La Galilée de Jésus, scènes de voyage


LA GALILEE

Des trois provinces dont se composait la Palestine au commencement de notre ère, la Judée au midi, la Samarie au centre et la Galilée au nord, cette dernière est à quelques égards la plus intéressante et peut-être la moins connue. Elle fut longtemps l’intermédiaire naturel entre la Judée et le Liban, ou plutôt entre la Judée. et le reste du monde, puisque la Palestine, bornée à l’occident par la Méditerranée, n’eut pendant des siècles pour proche voisin au sud et à l’est que le désert. C’est par le nord que les Juifs étaient en contact direct avec d’autres nationalités. On peut dire de la Galilée qu’elle était pour eux une porte toujours ouverte sur le monde extérieur, chose suspecte et déplaisante aux vrais Orientaux.

Du nord au sud, la nature varie dans la terre de Canaan. Les collines galiléennes n’ont pas les gorges profondes du Liban, où quelque courant d’eau s’est creusé un lit tapissé d’une végétation exubérante ; mais elles ont à leur pied et dans leurs flancs des bassins ou plateaux de verdure inconnus dans le midi. On a comparé ces collines à des racines que le mont Hermon, comme un grand et vieux chêne, pousserait au loin vers l’ouest et la mer. Moins riches que le Liban, elles sont cependant bien moins arides et pierreuses que la Judée.

Le nom de la contrée est un vestige du mépris que professait pour elle l’Israélite exclusif, fier de la pureté immaculée de sa race et de son orthodoxie. Pour lui seul était réservé, comme un titre d’honneur, le mot peuple (ham) ; le reste des hommes était dédaigneusement appelé les nations (goyim). La province qui touchait au monde païen était dite le district ou cercle des païens (Ghelil haggoyim), et par abréviation le district, Ghelil, la Galilée. Pendant longtemps, les vieilles églises chrétiennes de Palestine eurent un vestibule analogue au Parvis des Gentils dans le temple de Jérusalem ; on appelait cet atrium une galilée. Il est certain que les habitans entretenaient de nombreuses relations avec les idolâtres. Salomon céda une partie de la contrée à son allié Hiram, roi de Tyr ; il s’y trouvait vingt villes ou villages, on nomma ce pays la Rognure (Caboul). Il est certain aussi que les quatre tribus du nord, Nephthali, Aser, Issachar, Zabulon, ne jouèrent aucun rôle dans la plupart des événemens de l’histoire nationale, s’allièrent souvent aux Phéniciens et aux populations mixtes du Liban, et furent sans cesse envahies par des armées étrangères, tantôt hostiles, tantôt traversant le territoire sans trop le dévaster. Quand la Samarie fut devenue hérétique et ennemie des Juifs, elle sépara comme une barrière la Galilée de l’ancien royaume de Juda. Il était difficile que les gens de ce pays devinssent jamais exclusifs et méprisans comme les vrais et purs Israélites, qui les traitaient de fort haut. Le nom de la Galilée, celui du petit village galiléen de Nazareth, d’où rien de bon ne pouvait sortir, étaient honnis d’avance par l’orgueil héréditaire, à la fois orthodoxe et théocratique, des pharisiens ou séparatistes, qui se glorifiaient de vivre séparés des profanes.

Ce n’est nullement par un concours fortuit de circonstances que le christianisme apparut en Galilée, ou que Jésus de Nazareth fut crucifié à Jérusalem ; le judaïsme, mêlé malgré lui par la conquête romaine et par l’unité de l’empire à l’histoire du monde, en était venu à sentir de plus en plus douloureusement la contradiction absurde de ses deux doctrines essentielles : « un seul Dieu pour tous, mais un seul peuple, éternellement privilégié par le Dieu de tous. » Les uns se détournaient de la lumière et se révoltaient contre des vérités qui effaçaient leur gloire et anéantissaient leur monopole ; c’étaient les pharisiens, les docteurs de la loi, les prêtres de Jérusalem, sectaires passionnés et aveugles. D’autres, surtout parmi les Galiléens, avaient l’esprit et le cœur moins rétrécis par les préjugés ou l’orgueil. Évidemment, si jamais l’antique monothéisme juif devait sortir de sa patrie et se répandre dans le monde, c’était par la Galilée. Dans ces terres septentrionales, ni la race, ni le culte, ni la langue, ne furent jamais exempts de mélange. A Jérusalem, une femme du peuple reconnaissait à son accent saint Pierre pour un Galiléen et le soupçonnait aussitôt d’être un adepte de Jésus le Nazaréen. Ce nom de Nazaréen est encore dans tout l’Orient celui que les Juifs et les musulmans donnent de nos jours aux chrétiens, non sans une intention malveillante.

Nous avons cherché avec peine en Judée, surtout dans Jérusalem, les traces de Jésus-Christ. Ce que les moines franciscains et la tradition recueillie ou développée par eux montrent de monumens historiques est presque toujours d’une fausseté criante qui froisse la raison et révolte la conscience ; tout y est rapetissé par un esprit d’étroite dévotion, de crédulité mesquine. En Galilée au contraire, les monumens qui rappellent Jésus sont ces montagnes, ce vaste lac, ces arbres, ces fleurs, qui lui ont prêté tant d’emblèmes charmans et de paraboles pleines de vie. Cette nature qui pour lui était le voile transparent de la présence et de la bonté divines ou plutôt la révélation personnelle et vivante du Père, cette nature immortelle n’a rien perdu de sa puissance ni de sa poésie. Tandis qu’à Jérusalem quelques oliviers et des rochers innombrables sont tout ce qu’on voit, arbres au terne feuillage et pierres que le soleil a lentement brunies, la Galilée, plus fraîche, a des collines arrondies, des herbes hautes et épaisses, des eaux vives, les unes courantes, les autres souvent agitées par de grands coups de vent. Les animaux mêmes, renards, aigles ou petits oiseaux, tout, jusqu’au ciel empourpré du couchant, rappelle les paraboles du Nazaréen. Parce qu’il était un vrai fils de la nature, en communion perpétuelle avec ses beautés et ses forces, il a été reconnu d’autant plus facilement, plus réellement, pour fils de Dieu. Il fut élevé dans une région intermédiaire entre le monde juif, trop fermé, et les croyances mystiques, mais païennes, sensuelles et confuses, dont le Liban est encore aujourd’hui et fut de tout temps le berceau. Une telle contrée se prête mieux qu’aucune autre à des observations peut-être utiles sur la succession de divers cultes dans un même milieu et sur les emprunts réciproques qu’ils se sont faits.


I

De mémoire d’homme, le Liban a toujours été et ne cesse pas d’être pour ses propres habitans ou ceux des contrées qu’il domine une montagne sacrée. Il abonde en sites étrangement pittoresques, où la vive imagination des anciens indigènes, saisie par te spectacle sublime de la nature, avait érigé des sanctuaires. Ces lieux saints ont appartenu tour à tour ou même simultanément à des cultes très divers et souvent ennemis. Quoique le sentiment pieux des montagnards s’y soit formulé en. dogmes différens ou opposés, et y fût célébré par des rites inconciliables ou hostiles, tous s’accordaient à reconnaître dans les beautés grandioses de telle ou telle localité charmante ou terrible un caractère mystérieux et divin.

Les voyageurs venus du nord sont déjà familiarisés avec les gorges étroites, les cimes arrondies de l’Anti-Liban, et avec les centres de superstition qui s’y sont développés et maintenus. C’est cependant, même pour eux, un exemple très remarquable de ce genre de sanctuaires que celui de Banias, à l’extrémité septentrionale de la Galilée. La Syrie n’offre guère de paysages aussi singuliers et aussi beaux. On y embrasse d’un coup d’œil une vaste plaine allongée, dont l’extrémité la plus lointaine et la plus basse est occupée par les marais et le lac de Houléh, appelés dans la Bible les Eaux de Mérom. Au nord, cette plaine est fermée, comme d’une longue muraille, par les derniers contre-forts de l’Hermon ; mais ce mur naturel est brusquement divisé par deux déchirures perpendiculaires si rapprochées l’une de l’autre, qu’il ne reste debout entre deux profonds ravins qu’un cône haut de trois cents mètres au moins et couronné du château-fort de Soubeibeh. C’est au pied de ce cône que Banias est bâtie sur une terrasse naturelle d’où l’on découvre toute la contrée jusqu’aux ruines élevées de Hounîn. La terrasse est partout découpée et arrosée par des filets d’eau qui tombent en cascades ; elle est ombragée par des chênes et de vieux oliviers entremêlés d’aubépines et de myrtes. Le village a un aspect étrange ; une quarantaine de maisons basses et carrées s’échelonnent sur les rochers, et presque toutes portent sur leur toit plat un gourbi rougeâtre bâti en branchages de bois mort, juché comme sur des échasses, et où la famille se réfugie pendant les nuits d’été pour échapper à l’étouffante atmosphère de l’intérieur, et surtout aux scorpions, aux centipèdes, aux insectes innombrables qui, pendant la saison chaude, y fourmillent.

La beauté de ce lieu, qu’un voyageur distingué, M. Stanley, doyen de Westminster, appelle presque un Tivoli syrien, a donné naissance à l’antique ville de Banias. Il est probable, comme l’a fait remarquer l’illustre savant américain Robinson, qu’avant même l’invasion du pays de Canaan par les Israélites, cet endroit avait été consacré à un des dieux appelés Baalim, soit sous le nom de Baal-Gad (maître ou dieu de la fortune, identifié par les uns avec Jupiter, et par d’autres avec Ténus), soit sous celui de Baal-Hermon (maître ou dieu de l’Hermon), qui est cité plusieurs fois dans le livre de Josué. Il était naturel qu’au moment de s’élever sur les premières pentes de la chaîne, un voyageur païen cherchât à se rendre propice la divinité redoutable qui régnait sur cette belle et haute montagne. C’était un acte de piété en même temps qu’un acte de prudence.

Ce point intermédiaire entre les hauteurs des grandes chaînes et la région relativement basse de la Galilée et de la Judée fut la limite septentrionale des conquêtes de Josué et par conséquent des territoires israélites. Ce fut aussi plus tard la limite des excursions d’un autre Josué, qui allait de bourgade en bourgade, faisant le bien. On sait, que les deux noms de Josué et de Jésus sont identiques, le premier en hébreu, le second dans le langage moitié grec et moitié araméen du Nouveau-Testament.

Pour la race juive et la religion de Moïse, Banias est le point extrême de la Terre-Sainte. Pour les Syriens de toutes les époques, la Terre-Sainte comprend nécessairement le Liban tout entier. Il paraît que les Grecs venus en Syrie à la suite d’Alexandre furent frappés de l’aspect imposant du paysage ; ils s’émurent surtout en trouvant dans la paroi du rocher qui domine la ville une grotte assez profonde d’où sort une source abondante : ils se rappelèrent alors les cavernes semblables de leur patrie, consacrées par leurs pères à la divinité des sites agrestes, le dieu Pan, au pied de l’Acropole athénienne et en maint autre endroit de la Grèce. On lit encore sur la face du rocher, à gauche de l’entrée de la caverne, une inscription grecque en l’honneur de cette divinité nationale. La caverne est une vaste ouverture dans le flanc d’un grand banc de calcaire à reflets bleus et rougeâtres. La source, un peu plus bas, coule à travers des amas de petites pierres, elle est limpide et puissante ; mais elle se divise bientôt, et les eaux s’éparpillent sous des touffes de menthe, de ronces, de roseaux épais, qui servent de refuge à de nombreux merles. En ce climat, partout où l’eau ne manque pas, les êtres vivans abondent.

Pendant bien des siècles, la grotte et la source de Banias furent fameuses ; des superstitions locales s’y attachèrent, et les supercheries des prêtres exploitèrent avec succès la crédulité des populations. Un miracle périodique s’y accomplissait, comme à Egnatia du temps d’Horace, ou à Naples de nos jours. En certains sacrifices solennels, la victime, à l’instant même où elle recevait le coup mortel, disparaissait miraculeusement dans la source : le dieu déclarait ainsi avoir pour agréable l’offrande qu’il recevait. C’est le culte de Pan qui a donné son nom à la ville, appelée d’abord Panéas par les écrivains grecs (excepté Josèphe, qui en fait Panium), et ce mot, altéré par la prononciation des Arabes, est devenu le Banias moderne.

On a toujours considéré la source qui sort de la grotte comme la première origine du Jourdain ; il est plus naturel de regarder le Hasbâny, rivière qui descend de l’Anti-Liban, comme la véritable origine de ce fleuve si célèbre dans la légende et dans l’histoire, quoique les deux cours d’eau se ressemblent peu à première vue. En général, le Hasbâny est aussi trouble que le Jourdain est limpide. Le nom de ce dernier est tout à fait caractéristique : Yordân en hébreu signifie celui qui descend. L’antiquité ne connaissait aucun fleuve dont la pente générale fût aussi rapide, et les voyageurs modernes n’en ont trouvé qu’un seul, le Sacramento, en Californie. On dit également que nul autre fleuve n’a un cours plus sinueux ; la ligne que suit le Jourdain est plus que triplée en longueur par des détours perpétuels. C’est parce qu’il a une pente trop forts que les bords du Jourdain sont si peu habités. Il n’a jamais baigné aucune ville, il baigne à peine quelques rares et chétifs hameaux. Il est cependant la grande, l’unique artère du pays juif ; les Arabes, avec l’enthousiasme que fait naître la soif, ne l’appellent que le grand abreuvoir (Cheriat-el-Kêbir). Après avoir traversé deux lacs (le Houléh et la mer de Tibériade), le Jourdain descend encore d’un millier de pieds, par vingt-sept rapides, jusqu’à la Mer-Morte, où il disparaît. Le doyen Stanley, après avoir signalé ce que le cours de ce fleuve a d’exceptionnel, pose une question tout à fait neuve. « Puisque, dit-il, la géographie de la Palestine est aussi spéciale et aussi singulière que son histoire, n’est-ce pas à tort qu’on se représente habituellement ces deux ordres de faits comme absolument étrangers l’un à l’autre ? »

Ce qui n’est pas contestable, c’est que la source réelle ou présumée d’un fleuve si précieux pour ses riverains devait être, dans l’antiquité païenne, entourée d’hommages divins et devenir l’objet d’un culte très important. Les Romains étaient trop superstitieux pour ne point se hâter de suivre à cet égard l’exemple des Grecs ; mais leur religion était dominée par d’autres préoccupations. Déjà chez eux la naïve adoration de la nature avait fait place aux flatteries les plus éhontées, aux apothéoses impériales, quand Hérode le Grand érigea sur ce même emplacement, consacré depuis tant de siècles, un beau temple de marbre blanc à César, c’est-à-dire à Auguste. Plus tard, un des fils d’Hérode, Philippe, tétrarque ou souverain de l’Iturée et de la Trachonite (aujourd’hui le Djeddour et le Ledja), changea le nom de l’antique cité. Il l’appela Césarée, en l’honneur de Tibère, et l’on prit l’habitude de dire Césarée de Philippe pour la distinguer de Césarée de Straton (aujourd’hui Kaisarieh, sur le bord de la Méditerranée). Il y avait concurrence de royales flatteries à la gloire des césars ; mais le nom de Banias ne tarda pas à reparaître ; l’hommage imposé au peuple par une adulation intéressée fut éphémère.

Césarée de Philippe est citée dans les Évangiles. C’est là, et le fait étonnera peut-être, que furent prononcées par Jésus les paroles fameuses, inscrites en lettres d’or sur la coupole de Saint-Pierre de Rome, qu’on chante au pape quand il entre dans la basilique porté sur la sedia gestatoria : tu es Petrus, et super petram hanc œdificabo ecclesiam meam. Si la papauté a pour origine ce mot du Christ, c’est à Banias qu’elle est née. Nous ne discuterons pas ici cette question fort ancienne sans doute, mais en même temps trop actuelle. S’il faut en croire l’historien Eusèbe (VI, 18), Banias devrait figurer dans les annales du christianisme non-seulement pour l’événement mémorable que nous venons de rappeler, mais pour un monument chrétien qui aurait succédé aux temples de Pan et d’Auguste. Ce n’était point un sanctuaire ; c’est la plus antique représentation publique de Jésus-Christ dont l’histoire fasse mention. Selon Eusèbe, ce serait à Banias que Jésus aurait guéri une femme qui d’abord avait timidement touché le bord de son vêtement (Matth., IX, 20), et le souvenir de ce miracle aurait été célébré par l’érection d’un groupe de deux statues en bronze représentant un homme en long manteau et une femme agenouillée à ses pieds. Ce monument, au dire de Théophane, aurait été détruit par l’empereur Julien en haine du christianisme. Les statues dont il s’agit ont certainement existé, Eusèbe les a vues, et il est fort possible que les chrétiens d’alors en donnassent l’interprétation que l’historien rapporte ; mais il n’est pas rare que le peuple attribue à une effigie dont il a oublié l’origine une signification de pure fantaisie. C’est ainsi que des Romains, voyant aux coins des rues les images de la Vierge allaitant son enfant et couronnée de la tiare papale, ont rêvé l’histoire scandaleuse d’une papesse Jeanne, histoire crédulement adoptée par maints écrivains catholiques, et réduite à néant par la critique érudite et impartiale du pasteur Blondel au xvir3 siècle. Il est assez probable que le bronze de Banias devait représenter une ville conquise ou une province pacifiée aux pieds de son vainqueur ou de son bienfaiteur. Au reste, les humiliations ne manquèrent pas à cette petite ville de Syrie. Hérode Agrippa la dédia à Néron et l’appela Néronias.

Aujourd’hui, de tous les souvenirs des Romains et des Hérodes, il ne reste qu’un monceau de décombres à l’entrée de la grotte de Banias ; mais c’est un des points où il pourrait être intéressant d’opérer des fouilles. Il est possible aussi que cette source où l’on faisait disparaître les victimes, et où sans doute, selon l’usage romain, on jetait des monnaies et d’autres offrandes, recèle bien des objets curieux dans les profondeurs d’où elle jaillit. Quant au vaste château en ruine qui domine Banias de très haut, c’est le mieux conservé de toute la Syrie. Bien des voyageurs l’ont cru antique, l’ont même attribué aux Phéniciens ; M. Porter, auteur estimé de plusieurs ouvrages sur cette contrée, où il a longtemps vécu, déclare le fait incontestable ; mais nous croyons beaucoup plus sage d’attribuer, comme M. Renan[1], ce château aux croisés. On sait qu’en 1130 les Sarrasins l’enlevèrent aux chrétiens, qui le leur reprirent plusieurs fois. En 1165, Noureddin de Damas s’en empara définitivement. Dès lors les musulmans en ont toujours été les maîtres, mais depuis environ deux siècles ils l’ont abandonné.

Cette curieuse et importante forteresse est double, bâtie sur deux plateaux irréguliers qui se touchent par un point, en sorte que le plan de l’édifice présente à peu près la forme d’un 8. Quatre tours rondes et des bastions carrés, tous revêtus des bossages usités de tout temps en Syrie, donnent un grand air de force et de durée à la façade. Une précieuse ressource pour les habitans, c’était un grand bassin voûté en ogive qui existe encore, et dont l’eau est couverte d’un tapis de mousse verte. Parmi les salles nombreuses, imposantes, quoique délabrées, il en est une, hexagone, dont l’architecture est fort remarquable. Chacun des six murs est percé d’une fenêtre en ogive qui, diminuant de largeur dans l’épaisseur du mur, n’est à l’extérieur qu’une meurtrière. L’appareil en ressemble beaucoup à ce que les architectes appellent une trompe sur le coin biaise. Au centre de la salle se dresse un pilier vigoureux à sept faces. Six d’entre elles vont se relier aux six panneaux de mur par des berceaux circulaires, et ces berceaux, par leurs intersections successives, forment des demi-circonférences nettement accentuées. Du côté du pilier, la voûte est une voûte d’arête ; elle devient du côté du mur une voûte en arc de cloître. L’effet de cette voûte bizarre est des plus saisissans ; il y avait évidemment parmi les croisés des constructeurs habiles et hardis ; l’étude de leurs œuvres serait utile malgré la barbarie à jamais regrettable avec laquelle ils ont détruit d*admirables constructions antiques ou musulmanes. Sous ce rapport, même après les travaux de M. de Vogué, il reste à faire en Syrie des études pleines d’intérêt. Le château de Soubeibeh mérite de tenir un des premiers rangs dans les recherches archéologiques.

Nous ne dirons qu’un mot du tombeau ou wély musulman qui s’élève sur la hauteur au-dessus de la ville, et d’où la vue est admirable. C’est une des nombreuses sépultures attribuées à El-Khodr, être légendaire qui semble réunir en sa personne le prophète Élie des Juifs et le saint George des catholiques, saint d’ailleurs fort peu orthodoxe. Ce héros à demi fantastique, vénéré par les sectateurs de trois religions fort différentes, est encore un exemple des mélanges singuliers, des perpétuelles tentatives de syncrétisme que l’on rencontre dans ces contrées. Un Juif, un musulman, un catholique, vantent chacun leur saint, et il est parfois difficile de démêler dans leurs trois récits ce qui devait appartenir primitivement à chacun des saints reniés par les uns et réclamés par les autres.

Il me souviendra longtemps de notre départ de Banias. Après une excursion dans la montagne de Soubeibeh, nous revînmes au plateau boisé où nos tentes avaient été dressées pour la nuit précédente : ce fut notre point de départ. Un pont enguirlandé de plantes grimpantes très touffues et du plus beau vert, une fontaine où les habitans venaient s’approvisionner d’eau, le ravin abrupt et irrégulier où courait la source grandissante qui allait devenir le Jourdain, un autre pont précédé d’un fortin ou tête de pont dans les murailles duquel étaient engagés de nombreux fûts de colonne (suivant l’habitude vandale des croisés), en un mot tout ce qui frappait notre vue au sortir de la Césarée de Philippe était si caractéristique, si pittoresque, rappelait si éloquemment tant de souvenirs divers, que nous ne pûmes descendre dans la plaine sans regarder souvent en arrière. Nous avions peine à quitter cet obscur et étrange coin du monde, limite bizarre, mais charmante, entre la haute contrée des montagnes et le sol classique de l’histoire d’Israël.

Aussitôt qu’on a laissé Banias derrière soi, on est en pleine terre biblique, et dès lors les noms et les lieux rappellent partout au voyageur les faits et les légendes de l’histoire juive.


II

A travers les bois de jujubier, nous arrivons bientôt à Tell-el-Kadi. Il y avait là, dit-on, au temps d’Abraham, une ville bâtie dans le cratère éteint d’un volcan. Ses fondateurs l’appelaient Laïch. Prise par les Hébreux sous Josué, elle fut allouée à la tribu de Dan et en porta le nom. Ce nom, qui veut dire juge, reparaît dans la désignation moderne ; Tell-el-Kadi signifie en arabe tertre du juge. Un tertre, une source, voilà tout ce qui reste de Laïch. Les eaux qui pendant des siècles ont abreuvé une cité ne nourrissent plus que deux arbres magnifiques, un chêne et un frêne. Plus loin, elles forment un petit lac tout bordé d’un épais fourré de menthes. Cette eau est considérée comme la seconde source du Jourdain ; elle est délicieuse de limpidité et de fraîcheur. La tentation de faire une longue halte en ce lieu était grande, mais les nécessités de l’itinéraire adopté pour la journée nous forcèrent d’y renoncer. Il faut s’être senti rôtir ou plutôt calciner à grand feu par le soleil d’Orient, il faut avoir respiré cette atmosphère de fournaise dépouillée de toute trace d’humidité, pour apprécier la valeur, le charme indicible des eaux courantes sous un ciel embrasé, sur une terre aride. En revanche, quelle riche végétation au bord d’un de ces cours d’eau ! quelle verdure touffue, fraîche et ombreuse, luxuriante et grasse ! Ces plantureux feuillages exercent toujours une attraction presque irrésistible sur le voyageur haletant, lorsque les pierres incandescentes lui brûlent les pieds et lui envoient au visage des réverbérations qui le torréfient.

Nous arrivâmes le même jour à Hounîn, château du moyen âge dont il reste de grandes salles obscures. Il est admirablement situé sur une éminence d’où l’on voit à rebours le même paysage qui le matin nous avait ravis. Un bois touffu de chênes verts couvre le penchant de la colline que nous gravissons, et d’où la vue va s’étendant toujours plus loin. A nos pieds se déroulent une longue vallée où serpente le Jourdain, le lac Houleh, qui semble une lame d’argent ; tout encadré d’herbes paludéennes, en arrière s’élève le mont de Banias, dont le château n’est plus qu’un point blanc. L’Hermon se dresse sur un plan plus éloigné ; au-delà, l’Antiliban se hérisse de cimes, et à gauche apparaissent le Col des Cèdres et les crêtes rosées du Liban.

Ce beau panorama cependant ne nous retint guère. Nous étions attirés par l’ancien sanctuaire de la tribu de Nephthali, dont le nom même signifie un lieu saint (Kéclès ou Kadech). Nous y vîmes les ruines de deux édifices religieux, probablement juifs, et une plateforme en terrasse sur laquelle étaient réunis de nombreux sarcophages. Quelques-uns, chose rare, sont à deux places, et ont dû contenir deux cadavres couchés côte à côte, mais séparés par une cloison taillée à même dans le bloc. Cette ville, entourée de térébinthes comme au temps de Jahel, la perfide héroïne du Livre des Juges, a laissé des vestiges plus considérables qu’aucune autre cité galiléenne. C’était à la fois une cité lévitique servant en partie d’habitation à des familles de lévites et une ville de refuge. Le vengeur du sang (Goël), c’est-à-dire le plus proche parent d’un homme assassiné, n’avait pas le droit de poursuivre le meurtrier dans cette enceinte consacrée, institution humaine qui dans la législation mosaïque tempérait les cruautés de la loi du talion. Il est difficile de décider à quelle époque appartiennent les ruines de Kédès. Des jambages de porte hauts de 20 pieds indiquent une construction juive, une synagogue sans doute. Néanmoins des colonnes, des chapiteaux dérivent de l’art grec ou romain. Ce lieu n’est pas encore assez connu ; des fouilles bien dirigées pourraient y donner des résultats importans.

Kédès est célèbre comme la patrie de Barak, le chôfet (suflète), juge ou plutôt chef militaire, qu’inspirait la prophétesse Deborah. Cette dernière était, comme on sait, un poète admirable dont il nous reste un fragment plein d’éclat et, il faut l’avouer, de férocité. Josèphe l’historien, qui nomme cette ville Cydessa et Kedasa, l’appelle « un village méditerranéen de Tyriens, toujours en guerre avec les Juifs ; » Titus s’y retira avec son armée en revenant de Giscala (Djich).

Pendant que nous évoquions ces souvenirs historiques en nous reposant sous les térébinthes, nous étions nous-mêmes en butte à la curiosité de quelques bergers. C’étaient de jeunes garçons à demi nus ; qui filaient de la laine bleue en gardant leurs moutons. Le fil s’enroulait sur deux baguettes en croix qui leur servaient de quenouilles et déteignait sur leurs doigts. En Europe, il semble qu’un homme se déshonorerait ou se rendrait ridicule, s’il s’astreignait à un travail si féminin ; mais nos rudes adolescens de Kédès n’avaient assurément rien d’efféminé, et cette industrie rendait leurs longues journées de garde plus productives. Ils filaient leur laine comme des matrones de la Rome antique ; mais on n’eût pu dire d’eux domum mansit, car ils n’ont point de domicile et vivent en plein air. Ils étaient armés. Chacun d’eux, pour protéger ses agneaux et ses chèvres contre les chacals, les hyènes et les oiseaux de proie, portait une fronde à sa ceinture. Partout en ce pays, les pierres abondent, et les jeunes pâtres, sur notre demande, nous firent juger de leur talent. Lancée de très loin, la pierre frappait le but avec une précision presque infaillible et une force à tout rompre. A les voir, on comprenait David renversant Goliath avec sa fronde. La vie à demi sauvage de ces enfans de l’Orient était pour nous un spectacle plein d’intérêt. Ces bergers ont peu d’idées, ils sont ignorans et grossiers ; mais leur saine virilité se développe largement au sein d’une rude nature. Ils ont beaucoup à nous envier, mais nous ne pouvions nous empêcher de leur envier aussi quelque chose de leur agreste liberté.

Pour camper le soir dans un lieu nommé Alma, nous nous élevons rapidement à travers une contrée montagneuse des plus accidentées, longeant des vallées profondes, larges en haut, et dont le fond n’est que le lit étroit et tortueux de quelque torrent presque toujours desséché. D’étranges compatriotes nous attendent dans un village nommé Déchon, dont les toits, au lieu d’être plats comme partout en Syrie, ont une doublé pente. Les habitans sont des Algériens qui ont émigré pour ne pas devenir Français ; cependant ils savent fort bien nous reconnaître pour de quasi-concitoyens, et en profitent pour nous demander l’aumône. Un de ces mendians nous montre ses papiers ; ils sont en français et fort en règle. On y atteste à tous venans que cet homme est noble et a droit au titre héréditaire de chérif. Si noblesse signifie antiquité de race, il est incontestable qu’un Talbot et un Montmorency sont des gentilshommes bien nouveaux à côté d’un cohen juif issu peut-être d’Aaron, ou même d’un portefaix arabe au turban vert descendant en ligne plus ou moins directe de Fatmé, la fille de Mahomet. On nous dit que le nom de Déchon est une allusion au mot hébreu dag (poisson), et cela en l’honneur de quelques poissons qui nagent en paix dans le bassin d’une source sans laquelle ce village ne pourrait exister. Si ces poissons ne sont pas l’objet d’un culte idolâtre, ils sont au moins entourés d’une vénération superstitieuse, comme si la source dépendait de leur existence. Il en est de même pour d’autres poissons que l’on m’a montrés près de Constantinople, au couvent arménien de Balouklu, et qui sont les héros héréditaires d’une légende relative à la prise de Constantinople par Mahomet II. M. Renan cite aussi une mosquée, près de Tripoli, où des poissons reçoivent des hommages presque religieux. Ce sont là des exemples fort curieux de pénétration d’une religion par une autre, surtout quand il s’agit de l’idolâtrie phénicienne reparaissant chez les musulmans, qui sont en général les plus ardens ennemis de tout culte rendu à des objets matériels.

Les peuples riverains de la Méditerranée ont longtemps adoré des dieux et surtout des déesses à moitié poissons, comme Dagon, Astarté et les Sirènes. Ils n’ont pu encore se débarrasser entièrement de ces superstitions, qu’entretiennent chez les marins, nécessairement éloignés de la vie de famille, le silence et les bruits mystérieux des grandes mers calmes, les longues veilles de la nuit étoilée, le tumulte effroyable de la tempête et le sentiment d’un immense péril, toujours possible, sauvent menaçant. Le culte de la femme absente s’est mêlé longtemps à celui des étoiles, qui rassurent et dirigent le nocher, et des poissons, qui représentent la vie maritime. La plupart des sanctuaires païens au bord de la mer étaient dédiés autrefois à Dercéto, Atergatis, Astaroth, Aphrodite ou Vénus, tour à tour femme marine ou étoile, souvent moitié femme et moitié poisson. Ils sont consacrés presque tous aujourd’hui à la vierge Marie (l’étoile de la mer, maris stella). Le symbole grossier, le poisson a disparu à peu près ; la femme et l’astre subsistent presque seuls. Néanmoins, comme nous venons de le voir, on retrouve encore quelques vestiges des cultes du poisson soit chez des mahométans, à Tripoli et Déchon, soit chez des chrétiens à Balouklu.

Le lendemain, une chevauchée de deux heures et demie nous conduisit à Yaroun, Des plantations de figuiers, des champs de tabac, une terre cultivée, annoncent tout d’abord au touriste une population laborieuse. Il est curieux de voir des enfans de dix à treize ans, garçons ou filles, debout sur le traîneau de bois qui dépique le blé, lancer leurs chevaux au grand trot dans un cercle perpétuel et se tenir fermes, sans aucun appui, sur leur cahotant équipage. On dirait une course de chars antiques. Les jambes nues, les cheveux au vent, un manteau rouge qui flotte en arrière, donnent à ces jeunes cultivateurs quelque chose des héros grecs. Leurs traîneaux grossiers sont formés de planches légèrement cintrées et percées de trous rectangulaires, dans lesquels on a enfoncé des morceaux de basalte semblables à des scories. Ces pierres dépassent le niveau inférieur du bois, et par leur dureté, par leurs angles saillans, aident à broyer les gerbes, à ouvrir les épis et en faire jaillir les graines.

Yaroun (Iron) possède des ruines importantes, trop peu étudiées jusqu’à ce jour. A gauche de notre route s’élèvent trois petits mamelons. Le premier porte un énorme sarcophage renversé sur le flanc, dans lequel deux ou trois individus s’abritaient contre le soleil. Nous y avons vu aussi l’angle sculpté d’un fronton et une tombe ou citerne à ouverture horizontale, ce qui est extrêmement rare ; nous avons vivement regretté de ne pouvoir l’explorer. Sur le second mamelon est bâti le village moderne ; sur le troisième sont les restes d’une grande église grecque et de ses dépendances, probablement d’un couvent. Nous distinguons aisément les trois portes de la façade, les trois nefs et une triple abside demi-circulaire. Sur le sol gisent des chapiteaux corinthiens dont chaque face est ornée d’un emblème différent ; la première porte une croix grecque, la deuxième un vase où boit un oiseau, la troisième deux pampres à grosses grappes qui s’élèvent d’un vase, la dernière a de plus un disque. Est-ce une simple rosace ou une représentation de l’hostie ? Le tout est fruste et d’ailleurs très mal sculpté. Non-seulement l’emplacement de l’église est jonché de débris, mais tout auprès se trouve une grande dépression de terrain où abondent des fragmens de soffite à compartimens, des tronçons de colonnes, des chapiteaux et des soubassemens, ceux-ci d’une forme extrêmement laide et mal conçue. lisse rétrécissent considérablement vers le milieu de leur hauteur, ce qui leur ôte l’apparence de solidité que doit avoir une base.

Il est à désirer qu’on fasse une étude approfondie de ces vestiges du catholicisme byzantin ou grec. Le vieux cheik du village, Sleimen Yousouf, qui nous offre le café dans sa demeure, se plaint de n’avoir que des visiteurs fort rares. Ce que nous appellerions son antichambre, ou le vestibule de sa maison, sert d’étable à un grand chameau blanc. La femme du cheik est coiffée à la mode du pays de deux larges et laids rouleaux de grosses monnaies d’argent qui lui encadrent le visage. Son enfant porte une sorte de casque ou de bonnet uniquement composé de petites pièces d’or et d’argent percées d’un trou et cousues les unes aux autres.

De Yaroun, il nous fallut moins d’une heure pour arriver à Kefr-Birein, beaucoup plus connu. On y voit les restes de deux synagogues contemporaines vraisemblablement de la renaissance juive dont la Galilée fût le théâtre, et qui jeta un certain éclat vers le ive siècle après Jésus-Christ. L’un de ces deux édifices n’est plus représenté que par une porte isolée dans la campagne, et qui a la forme de la lettre grecque π ; le linteau dépasse les deux jambages à droite et à gauche ; ils sont décorés d’ornemens sculptés d’un goût exquis, lesquels montent et descendent en suivant les contours de la porte, accompagnés d’une longue inscription hébraïque. Nous n’avons pas pu la déchiffrer ; mais il n’est pas exact, comme on l’a dit, qu’elle commence par le mot Chalom, salut ou paix ; ce mot y est, mais dans le cours de l’inscription. Les arabesques en guirlande qui, sur plusieurs rangs, suivent les contours de la porte fourniraient à nos ornementistes des motifs d’une grande élégance. L’art judaïque, étroitement limité par l’interdiction absolue des formes humaines ou animales, se montre ici ingénieux et plein de grâce ; il a su inventer des dessins charmans, variés tantôt par des entre-croisemens de lignes purement géométriques, tantôt par des formes empruntées avec goût à la nature végétale. Ce n’est pas toujours, il faut le reconnaître, anéantir l’art que de l’enfermer dans des limites restreintes ; l’ornementation juive, dont nous avons ici un exemple, est vraiment de l’art.

Une autre synagogue beaucoup mieux conservée sert de maison d’habitation. Un vestibule à colonnes précédait la façade, il est représenté par une seule colonne entière et de nombreux fragmens. La façade subsiste, percée d’une porte médiane en plein cintre, de deux portes en π décorées différemment, et de deux niches à frontons triangulaires ; mais ce qui reste de sculptures est très loin de l’élégance correcte et de la délicatesse que nous admirions dans les débris de la première synagogue. Non loin de cette porte se trouvent des chapiteaux singuliers et de mauvais goût ; ils ont appartenu à des colonnes engagées l’une dans l’autre, deux à deux, et qui occupaient probablement une encoignure ; le plan du double fût a la forme bizarre d’un cœur.

Le culte israélite possède encore dans la contrée des sanctuaires dignes d’intérêt. En deux heures, nous arrivâmes de Kefr-Birein à Meiroun, où nous vîmes non-seulement une porte de synagogue antique analogue aux précédentes, mais un édifice moderne érigé sur la sépulture d’un rabbin fameux, Chomrôn, et de son fils. On prétend à tort que les tombes des deux plus grands rivaux parmi les docteurs de la loi peu avant notre ère, Hillel et Chammaï, sont à Meiroun. Il est possible cependant qu’elles existent encore, et qu’elles ne soient pas fort éloignées. Le monument de Chomrôn est un lieu de pèlerinage très fréquenté par les Israélites. On ne visite pas les deux tombeaux ; on entre seulement dans une sorte de chapelle qui les précède, et où braient des lampes funéraires. Attenant à cette salle est une série de chambres ou petits logemens surmontés de dômes, que la munificence des Juifs tient à la disposition des pèlerins de leur race. Une pratique bizarre se renouvelle tous les ans en mémoire des saints rabbins enterrés en ce lieu. A jour fixe, on se réunit en leur honneur, et l’on apporte des cachemires de prix, des robes de soie, de velours, quelquefois brodées d’or et d’argent, en un mot les plus riches vêtemens que l’on puisse se procurer. Après les avoir plongés dans un bain d’huile, on les brûle au-dessus de la tombe dans une cheminée en entonnoir, comme celles des vieilles maisons de Venise ; c’est une sorte de sacrifice, non sanglant il est vrai, mais qui produit une fort mauvaise odeur, et qui est censé honorer les deux savans morts. Un usage pieux beaucoup plus économique, très répandu dans tout l’Orient, connu même des Romains et des Grecs, c’est celui d’attacher, soit sur un tombeau, soit à un arbre sacré, des lambeaux de vêtemens ou quelquefois des fils de laine ; nous en avons vu en maint endroit, depuis certaines tombes d’Alexandrie jusqu’à un figuier d’Aphka, près de la source de l’Adonis, dans le Liban. En ce dernier lieu, il est très probable que cette pratique traditionnelle remonte aux premiers âges de l’histoire, et n’a jamais été interrompue. N’est-il pas étrange de voir des superstitions semblables se perpétuer non-seulement de génération en génération, mais de culte en culte ?

Meiroun est peu éloigné de Safed, une des quatre villes saintes du judaïsme moderne. Cette dernière n’est nommée ni dans l’Ancien-Testament ni dans le nouveau ; la Vulgate seule en fait mention dans le livre de Tobie : on l’a identifiée cependant avec la fabuleuse Béthulie de Judith. On avance sans preuves que Jésus l’avait en vue et peut-être la montra de la main quand il dit : « Une ville située sur une montagne ne peut être cachée. » Or, selon Robinson, la ville n’a été bâtie que plus tard[2]. Il est certain au moins qu’on aperçoit Safed de tous côtés, à de grandes distances, surtout du lac de Génésareth et de ses rivages. Bâtie en amphithéâtre, elle a cruellement souffert en 1837 d’un tremblement de terre. Les maisons situées le plus haut s’écroulèrent tout à coup sur celles qui étaient plus bas et les effondrèrent. Aussitôt une véritable avalanche de murs éboulés et de toits arrachés roula d’étage en étage sur le flanc de la montagne, renversant tout sur son passage, accumulant ruines sur ruines, écrasant, dit-on, 4,000 personnes. La population de Safed est fort peu pittoresque ; j’y retrouvai parmi les hommes l’habitude assez singulière qu’ont les Juifs de Pologne de laisser tomber le long de leurs joues, depuis les tempes jusque sur le cou, deux longues mèches de cheveux plats et luisans. De plus les Israélites qui habitent Safed ne se coiffent pas, comme les autres Orientaux, du turban, du tarbouch de drap rouge ou de la simple kouffieh[3]. Ils se sont avisés d’emprunter à l’Europe le plus disgracieux de ses couvre-chefs ; ils portent notre affreux chapeau noir en tuyau de poêle, rendu plus ridicule par le contraste de tout le reste de leur costume, qui est à peu près levantin. Quelques-uns, il est vrai, mettent sur leur tête un épais et très large bonnet de fourrure. Ce qui explique ce mélange des modes de l’Orient et de l’Occident, c’est que la population de Safed a fait en Russie et en Pologne un séjour de quelques siècles, et a rapporté d’un climat tout différent des mœurs et des vêtemens qui s’accordent mal avec ceux de sa vraie patrie.


III

Nous étions impatiens de voir enfin le lac de Tibériade ; nous quittâmes au point du jour nos tentes dressées sous de superbes oliviers, et nous gravîmes le sommet de la montagne de Safed, couronnée des ruines d’un château-fort. L’histoire de cette forteresse est tragique. Construite probablement par les croisés et défendue par les templiers, elle fut prise par Saladin après cinq semaines de siège et détruite. Un évêque de Marseille, Benoît, la rebâtit en 1240 ; mais vingt ans plus tard le fanatique sultan du Caire, Bibars, la reprit, et, malgré une capitulation formelle, massacra jusqu’au dernier les deux mille chrétiens qui s’étaient rendus à lui. Quant à leur chef, il le fit écorcher vif. Les restes de cette citadelle sinistre ont été encore bouleversés par le tremblement de terre dont nous avons parlé plus haut. De cette ruine lugubre, nous découvrîmes le beau pays de Génézareth, le jardin des princes de Nephthali, car tel est le sens de ce mot. Hoc erat in votis ! c’est ce que nous avions si longtemps souhaité de voir. Le lac s’étendait au loin devant nous ; les rayons du soleil levant n’étaient pas encore descendus à cette profondeur, les eaux semblaient d’un gris de plomb, blanchâtre et terne. Une descente, par momens difficile, qui dura trois heures, nous, amena enfin au bord du lac Le paysage s’était élargi à mesure que nous débouchions ; d’une vallée étroite dans une autre plus spacieuse. Le lac s’était peu à peu animé et coloré ; il déployait sous nos yeux sa couronne de collines, et prenait, par degrés la forme d’un vaste trapèze. Arrivés à Tell-Houm, sur le rivage, nous vîmes l’eau d’un bleu de ciel limpide et vif réfléchissant dans tout son éclat le beau ciel pur qui resplendissait au-dessus de nos têtes.

Pendant toute la journée, nous ne fîmes que longer ces bords charmans, tantôt chevauchant sur les galets, tantôt obligés de serpenter sur un étroit sentier en suivant les détours d’une berge élevée. Vers midi, le bleu du lac s’était changé en un vert magnifique, à la fois transparent et foncé. La masse des eaux ressemblait à une immense émeraude ; le regard plongeait avec délices dans ses profondeurs lumineuses et fortement colorées. Quand le soleil cessa de darder d’aplomb ses rayons, la couleur du lac changea de nouveau par degrés ; vers la fin de l’après-midi, un bleu indigo très sombre, presque opaque, tirant sur le violet, envahit toute la surface. Lorsque le soleil disparut, cette même surface prit une teinte vague entre le gris et le vert d’eau qui rappelait, sans cependant la reproduire, la première nuance du matin. Cette pâle coloration contrastait avec les montagnes de la rive opposée toutes flamboyantes des reflets du couchant. Enfin, la nuit tombée, les eaux parurent d’un bleu noir où brillaient les étoiles, et me rappelèrent de beaux vers de lord Byron.

Le lendemain, sous les murs de Tibériade, nous attendîmes le lever du soleil devant notre tente, au bord de l’eau. Il allait apparaître en face de nous, au-dessus des collines dont nous étions séparés par la largeur du lac. Déjà une clarté diffuse révélait tous les objets au regard, mais tout était encore incolore et pâle. Les coteaux qui nous dérobaient l’astre étaient surmontés, comme d’une haute muraille, de nuages très sombres. Bientôt le haut de ce rideau noir se frangea de blanc ; cette bordure s’élargit, devenant plus brillante, comme argentée ; tour à tour elle parut toute dorée, puis s’empourpra et se couvrit du rouge le plus ardent. Tout à coup au milieu de cette pourpre éclate un vrai brasier ; ce n’est plus de l’or ni de l’écarlate, c’est du feu ! L’instant d’après, ce foyer embrasé lance deux rayons qui jaillissent à droite et à gauche en s’élevant et s’élargissant de plus en plus, comme ceux qu’on représente sur le front de Moïse. Ces deux flammes s’écartent, s’étendent en tout sens, se multiplient et courent partout allumer l’incendie. Alors, du bandeau de nuages noirs déchiré par mille feux, il ne reste que des lambeaux épars qui roulent étincelans de tous côtés. Derrière nous, les brumes légères de l’occident se nuancent de reflets roses et orangés ; le lac passe déjà d’un gris de perle à un blanc presque pur, puis il réfléchit, comme un miroir profond, ce jaune d’or, ce rouge éblouissant, cette braise incandescente, découpés par les brises fraîches du matin en mille lames qui tremblent et qui scintillent.

Nous avions vu des lacs plus vastes, encadrés de montagnes plus hautes et plus fièrement taillées : le Mont-Blanc se colorant deux fois au coucher du soleil, au-delà du Léman, — le Pilate et le Righi, à l’extrémité du lac des Quatre-Cantons, — les îles Borromées et les villas élégantes que baigne le lac de Côme ou le Lac-Majeur, — des nappes d’eau charmantes, souriant à travers le brouillard dans le Westmoreland ou au pied des highlands d’Ecosse, et enfin les rives toutes boisées, les innombrables petites îles vertes des lacs suédois ; mais rien ne nous avait ravis, émus, autant que le lac de Génézareth.

Il nous fut doux d’errer, l’Évangile à la main, en nous éloignant des murs crénelés de Tibériade, et de relire à haute voix, dans l’entière solitude, au bruit léger des flots frémissans, le Sermon sur la montagne, les souveraines paroles du Christ qui ont déjà régénéré l’humanité, quoiqu’elle soit encore bien loin de les avoir pratiquées. Il nous semblait que nous comprenions mieux dans sa propre patrie ses discours pleins de hardiesse, ses fables familières : rien n’y sent l’huile de l’école, ni la dialectique artificieuse des rabbins, tout y est imprégné de lumière et de grand air, le vent de l’esprit y souffle comme il veut, chaque grain qui germe devient un symbole vivant du règne de la charité et de la vérité qui s’étend et grandit inaperçu. L’anémone écarlate y resplendit dans l’herbage, plus richement vêtue, elle, simple fleur des champs, que ne le fut jamais dans tout son faste ce roi somptueux dont la proverbiale magnificence n’a pas cessé, même aujourd’hui, d’éblouir tout l’Orient.

Ceux qui ont accusé Jésus de n’être ni artiste ni poète comprennent mal les mots dont ils se servent, et en rétrécissent la portée. Il règne dans tous ses discours et ses paraboles un sentiment sain et vigoureux des richesses de la nature qu’il avait sous les yeux. En même temps rien n’y est efféminé. L’air des montagnes n’a rien d’énervant ; les senteurs des hautes herbes sont aromatiques et vivifiantes. Rien de mièvre ou de mou dans ce large paysage. Il fallait de l’audace, et beaucoup, pour commencer par saluer et bénir du haut d’une de ces collines tous les persécutés de l’avenir, et pour déclarer à une population fanatique, acharnée à la révolte, s’enivrant de l’espoir d’horribles représailles, que la terre serait un jour l’héritage des débonnaires. Il y a dans ces pensées une haute sagesse, et il y a aussi une rare énergie. Celui qui parlait ainsi devait aller d’un pas ferme démasquer dans Jérusalem elle-même les hypocrites, balayer du temple les trafiquans qui font métier et marchandise des choses saintes, confondre les scribes, représentans de la lettre, les prêtres, héritiers de la théocratie cléricale, et se faire crucifier par eux. Nous n’admettons pas une sorte de dualité en Jésus : naïf et ravissant prophète en Galilée, martyr lugubre et presque fanatique à Jérusalem. C’est ici même, c’est en pleine Galilée, sur une des hauteurs qui entourent ce lac paisible, c’est dès le début et le premier mot de sa mission qu’il a glorifié les proscrits et les martyrs, flétri les violences des despotes spirituels. Dès le premier jour, ici même, il a fait vivement ressortir le contraste de sa religion à lui, sans dogme et sans sacerdoce, avec le mécanisme oppressif, le littéralisme tyrannique de la théocratie officielle. Il était trop libre et trop vivant, en harmonie trop intime avec le Dieu de la nature et de la charité pour ne pas être d’avance armé en guerre contre tous les pharisaïsmes.

Le lac de Génézareth et ses alentours ne sont plus, à bien des égards, ce qu’ils étaient au temps de Jésus. Alors, comme ou l’a fait observer, ce lac ressemblait beaucoup plus à celui de Côme, qui est entouré de maisons de plaisance et de palais habités par les Italiens riches et nombre d’étrangers. Les Hérodes y fuyaient en été la chaleur étouffante et l’aridité de Jérusalem y comme les césars oubliaient à Pouzzoles ou à Baïa l’ardent climat de Rome. Ces princes et leur cour s’étaient fait bâtir en plusieurs endroits des demeures élégantes. Hérode le Grand, qui était homme de goût, quoiqu’il fût un tyran soupçonneux et sans pitié, choisit admirablement le site de Tibériade, et donnait à la ville qu’il créait le nom du successeur d’Auguste. Bethsaïda (c’est-à-dire maison de pêche) devint Julias en l’honneur d’une princesse romaine de honteuse mémoire. Les pêcheries du lac, considérables dès le temps de Josué au dire des rabbins, ont à peu près cessé d’exister. Nous n’avons vu en vingt-quatre heures que trois petites voiles blanches sur ces eaux jadis sillonnées sans cesse par les barques des pêcheurs au milieu desquels Jésus-Christ vécut et choisit ses premiers disciples. Après notre ère, et pendant trois siècles, Tibériade devint le siège d’une célèbre école de théologie juive ; c’est de cette ville que sortirent d’énormes et minutieux travaux sur le texte hébreu de l’Ancien-Testament. Il y eut pour la cité à demi païenne d’Hérode une longue renommée d’orthodoxie légale et savante, ou du moins érudite. Beaucoup plus animé et peuplé que de nos jours, le paysage avait-il en ces temps reculés plus de charme que ne lui en prêtent aujourd’hui la solitude, le silence et la majesté des souvenirs toujours vivans ? On peut en douter.

La ville même de Tibériade est des plus pittoresques. Entourée comme en plein moyen âge d’une ceinture de murailles flanquées de nombreuses tours, elle est assise au bord de l’eau. Les vents, après avoir traversé le large espace, secouent les verts panaches et les régimes de dattes jaunes ou rouges de quelques palmiers qui s’élèvent au-dessus des murs. Pour construire cette petite ville dans le plus beau site, le despote iduméen avait profané un ancien cimetière, au grand scandale des Israélites. Aussi les Juifs rigoristes considéraient-ils la ville comme païenne et souillée. Elle n’était guère habitée que par des étrangers, des hérodiens ou zélés partisans de la dynastie régnante, ou enfin par des personnes qui ne partageaient pas l’horreur nationale pour la violation et le contact même des tombeaux. C’est peut-être ce qui explique une circonstance assez singulière. Il est souvent parlé de Tibériade dans les Évangiles, mais il n’est jamais dit de Jésus qu’il y entra ou en sortit. Sans conclure de là qu’il n’y mit jamais les pieds, on peut comprendre que ce n’était pas là qu’il devait chercher ses compatriotes, auxquels il voulait s’adresser d’abord. Le fait d’une ville habitée à peu près exclusivement par les sectateurs de telle ou telle religion, mais évitée par d’autres, est encore commun en Orient.

Ce qui est plus étrange, c’est que l’on cherche en vain de nos jours le lieu que Jésus habitait, ce Capharnaüm (Kefr-Nahoum), village de Nahoum, dont il est tant de fois question dans les Évangiles. Les uns le retrouvent dans Tell-Houm (le tertre de Houm), et leurs motifs nous semblaient solides ; mais Khan-el-Miniyeh, où, nous avons fait une halte de quelques heures, près de la Fontaine du figuier (Aïr-et-Tin), a pour lui la tradition et l’autorité considérable du savant Robinson. Il serait difficile de se prononcer ; toutefois nous devons reproduire ici une remarque d’un autre savait, M. Stanley, qui nous a vivement frappé.

Tandis que les diverses églises, grecque, romaine ou arménienne, ont couvert de marbre et d’or les lieux où, selon elles, Jésus naquit et mourut, tandis que des pèlerins affluent depuis des siècles au berceau et au tombeau (réels ou présumés) du Sauveur, tandis que la possession et la délivrance de ces lieux saints ont occasionné de grandes guerres où tout l’Occident s’est précipité sur l’Orient à mainte (reprise, tandis que des rivalités des églises à cet égard sont loin d’avoir cessé, n’est-il pas au moins étrange qu’aucune d’elles, en aucun temps, ne se soit mise en peine de connaître la localisé où ce même Jésus a vécu habituellement ? Le monde religieux, courbé par les diverses orthodoxies devant le crucifix, absorbé par les miracles que célèbrent les diverses fêtes chrétiennes, a semblé oublier que ce Christ qu’il adorait avait vécu, parlé, enseigné, professé une religion où il s’agissait d’autre chose que de sa naissance ou de ce qui l’a précédée, de sa mort ou de ce qui l’a suivie. Il y a là une négligence naïve et universelle qu’il est utile de constater. C’est un symptôme de cette maladie trop générale des églises chrétiennes qui a consisté à s’occuper de glorifier le maître beaucoup plus que de lui obéir et de l’imiter. Il est vrai que l’un est plus facile que l’autre.


IV

Le 6 octobre, à sept heures du matin, après avoir visité les bains chauds au sud de Tibériade, nous partîmes pour le Thabor. Nous avons déjà rappelé que les montagnes de Syrie sont en général régulières de forme, arrondies, sans pics aigus ni crêtes déchirées ; mais entre toutes la plus symétrique, celle à qui des pentes douces, un large sommet, donnent à peu près l’aspect d’une cloche énorme, c’est le Thabor : elle réalise plus que tout autre le type palestinien. Seule, la Montagne des Francs, appelée par les Arabes El-Fureidis (le paradis), et par les anciens l’Hérodion, est de tous côtés aussi parfaitement semblable à elle-même ; mais elle l’est devenue, car on sait qu’Hérode le Grand y avait fait de grands travaux pour s’y créer au besoin une retraite imprenable. C’est une montagne régularisée, rectifiée de main d’homme. Le Thabor est une montagne naturelle et paraît avoir porté toute une ville à l’époque de Jésus-Christ. Aussi M. Stanley a-t-il démontré que la tradition s’est trompée en appliquant au Thabor ce qui est dit dans les Évangiles de la transfiguration ; c’est le mont Hermon que les évangélistes ont voulu désigner. Un couvent et une église grecque s’élèvent sur le plateau ; ils sont décorés avec un certain luxe, mais sans goût. Une chapelle catholique s’y trouve aussi ; elle était fermés, et l’on nous apprit qu’elle s’ouvre une fois par an seulement, le jour où l’église romaine célèbre la fête de la transfiguration.

Une particularité remarquable du Thabor, c’est que les flancs de cette montagne sont revêtus d’une végétation vigoureuse. Il y a là des chênes à très gros glands (quercus œgylops), et sous ces beaux arbres touffus un fouillis de broussailles enchevêtrées très peu commun en Palestine. Aussi la tradition, ingénieuse à tout mettre en œuvre, a-t-elle imaginé que Caïn, le premier meurtrier, s’était caché dans ces fourrés et y avait longtemps erré comme une bête fauve. Quant à nous, tout ce que nous vîmes errer sur les pentes du Thabor, ce furent des bohémiens dont le campement était très pittoresque. Ces nomades étaient industriels à leur manière, ils faisaient des tapis. C’était chose étrange que de voir sur le sol à peine déblayé une longue bande formée de fils très forts qui sont la chaîne du tapis. Deux femmes couchées à plat ventre sur la terre ourdissaient la trame. Pour les préserver du soleil pendant leur travail, un léger toit mobile en étoffe de poil de chameau était dressé obliquement sur deux bâtons, à peu près comme l’écran qui préserve les sentinelles anglaises à Gibraltar. Elles transportent ce toit de distance en distance, à mesure que leur ouvrage avance. Autour d’elles jouaient des enfans absolument nus. Elles étaient vêtues de longues robes en coton bleu ou rouge ; leur menton était tatoué de bleu, et leurs lèvres entièrement bleues, ce qui est un usage général des femmes du pays et les enlaidit étrangement. Elles portaient sur chaque joue et sur le front ces gros bourrelets de pièces d’argent, souvent européennes, que nous avions vus par toute la Syrie. Ce mélange singulier de sauvagerie et de civilisation chez des hordes nomades étonne le voyageur. Une manufacture de tapis en plein vent, un atelier de tissage qui se déplace perpétuellement le long de la chaîne à mesure que la trame est faite, voilà assurément un système fort éloigné de nos mœurs industrielles ; il a du reste un avantage, il est certainement plus sain que le travail de nos fabriques.

Nous ne parlerons pas longuement de Nazareth. Après les vives impressions que nous avaient laissées le lac de Tibériade et ses rivages, ce n’est pas sans désappointement que nous vîmes les mesquines et plates inventions des moines dans cette ville où Jésus a vécu trente ans, et où même, selon une opinion souvent soutenue, il est né. On y montre deux églises de l’Annonciation, l’une grecque, l’autre latine. Suivant que vous êtes orthodoxe (gréco-russe) ou catholique (romain), vous êtes prié de croire que l’un ou l’autre de ces deux édifices est bâti sur l’emplacement même de la maison de Marie. On vous montrera l’endroit précis où elle se trouvait à l’instant où l’ange la salua, et la place non moins précise qu’occupait Gabriel, le messager céleste. Dans l’église des Latins, on voit de plus un objet assez étrange qui a passé longtemps pour miraculeux. Une colonne faite de trois morceaux a été brisée probablement par un tremblement de terre ou peut-être dans un des sièges que la ville a soutenus ; le soubassement et le tiers inférieur du fût sont à leur place, l’autre tiers et le chapiteau restent suspendus à la voûte. Il est vrai que ce tronçon aérien n’est plus bien solide, et qu’on l’a raffermi avec un gros crampon de fer très visible. C’est probablement depuis ce temps que cette colonne a passé à l’état de simple curiosité. Elle a été pendant longtemps montrée par les moines à titre de miracle.

Tout cela se voit dans une grotte ou crypte au-dessus de laquelle est bâtie l’église des franciscains. Cette église est décorée avec le goût le plus pitoyable. Sur des rideaux d’étoffe à mille raies rouges et jaunâtres sont accrochés fort haut deux anges en bois peint, de grandeur naturelle, qui font semblant de soutenir un mauvais tableau représentant la salutation angélique. Des oripeaux misérables, des objets absolument étrangers à toute espèce de sentiment de L’art, aussi prétentieux que bizarres, ornent cette fameuse église et les trois grottes sur lesquelles elle est construite. On montre aussi à Nazareth ce qu’on appelle le mont de la Précipitation, d’où les compatriotes de Jésus, offensés de ses doctrines, voulurent le faire tomber ; on ne sait pas bien quel endroit l’évangéliste a désigné, mais il est hors de doute que ce ne peut être celui-là. Un seul objet à Nazareth parait authentique comme souvenir de l’époque du Christ ; c’est la source qu’on appelle Fontaine de la Vierge, et qui est indispensable à la ville, où l’eau manque.

Nazareth, ignorée des auteurs de l’Ancien-Testament et de Josèphe l’historien, est aujourd’hui florissante. Presque entièrement chrétienne, très fréquentée par les pèlerins et les touristes, elle attire à elle les populations d’autres villes trop exposées aux invasions des Bédouins pillards. Telle est Beit-San (l’antique Scythopolis). Nazareth, placée à mi-côte, serait plus difficile à surprendre, et les dévastateurs n’osent monter jusque-là. Aussi peut-on dire de cette ville qu’elle a de l’avenir.

En la quittant, nous rencontrâmes sur notre chemin au moins quarante femmes de tout âge ; chargées d’énormes fagots de ramée qu’elles venaient de faire dans la campagne à plus d’une lieue de Nazareth. C’est un spectacle assez curieux que ce défilé de femmes et de jeunes filles portant sur leur tête ces fardeaux moins lourds qu’encombrans, d’une longueur et d’une grosseur démesurées. Leurs têtes s’encadrent d’une façon originale dans les branchages et les feuilles vertes. Leurs longues robes, qui tombent tout droit, leurs bras, nus jusqu’à l’épaule, qui soutiennent sur leurs têtes des rameaux entrelacés, leur donnent une ressemblance frappante avec certaines cariatides grecques. Plus loin, nous trouvons sur notre sentier des groupes très fréquens d’hommes, de femmes, d’enfans, tous parés de leurs plus riches atours, qui se rendent en grand nombre à une noce. La plupart des femmes sont en robe rouge, et les lourds boudins de pièces d’argent qui encadrent leurs figures ne sont pas, comme aux jours ordinaires, enveloppés dans des sacs de toile.

De Nazareth, la vaste pleine d’Esdraélon nous amena au pied du mont Carmel. C’est un cap à l’extrémité d’une baie arrondie. La montagne, avec la petite ville de Kaïfah qu’elle domine, avance dans la mer en face de la pointe où est bâtie une autre ville qui de là paraît toute blanche, et qui fut quelque temps la capitale des croisés, Ptolémaïs ou Saint-Jean-d’Acre. A gauche s’étend sans fin la Méditerranée ; à droite, le golfe pénètre dans les terres en suivant une courbe gracieuse. En face, à droite, à gauche, s’élèvent. les montagnes du Liban, de l’Anti-Liban, de l’Hermon. Cette vue est splendide, et les terrasses du couvent bâti au sommet du mont sont un séjour délicieux. Un endroit si privilégié a dû être de tout temps le centre d’un culte en ces parages. Le nom de Carmel (parc de Dieu) signifie le plus beau parc du monde, les Juifs, le peuple théiste par excellence, ayant fait du nom de Dieu comme un superlatif d’admiration. Pythagore y vint adorer l’écho. Le Carmel tient une : grande place dans l’histoire et la légende du plus grand des prophètes du nord, Élie. Plus tard, Vespasien y offrit un sacrifice, et Tacite en fait mention. De nos jours, le couvent ou du moins l’église a été entièrement reconstruite ; il faut admirer la persévérance et la force de volonté d’un moine, le frère Baptiste, qui a couru l’Orient et surtout l’Occident en quêtant pour rebâtir Notre-Dame-du-Mont-Carmel, et y a réussi. Par malheur, il a fait barbouiller impitoyablement de jaune et de bleu l’intérieur de l’édifice, et il y a laissé mettre des pilastres accouplés sous un seul chapiteau, de manière à révolter le goût le moins exigeant. Notre-Dame-du-Mont-Carmel est l’objet d’une vénération toute particulière, et nous avons vu son image habillée de bijoux et de riches étoffes couvertes de broderies de soie et d’or aux couleurs éclatantes, qu’on nous a dit en grande partie envoyées de Paris.

Les carmes et les carmélites tirent, comme on le sait, leur nom de ce lieu. Ils ont une tradition qui mérite d’être signalée, parce qu’elle recèle, comme la plupart des légendes, quelques traces de vérité. Cet ordre se croit le plus ancien de tous les ordres chrétiens ; il prétend dater, non pas de Jésus et des apôtres, mais du judaïsme. Il se dit fondé par Élie, et se plaît à remonter même à Samuel. Ce qu’il y a de vrai, c’est que Samuel organisa les écoles des prophètes, qui sont fort peu connues, mais étaient certainement importantes. Ce qui est avéré aussi, c’est qu’Élie, à la tête de nombreux disciples appelés fils des prophètes, séjourna plus d’une fois au Carmel. Assurément ses disciples ressemblaient fort peu à des moines catholiques, assurément aussi Jésus ne fut pas plus moine que prêtre, vécut et mourut laïque, et rien n’est moins monacal que ses enseignemens ; toutefois il est certain que, longtemps avant le christianisme et au sein de religions très diverses, le monachisme a toujours été en faveur dans l’Asie, pour bien des motifs auxquels le climat n’est point étranger. L’esprit des anachorètes et des cénobites, quoique absent du christianisme primitif, quoique opposé, sous bien ides rapports, au genre de vie que Jésus imposait à ses disciples au milieu du monde, se fit jour peu à peu dans la chrétienté et finit par l’envahir.

On peut comparer les religions qui se succèdent dans un même pays à l’écriture de ces manuscrits que les érudits ont nommés palimpsestes. Souvent au moyen âge, quand les copistes manquaient de parchemin, ils effaçaient par des lavages ou des enduits ce qui était écrit sur les feuillets de quelques vieux livres, et ils écrivaient des pages nouvelles par-dessus les anciennes ; mais avec le temps leur encre a pâli, l’ancienne écriture a percé sous l’enduit usé, et c’est ainsi qu’on peut lire des fragmens d’une comédie de Ménandre à travers un sermon de saint Augustin. Quelquefois même, si les deux écritures ne diffèrent pas trop, elles s’enchevêtrent de telle sorte qu’il est malaisé de ne pas les confondre. De même, toutes les fois qu’une religion en supplante une autre, il arrive tôt ou tard que celle qu’on croyait effacée reparaît au sein même de la religion nouvelle, la pénètre, la modifie, y reprend et y exerce quelque chose de son ancien prestige ; cela est vrai partout, mais le Liban et la Galilée en offrent particulièrement des exemples. Toutes les religions sont plus ou moins palimpsestes, et il y a bien des rites, des dogmes, des institutions, qui remontent beaucoup plus haut qu’on ne croit. En ce sens, les moines du mont Carmel n’ont nullement tort ; si ce n’est leur ordre, au moins l’institution monacale en Syrie est fort antérieure au christianisme.

Ce n’est pas tout. Si les religions du passé percent dans celles du présent, il se fait aussi une réaction en sens inverse. Par ignorance le plus souvent ou par crédulité, quelquefois aussi par calcul, les cultes nouveaux s’assimilent rétrospectivement la foi et les usages du passé. Qui n’a vu ces peintures naïves où un grand-prêtre juif habillé en évêque bénit devant un autel chargé d’images l’union de la Vierge et de Joseph, tandis que la bénédiction nuptiale n’existait point chez les Juifs ? On sait qu’un peintre du moyen âge a représenté Jésus et les deux larrons assistés au Calvaire par des moines, le crucifix à la main. Salvator Rosa, dans sa satire sur la peinture, se moque d’un artiste qui avait représenté Marie, au moment où l’ange va lui apprendre qu’elle enfantera le Sauveur, disant ses heures devant un crucifix. Les moines du Carmel font mieux encore. Deux grandes inscriptions sur des plaques de marbre, à gauche et à droite de l’entrée, attestent qu’en ce lieu le culte de la Vierge-mère fut célébré pendant des siècles avant de l’être partout ailleurs, et même bien des siècles avant qu’elle naquît. Voici comment on est arrivé à ce paradoxe un peu trop hardi. On affirme généralement qu’Isaïe a prophétisé la naissance miraculeuse du Christ. Les prophètes, ajoute-t-on, savaient donc le fait à l’avance ; le sachant, ils ont dû adorer ce mystère, et voilà le culte d’hyperdulie que l’église catholique rend à la Vierge reculé de bien des siècles. Voilà des Juifs rétrospectivement initiés à un culte que, pour divers motifs, ils n’eussent jamais accepté. C’est ainsi que les cultes établis essaient de refaire le passé à leur image et plongent dans le temps écoulé des racines imaginaires pour se rendre plus solides et plus vénérables. Il appartient aux historiens et aux critiques de réagir contre ce double entraînement. Ils ne doivent jamais oublier qu’entre deux religions successives s’opère, malgré qu’elles en aient, une sorte de pénétration réciproque, la plus ancienne envahissant la nouvelle, et celle-ci falsifiant l’autre naïvement ou de propos délibéré, à peu près comme les physiciens voient deux liquides de densité différente séparés par une membrane se substituer l’un à l’autre.

A vrai dire, comme on l’a très bien observé de nos jours, il n’y a jamais eu au monde qu’une seule religion, qui est l’aspiration de l’homme vers l’infini ; cette religion, variée et développée de mille manières, atteignant peu à peu un haut degré de pureté morale, a été souvent pervertie et mise au service des ignorances les plus brutales ou des perversités les plus raffinées ; mais elle se dégage toujours tôt ou tard de ce qui lui est étranger, et reprend sa marche ascendante vers la perfection, vers l’idéal.

Dans cette histoire universelle de la religion, qui est encore à faire, et dont les savans et les voyageurs modernes rassemblent les matériaux, nous sommes convaincu que le moment décisif, le point culminant du passé et la source des progrès à venir, le passage du crépuscule au jour ou de l’enfance religieuse et morale à la virilité, c’est et ce sera toujours la vie et la mort, l’enseignement et l’exemple de ce maître incomparable, Jésus, qu’on a appelé dédaigneusement d’un nom pour nous significatif et plein d’attrait : « le Galiléen. »


ATHANASE COQUEREL.


  1. Mission de Phénicie.
  2. Biblical Researches in Palestine.
  3. Écharpe de soie ou de laine qui se drape autour de la tête et s’attache avec une corde en couronne.