La Galilée (Loti)/02

Calmann-Lévy (p. 18-29).
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 II


Mercredi, 18 avril. Au matin, lorsqu’il faut partir, il vente et il pleut toujours. L’aube est grise et désolée. Quand on amène dans la cour, encore remplie de bétail, nos chevaux sellés, les innombrables petits enfants de notre hôte — tous beaux avec de longs yeux — se pressent pour regarder aux ogives des portes, perchés, par crainte de l’eau ruisselante, sur des espèces de lits de pierre d’une forme antique, comme de jeunes chats qui auraient peur de se mouiller les pattes. Nous quittons ce hameau de Senghel sous l’arrosage d’une ondée froide, au jour levant. Et aussitôt nous voilà replongés dans le désert de la campagne. De la boue, des flaques d’eau, des pierres glissantes. Une interminable marche par les vallées et les montagnes mouillées, dans un pays toujours sans arbres. En chemin, croisé plusieurs bandes de Syriens, de Syriennes aux vêtements chamarrés et aux jolies figures, qui chevauchent comme nous malgré la pluie, se rendant à quelque pèlerinage. J’ai négligé de dire au début que notre caravane se compose de mon ami Léo et de moi ; d’un guide arabe, à cheval comme nous ; de deux domestiques syriens sur des mules, de huit [huits] mulets porteurs de nos tentes et de cinq muletiers. Après sept heures de route, à un tournant de ravin, apparaît enfin Naplouse, une grande ville turque de minarets et de coupoles, toute blanche aux pieds de hautes montagnes couvertes d’oliviers et de cactus ; Naplouse, qui serait peut-être charmante sans l’inexorable pluie, sans les nuages d’hiver. C’était l’antique Sichem de la Genèse, qui fut mêlée à toutes les sanglantes tourmentes d’Israël et qui, un millénaire environ avant Jésus-Christ, devint pour un temps rivale de Jérusalem après le schisme des dix tribus. Plus tard, ce fut la Flavia Neapolis de Vespasien. Et enfin, pendant la période éphémère du royaume des Francs, ce fut un instable évêché, constamment maintenu sur le pied de guerre. Aujourd’hui, c’est une intransigeante ville musulmane habitée par vingt mille Turcs et un millier d’infidèles, tant chrétiens que samaritains ou juifs. Comme Hébron, comme Gaza, elle remonte à des âges presque légendaires ; cependant elle a, par exception, conservé un aspect de vie, qui surprend dans ce pays de ruines et de sépulcres. Frondeuse et révoltée à toutes les époques de l’histoire elle demeura intraitable aux chrétiens jusqu’au commencement de notre siècle, à tel point que les pèlerins du Nord, en passant, l’évitaient par de longs détours. Aujourd’hui, elle n’a pas cessé d’ailleurs d’être réputée pour sonfanatisme inhospitalier. A l’entrée de Naplouse, sous l’averse incessante, nous frappons à la vieille porte des moines latins, qui nous accueillent aimablement dans leur grand couvent délabré et solennel. Nous encombrons les cloîtres de nos cantines et de nos tentes mouillées, tandis que les Pères s’empressent à nous faire du feu, à nous commander des soupes chaudes. Puis, dès que nous sommes un peu réconfortés et séchés, nous sortons du monastère pour nous enfoncer, aux dernières heures du jour, dans le labyrinthe des rues sombres. Si, de loin, Naplouse paraît une ville fraîche et blanche, c’est là une illusion donnée par un revêtement superficiel de chaux sur ses toits de pierre, sur ses minarets et ses coupoles. Intérieurement, elle ressemble à Jérusalem ; c’est la même décrépitude et la même obscurité. A part deux grandes voies, que bordent des maisons turques à quatre ou cinq étages mystérieusement fermées et grillées, le reste n’est qu’une confusion de petits passages et détours maintenus dans une demi-nuit sous d’antiques voûtes. La pluie partout nous accompagne  ; à l’abri dans les parties voûtées, nous sommes d’autant plus inondés après, dans les endroits à ciel ouvert, par les ruisseaux que vomissent sur nous les vieux toits ; nous pataugeons dans la boue gluante, ne rencontrant que de rapides passants drapés de laine ou bien des troupes de mauvais chiens crottés. — De l’Orient mouillé et boueux, c’est une chose qui ne va plus, qui déroute, qui tout de suite devient sinistre — et que pourtant j’aime encore. — Au passage, nous reconnaissons des vestiges de tous les âges antérieurs : dans les murailles arabes, des fragments de colonnes antiques, de sarcophages phéniciens ou grecs, et des lambeaux d’inscriptions coufiques ou samaritaines. Les mosquées, dont la plus grande rappelle extérieurement le Saint Sépulcre, ont été jadis des temples païens, ou des basiliques byzantines, ou des églises des croisades. Et toute cette ville nous apparaît comme un vaste ossuaire de débris confondus. Dans notre France si neuve, dans tout notre Occident né d’hier, s’il nous arrive de nous recueillir en présence de ruines romaines, ou même seulement gothiques, on conçoit ce que peut devenir cette oppression du passé en un lieu comme Sichem-Naplouse, dont l’existence est connue dans les annales des hommes depuis près de cinq mille ans… Ce qui est surtout particulier et unique ici, c’est la présence des derniers Samaritains, demeurés fidèles au rite de Manassé. — Et nous nous rendons au quartier qu’ils habitent dans le sud-ouest de la ville, au pied du Garizim, leur montagne sacrée… Les Samaritains, comme on sait, ont pris naissance, en tant que peuple distinct, après la destruction du royaume d’Israël par Salmanazar ; ils sont issus de ces idolâtres amenés de Babel, de Couth, de différents points de l’Assyrie, qui se mêlèrent aux quelques Hébreux demeurés dans la Judée presque dépeuplée. Au retour de la captivité de Babylone, les Israélites refusèrent de les reconnaître comme descendants d’Abraham, et ce fut, entre les deux races, l’origine des sanglantes haines séculaires. Le culte des Samaritains est à peu près conforme à celui des Hébreux primitifs ; ils n’admettent comme livre saint que le Pentateuque et repoussent comme mensonger tout ce qui est postérieur à Moïse. Ils attendent un vague Messie qui doit reconstruire, sur le Garizim, leur grand temple détruit depuis deux mille ans. Le plus étrange de leur longue histoire tourmentée est qu’ils existent encore ; de tout temps persécutés, deux ou trois fois passés au fil de l’épée, égorgés en masse dans leur sainte retraite du Garizim, on les croyait disparus de la terre quand, au XIV e siècle, Benjamin de Tudèle signala la présence de quelques centaines d’entre eux à Naplouse ; et ils sont encore deux ou trois cents aujourd’hui, qui vivent séparés du reste des hommes, confinés dans l’observation d’un fantôme de culte. Nous pénétrons maintenant dans leur quartier, qui semble vide et où toutes les fenêtres sont closes. Leur temple seul est ouvert. La porte, basse et misérable au milieu d’un vieux mur, donne accès d’abord dans une très petite cour mélancolique, où des orangers tout ruisselants de pluie, tout blancs de fleurs, mêlent leur parfum à celui de la terre mouillée. Le sanctuaire, qui vient ensuite, est une salle obscure paraissant tenir à la fois de la mosquée et de la synagogue ; des murailles nues, peintes de chaux immaculée, et, par terre, des nattes blanches. Nous ôtons nos babouches et nous entrons. Un personnage en robe de soie rouge, qui est là seul dans la froide pénombre du fond, se lève et vient à nous : c’est le grand prêtre Jacob, homme de la tribu de Lévi. Il a bien la figure qui convient à ses fonctions terrestres, l’étrange et longue figure des races vieillies, quelque chose de juif et quelque chose d’assyrien. Mais, à l’humble empressement de son accueil, on sent tout de suite qu’il est habitué à voir passer les voyageurs modernes et qu’il sait en tirer bénéfice. — En effet, nous dit-il, tout le quartier d’alentour est presque désert en ce moment-ci ; c’est précisément demain le jour de la Pâque manasséenne, où l’on doit immoler, au sommet du Garizim, sept agneaux blancs à Jéhovah ; alors, depuis l’avant-veille, suivant l’immémoriale coutume, ils sont déjà là-haut, les Samaritains ; malgré l’incessante pluie, ils ont dressé leurs tentes sur la montagne sacrée. Lui-même, Jacob, n’est redescendu que momentanément, pour prendre le précieux Pentateuque et certains objets nécessaires à son culte. Ce Pentateuque, dont la présence entre les mains des Samaritains était déjà connue au moyen âge, et suscita, dès le XVII e siècle, des correspondances entre leurs grands prêtres et les théologiens d’Occident, remonte vraisemblablement à l’époque de Manassé (V e siècle avant Jésus-Christ). Il réside ici même, caché sous des rideaux de serge verte, dans une niche de la muraille épaisse, et on l’apporte, pour nous le faire voir, près de l’entrée du petit temple, dans la lueur terne qui arrive du dehors, qui tombe du ciel avec la pluie. C’est d’abord, enveloppé de soie blanche, un cylindre en bronze recouvert de caractères et de figures symboliques ; puis, dans une seconde gaine, faite d’une vieille soie verte, apparaît un rouleau sans fin criblé de minuscules et mystérieuses lettres — lettres phéniciennes, celles que les Hébreux employaient avant la captivité de Babylone. Les cinq livres de Moïse sont écrits là d’affilée, grimoire qui se prolonge sur une longueur de plusieurs mètres et d’où se dégage un imprécis effroi. Il est unique, ce livre qui depuis plus de deux mille ans n’a cessé de servir, ni d’être vénéré ; qui est le talisman et la raison d’être de tout un petit groupe humain, débris persistant d’un peuple anéanti. Et on s’explique à peine comment une relique d’une si inestimable valeur a pu rester aux mains de cette communauté misérable, à notre époque où s’achètent toutes choses. Quand le Pentateuque a été de nouveau roulé, avec des soins infinis, puis replacé dans son étui de bronze et ses gaines de soie, nous prenons congé du grand prêtre Jacob, lui donnant rendez vous pour demain matin, au sommet du Garizim, à la Pâque samaritaine. Et nous nous éloignons dans l’humidité crépusculaire, dans l’ombre sépulcrale des rues, pour nous rendre à ce bazar de Naplouse qui est célèbre en Syrie, qui est le grand marché aux costumes, où s’approvisionnent toutes les peuplades à l’Est du Jourdain, les tribus nomades et les pillards du désert. Ce bazar se compose surtout de deux longues et larges travées couvertes, qui se coupent à angle droit et dont le point de croisement est surmonté d’un dôme peinturluré. Nous y arrivons un peu tard ; sous les voûtes, il fait presque nuit et déjà les vieilles devantures se ferment. Aux étalages sont accrochés en quantités prodigieuses des vêtements et des harnais, de nuances souvent exquises. Et il y a des boutiques uniquement remplies de ces doubles couronnes en laine noire qui servent à retenir le voile au front des hommes et qui se portent ici d’une excessive largeur. Les affaires sont finies et les hommes s’occupent à replier les robes de soie et les ceintures chamarrées ; cependant des groupes de Bédouins circulent encore, qui marchent d’une allure souple et lente, d’une belle allure de fauve. Pour nous mieux garantir des ondées d’avril, nous tenons à acheter ici certains burnous appelés « burnous de Naplouse » et renommés dans cette partie de la Palestine. Et, tandis que nous sommes arrêtés devant un vendeur, nous amusant au perpétuel marchandage oriental, un vieux turban s’approche, d’abord trompé par notre aspect ; puis, surpris de nous entendre entre nous parler une langue inconnue, il demande à notre guide : — Qu’est-ce que c’est que ces gens-là ? — Des Français, mon père. Alors, d’un ton très entendu, le Naplousien reprend : — Oh ! oui, je vois bien ; mais, des Français chrétiens ou des Français mahométans ? Évidemment, il se représente la France, comme la Syrie, partagée entre le christianisme et l’islam… Quand nous rentrons, cheminant vers le monastère par les petites rues encaissées et profondes, c’est l’heure du Moghreb, et au-dessus de nos têtes, partout, d’invisibles muézins chantent ; leurs voix claires, les fugues exaltées de leurs invocations, du haut du ciel gris et fermé, tombent surnous avec la pluie. Le bon feu et l’hospitalité des moines nous semblent délicieux, le soir, après un si long jour froid et mouillé. Ils ont recueilli aussi deux autres passants, deux jeunes hommes chrétiens, un Algérien et un Hindou, qui se sont liés d’amitié sur quelque navire et qui font ensemble à pied le pèlerinage de Terre Sainte, sans argent, sans bagages et sans guides, de village en village, demandant leur chemin aux Arabes compatissants ; — on ne rencontre vraiment qu’en Palestine des voyageurs si étranges. Le Père Économe et surtout un jeune et charmant prêtre maronite, l’abbé Litfellah, nous tiennent compagnie pendant la courte veillée, dans le silence d’une grande salle délabrée et sinistre, tandis qu’au dehors ruissellent les gouttières et aboient les chiens errants. C’est plaisir de les faire causer sur Naplouse, son passé, ses ruines, et nous emportons de leur accueil le plus sympathique souvenir. Dans les cuisines du couvent, que nous traversons après avoir pris congé des deux Pères, nos muletiers sont autour de la cheminée, très occupés à faire bouillir du henneh pour se teindre les ongles. Pour nous, l’exemple est dangereusement irrésistible et la tentation subite nous vient, à Léo et à moi, de faire comme eux pour être plus bédouins. — C’est d’ailleurs une opération grave pour laquelle on nous conseille de nous mettre d’abord dans nos lits. Quand nous sommes couchés au dortoir, deux grands diables arabes, éclairés par un frère convers, s’approchent, portant des linges, comme pour habiller une momie, et, dans un plat, la bouillie chaude du henneh. Sur chacun de nos ongles, on pose un peu de cette pâte brune et on enveloppe ensuite chaque doigt d’une bandelette ; puis, on réunit sous un commun bandage les cinq doigts d’une même main ; quand c’est fini, nous avons perdu l’usage de nos bras, qui se terminent par de grosses poupées de linge blanc, comme des moignons d’amputés — et alors un fou rire imprévu retarde notre sommeil…