacé ! Maman raconte à tante Sylvestre, qui écoute en souriant, une longue histoire. Mais papa tape du pied et crie : « Avec votre manie de mettre trois heures pour vous fourrer du noir aux cils et du rose aux ongles, nous manquerons l’ouverture ! »

Quelle ouverture ? Celle des huîtres ?… Non. Dès que papa et maman sont partis, sans l’embrasser, — (Monique a gros cœur) — tante Sylvestre explique que c’est l’ouverture de la musique… La musique, ça s’ouvre donc ?

Monique, rêveuse, demande : « Alors en quoi c’est fait ? » et tante Sylvestre, qui l’a prise sur ses genoux, explique en la câlinant : « La musique, c’est le chant qui sort de tout… de soi quand on est heureux… du vent quand il souffle sur la forêt et sur la mer… C’est aussi le concert des instruments, qui rappelle tout ça. Et l’ouverture, c’est comme celle d’une grande fenêtre sur le ciel, pour que la musique entre, et qu’on l’entende. Tu comprends ? »

Monique regarde tendrement tante Sylvestre et fait signe que oui.

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Monique a huit ans. Elle a poussé en longueur. Elle tousse souvent. Aussi, quand elle va se promener au bord de la mer, ordre à Mademoiselle (ce n’est plus la veuve, mais une Luxembourgeoise qu’elle n’aime pas, et qui a des joues de ballon rouge) de ne pas la laisser grabouiller, jambes nues, dans les flaques rocheuses où la crevette frétille. Ordre de ne pas même la laisser courir devant le flux, sur le sable qui, mouillé, se durcit. Elle ne peut ramasser ni les algues fraîches qui sentent tout l’océan, ni les coquillages dont la conque nacrée enclot le bruit des vagues… « Qu’est-ce que tu veux faire de ces saletés ? Jette ça ! » a déclaré maman, une fois pour toutes.

Monique ne peut pas non plus lire comme elle le voudrait (l’attention donne des maux de tête). En revanche elle doit faire régulièrement une heure de gammes (elle a beau dire que ça la rend folle, il paraît que c’est une discipline, pour les doigts). Alors, si c’est ça les vacances, Trouville est plus ennuyeux que Paris !

D’ailleurs elle y voit encore moins ses parents. Maman est toujours en automobile, avec des amis. Et le soir, quand elle dîne, — c’est rare, — elle part, aussitôt après s’être rhabillée, danser au Casino. Très tard… Aussi, le matin, elle dort. Papa ? Il ne vient que le samedi, par le train des maris. Et le dimanche il reste avec des messieurs, pour ses affaires.

La grande corvée, c’est quand maman « fait plage ». On regarde se croiser, sur les planches, les files montante et descendante. On dirait un magasin de blanc. Les mannequins s’exhibent, tous pareils, en rangs pressés. Les messieurs-dames qui font cercle, assis autour des guérites d’osier ou des tentes, échangent des saluts avec les messieurs-dames qui processionnent.

Quand ceux-ci arrivent au bout du chemin parqueté, ils font demi-tour, et recommencent. Qu’est-ce qu’ils suivent ? Monique ne sait pas. Encore un mystère ! Le monde en est plein, si elle en croit les réponses jetées à ses incessantes questions.

Pour l’instant elle s’amuse, non loin de la guérite maternelle, avec la petite Morin et une camarade dont elles ne connaissent pas le nom. Elles l’ont baptisée Toupie, parce qu’elle tourne toujours sur un pied, en chantant. Accroupies sous le regard distrait de la Luxembourgeoise, toutes trois édifient un château doré, avec ses bastions et ses douves. Au milieu se tient debout, militairement, son râteau sur l’épaule, un garçonnet frisé, dit Mouton. On l’a mis là pour qu’il reste tranquille, en lui affirmant : « Tu es la garnison. »

La règle du jeu est que, le château fini, la garnison sera libre, et, à la place, on enfermera prisonnière celle des trois qui se sera laissé prendre. Mais le château n’en finit pas. Mouton trépigne et, sans attendre l’achèvement, exécute une vigoureuse sortie. Toupie et la petite Morin s’enfuient. Monique, qui se repose sur la foi des traités, n’a pas bougé. Si bien que lorsque Mouton veut l’embastiller, elle résiste. Il la pousse. Coups, cris. La Luxembourgeoise qui se précipite reçoit sa part de horions, les mamans accourent. Elles séparent les combattants et, sans écouter les explications confuses, d’ailleurs contradictoires, elles les secouent. Mouton qui se rebiffe est giflé. En même temps Monique sent une main qui la frappe, à la volée : clic ! clac !… « Ça t’apprendra ! » Sa figure cuit.

Atterrée elle regarde l’ennemie qui vient d’abuser de sa force. L’ennemie satisfaite d’avoir équilibré les torts, et le châtiment… Sa maman ! Est-ce possible ?… La rage et la stupeur se partagent l’âme de Monique. Elle a fait connaissance avec l’injustice. Et elle en souffre, comme une femme.

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Monique a dix ans. C’est une grande personne. Ou plutôt, déclare sa mère en haussant les épaules, c’est une enfant insupportable, avec ses fantaisies, ses vapeurs et ses nerfs.

D’abord elle ne fait rien comme tout le monde ! N’a-t-elle pas déchiré toute sa robe de dentelles, et pris froid l’autre dimanche, en jouant à cache-cache dans le parc de Mme  Jacquet, avec Michelle et des garnements ? Du point de Malines ancien — une véritable occasion, à 175 francs le mètre… Et hier, en goûtant chez le pâtissier, ne s’est-elle pas avisée de prendre dans l’étalage, pour la porter, — dehors, sur le trottoir ! — à une fillette en haillons qui la dévorait des yeux, une grosse brioche, de près d’un kilo ?… Au lieu d’un bon pain !

Elle a eu beau vouloir payer sur ses économies : ce n’est pas de la charité, c’est de l’extravagance. Et même, au fond, de la fausse générosité. Il ne faut pas donner aux malheureux le goût, et par conséquent le regret de ce qu’ils ne peuvent avoir…

Monique est peinée par ces raisonnements. Elle voudrait que tout le monde soit heureux. Elle a aussi du chagrin : elle n’est pas comprise par les siens. Ce n’est pas sa faute si elle a un caractère qui ne ressemble pas à ceux qu’elle voit, autour d’elle ! Et ce n’est pas sa faute non plus si à cause de ses joues creuses et de son dos qui ploie, elle ne fait pas honneur à ses parents : « Tu as grandi comme une mauvaise herbe ! » entend-elle répéter sans cesse…

Si cela continue, elle finira par tomber malade : on le lui a assez promis ! Cette idée, elle l’accepte avec résignation, presque avec plaisir. Mourir ? — ce ne serait pas un grand malheur. Qui l’aime ? Personne. Si ! Tante Sylvestre.

Aux vacances de Pâques, quand après une grosse bronchite, et trois semaines de lit, Monique s’est levée si faible qu’elle ne tient plus sur ses fuseaux, — tante est là ! Et lorsque le médecin déclare : « Il faudrait que cette enfant vive à la campagne, longtemps… dans le Midi si c’est possible… au bord de la mer… Le climat et la vie de Paris ne lui valent rien… » tante s’écrie : — « Je la prends avec moi ! Je l’emmène. Hyères, c’est excellent, n’est ce pas, docteur ?… — Parfait, l’endroit rêvé… »

C’est convenu, aussitôt, Et Monique a tant de joie en songeant qu’elle va être transplantée, au soleil, près de sa vraie maman, qu’elle ne pense pas à s’attrister de ce que son père et sa mère ne manifestent eux-mêmes aucun regret.

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Monique a douze ans. Elle a une natte dans le dos, et des robes à carreaux, d’écolière. Elle est la première élève de sa classe, dans le pensionnat de tante Sylvestre. À la place des rues grises dans le brouillard s’étend le jardin montant, au flanc de la colline. Le soleil vêt toutes choses, d’une splendeur légère. Il luit sur les palmes des chamérops, pareils à des fougères géantes, sur les raquettes épineuses des cactus, sur les aloès bleuâtres ou bordés de jaune, qui ont l’air d’énormes bouquets de zinc. La mer est du même azur foncé que le ciel, ils se confondent, au large.

Pâques est revenu, Pâques fleuries ! Jésus s’avance sur son petit âne, dans le balancement des branches vertes. La terre est comme un seul tapis, éclatant et bariolé, de roses, de narcisses, d’œillets et d’anémones.

Monique demain sera toute en blanc, comme une petite mariée. Demain ! Célébration de ses Noces spirituelles. Le bon curé Macahire, — elle ne peut prononcer son nom sérieusement, — va l’admettre, avec ses compagnes du catéchisme, à la Sainte Table.

Elle a essayé de se pénétrer des belles légendes des Testaments ; elle y a d’autant mieux réussi qu’elle a eu comme répétitrice sa grande amie Élisabeth Meere… Zabeth, qui est protestante, a fait, il y a quatre ans déjà, sa première communion et son rigorisme fervent ajoute une exaltation singulière à la fièvre mystique dont Monique brûle. Toutes deux, dans l’adoration du Sauveur, découvrent obscurément l’amour.

Celui de Monique est toute confiance, abandon, pureté. Elle s’en va, avec une ivresse ingénue, sur l’aile ouverte de ses rêves. Elle n’a qu’une seule et puérile crainte ; celle de ne pas profaner, — en mordant au passage l’hostie de neige, — le corps, invisible et présent, de l’Époux Divin.

Il faudra aussi, a bien recommandé l’abbé Macahire, qu’elle se confesse, avant, de ses mauvaises pensées. Elle en a deux qu’elle a beau écarter. Les vilaines mouches se reposent sans arrêt, au lys de son attente… Sa jolie robe ! Coquetterie. Et les œufs, les œufs de Pâques ! Gourmandise. D’abord le gros, en chocolat, qu’elle recevra de Paris, et puis les moyens et les petits, en sucre de toutes les couleurs et même en vrai œuf, cuit dur dans de l’eau rouge, qui sont si amusants à chercher, à travers les touffes et les bordures du jardin !

C’est la grande affaire de tante Sylvestre, qui depuis une semaine prépare, pour tout le pensionnat, réjouissances et surprises. C’est aussi sa façon de communier. Du moins c’est l’abbé Macahire qui s’en plaint en ajoutant : « Quel dommage qu’une si brave femme soit une mécréante ! »

Il faudrait croire que ce n’est pas un péché bien grave puisque M. le curé semble le lui pardonner. Ça ennuierait bien Monique d’aller au Paradis, tandis que tante Sylvestre irait en enfer !… Mais toutes ces idées lui cassent la tête… Elle est heureuse, et il fait beau.

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Monique a quatorze ans. Elle ne se souvient pas d’avoir été une enfant souffreteuse. Elle a la robustesse d’une jeune plante qui a trouvé son terrain, et surgi dru.

Elle est à l’âge merveilleux des lectures, où le monde imaginaire se découvre, et où la jeunesse enveloppe, de son voile magique, le monde réel. Elle n’a pas la notion du mal, tant la vigilance de son éducatrice l’a sarclé, dans cette âme naturellement saine. Elle a en revanche le sentiment et l’appétit du bien.

Pas rêveuse, mais croyante. Non plus en Dieu, car sur ce point elle s’est dégagée des concepts contradictoires de l’abbé Macahire et d’Élisabeth Meere. Elle s’est insensiblement et d’elle-même convertie au matérialisme raisonné de tante Sylvestre, tout en gardant comme elle une empreinte spiritualiste. Mais elle manifeste en plus, — ferment de son double et premier mysticisme, — quelque tendance à l’absolu. C’est ainsi qu’elle a horreur du mensonge, et adore, religieusement, la justice.

Elle a toujours pour grande amie Élisabeth Meere. Celle-ci a changé de culte, et de luthérienne est devenue sioniste. Elle est, depuis trois ans, toujours éprise de Monique. Elle l’est d’autant plus qu’elle l’a désirée sans espoir. Elle va quitter bientôt le pensionnat, et son hypocrisie recule devant l’évidente pureté de l’adolescente. Ses baisers voudraient appuyer, et n’osent.

Monique, — qui éprouve pour le professeur de dessin, (un ancien prix de Rome ressemblant à Alfred de Musset,) une passionnette sentimentale, — est aussi loin de se douter des goûts de Zabeth que de la salacité, également cachée, de M. Rabbe (le faux Alfred).

Ce jour-là, on est en juin. La nuit vient. Il fait encore si chaud, dans le jardin, qu’on a la peau moite sous les robes. Zabeth et Monique suivent, après le diner, le chemin des lavandes, qui monte jusqu’à la grande roche rousse, d’où l’on surplombe les Salins, et, par-delà, la mer. On voit de l’autre côté les monts des Maures, bleus sur le ciel vert. Il y a au large une petite voile orange et, dans le ciel, de lourds nuages cuivrés… « On étouffe ! » dit Zabeth.

Nerveusement elle arrache une feuille parfumée à l’oranger en boule, la mordille. On respire l’odeur des hauts eucalyptus ; elle se mêle, par effluves, à celle des argelès et des cystes. Toute la griserie du sol provençal.

Monique entr’ouvre son corsage, puis élève ses bras nus, cherchant en vain quelque fraîcheur… « Zut ! voilà mon épaulette cassée ! » La chemise glisse, montrant les seins. Ils haussent leurs rondeurs petites, mais parfaites. Sur sa peau de blonde, veinée de bleu, pointent les boutons de rose.

Zabeth soupira : « Encore une nuit où on dormira mal, j’ai beau coucher nue… Sais-tu que tes seins deviennent aussi gros que les miens ?… — Non ? dit Monique, ravie. — Si ! regarde… Seulement, les tiens sont en pomme, et les miens en poire… » Zabeth dénude vivement sa poitrine dorée où s’érigent, dans une offre tacite, des fruits plus lourds. Elle en compare la forme allongée aux mamelons bruns, durcis, avec le galbe satiné des seins de Monique. Sa main les englobe et doucement les caresse…

À la sensation agréable, Monique sourit sans l’analyser, et sans comprendre… Mais comme soudain les doigts de Zabeth se crispent, elle dit : « Finis ! qu’est-ce qui te prend ? » Zabeth rougit et balbutie : « Je ne sais pas… c’est l’orage ! »

Monique, pour la première fois, éprouve un trouble étrange. Elle referme vivement son corsage. Une voix lointaine en même temps retentit. C’est tante Sylvestre qui appelle : « Monique, Zabeth ! » Zabeth gênée se ragrafe… Monique répond : « Hého !… » La voix, rapprochée, fait écho.

L’orage est passé.

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Monique a dix-sept ans. Elle compte : un, deux, trois ans déjà que la guerre dure ! Est-ce possible ? Les troisièmes grandes vacances depuis qu’Hyères est devenu comme un grand hôpital, où les blessés renaissent.

Elle est poursuivie par ces yeux hagards que le soleil fait clignoter, au sortir de leur éternelle nuit d’épouvante. Elle ne comprend pas comment ceux qui se battent peuvent s’accoutumer à cette espèce de mort affreuse qu’est leur vie. Elle ne comprend pas non plus comment ceux qui font semblant de se battre un peu, — si peu ! — et ceux qui ne se battent pas du tout acceptent la souffrance et le carnage des autres.

L’idée qu’une partie de l’humanité saigne, tandis que l’autre s’amuse et s’enrichit, la bouleverse. Les grands mots agités sur tout cela comme des drapeaux : « Ordre, Droit, Justice ! » achèvent de fortifier en elle sa naissante révolte, contre le mensonge social.

Elle a passé, brillamment, son examen de fin d’études, poursuivies entre ses incessantes, ingénieuses façons de se dévouer. Non seulement pour les convalescents d’Hyères, mais pour l’obscure foule en proie à tous les maux, dans le lit fétide des tranchées.

Maintenant une existence nouvelle commence : Paris, les cours de la Sorbonne… Monique est rentrée dans sa famille. Elle a dit au revoir à tante Sylvestre, au pensionnat, au jardin, à tout ce qui a fait d’elle la jeune fille délurée, au regard hardi et pur, et aux joues fraîches… Adieu au doux passé, où, en se faisant une santé, elle s’est fait une âme.

Avenue Henri-Martin, sa chambre de jeune fille, joliment préparée, lui a causé un vrai plaisir. Elle a été touchée de l’accueil de son père et de sa mère. Elle sent qu’elle compte, désormais, aux yeux des siens : elle leur fait honneur… Tante Sylvestre a semé… Ils récoltent. Heureuse elle-même, elle ne leur en veut plus, de leur détachement ni de leur égoïsme… Elle les aime, par principe…

Pour la première fois depuis 1914 on s’est réinstallé, à Trouville. Monique consacre son mois d’août à faire l’infirmière bénévole à l’hôpital auxiliaire, no 37. Elle est si absorbée, le jour par ses occupations, et le soir par ses livres, qu’elle ne se soucie pas des autres… Ceux qu’elle observe le moins sont ceux même qui la touchent : sa mère toujours dispersée, son père toujours absent… L’usine Lerbier travaille pour la guerre et gagne, paraît-il, des millions à fabriquer des explosifs. Et dire que pendant ce temps, embusqués, rescapés et spectateurs mènent tranquillement et frénétiquement la grande nouba ! On s’accouple et on tangue, on tangue et on s’accouple, à Deauville !

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Monique a dix-neuf ans. Le cauchemar a pris fin. Une telle force expansive, un tel besoin d’épanouissement sont en elle que, depuis l’armistice, elle a presque oublié la guerre. Le flot quotidien l’emporte.

Plus que jamais repliée sur elle-même, et de moins en moins mêlée à l’existence de ses parents, elle suit des cours de littérature et de philosophie, pratique activement les sports : tennis, golf, et s’amuse, le reste du temps, à modeler des fleurs artificielles… Un procédé à elle.

La bande mondaine dont, malgré elle, elle fait partie, la déclare une originale, voire une poseuse parce qu’elle n’aime ni le flirt ni la danse. Monique, inversement, juge ses amies des folles plus ou moins inconscientes, et profondément dépravées… Fouiller, comme Michelle Jacquet, dans les poches des pantalons de ses petits amis ? ou, comme Ginette Morin, s’enfermer dans tous les coins avec ses grandes amies ? Non, merci.

Monique, si elle aimait, n’aimerait qu’un grand amour, auquel elle se donnerait toute. Elle ne l’a pas encore rencontré. À peine, parmi tous les hommes dont lui parle sa mère, — qui s’est mis en tête de la marier le plus tôt possible, — un nom : Lucien Vigneret, l’industriel. Mais si, à diverses reprises, elle a pris plaisir à le distinguer, lui ne l’a pas seulement remarquée…

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Ainsi, allongée sur son divan, Monique rêve. Par visions superposées, sa vie défile au mystérieux écran. Précisions hallucinantes, où du fondu de l’oubli le souvenir se dégage, et se réincarne… Elle songe à ces doubles d’elle-même, évanouis. Aujourd’hui elle a vingt ans, et elle aime.

Elle aime, et elle va se marier. Dans quinze jours elle sera Mme  Vigneret. Le rêve s’est réalisé. Elle ferme les yeux et sourit. Elle pense avec émotion, bouleversée encore, que la mairie et sa célébration officielle, et l’assommant tra-la-la du lunch où, avec des arrière-pensées égrillardes, un tas de gens vont la féliciter, cela n’ajoutera rien à son bonheur.

Ingénument elle s’est laissé prendre, elle s’est donnée toute, il y a deux jours, à celui qui est tout pour elle… Étreinte hâtive, douloureuse, mais dont elle garde une orgueilleuse joie… Son Lucien, sa foi, sa vie !… Elle va le revoir tout à l’heure, à la vente. Son être entier s’élance, au devant de la douce minute.

Elle a agi, — puisqu’elle aimait, — comme il le désirait. Elle est heureuse et fière d’être, dès maintenant, « sa femme », de lui avoir fait confiance, par cette preuve suprême d’abandon… Attendre ? Se refuser jusqu’au soir calculé des consécrations ? Pourquoi ? Ce qui fait la valeur des unions, ce n’est pas la sanction légale, c’est la volonté du choix. Quant aux convenances !… Huit jours plus tôt, huit jours plus tard !

Les convenances !… Elle sourit, avec une rougeur malicieuse, à imaginer le mot péremptoire sonner, dans la bouche de sa mère. Si elle savait !… Monique tressaillit ; la porte s’ouvrait. Mme  Lerbier parut, son chapeau sur la tête.

— Pas prête ? Tu es folle ! L’auto est là. Tu as oublié que je te dépose, à deux heures et demie, aux Affaires Étrangères ?

— Voilà, maman ! Je n’ai que mon manteau à mettre.

Mme  Lerbier leva les yeux au ciel et gémit :

— Je vais manquer mes rendez-vous !