La Galerie des femmes/Texte entier

Briard (p. Pl.-107).

Paris, le 22 Octob. 1869

Je suis désespéré, cher monsieur ! Dans le déménagement que je viens de faire j’ai perdu votre travail sur M. de Jouy.

Voilà plusieurs heures par jour que je passe à le chercher. Il faut que j’y renonce.

Croyez à tous mon regret. Je vais aviser à vous envoyer le plus tôt possible une préface quelconque. Ne m’accablez pas trop de reproches.

Mes meilleurs cordialités

[signature] Charles Monselet.

Nouvelle adresse : 13, quai Voltaire.


Nous espérions joindre à ce livre une notice descriptive des travaux littéraires et un aperçu de la vie de l’auteur des gracieux et charmants tableaux qui vont passer sous les yeux du lecteur.

Malgré tout notre désir, il nous a été impossible de réaliser ce projet.

Le livre était prêt, la notice faite allait être livrée à l’imprimeur, lorsque nous reçûmes la visite d’une de nos célébrités littéraires, qui, après avoir pris connaissance de ce travail, nous proposa de le revoir et d’y ajouter de nouvelles et intéressantes notes qu’il possédait.

« Je vous retournerai cela dans la huitaine, » nous dit-il.

Ce léger retard devant être largement compensé par l’intérêt qu’aurait offert à l’amateur une notice signée d’un nom aussi distingué, nous nous empressâmes d’accepter une offre aussi obligeante.

Sur sa demande, manuscrit et notes lui furent remis.

Après un mois d’une patiente attente nous fûmes obligé de nous rappeler à son souvenir.

Le temps fuyait, nous devînmes plus pressants ; toujours même silence.

Ne pouvant supporter un plus long délai, nous allions le prier de nous retourner le travail confié à ses soins lorsque nous reçûmes la lettre suivante qui mit fin à toutes nos espérances.

Nous offrons cette lettre à titre d’excuse aux amateurs qui s’attendaient de trouver à sa place un plus friand morceau.


DEUX MOTS DE PRÉFACE

On a dit que Racine avait peint les hommes tels qu’ils étaient, et Corneille tels qu’ils devraient être. Sans examiner ce qui resterait de cette pensée, si l’on en écartait l’antithèse, sans demander à ceux qui répètent si complaisamment cette phrase, ce qu’il y aurait à gagner pour le genre humain à ce que les hommes ressemblassent à Maxime plutôt qu’à Burrhus, à ce que les femmes fussent autant de Cléopâtre, je dirai que j’ai voulu peindre l’amour comme on prétend que ces deux grands tragiques ont peint les hommes. J’ai cité des anecdotes que les femmes appelleront une satire ; j’ai terminé par un éloge que les hommes appelleront un roman. De part et d’autre, le reproche sera fondé ; mais est-ce la faute du sujet ou celle de l’auteur ?… Les tartuffes en amour (car il en est aussi de cette espèce) ne manqueront pas de dire : « que je confonds dans mes peintures obscènes l’amour et le plaisir, le sentiment et la volupté. » Pour toute réponse, je leur présente mon dernier tableau : il est vrai que les connaisseurs n’y voient qu’un portrait de fantaisie ; mais il sert à prouver du moins que si, dessinant sur le nu, je me suis vu contraint de copier fidèlement les défauts de mon modèle, j’avais en moi la puissance de m’élever en idée jusqu’à sa perfection. — Quant à l’épithète d’obscène, elle ne convient pas à mes peintures, décentes jusque dans leur nudité, et moins encore à mon style, prodigue de métaphores partout où la hardiesse des situations appelait le mot propre.

LA
GALERIE DES FEMMES

PREMIER TABLEAU


ADELE
OU
L’INNOCENTE
Ut vidi ! ut perii ! ut ma malus abstulit error !
Virg. Egl.
Ne pensant pas encore, et cherchant à penser.
Voltaire.

Adèle atteignait cet âge heureux où la beauté, soustraite aux liens de l’enfance, commence à se livrer au plaisir d’exister, où le cœur s’ouvre aux premières impressions d’un sentiment vague, qui serait le désir s’il avait un objet ; à cet âge où les formes du corps se prononcent, où l’imagination se colore, où l’âme épie en quelque sorte le réveil des sens ; Adèle, à quinze ans, avait déjà jeté un regard curieux sur ses appas ; elle s’interrogeait sur leur usage, et quelques rêves heureux commençaient à le lui faire soupçonner.

Dans le fond d’une campagne où cette aimable enfant était retirée, sous la garde d’une vieille tante à qui sa jeunesse était confiée, son amusement le plus vif et le plus habituel était la promenade. L’austère surveillante ne pouvait raisonnablement s’opposer à ce qu’elle en goûtât le plaisir dans un parc assez vaste, fermé d’un côté par de hautes murailles, et de l’autre par un étang.

Un jour d’été, à l’heure où le soleil, après avoir fourni les trois quarts de sa course, s’abaisse vers l’horizon, Adèle, un livre à la main, s’égarait dans les allées les plus solitaires du bois. Distraite de sa lecture par le charme du lieu, elle s’assied au pied d’un arbre. Les objets qui l’entourent attirent successivement son attention. La variété des fleurs qui nuancent avec tant d’éclat et de grâce la verdure uniforme, le murmure agréable d’un vent frais qui se joue parmi les feuilles, le concert des oiseaux, un jour voluptueux qui s’éteint dans l’épaisseur des rameaux, tout concourt à augmenter le charme dans lequel son âme paraît absorbée. Une langueur inconnue s’empare de ses sens ; sa tête, mollement inclinée, cherche un appui contre le pied de l’arbre, et ses mains s’égarent au hasard sur le gazon et sur ses charmes. — Un léger bruit qu’elle crut entendre à quelque distance d’elle, la tira de cette espèce d’extase ; elle se lève doucement, et s’avance d’un pied timide vers l’endroit d’où le bruit semblait partir. — Après s’être fait jour avec beaucoup de peine et de précaution dans l’épaisseur du taillis, Adèle se trouva sur le bord de l’étang qui fermait un des côtés du parc. Quelqu’un, attiré par la chaleur du jour et la fraîcheur de l’eau, se baignait dans cet endroit écarté ; son premier mouvement fut de se retirer ; mais à la vue d’une longue chevelure blonde, déployée sur des épaules d’une éblouissante blancheur, elle se crut avec une personne de son sexe, et son doute se changea pour elle en certitude lorsqu’un mouvement lui permit de distinguer les traits délicats du plus joli visage. Rassurée par ses observations, Adèle ne balança plus à se montrer. « Pardon, mademoiselle, dit avec un ton plein d’ingénuité la nymphe des bois à la prétendue nymphe des eaux, si je viens troubler vos plaisirs solitaires. — C’est moi, répondit la naïade d’un son de voix équivoque, qui vous dois des excuses pour la liberté que j’ai prise de me baigner dans cette partie de l’étang qui vous appartient ; mais il était bien difficile de résister à la double invitation de la saison et du lieu. — Ce que je ne puis concevoir, reprit Adèle, c’est que vous y soyez parvenue à travers cette forêt de roseaux qu’il vous a fallu franchir pour arriver ici. — Je n’ai pas eu cette peine : la terre de mes parents touche à la vôtre ; ce petit bassin seul nous sépare. — Quoi ! mademoiselle, vous êtes la fille de notre voisin le comte de Sargines ! — Oui, mademoiselle ; je me nomme Pulchérie, et je suis fille du comte, votre voisin. — Ma tante m’avait, je crois, dit qu’il n’avait qu’un fils. — Il n’y a que huit jours que je sors du couvent… Mais, mademoiselle Adèle (vous voyez que je sais votre nom), ne vous baignez-vous pas ? l’eau est si bonne, si chaude !… — Je le voudrais bien, je vous assure ; mais j’ai peur des couleuvres, et ma tante assure que cet endroit en est rempli. — Et vous croyez à ces contes ? Je me baigne ici tous les jours, et je puis vous assurer que vous n’avez rien à craindre. » — Adèle, après quelques difficultés, se décide enfin : elle s’assied sur une éminence de gazon, et se met en devoir de quitter ses vêtements. Les soupçons que le lecteur a déjà pu concevoir, doivent lui donner la mesure de l’attention que la trompeuse sirène porte aux moindres mouvements de sa compagne. Pourquoi faut-il que l’ignorance soit pour les femmes plus dangereuse que la coquetterie ? Adèle, un peu moins neuve, eût échappé au piége que lui tendait l’amour ; elle eût découvert le faune audacieux sous les traits de la nymphe timide : éclairée surtout par ce regard lascif qui s’attachait sur ses appas, et brillait d’un feu nouveau à chaque voile que laissait tomber la pudeur, elle se fût éloignée de cette onde dangereuse où l’attendait le sort d’Aréthuse. — S’il nous était permis de refroidir l’intérêt de la situation par des comparaisons poétiques et déplacées, nous établirions un parallèle entre Vénus sortant des eaux et notre Adèle au moment d’y entrer ; nous pourrions enfin dire les plus jolies choses du monde ; mais le lecteur impatient nous dirait avec Plutarque : Tu tiens mal à propos de fort bons propos. Laissons donc à l’imagination de quiconque en a le soin, de comparer et d’apprécier les charmes naissants qu’Adèle expose au jour pour la première fois. La voilà nue ; ses longs cheveux blonds déployés flottent sur ses épaules ; elle s’avance doucement ; son petit pied, qui laisse sur le sable une empreinte charmante, interroge avec timidité la profondeur de l’eau ; une de ses mains éclipse entièrement le plus secret de ses charmes, mais l’autre ne peut suffire au double emploi dont elle est chargée. Le jeune Sargines (car il est temps de confirmer le soupçon du lecteur) s’avance en nageant pour aider Adèle à descendre dans l’eau, lui présente la main, et tous deux s’éloignent insensiblement du rivage. Parvenu dans un endroit assez profond pour qu’aucun mouvement ne pût trahir son secret avant que l’occasion se présentât de le faire avec succès, le fripon, usant du privilége du sexe qu’on lui supposait, prodiguait à sa jeune compagne les caresses les plus vives : celle-ci les lui rendait avec une émotion dont elle était bien loin de soupçonner la cause. Adèle, dans la sécurité de l’innocence, se livre sans réserve à tous les badinages qu’on lui propose. Elle ne sait pas nager, et témoigne le désir d’apprendre : aussitôt la fausse Pulchérie offre de lui donner la première leçon. Soutenu par une main secourable, le joli corps de l’élève commence à se balancer sur les eaux ; il surnage un moment, et les flots caressants se pressent autour des touffes de lys qui s’élèvent sur leur surface ; Adèle, pressée d’apprendre, veut déjà s’ouvrir un chemin dans les ondes ; l’instituteur dirige à son profit les mouvements voluptueux qu’il indique, et dont il suit des yeux l’exécution. Écoutons un peu comment il s’explique, et par ce qu’il dit imaginons ce qu’il sent. « Étendez bien horizontalement votre corps, ma chère Adèle, et ne craignez rien pour votre tête : je la soutiendrai au-dessus de l’eau… À merveille ! voilà vos jolis pieds au niveau de vos épaules ; maintenant écartez, par un mouvement uniforme des bras et des jambes, l’eau qui vous presse de tous côtés… très-bien les bras ; mais les jambes craignent de s’ouvrir, et c’est justement de leur jeu que dépend le succès de l’action. » Le fripon insista longtemps, comme on peut croire, sur le mécanisme des jambes, et fit durer la leçon jusqu’à ce qu’Adèle, fatiguée de ses premiers efforts, exigea qu’il prêchât d’exemple et nageât devant elle. Il s’élance aussitôt, se joue autour d’elle, tantôt au fond, tantôt à la surface de l’eau ; il plonge, disparaît à ses yeux, et tandis qu’elle le cherche et le croit bien loin, un baiser, tel qu’elle n’en reçut jamais, l’avertit de l’endroit où il se cache. Mille badinages de cette espèce ne pouvaient manquer d’éveiller au sein de l’aimable adolescente des sensations aussi vives que nouvelles. Sargines commençait à s’apercevoir de ses succès, et le feu qui circulait dans ses veines le pressait d’en venir au dénoûment. Une question d’Adèle l’amena plus naturellement qu’il ne l’espérait. « Vous nagez parfaitement, ma chère Pulchérie, dit-elle avec ingénuité, mais n’y a-t-il pas une autre manière ? on appelle cela faire la planche, à ce que m’a dit mon frère ; essayez un peu. » Notre étourdi, qui sait à quoi l’expose sa condescendance, hésite un moment ; et prenant enfin son parti, se renverse audacieusement sur l’eau… Mais quel spectacle a frappé la vue de la craintive Adèle ! — « Pulchérie ! s’écrie-t-elle avec l’accent de l’effroi et en courant vers le rivage… fuyez, fuyez, un reptile énorme… tout près de vous, sur vous-même !… » Sargines, en riant, vole sur ses traces, et bientôt, abjurant la feinte, se précipite à ses pieds, l’enlace doucement dans ses bras, et sans lui donner le temps de se remettre de son épouvante, il lui fait, dans les termes les plus passionnés, l’aveu de son sexe et de l’amour qu’il ressent pour elle depuis longtemps, à son insu ; il demande grâce pour sa témérité, et la demande d’une façon si touchante, qu’Adèle, à moitié vaincue par la surprise, et surtout par l’émotion de ses sens, n’a pas même la force de lui faire un reproche. Agitée, hors d’elle-même, pour échapper à l’œil avide de son amant, qui dévore ses charmes, elle se tapit dans l’eau, trop peu profonde. L’amant, écouté sans courroux, devient plus tendre, plus pressant ; il fait parler en sa faveur l’amour-propre, l’occasion, le désir, la curiosité. Quel cœur de femme a jamais résisté à ces attaques réunies ? Adèle, sans rien concevoir encore au langage de l’amour, s’abandonne doucement, et sans presque s’en apercevoir, à l’instinct du plaisir. Le désir assoupit par degré la pudeur ; ses yeux, baissés jusqu’alors, commencent à s’arrêter sur le coupable, que ce coup-d’œil enhardit. Il hasarde un baiser. Le succès de cette première tentative devient le signal de nouvelles témérités. L’heureux jeune homme porte une main tremblante sur une gorge de quinze ans, que son œil ne fait qu’entrevoir à travers le mobile cristal. Toucher délicieux ! Un marbre brûlant et mobile semble fuir et chercher les doigts qui le pressent. Des lèvres ardentes apportent à leur tour sur cet autel d’albâtre l’offrande de mille baisers, et la rose naissante qui s’annonce avec tant de charmes, avec un coloris si tendre sur ce sein virginal, se décore bientôt d’un incarnat plus vif. — Adèle, que son amant soulève à la surface des eaux, laisse tomber un regard timide sur sa gorge nue, et trouve un plaisir secret à contempler pour la première fois des traces de feu sur ces pommes de neige. Cependant le téméraire Sargines poursuit le cours de ses attentats, auxquels la tendre néophyte songe d’autant moins à se soustraire, qu’elle n’en soupçonne que faiblement encore le terme et le danger. — La nouvelle situation que nos amants ont prise permet à l’innocente, qu’un rayon de lumière commence à éclairer, d’observer de plus près l’objet d’une méprise aussi ancienne que le monde, si l’on en croit certains commentateurs de la Genèse. De cet examen réfléchi résulte pour l’observatrice une comparaison, des rapprochements, d’où naissent tout à la fois des rapports de convenance et des apparences de disproportion.

Emporté de plus en plus par la fougue des désirs, Sargines renverse doucement Adèle sur l’herbe humide dont le rivage est tapissé ; il fond sur elle comme l’épervier sur la faible colombe ; et tandis que sa bouche s’abreuve de soupirs enflammés, un doigt, messager de plaisir, se fait jour jusqu’à cet asile mystérieux où, sur un trône humide et brûlant, siége la volupté en délire. — « Arrêtez ! s’écrie l’innocente ; mes yeux se troublent, la voix me manque ; Sargines… je n’en puis plus… ayez pitié de moi, éloignez-vous… » Et tout en prononçant ces mots, elle presse plus fortement son amant contre son sein. Brûlé de tous les feux qu’il allume, dévoré de désirs, le sacrificateur attaque enfin la victime, qui tressaille à l’approche du couteau sacré. L’émotion violente qui l’agite seconde les efforts dirigés contre elle, et de tendres gémissements étouffés à leur source, décèlent des progrès dont sa jolie main s’assure avec effroi. Déjà l’impossibilité disparaît à ses yeux ; elle s’arme de courage contre la douleur qui mêle un sentiment pénible au torrent de jouissances dont elle pressent les approches ; ses bras s’enlacent avec force autour de son heureux vainqueur, dont les transports violents, favorisés par les avantages du théâtre choisi pour leurs plaisirs, s’ouvrent à travers les plus délicieux obstacles la route étroite du bonheur. — Enfin, le charme est rompu ; le dernier cri de l’innocence atteste le premier triomphe de l’amour, et sa flèche victorieuse repose dans son carquois ensanglanté. — Mais déjà la plus douce ivresse succède aux angoisses douloureuses ; Adèle et Sargines, étroitement enlacés, unis par tous les points de leur existence, semblent désormais animés par une seule âme qu’ils exhalent dans les soupirs, qu’ils se disputent par des baisers ; un frisson voluptueux ; universel, une fureur aimable les agitent, les transportent ; des articulations demi-formées expirent sur leurs lèvres, un voile s’étend sur leurs yeux ; ils se plongent et s’abîment dans un océan de délices.

L’extase de la volupté prépare le retour de la raison. Celle d’Adèle sortit bien tard d’un sommeil enchanteur, et son triste flambeau ne brilla que pour éclairer les irréparables ravages de l’amour. Revenue à elle-même, l’intéressante novice jette avec douleur ses regards autour d’elle ; la lumière l’afflige, quelques larmes tombent de ses beaux yeux, et la pudeur qui reprend ses droits s’empresse de jeter un voile sur des objets que l’illusion abandonne.

Après avoir pleuré avec sa victime, obtenu sa grâce, et scellé son pardon par un dernier baiser, Sargines s’éloigne à regret, et la pauvre Adèle, plus instruite et moins tranquille, regagne lentement sa retraite, en songeant au moyen de revoir son amant et de tromper sa tante.



DEUXIÈME TABLEAU


ÉLISA
OU
LA FEMME SENSIBLE
Les malheurs de l’amour préparent son triomphe.
J.
.......As in the sweetest bud
The eating canker dweels : so eating love
Inhabits in the finest wits of all.
Shakspeare

Élisa, d’une famille illustre, aimait éperdûment le bel Alcidor, doué de tous les avantages de la nature, et privé de tous ceux de la fortune. C’était assez pour l’amour, et trop peu pour l’orgueil. Des parents injustes et puissants, après avoir essayé tous les moyens d’arrêter les progrès d’une passion dont ils craignaient les conséquences, surprirent à l’autorité une lettre de cachet, à la faveur de laquelle l’infortuné jeune homme fut enfermé dans une prison, où les traitements les plus inouïs lui furent prodigués, afin d’arracher de lui la promesse de s’éloigner pour jamais d’Élisa ; c’est à ce prix seul qu’on mettait sa liberté. Alcidor fut inébranlable, et ses persécuteurs, désespérant de fléchir son âme altière, l’abandonnèrent à l’horreur d’une éternelle captivité.

Cependant, Élisa à qui l’on avait eu soin de cacher les persécutions que l’on exerçait sur son amant, ne savait à quoi attribuer son éloignement et le silence qu’il gardait avec elle. Les vives inquiétudes, les noirs pressentiments assiégeaient son âme, et de tous les malheurs que lui offrait son imagination, le véritable était le seul qui ne s’y présentât pas.

Deux mois s’étaient écoulés pour elle dans les douleurs et dans les larmes. Un soir qu’elle se promenait au Luxembourg avec quelques dames de sa société, une pauvre femme la tira par ses importunités de la rêverie profonde où elle était constamment ensevelie. La charitable Élisa s’étant arrêtée un moment pour donner quelque chose à la vieille, celle-ci s’approcha de son oreille, et lui dit en lui présentant un billet sans adresse : — « C’est de la part d’un jeune prisonnier du For-l’Êvêque. — Son nom ? — Je l’ignore. — Un pressentiment me le dit. » — Prendre le billet, le cacher dans son sein, remettre un louis dans la main de la vieille, lui prescrire de se trouver le lendemain à huit heures du matin à son hôtel, et rejoindre la société, fut pour Élisa, tremblante de crainte, d’espoir et d’amour, l’ouvrage du même instant.

L’altération de ses traits lui servit de prétexte pour motiver son désir de retourner au logis, et de se renfermer dans son appartement. Qu’on juge de son empressement à décacheter ce billet mystérieux, et de son trouble en y lisant ces mots :

« Si deux mois d’absence n’ont pas entièrement banni le malheureux Alcidor du cœur de celle qu’il osait appeler son Élisa, elle n’apprendra pas sans quelque chagrin que ses injustes parents ont condamné à mourir, dans le fond d’un cachot, un homme dont le seul crime est d’être sensible, et de n’avoir pu regarder avec indifférence le plus parfait ouvrage de la nature. — Les monstres ! ils me permettent de revoir la lumière, ils me promettent des emplois, des richesses, si je veux aller vivre sous d’autres cieux. Non, barbares, vous n’arracherez jamais de mon sein ce consentement sacrilége !… Si je suis aimé, qu’importe le lieu que j’habite ; si j’ai cessé de l’être, qu’importe le lieu où je meurs ! »

Quel coup de foudre pour Élisa ! Elle a peine à en croire ses yeux. Alcidor dans un cachot !… par l’ordre de ses parents ! Ses forces l’abandonnent, ses genoux chancellent, la lumière fuit ses yeux, il lui reste à peine assez de force pour sonner ses femmes. La fidèle Corine accourt, et parvient à la rendre à la vie. Élisa, dont le cœur a besoin de s’ouvrir, s’empresse de déposer son secret dans le sein d’une confidente dont le zèle et l’attachement lui sont bien connus. La bonne Corine, qui sait par expérience qu’il faut servir les passions des femmes au lieu de raisonner avec elles, applaudit au projet téméraire que forme en ce moment sa maîtresse, et se charge gaîment des détails de l’exécution.

La vieille revint le lendemain à l’heure indiquée, et reçut de Corine un billet pour Alcidor, où la main d’une amante avait tracé ces mots : « Je sais tout ; ton sort est affreux, mais mon amour est sans bornes : tu connaîtras bientôt ton Élisa. » Que ce jour parut long à sa tendre impatience ! La nuit vint enfin. Minuit sonne ; tout dort dans l’hôtel. Élisa, couverte d’un voile, soutenue par Corine, descend un escalier dérobé qui mène au jardin, et du jardin dans une rue de traverse. Une voiture de place les y attendait, et les a conduites à la prison où le malheureux Alcidor expiait le crime d’être aimé.

L’or qui ouvrit à Jupiter la prison de Danaé, rendit encore une fois ce service à l’amour. Le gardien de cette prison était jeune ; il ne put résister à une bourse de louis offerte de la main de Corine.

À la lueur d’une faible lumière que porte devant elle le sinistre messager, Élisa traverse une longue voûte, et descend un escalier rapide qui la conduit à un souterrain dont les filles de Minée tapissent les humides murailles. — L’effroi, l’horreur glacent ses sens, mais l’amour soutient son courage : elle avance ; une porte est devant elle ; le geôlier soulève avec effort une barre de fer ; une clef monstrueuse fait frémir trois fois l’oreille du bruit de la serrure, et la porte tourne en grinçant sur ses gonds rouillés. Élisa se précipite et tombe évanouie dans les bras d’Alcidor, qui s’était avancé, inquiet de savoir ce qu’on lui voulait à cette heure de la nuit. — Les sels que lui fit respirer Corine furent moins efficaces pour la rendre à la vie que la voix d’un amant adoré. Élisa reprit ses sens ; Corine et le geôlier s’éloignèrent après avoir fermé sur eux la terrible porte. « Est-ce vous, Élisa ? dit en se précipitant à ses genoux l’infortuné jeune homme ; mes yeux ne me trompent-ils pas ? en quel lieu vous revois-je, et par quel prodige de générosité, de bienfaisance et de courage avez-vous pénétré dans ce gouffre du désespoir ? Quel dieu vous a conduite jusqu’à moi ? — L’amour, Alcidor, l’amour par qui je vis ; mais toi, mon doux ami, de quel œil revois-tu cette Élisa, la cause de tes souffrances ? — Que parles-tu de souffrances, femme adorée, est-il une éternité que je ne crusse payée mille fois par l’instant où je vis ! Oh ! maîtresse de mon cœur ! laisse-moi bénir l’injustice de tes parents, puisqu’elle me vaut aujourd’hui le bienfait de ta présence. » Après les premiers épanchements d’une mutuelle sensibilité, Élisa porta ses regards autour d’elle. Tout entière à l’amour, elle n’avait encore vu qu’Alcidor. De quelle amertume son cœur fut abreuvé en examinant les objets qui s’offraient à sa vue ! Ses yeux se remplissaient de pleurs. — « Je surprends le secret de tes larmes, dit-il en essuyant les beaux yeux de son amie ; mais rien de ce que tu vois n’existe pour moi en ce moment ; le charme de ta présence agit sur tous les objets comme il agit sur mon cœur. Quel palais du plus puissant monarque vaudra jamais le séjour où s’exhale le souffle d’Élisa ! — Oui, mon ami, je partage cette ravissante illusion : ce n’est plus un cachot affreux, c’est le temple même de l’amour. Parents orgueilleux et barbares, il faut, dites-vous, un nom, de la fortune, des honneurs pour prétendre à ma main ; mais l’amour suffit à mon cœur. Alcidor, c’est à moi de réparer les maux dont je suis cause, c’est à l’amante à faire oublier les torts involontaires de celle qu’un absurde préjugé place au-dessus de toi. Le sentiment n’admet point ces puériles distinctions ; il est au-dessus des vaines institutions des hommes ; il commande tous les sacrifices, même celui de la pudeur (le seul véritablement pénible), lorsque c’est au véritable amour qu’ils sont offerts : libres tous deux, le seul bien dont je croyais alors pouvoir disposer, mon cœur, fut le prix du tien ; esclaves aujourd’hui, c’est ma personne que je viens t’offrir. Oui, mon Alcidor, je suis à toi, j’y veux être : que ces voûtes affreuses répètent nos serments, et que cette lampe funèbre soit pour nous le flambeau d’hyménée. »

Avant de donner à ce tableau le coloris dont il est susceptible, essayons d’esquisser les personnages et le lieu de la scène ; peignons-nous Élisa sous la figure qu’une imagination mélancolique choisirait pour représenter la Volupté. Une physionomie dont le charme se compose de la délicatesse des traits et de cette expression touchante qui les anime ; un teint où triomphent habituellement les lys, mais où brille à la plus légère émotion le plus tendre incarnat de la rose ; de ces yeux bleus à demi voilés, où languit le désir ; de longs cheveux blonds qui tombent en flots d’argent sur ses épaules et sur un sein dont l’indiscrète élasticité trahit la forme enchanteresse ; une taille noblement élancée, une main charmante, un pied furtif ; telle est Élisa. À ses genoux, Alcidor, dont les chagrins n’ont altéré la fraîcheur et la délicatesse des traits que pour y substituer ces empreintes de la douleur, ces traces de larmes, ces regards sombres et touchants, attraits plus chers au cœur de son amante que ceux dont ils ont pris la place.

Qu’il est cruel de se représenter la jeunesse, la beauté, les grâces dans l’asile du crime, au fond d’un cachot étroit qu’éclaire à regret d’une flamme inégale et sombre une lampe suspendue à sa voûte ; où pour tous meubles on voit quelques vases de terre, une table chancelante, un lit de douleur ; où le malheureux, qui gémit sans être entendu, n’a pour spectacle que de noires murailles, pour espoir qu’une porte de fer !

C’est cependant cet affreux séjour que l’amour transformait en Élysée aux yeux d’Alcidor et de sa maîtresse : elle était assise sur la paille humide et rare qui couvrait un misérable grabat ; Alcidor, prosterné à ses genoux, s’enivrait du plaisir de la contempler. Que devint-il lorsqu’il reçut de sa bouche l’aveu de son bonheur ? « Puissances du ciel, s’écria-t-il, vous n’aviez pas préparé mon âme à cet excès de félicité ! Comment des profonds abîmes du désespoir s’élancera-t-elle jusqu’à l’idée du bien suprême qui lui est offerte ? Ô ma divine amie (car tu n’es pas une mortelle, il n’appartient qu’à la divinité de récompenser comme toi) ! est-il bien vrai que tu permettes à ton Alcidor d’élever ses regards jusqu’à toi ? et ne doit-il pas, quand ta grande âme l’oublie, se ressouvenir des lieux ?… — Je ne vois qu’un temple et mon amant, interrompit Élisa en relevant Alcidor et le pressant contre son sein ; dans tout autre temps, dans tout autre lieu, j’aurais des armes contre mon cœur ; je n’en ai pas ici : tout me parle de sacrifices, d’amour et de reconnaissance ; tout me ramène à toi, tout conspire à te livrer Élisa. » L’amoureux prisonnier avance un bras timide où s’enlace son amie ; il l’attire doucement sur ses genoux, et sent avec transport sa tête charmante reposer contre son sein ; il abandonne la sienne à l’instinct qui le dirige, et leurs bouches s’unissent. Cette étincelle électrique fait circuler des torrents de feu dans les veines d’Alcidor, en même temps qu’elle allume une flamme plus douce et plus pure au sein d’Élisa ; l’âme de l’un s’embrase, celle de l’autre se fond, pour ainsi dire, au brasier de l’amour. « Mon doux ami, dit-elle d’une voix tendre, nos âmes se sont touchées, se sont unies sur nos lèvres : qu’elles ne soient jamais séparées ! Entendez, grands dieux, le serment que je fais de consacrer toute ma vie, tout mon être, au bonheur de celui que je rends en ce moment l’arbitre de ma destinée ! » En disant ces mots, son cou d’ivoire, abandonné à son propre poids, reposait sur un des bras de son amant, dont l’œil avide, mettant à profit la position, plongeait sous la mousseline légère, et s’enivrait du plaisir de contempler les trésors d’une gorge admirable. Son cœur est dans ses yeux ; il ne peut l’arracher au spectacle de tant de beautés. Attentive aux moindres impressions de son amant, Élisa jouit du ravissement qu’elle procure ; c’est dans Alcidor qu’elle vit, c’est de son bonheur qu’elle est heureuse, et son âme brûlante communique à ses sens la chaleur dont ils seraient privés sans elle. Son cœur seul a soif d’amour. On dirait, en voyant sa figure angélique, qu’un être céleste a pris une forme humaine, et que l’enveloppe participe de la divinité qu’elle recèle. Sa belle âme semble empreinte dans chacun de ses traits ; elle erre avec le sourire sur ses lèvres de rose, elle s’exhale avec son haleine, elle brille dans l’expression de son regard, soit qu’il s’attache à la voûte funeste, soit qu’il retombe sur son amant. Élisa ne désire rien au-delà du bonheur dont elle jouit ; pour elle un baiser est la félicité suprême. Mais la tempête des désirs poursuit son ravage dans le cœur d’Alcidor : sa bouche enflammée se colle à des lèvres qu’il dessèche à force de baisers. Heureuse de sentir son cœur battre sous la main d’un amant, Élisa retient cette main fortunée sur le sein qui la repousse, et soupire ces douces paroles : « Sens-tu, mon bien-aimé, comme ce cœur palpite, comme il s’élance vers toi, comme il appelle cet autre cœur fait pour s’unir à lui[1] ?… — Élisa ! mon Élisa ! s’écrie d’une voix entrecoupée l’amoureux prisonnier, la soif du bonheur me tue, tes faveurs m’enivrent, et mon âme ne peut plus suffire à sa félicité ! » En disant ces mots, il se laisse aller dans les bras tremblants de son amante, qui n’oppose à l’impétuosité de ses désirs que la molle résistance de la pudeur. Déjà ce couple fortuné touche au moment du suprême bonheur. La foule des amours, non cette troupe libertine que le dieu de Lampsaque traîne à sa suite, mais le cortége aimable de l’enfant de Gnide, voltige autour du lit nuptial ; les uns sèment de roses la paille grossière qui frémit amoureusement sous le poids de la volupté ; d’autres allument leurs flambeaux à la lampe sépulcrale, et font naître, pour la première fois, la clarté des cieux dans l’asile des ténèbres, tandis que les plus assidus autour de nos amants augmentent et partagent l’ivresse qu’ils inspirent. « Bonheur !… plaisir !… Élisa ! dit Alcidor dans la plus violente émotion, que votre présence est délicieusement pénible ! Mon âme m’abandonne ; elle s’élance vers toi… Ô ma bien-aimée, prends toute ma vie !… »

Albane, où sont tes pinceaux ? Viens essayer de rendre ce tableau divin ; mais ta touche voluptueuse et légère voudrait en vain saisir et fixer l’expression ravissante de la tête d’Élisa, Comment peindre ses yeux dont les feux mourants s’éteignent dans les plus douces larmes ? Comment rendre à la fois dans son regard l’expression passagère de la douleur et le charme continu de la sensibilité ? Sur sa bouche le sourire incertain, le désir égaré, les soupirs brûlants ? Comment exprimer dans tous ses traits je ne sais quel charme mélancolique qui ne se manifeste aux yeux que par les douces larmes dont il les remplit ? Tant de beautés, Albane, sont au-dessus de ton art.

Mais enfin, la volupté a conduit nos amants par toutes les gradations du plaisir à cette crise, à ce moment de fougue et d’ivresse, dont l’âme se fatigue à saisir l’imperceptible existence, et dont le charme est peut-être surpassé par celui qui lui succède. Cette douce agonie des désirs est en même temps le triomphe de l’amour et celui d’Élisa : elle prolonge le délire de son heureux amant expirant dans ses bras. Quels doux gémissements elle mêle à ses soupirs ! quels longs baisers elle imprime sur sa bouche entr’ouverte !… Alcidor renaît, et ses premiers regards s’attachent avec ravissement sur sa maîtresse adorée. Insensiblement de part et d’autre l’ivresse se dissipe, l’âme se repose dans le silence des désirs, et des heures absorbées dans l’amour se passent à leur insu dans le mutuel épanchement d’un entretien plein d’intérêt, de confiance et d’abandon.

La nuit était presque entièrement écoulée, et nos prisonniers, qui ne croyaient pas avoir épuisé les deux heures dont le geôlier leur avait assuré la jouissance, s’abandonnaient sans inquiétude au plaisir de se trouver ensemble ; un faible rayon de lumière pénétrant l’épaisseur des murs du souterrain à travers une ouverture oblique pratiquée dans la voûte, vint dissiper cette douce erreur. La montre d’Élisa consultée, il est quatre heures… et Corine et le geôlier ne viennent pas ouvrir. Alcidor se désespère, et la tendre Élisa se trouve heureuse de partager les fers de celui qu’elle aime.

Peut-être le lecteur retrouvera-t-il dans le tableau suivant ce qui manque à celui-ci.



TROISIÈME TABLEAU


CORINE
OU
LA FEMME À TEMPÉRAMENT
C’est Vénus tout entière à sa proie attachée.
Racine. Phèdre.
De l’amour le physique seul vaut quelque chose.
La Rochefoucault.

« Savez-vous, mon ami, que votre proposition est on ne peut plus impertinente, et que si votre profession ne justifiait à quelques égards votre procédé, on pourrait vous faire repentir de tant d’audace ! »

Avant de continuer ce dialogue, il est bon d’avertir que les interlocuteurs sont les deux personnages en sous-ordre du tableau précédent, c’est-à-dire Corine, confidente d’Élisa, et Mazet, l’honnête geôlier de la prison d’Alcidor. Il est encore nécessaire de savoir que ce geôlier est un gros garçon, de taille gigantesque, à la barbe brune, aux larges épaules, taillé sur le modèle d’Hercule, et pourvu d’un de ces nez auxquels on pardonne leur excessive longueur, en faveur de la présomption avantageuse qu’on en tire ; que cette Corine en question est une petite brune de vingt ans, d’une figure où respirent la santé et je ne sais quelle surabondance de vie ; d’une taille où la délicatesse voudrait un peu plus d’élégance, mais dont l’embonpoint rit au plaisir. Si nous ajoutons à ces notions préliminaires qu’il est minuit, et que notre geôlier et Corine sont seuls, retirés dans la chambre du premier pendant l’entrevue d’Alcidor et d’Élisa, on pourra, je pense, conjecturer à quelle demande Corine répond d’un ton si ferme, et l’on sera dans le cas de suivre l’entretien. « Je vous demande pardon, mademoiselle, si mon compliment vous a déplu ; mais comme je ne suis pas éloquent, je suis forcé d’être démonstratif. Je vous trouve jolie ; faute d’expressions, je mets en avant des preuves : en amour, l’un vaut bien l’autre. — Mais encore, monsieur, il est une manière de s’y prendre. Je ne suis pas fâchée qu’un galant homme me trouve à son gré ; mais je voudrais qu’il me le dît avec plus de ménagement ; et je ne connais rien dans ma personne qui autorise votre façon d’agir. » Corine avait beau dire, les preuves du geôlier attiraient son attention ; elle les repassait dans sa tête, et voici les réflexions qu’elles lui firent naître. « Ce geôlier est jeune, entreprenant, beau garçon : un hasard, qui sans doute ne se représentera jamais, me condamne à passer deux heures de la nuit seule avec un homme dont la conversation semble être le moindre talent ; si je lui plais, si je peux l’aimer, nous n’avons que deux heures ; il a donc raison de vouloir mettre le temps à profit, et j’aurais tort, moi, de donner à la forme des moments que l’on peut consacrer au fond. » Pendant cet aparte mental, que Mazet expliquait à son avantage, il approchait insensiblement son siége de celui de Corine, qui ne reculait plus le sien. « Eh bien ! ma belle demoiselle, continua-t-il, ne vous rendrez-vous pas à l’évidence de mes raisons ? — Vous allez voir qu’il faudra commencer avec un geôlier par où l’on finit avec un petit-maître.

— C’est qu’un geôlier vaut cent fois mieux peut-être
Qu’un fat en robe ou qu’un froid petit-maître.

— Comment, monsieur Mazet, vous avez lu ? vous citez Voltaire ! Je commence à croire que vous trouvez votre compte à faire la bête. — Vous pourriez y trouver aussi le vôtre ; car je suis véritablement un sot, mais un sot à qui la nature a départi en solidité ce qu’elle lui a refusé en imagination. » Corine sourit, et le geôlier approchait toujours sa chaise. C’est une singulière femme que cette Corine ; avec les principes les plus sages, et la meilleure volonté du monde d’être vertueuse, elle avait à lutter contre des sens si prodigieusement irritables, qu’on était sûr de réussir auprès d’elle en l’attaquant de ce côté : de manière qu’excepté l’amant délicat et sensible, dont l’ardeur se manifeste par des respects et des égards, tout le monde pouvait espérer d’avoir part à ses faveurs. — On voit que l’éloquence du geôlier frappait au but ; nous allons voir comme il y arriva. — Enhardi par un sourire et par certaine rougeur dont se colorait le joli minois de la soubrette, notre Mazet remit en avant cette preuve d’amour sur laquelle il fondait sa victoire. Corine feignit de vouloir fermer les yeux à la raison ; mais le moyen de résister à la vérité qu’on vous fait toucher du bout du doigt ! Force lui fut de s’y rendre. « Allons, mademoiselle, lui dit le tendre geôlier en guidant une main qui résistait bien faiblement, considérez le lieu, le temps, l’exemple que probablement nos maîtres nous donnent, et surtout l’excuse que je vous offre. — Puis-je l’admettre, répondit Corine avec un petit air de confusion où perçait le désir, et ne dois-je pas rougir de ma lâche complaisance ? — Votre première demande est une question de fait à laquelle je me flatte de répondre avec votre consentement ; et quant à votre complaisance, dont je sens tout le prix, je me propose bien d’en abuser pour m’en rendre digne. — Monsieur le geôlier, voilà bien de l’esprit pour un sot ! — Cela n’aura pas de suite, ne craignez rien. — Je crains bien le contraire, et de la manière dont vous entamez le roman… — Quand on n’a que deux heures pour le finir, il faut bien le prendre par la queue. — C’est pourtant bien dur ! — À qui la faute ? » Pendant ce petit dialogue, l’action s’échauffait insensiblement. Corine avait monté au plus haut degré d’exaltation l’imagination matérielle du Mazet, dont le discours nerveux et le geste énergique produisaient sur elle un effet plus sensible encore. Son œil en feu, sa bouche humide et entr’ouverte, les palpitations de sa gorge, de fréquents soupirs, trahissaient le désordre de ses sens. Dans son amoureuse ardeur, elle-même a guidé la main de son amant vers cet antre de feu qu’habite l’essaim des désirs ; mais à peine a-t-il franchi l’épais taillis qui masque l’entrée du volcan, à peine en a-t-il atteint l’ouverture, que la lave brûlante s’échappe de sa source embrasée. Mazet, d’un bras nerveux, soulève alors Corine demi-pâmée, et la porte sur le pied de sa modeste couche.

Lecteurs avides de tableaux hardis, repaissez vos regards luxurieux ; voyez notre héroïne dans cette attitude que Phallus inventa pour violer les Grâces : les pieds touchant à terre, le corps arqué en sens inverse de sa disposition naturelle, de manière à mettre dans la plus voluptueuse évidence l’étroit domaine du plaisir ; voyez ses yeux égarés, ses lèvres que les soupirs dessèchent, et qu’une langue humide rafraîchit sans cesse ; suivez de l’œil l’impétueux Mazet ; voyez-le se précipiter entre ces colonnes d’albâtre, qui se replient sur ses reins élastiques, et promener une bouche ardente sur deux tétons aussi fermes que blancs, tandis que l’impatiente Corine dirige la pompe de l’Amour sur le foyer principal de l’incendie. « Ô Amour ! s’écrie-t-elle en frémissant de volupté, de quelles armes divines as-tu pourvu ton favori !… Je brûle !… je me consume !… Seconde mes efforts, adorable geôlier !… Transports, fureur, jouissance !… où suis-je ?… Mon âme s’écoule… je meurs… hâte-toi de mourir ! »

Plein du dieu qui agite sa maîtresse, mais plus maître de lui, le victorieux Mazet règle ses transports, s’abandonne avec réserve, et s’anéantit avec elle.

Ce premier engagement n’était que le prélude des exploits de nos amoureux athlètes. À peine rendus à la vie, ils volent à de nouvelles victoires. « Je me sens bien coupable, dit Corine en revenant à elle ; mais aussi comment vous résister ? il faudrait une force… — Et une volonté aussi ferme que… — La comparaison ne vient-elle pas un peu tard ? — Soyez-en juge. — Vous êtes un homme charmant, incroyable. — Ménagez les épithètes : vous en aurez besoin, j’espère. » Tout en parlant, il avait soin de regagner ses avantages, et déjà rentrait dans la carrière : un caprice suggéra à Corine l’idée d’envisager la question sous un autre point de vue. Amusons-nous à grouper nos figures dans cette nouvelle attitude.

Notre belle est debout, les mains et la tête appuyées sur le lit ; derrière elle, dans le plus belliqueux appareil, son amant s’occupe à disposer l’autel d’albâtre où doit se consommer ce second sacrifice ; il lève pièce à pièce, range avec le soin le plus luxurieux chacun des voiles qui le couvre : déjà il ne reste plus qu’un simple tissu de lin ; il le soulève d’une main tremblante, et tout son corps frissonne de désirs. — Dieu ! quel spectacle ! Dans quel accès d’ivresse l’Amour s’amusa-t-il à tourner ce bloc d’ivoire ? et dans quelle maligne intention a-t-il séparé cet hémisphère, où sur un trône de lys il veille à la fois sur ses États héréditaires et sur le pays conquis ? Suivons cette route charmante, ouverte entre deux montagnes de neige. Un premier gîte se présente : l’Amour baisse son bandeau sur ses yeux, met le doigt sur sa bouche, et passe en souriant. Une pente plus rapide, une allée plus vaste conduit à son vrai temple : on le reconnaît au bois sacré qui l’entoure, au portique de corail qui le décore. C’est là que Mazet, fidèle au culte d’Adonaé, plein de mépris pour l’hérésie de Baal, vient offrir son légitime encens. Après un moment d’une extatique contemplation, il se courbe sur sa docile victime ; d’une main presse sa belle gorge, et de l’autre interroge d’un doigt mobile cet organe imitateur, source de toute sensibilité. C’est surtout chez Corine qu’il est doué d’un sentiment exquis ! On s’en aperçoit aux légères convulsions qu’éprouvent toutes les parties de son corps. Le cou tendu, les yeux fixes, les dents serrées et les lèvres ouvertes, tous les traits de son visage, tous les muscles de son corps portent l’expression d’un plaisir insupportable par sa violence. Ses jambes chancellent, ses mains s’attachent avec une espèce de fureur aux objets où elles posent, sa croupe d’albâtre est dans la plus violente agitation. Cependant le Mazet poursuit sa marche triomphante ; il touche au but, et d’effort en effort introduit l’amour au plus profond du sanctuaire. Le sacrifice se consomme, et d’abondantes libations coulent sur l’autel.

« Je soutiendrai toujours, dit l’amoureux geôlier en se relevant avec toutes les précautions délicates qu’on pourrait attendre d’un homme de cour en pareilles circonstances, que de toutes les manières, voilà celle de la nature. — De la nature, je ne sais, reprit Corine ; mais, à coup sûr, du plaisir. — Pour moi, je parierais que c’est à l’amour-propre de l’homme qu’il faut attribuer l’usage qui a prévalu : on veut s’éloigner des animaux dans l’exécution, en même temps qu’on désirerait s’en rapprocher par les moyens. — Je crois plutôt que vous devez vous en prendre à la prudence des femmes : elles ont craint une comparaison désavantageuse, et, coûte que coûte, elles ont voulu écarter un compétiteur dangereux. — Je ne vous conçois pas très-bien. — Je vous conçois bien moins, reprit Corine avec un geste d’admiration ; comment, encore !… — Certainement encore… toujours ! — Mais vous êtes intarissable, mon cher geôlier. — L’honneur en est sur vous reversible, ma charmante prisonnière ; mais, allons, prenez place ici, sur mes genoux. — Le moyen, s’il vous plaît, dans l’état où vous voilà ? — Mais il est tout simple, le moyen, et je vois un sourire qui m’annonce que vous le devinez. » Voilà Corine assise. « Quel trône du monde, s’écrie la belle, n’abandonnerais-je pas en faveur de celui que j’occupe ! — Il faut tout dire, ajouta Mazet ; c’est moins le trône que le sceptre qui vous flatte : ne sentez-vous pas la distinction ? — Je sens… »

Corine, après être restée quelques minutes dans un recueillement religieux, fut agréablement surprise, en revenant à elle, de ne pas sentir au fond de son cœur ce vide qui suit immédiatement la jouissance, et de se retrouver au point d’où elle était partie.

« Ma belle enfant, dit alors le geôlier, dont l’attitude moins fière conservait quelque chose d’imposant, ne pourrions-nous pas remettre après souper à continuer la conversation ? » Corine goûta cet avis ; elle aida son amant à dresser un petit couvert, et tous deux se mirent à table. Les mets étaient en petit nombre ; mais le vin ne manquait pas chez un geôlier, comme on peut croire. Le nôtre n’était pas moins bien venu à la cour de Bacchus qu’à celle de Vénus. Il savait boire comme il savait aimer. Pendant le repas, il vint dans l’esprit à Corine, après avoir employé pour son compte un des talents de notre homme, de tirer parti de l’autre pour servir sa maîtresse. Frappée de cette idée, la nouvelle Hébé prodigua le nectar à un autre Hercule, et lui fit bientôt perdre dans les fumées du vin un reste de raison échappé à l’amour. Mazet avait le vin tendre ; il ne se leva de table que pour voler aux champs d’amour avec des armes plus brillantes que jamais. Il assaillit de nouveau son aimable ennemie, qui, ne séparant plus les intérêts de sa maîtresse des siens propres, crut devoir voler au-devant de sa défaite, et seconder des efforts qu’elle ne doutait pas que Morphée ne vînt bientôt interrompre.

Elle se laissa donc porter sur le lit, où le brave Mazet vint s’étendre auprès d’elle, et, toujours avec l’intention de le provoquer au sommeil, se livre sans réserve aux assauts réitérés de cet athlète prodigieux.

Du néant où nos Pygmées amoureux sont tombés aujourd’hui, ils ne manqueraient pas de renvoyer au pays des fables les douze travaux que notre Alcide acheva dans l’espace de quelques heures ; contentons-nous donc de dire qu’après la carrière la plus glorieuse qu’un amant ait fournie depuis l’expédition de l’ambassadeur de Maroc et de la célèbre Longeau, le geôlier s’endormit sur la moisson de pampres et de myrtes qu’il venait de cueillir.

Corine, après avoir joué le rôle d’Armide, se ressouvint de celui de Judith, non qu’elle eût envie de traiter le pauvre Mazet en Holopherne, mais résolue du moins de mettre à profit son sommeil ; en conséquence elle se dégage de ses bras, détache le trousseau de clefs suspendu au chevet du lit, et après avoir réparé à la hâte le désordre de sa toilette, elle vole à la prison d’Alcidor, où nous avons laissé la tendre Élisa, moins inquiète de ne pas voir revenir le geôlier que charmée de partager les fers de son amant. — « Venez, madame ! s’écrie Corine en se précipitant au-devant de sa maîtresse ; j’ai les clefs ; le gardien dort, M. Alcidor peut se sauver avec nous !… » N’essayons pas d’exprimer la surprise, la joie, l’empressement de nos trois personnages et hâtons-nous avec eux de sortir de ce triste séjour.

Voilà nos amants en liberté. Corine, leur ange tutélaire, les conduisit à quelques lieues de Paris, chez une fermière, sa parente, où ils vécurent cachés pendant un an. Sur ces entrefaites, le prince de…, père d’Élisa, étant venu à mourir, cette femme adorable, devenue libre, rentra dans tous ses droits, et disposa de sa fortune et de sa main en faveur de celui que l’amour avait depuis longtemps rendu maître de son cœur et de sa personne.

Les amis de Corine ne seront pas fâchés d’apprendre qu’au moyen du crédit d’Élisa, le bon Mazet fut tiré de la prison où il avait été mis pour avoir mal surveillé la sienne. Alcidor, au grand contentement de Corine, quelques-uns disent à ses sollicitations, lui donna la place de suisse dans son hôtel ; mais chaque fois que la gentille soubrette venait le visiter dans sa loge, il ne manquait pas de lui dire en riant : « Mademoiselle vient-elle encore voler mes clefs ? »



QUATRIÈME TABLEAU


ZULMÉ
OU
LA FEMME VOLUPTUEUSE
Illam, quidquid agit, quoque vestigia movit
Componit furtim, subsequiturque decor.
Tibull. Eleg. 2, lib. 8.
La nature fournit l’étoffe de l’amour ; c’est à l’art
de la broder.
J
Zulmé au chevalier d’Arnance.

« J’irai ce soir incognito voir Armide et le ballet de Psyché, Ma loge sera fermée à tout le monde, si le chevalier d’Arnance ne se compte pour personne. »

Réponse.

« Quelque opinion modeste qu’on ait de soi, il faut bien se compter pour quelque chose lorsqu’on a le bonheur d’être aperçu de vous. J’irai voir Armide et Psyché dans votre loge. »

Il est sept heures ; d’Arnance entre dans la loge de Zulmé. « Ah ! c’est vous, mon cher chevalier ; je commençais à craindre que vous ne vinssiez pas. — En cherchant à m’excuser, je laisserais supposer que je puisse avoir un tort de cette espèce, et j’en aurais alors un véritable. Croyez qu’il n’a pas dépendu de moi d’être ici une heure plus tôt. (Il lui baise la main et s’assied.) — Écoutons, dit-elle, en jetant sur le chevalier un coup d’œil aimable, cet air que Maillard excelle à chanter, et puis je vous dirai quelque chose qui, je crois, ne vous déplaira pas. »

Profitons de ce moment de silence pour faire connaître au lecteur le couple charmant dont nous avons à l’entretenir.

Zulmé, veuve et héritière, à vingt-deux ans, d’un de ces quarante favoris de Plutus dont on aurait dit moins de mal s’ils eussent possédé moins de biens, réunissait tout ce qu’on est convenu d’adorer sur la terre : la fortune, la jeunesse et la beauté. Cependant, je me trompe en un point : elle n’était point belle ; elle était mieux : elle était jolie. Chacun de ses traits, isolé, n’avait rien de remarquable ; l’ensemble en était délicieux. Un peintre à soixante ans s’apercevrait peut-être que ses yeux pourraient être plus grands, son nez plus régulier, sa figure d’un ovale moins arrondi ; mais l’imagination la plus riche voudrait en vain ajouter quelque chose à l’éclat de son teint, à l’expression de son regard, au tour voluptueux de sa bouche, au luxe de sa blonde chevelure. En se demandant compte du charme irrésistible qu’on éprouvait auprès d’elle, on trouvait qu’il était particulièrement l’ouvrage des grâces, mais des grâces que l’on sent, que l’on découvre, et pourtant qu’on ne peut définir. Son moindre geste, le mouvement le plus simple avait en elle un attrait particulier. Elle ne faisait rien comme une autre : une autre le faisait mieux et plaisait moins. Penchait-elle la tête, levait-elle un bras, avançait-elle le pied, on était ému ; il suffisait qu’elle regardât pour qu’on se crût aimé. Son caractère était fait pour sa figure ; il en avait l’irrégularité piquante et la gracieuse originalité. Cette jolie créature s’était fait un système de la volupté (qu’elle définissait assez bien « la fille du plaisir et de la délicatesse, » mais dont elle était elle-même la meilleure définition), et pour devise elle avait pris ce vers de l’Art d’aimer :

Jouir est tout ; les heureux sont les sages.

Dans la poursuite du plaisir, Zulmé n’oubliait rien de ce qui peut le rendre plus vif et plus durable. C’est ainsi qu’elle ménageait avec soin sa réputation, pour avoir toujours ce sacrifice à faire. « L’Amour, disait-elle avec autant de finesse que de vérité, se plaît à mettre Psyché nue, mais il veut la trouver habillée. » Sa tête avait au moins autant de part que son cœur et ses sens dans l’application de sa théorie épicurienne, et l’art d’aimer, pour elle, était surtout l’art de jouir.

Le chevalier d’Arnance était depuis quelque temps épris des charmes de Zulmé ; mais il ignorait que sa passion fût partagée. D’Arnance avait trouvé le secret d’être à la fois bel homme et sans prétentions, Gascon et modeste, timide et militaire. Il avait trente ans : ce n’était plus Adonis, ce n’était pas Hercule, c’était Antinoüs.

L’ariette finie : « Cette musique est vraiment admirable ! s’écria Zulmé en abaissant le grillage de sa loge ; qu’en dites-vous, chevalier ? — Qu’auprès de vous je suis insensible à tout autre plaisir qu’à celui de vous voir. — Vraiment ? — Oh ! vraiment ! — Si vous dites vrai, je vais vous rendre bien heureux. — Belle Zulmé, de quel espoir venez-vous flatter mon cœur ? — De celui que je veux combler. Écoutez-moi, d’Arnance, et croyez-en ma bouche, qui n’a jamais trahi ma pensée. Je ne sais ni feindre un sentiment que je n’éprouve pas, ni dissimuler celui que j’éprouve. J’ai consulté mon cœur, et j’ai lu dans le vôtre : vous m’aimez ; mais, plus modeste encore que sensible, vous avez craint d’en croire mes yeux lorsqu’ils vous ont assuré du plus tendre retour. Je vois votre embarras, continua-t-elle en souriant ; vous voudriez tomber à mes genoux ; mais, grâce à notre position dans la loge, c’est moi qui suis aux vôtres ; et pourquoi pas, si j’ai plus d’amour que d’amour-propre ? — Adorable Zulmé, où trouver des expressions pour vous peindre ma tendresse et ma reconnaissance ? — Dans le silence, reprit-elle en lui mettant la main sur la bouche. Chi puo dir com’ egli ardé è in picciol fuoco. Venons au fait. J’ai balancé quelque temps à vous livrer votre conquête, afin de m’assurer que le vainqueur en était digne, et pour rendre le triomphe aussi complet que la victoire. Encore un mot, et je vous quitte. Je ne reste point au ballet ; je désire que vous y assistiez, qu’on vous y voie même : de mon côté, je vais m’ensevelir dans ma maisonnette du faubourg, et je souperai seule, si vous oubliez de vous y rendre. (Il lui baise passionnément la main.) Conduisez-moi à ma voiture. » Ils descendent ; Zulmé s’élance seule dans son élégant vis-à-vis, et du haut de son char laisse tomber sur d’Arnance un regard caressant dont il sent tout le prix. Le cocher appelle les coursiers de la langue ; ils s’échappent ; le chevalier les suit un moment des yeux, et, tout occupé de son bonheur, rentre dans la salle comme il en a reçu l’ordre. Le charmant ballet de Psyché, que dans tout autre temps il ne peut se lasser de voir, lui semble cette fois d’une longueur mortelle : Vestris est sans légèreté, Laborie sans grâce ; il voit tout avec impatience, tout de travers, ou plutôt il ne voit rien. Enfin la toile se baisse ; il croit toucher au terme de son supplice ; mais l’enfer avait déchaîné contre lui le démon des contrariétés. Ce serait une tâche trop longue et trop pénible de suivre notre pauvre chevalier à travers les obstacles épisodiques qu’il eut à franchir avant d’arriver à son but : il est plus court et plus agréable d’aller l’attendre dans le boudoir de Zulmé.

En entrant dans cet asile, consacré au plus jeune des dieux, tous les sens à la fois conspirent à plonger l’âme dans la plus douce ivresse. Les parfums les plus légers, les plus suaves s’exhalent de toutes parts. Les yeux ravis s’arrêtent sur des corbeilles de fleurs, que de petits amours portent sur leur tête : ces groupes, réfléchis dans les glaces dont le plafond et les murs sont couverts, reproduisent de cent façons ce tableau délicieux, et portent à l’imagination l’image embellie du printemps. Mais par quel autre enchantement ces lieux sont-ils éclairés du jour le plus doux au milieu de la nuit, et sans que l’on découvre aucune lumière artificielle ? Les heures aux angles du boudoir supportent des urnes d’une porcelaine rose, d’où la bougie, emprisonnée, rejette au dehors cette aimable clarté dont s’embellissent les objets et qui caresse doucement la vue.

Tous les arts ont contribué à l’embellissement de ce séjour ; mais c’est à la peinture surtout qu’il doit son plus grand charme, et c’est à l’amour seul que ses pinceaux sont consacrés. Les meubles qui décorent ce lieu de délices attestent l’usage auquel on les destine. On n’y voit aucun siége où l’on puisse être seul. Ici, des ottomanes dont le duvet élastique cède mollement au poids dont on le charge, et s’empresse ensuite d’effacer les traces des plaisirs dont il a été le théâtre ; là, des piles de carreaux dont la volupté seule connaît l’usage. À l’extrémité du boudoir, dans un réduit mystérieux, mille petits amours soutiennent et disposent la draperie d’un pavillon bleu d’azur sous lequel les Grâces supportent d’une main un lit en forme de conque, qu’elles enveloppent de l’autre dans les contours d’une gaze d’argent. Les Plaisirs, personnifiés par leurs divers attributs, occupent l’intérieur du pavillon : les uns s’amusent à disposer des glaces, de manière à diversifier et multiplier les objets ; les autres folâtrent autour des grâces, qu’ils essaient de dépouiller des voiles qui les couvrent encore. À l’entrée extérieure du sanctuaire, le Mystère, un doigt sur la bouche, une main sur les yeux, prescrit la discrétion, et défend la curiosité.

C’est dans ce lieu charmant que l’aimable Zulmé anticipe en imagination sur un bonheur dont l’attente caresse ses sens et ne les tourmente pas. Occupée d’un seul objet, elle se promène à grands pas, s’arrête par intervalle pour écouter : le moindre mouvement qu’elle croit entendre précipite les palpitations de son cœur ; elle reste immobile, le cou tendu, l’œil fixe ; elle craint de respirer, toute sa vie est dans son oreille. Mais cette fois elle ne se trompe pas, quelqu’un se fait entendre dans l’appartement voisin ; le parquet frémit, une porte s’ouvre ! c’est d’Arnance : Laissons-le, aux genoux de Zulmé, lui faire le récit des épreuves auxquelles on a mis sa patience et son amour ; et sans nous amuser à filer des situations ordinaires, transportons-nous au moment où Zulmé, l’œil humide de désir, belle d’espérance et de volupté, se lève de table, et se dérobe à l’amant, qu’un coup d’œil a tranquillisé sur sa fuite.

D’Arnance est rentré dans le boudoir, où pour détendre son âme, fatiguée de l’attente du bonheur, il s’amuse à parcourir les tableaux dont ce lieu charmant est décoré. Mais de quelque côté qu’il jette la vue, tout lui parle du dieu dont il est plein, tout lui retrace les plaisirs qu’il attend et les désirs qu’il éprouve : il n’a rien gagné à sortir de son cœur. Enfin Zulmé reparaît : quel aimable désordre de toilette ! Ce n’est pas d’elle qu’Ovide aurait dit :

.....Gemmis auroque teguntur
Crimina : pars minima est ipsa puella sui.
Sæpe ubi sit quod ames inter tam multa requiras
Decipit hac oculos ægide, dives amor.

Ses cheveux, auparavant tressés en diadême, flottent au hasard sur ses épaules, et mesurent sa taille. Son sein n’est plus emprisonné sous la baleine ; les diamants ne déparent plus son beau cou ; l’art a disparu, et la nature s’est enrichie de ses pertes. Assise dans l’angle d’une ottomane, les yeux baissés, dans le plus voluptueux embarras, elle s’amuse à effeuiller des roses pour avoir où fixer ses regards. Le chevalier, habile dans l’art des ménagements, semble, dans ce premier moment, oublier ses prétentions : et prenant l’accent le plus tendre : « Ma chère Zulmé, dit-il en s’asseyant auprès d’elle, et prenant une de ses mains qu’elle abandonne sans lever les yeux de sur ses roses, éclaircissez un doute qui s’élève dans mon esprit ; dites-moi si mon bonheur n’est pas une illusion, si je ne m’abandonne pas aux séduisants prestiges dont votre image a si souvent embelli mes rêves ? Est-ce bien vous ? est-ce bien moi ?… » Zulmé serre tendrement la main du chevalier ; et le regardant avec l’expression du sentiment : « La réalité a-t-elle donc pour vous si peu de charme, que vous puissiez la confondre avec un vain songe ? — Ma Zulmé, c’est de l’accomplissement de ses vœux les plus chers que l’on doute plus facilement. » Il lui baise la main, et passe un de ses bras autour de sa taille ; elle se penche sur lui, il prend un baiser sur sa joue. — « Eh bien ! êtes-vous enfin rassuré ? — Non, je doute, je douterai toujours ; et, s’il en est ainsi, vous me persuaderez longtemps avant de me convaincre. — J’espère bien y réussir, reprit Zulmé avec un sourire aimable, à condition pourtant que vous ne vous refuserez pas à mes démonstrations. — Comptez sur toute l’attention dont je suis susceptible. — Essayons donc ; mais procédons avec méthode, et négligeons le précepte en faveur de l’exemple : d’abord, qu’avez-vous à répondre à cela ? » Elle approche sa bouche, et le chevalier y imprime le plus long et le plus doux baiser. — « Mille choses : écoutez ma réponse. » Zulmé est à moitié renversée sur les genoux de d’Arnance : sa tête est abandonnée sur un de ses bras, ses cheveux flottent à terre, et son joli visage s’embellit sous les regards de son amant. — « Ma bouche, dit-il, saura punir ces yeux adorés du désordre qu’ils portent dans tous mes sens… Que la vengeance est douce ! — Même à l’objet sur qui elle s’exerce (reprit Zulmé en soulevant ses paupières humides de baisers), et même lorsqu’elle est injuste ; car vous ressemblez à ces tyrans qui punissent dans autrui leurs propres forfaits. Vous vous en prenez à mes yeux de ce qu’ils trahissent le feu que vous allumez dans mon sein. » Pour le commun des amants, un baiser est une chose toute simple, à laquelle on accorde à peine le nom de caresse. Autorisons-nous de l’exemple que nous avons sous les yeux pour détromper ces âmes grossières, et proclamer la prééminence de cette faveur divine, dont l’Amour déroba le secret aux colombes de sa mère.

Les yeux, pour ainsi dire, attachés dans les yeux, les lèvres croisées sur les lèvres, ils trouvent dans un seul baiser une source intarissable de jouissances toujours vives et nouvelles. D’abord leurs bouches s’approchent ; elles ne se touchent pas encore, et déjà l’haleine caressante se joue sur les roses ; elles se joignent, s’assemblent, se pressent ; la plus entière adhésion les unit ; les soupirs se croisent, se confondent ; toute l’existence se concentre sur les lèvres, et l’âme va se perdre au sein de l’objet aimé. Bientôt un organe qui n’est plus celui de la parole, mais le mobile interprète du sentiment, s’insinue avec un doux effort à travers le double corail que la volupté resserre ; il pénètre, s’agite, et l’amour, qui sourit à l’illusion, est quelquefois dupe du prestige. « Ô mon cher chevalier ! s’écrie Zulmé avec un soupir, la félicité des anges est-elle autre chose qu’une éternité de baisers pareils ! » D’Arnance met à profit l’émotion vive qu’il observe et partage : d’une main adroite il dénoue les rubans qui ferment par le haut l’espèce de simarre dont Zulmé est vêtue ; le voile est écarté, et d’Arnance prodigue les baisers et les éloges au plus beau sein dont la nature ait jamais paré la jeunesse. Quelle blancheur éblouissante ! quelle coupe enchanteresse ! que ce bouton est frais ! quelles élégantes proportions dans les contours, dans le volume, dans la distance de ces pommes d’ivoire ! S’il détache un moment ses yeux de ce tableau céleste, il le retrouve autour de lui sous vingt formes différentes ; mais Zulmé, par sa position, jouit plus délicieusement encore de cette ravissante féerie ; elle s’enivre de ses propres charmes, en admirant, de ce côté, ces globes d’albâtre au milieu des trophées de fleurs dont les amours les couronnent. Ici le magique plafond, en renversant les objets, leur donne une intention nouvelle. Ce n’est plus la bouche avide de son amant qui presse sa gorge divine : c’est Zulmé, portée sur l’aile des zéphirs, qui presse de son beau sein les lèvres de l’heureux d’Arnance. Pour ne rien perdre de ce spectacle enchanteur, elle cherche une attitude plus commode ; ses pieds posent sur le sopha, tout son corps porte horizontalement sur les genoux du chevalier, et sa tête trouve un point d’appui sur des coussins. Zulmé se repaît d’illusions, d’Arnance s’enivre de réalités. Tandis qu’une de ses mains s’occupe à écarter tout ce qui peut lui dérober encore quelque partie des trésors de ce sein qu’il idolâtre, l’autre, plus hardie, se hasarde à pénétrer plus bas. Par un mouvement insensible, elle a déjà parcouru la distance du pied au genou ; elle franchit la jarretière, se promène sur un tissu mille fois plus doux que la soie, mille fois plus uni que le satin. Enfin elle approche du terme de ses recherches, et le duvet de l’amour annonce que l’on touche à son nid… « Que fais-tu, cher d’Arnance ? dit à demi-voix Zulmé, arrêtant la main coupable sur le lieu du délit. — Achève, ma douce amie, d’abandonner à ton heureux amant la possession de tes charmes ; laisse-le s’enivrer de toi-même. » Zulmé soupire. Il soulève adroitement la mousseline et le lin, derniers et faibles remparts de la pudeur expirante, et son dernier mouvement découvre et multiplie tout à la fois le plus mystérieux asile de la volupté. Zulmé, par un dernier effort, se hâte d’y porter une main protectrice ; mais le désir audacieux fait tourner contre elle-même les armes de la pudeur : ses jolis doigts, appelés à son secours, deviennent les premiers instruments de sa perte. L’amant habile réclame pour eux l’accès qu’il n’ose encore solliciter pour lui-même, et bientôt, à l’aide de ces ennemis domestiques, il se crée des intelligences dans un poste important, que le plaisir lui livre enfin à discrétion. — Disparaissez, insipide décence, froide retenue, puérile délicatesse ! Accourez, douces fureurs, caprices bizarres, désirs égarés ! C’est à vous maintenant que la volupté confie son pinceau. D’Arnance ne contient qu’à peine les feux dont il est dévoré ; tous ses organes ne suffisent plus à ses transports ; ses yeux, ses mains, sa bouche se portent alternativement, et voudraient se porter ensemble sur cette bouche entr’ouverte, sur ce sein palpitant, sur ce mont embrasé que Vénus voulut honorer de son nom. Il ne peut déjà plus s’arracher à ce lieu de délices ; il y concentre ses baisers, ses soupirs, et l’aiguillon mobile d’une langue voluptueuse en interroge les plus secrets réduits. « D’Arnance ! cher et cruel d’Arnance ! murmure tout bas la délirante Zulmé ; tu brûles mes sens, tu consumes ma vie ! Arrache un moment cette bouche adorée du séjour qu’elle embrase, et viens la fixer sur des lèvres envieuses. »

Tout en parlant une de ses mains, égarée sur son amant, cherche à faire une diversion utile ; mais l’obstacle des situations contrarie ses desseins ; d’Arnance, par un mouvement officieux, et sans rien perdre de ses avantages, en facilite l’exécution, et ouvre un champ nouveau à de nouvelles tentatives. Toutes les barrières s’abaissent à l’envi sous les doigts de Zulmé ; l’Amour, impatient du joug, vole au-devant de sa libératrice, et sourit en voyant son flambeau dans les mains de sa mère. Elle en ressent bientôt les brûlants effets : les jouissances passives ne suffisent plus à ses désirs. Elle prend, à côté de son amant, une attitude plus commode, le presse sous le poids des baisers, et sa bouche de rose se prête pour un moment, à son tour, à la plus ravissante illusion. « Hâtons-nous, ma bien-aimée, s’écrie d’Arnance, en conduisant sur sa route l’Amour qui se fourvoie, de consommer le plus doux sacrifice, ou j’expire sur ton sein dans les transports d’une ivresse anticipée. — Viens, mon doux ami, répond Zulmé en s’élançant elle-même aux bras de son amant ; viens réunir les deux moitiés de nos âmes, et rassembler sur un seul moment de notre existence un siècle entier de bonheur ! » Quelle harmonie de mouvements ! quel ensemble de volonté ! quelle unité d’existence ! La nature et la volupté ont identifié ces deux corps, en établissant entre eux cette communication délicieuse, à l’aide de laquelle la vie de l’un s’écoule, pour ainsi dire, au sein de l’autre. D’Arnance et Zulmé se bercent un moment sur l’abîme des voluptés ; mais en vain l’amante économe cherche-t-elle à prolonger le charme de ce délicieux abandon, en vain essaie-t-elle de résister aux fougueux élans de ses sens embrasés, l’ivresse redouble, les transports augmentent, le torrent des désirs se précipite, et l’âme perd le sentiment du bonheur dans les convulsions de la jouissance.

L’amant a recouvré l’usage de ses facultés, mais Zulmé languit encore pâmée dans ses bras. Qu’elle est belle dans cet état ! Une larme s’échappe de ses yeux fermés à la lumière ; la pâleur du lys s’est répandue sur son visage, sa bouche est entr’ouverte, et son haleine brûlante s’exhale en soupirs silencieux. L’heureux d’Arnance contemple ce tableau divin avec un sentiment mêlé d’orgueil et de tendresse, et renaît aux désirs à la vue de ce beau sein, dont les palpitations trahissent un reste de vie échappé à l’amour. Par les plus douces caresses, il parvient à ranimer sa languissante amie : elle entr’ouvre les yeux, ses bras caressants s’étendent vers son amant, il s’y précipite, et cherche un nouveau triomphe. « Doucement, cher d’Arnance, dit en se relevant Zulmé ; raisonnons un peu nos plaisirs, et ne perdons pas une seconde fois, par une précipitation d’écoliers, mille voluptés de détails dont si peu d’amants connaissent le prix. Par exemple, mon cher chevalier, ne serait-il pas possible d’ajouter aux délices dont nous venons de nous enivrer ? N’as-tu formé aucun vœu pendant que l’amour comblait tous ceux de nos cœurs ? — S’il faut l’avouer, je désirais quelque chose. — Tu désirais ?… — Tu me gronderas peut-être… N’importe. Eh bien ! ma chère Zulmé, je désirais qu’aucun vêtement incommode… — Il est vrai que ces maudits vêtements ont la moitié du plaisir. — Si tu voulais, Zulmé, ils n’en auraient rien. — Je n’oserai jamais. — J’oserai, moi… Commençons par ces bas, qui me dérobent une jambe si fine : que je le baise ce pied mignon !… Ôtons cette robe : ma main tremble en délaçant ce corset… Ah ! cette gorge admirable n’a pas besoin de ce soutien étranger. Quelle est la coupe divine qui servit de moule à cet élastique albâtre ? Quelle rose ne pâlirait pas devant ce bouton si frais ?… Mais ce jupon a beau résister, il faut qu’il tombe. — Mon ami, laisse-moi du moins ce dernier voile, si peu importun. — M’en préserve le ciel ! — Dieu ! me voilà nue !… Non, car tes cheveux voilent encore la moitié de tes charmes. Lève-toi, jette les yeux sur cette glace, ma Zulmé, et dis-moi si rien de plus joli exista jamais dans la nature ! » D’Arnance admire, et ne peut se lasser d’admirer. Il pose son charmant modèle dans mille attitudes différentes : toutes les parties de ce beau corps deviennent successivement la proie de ses baisers ; et comme chaque mouvement lui découvre quelques beautés nouvelles, chaque découverte appelle un hommage nouveau. Zulmé, fière des transports qu’elle fait naître, cède à toutes les prières de son amant, se regarde avec complaisance, et s’enivre à la fois d’amour-propre et d’amour ; mais l’émotion toujours croissante de ses sens l’arrache enfin à cette jouissance contemplative, et la reporte entre les bras de son amant : elle s’empresse alors de lui rendre le service qu’elle vient d’en recevoir, et ce couple fortuné, libre de toutes entraves, s’abandonne à l’amour sous les seuls regards de la nature.

En vain essaierions-nous de peindre les jeux fantasques, les essais pénibles, les ravissantes espiégleries auxquels se livrent nos amants ; il faudrait, pour retracer avec grâce et vérité ce tableau si riant et si mobile, la fertile et brûlante imagination de notre héroïne, et son talent pour se rendre toujours nouvelle. Dans l’impossibilité où nous nous trouvons de suivre ce Protée sous toutes les formes, attachons-nous à le saisir dans sa dernière métamorphose.

Après avoir épuisé, pour ainsi dire, toutes les combinaisons de la volupté, d’Arnance et sa maîtresse, mollement étendus sur des piles de carreaux, se préparaient au dénoûment de cette scène érotique ; tout à coup Zulmé se lève, s’échappe, et court se cacher dans le pavillon des Grâces.

.........Lasciva puella
Fugit.....et se cupit ante videri.

Son amant l’y suit, l’enlève d’un bras nerveux, et se précipite avec elle sur le lit charmant que nous avons décrit. D’Arnance s’attendait à prendre l’ascendant dont se prévaut ordinairement son sexe ; mais cette fois la beauté revendique les droits de la force, et, victime courageuse, ordonne, prépare, exécute elle-même le sacrifice. L’influence magique des miroirs multiplie vainement un triomphe auquel ses sens et son cœur ne prennent qu’un bien faible intérêt. « Chère Zulmé ! s’écrie d’Arnance, ivre à la fois de réalités et d’illusions, de quel ravissant tableau te prive en ce moment le frivole avantage de la supériorité ! Crois-moi, laisse le poste d’honneur, et descends à celui du plaisir. » Elle ne demande pas mieux ; mais comment se résoudre à rompre le charme, à faire succéder, même pour un moment, un vide affreux à cette plénitude de choses qui rit tant à l’amour ? D’Arnance, consulté sur ce point, propose de lever la difficulté au moyen d’une théorie de mouvements à l’aide de laquelle ils viennent à bout d’intervertir l’ordre de leur position relative, sans rien perdre de leurs avantages réciproques.

La nature et l’habitude ayant ainsi recouvré leurs droits, ils s’empressèrent d’en faire hommage au plaisir ; le délire succède insensiblement à l’ivresse, les gémissements aux soupirs, les transports aux caresses ; une agitation convulsive prépare et termine la crise de la jouissance.

Déjà la nuit approchait de sa fin, l’aube commençait à blanchir l’horizon ; la fidèle confidente de Zulmé, plus vigilante qu’Alectrion, vient prévenir nos amants contre la surprise du jour. Zulmé s’arrache avec effort des bras de son amant, et, pour adoucir l’idée de la séparation, arrange le plan d’un nouveau rendez-vous. D’Arnance prend un dernier baiser, s’enveloppe de son manteau, sort furtivement de ce lieu de délices, et court chez lui chercher le repos, dont on peut supposer qu’il avait besoin.



CINQUIÈME TABLEAU


EULALIE
ou
LA COQUETTE
Fu il vincer sempre mai laudabile causa
Vincasi, o per fortuna, o per ingegno.

.....Contemnite amantes
Sic hodie veniet, si qua negavit heri
.
Prop. Eleg.

Il est une heure ; Eulalie est à sa toilette, à laquelle président quelques-uns de ses innombrables adorateurs. L’un lui note un air de sa composition ; un autre lui lit des vers dont elle est l’héroïne, et qu’elle paraît entendre avec une sorte d’intérêt, en même temps qu’elle sourit à un troisième, qui, d’un mouvement d’épaules, insulte à l’auteur. On annonce Damis ; elle témoigne une surprise mêlée de joie. « Est-ce bien vous, Damis ? dit-elle en se retournant sur sa chaise ; y a-t-il un siècle que je ne vous ai vu ? — Il y a tout juste un mois que je suis privé du plaisir de vous faire ma cour. — Pas davantage ?… À mon compte, un mois d’ennui vaut donc un siècle. — Mais je croyais avoir entendu dire au contraire que jamais vous n’aviez plus assidûment poursuivi les plaisirs. — Dites plutôt que les plaisirs ne m’ont jamais plus cruellement poursuivie. Vous allez trouver la distinction ridicule ; car, apparemment, vous ne revenez pas plus galant qu’à votre ordinaire. — Je suis juste, et ne suis pas galant. — Quand on est juste avec madame, interrompit le petit officier dont on venait d’entendre les vers, on est bien près d’être galant. — Je ne dis pas cela, reprit Damis. — Comment ! mais vous ne savez donc pas, continua Eulalie en déployant sa belle chevelure, que monsieur (en montrant Damis) me trouve mille défauts ? — Je ne vous en connais qu’un seul, poursuivit Damis ; il est vrai que c’est le tronc d’un arbre immense. — Ces messieurs seraient peut-être longtemps à deviner juste ; il est bon de les mettre tout d’un coup au fait : en un mot, vous me croyez coquette. Je vous répondrai comme Phèdre à sa nourrice : C’est toi qui l’as nommé. — Quand cela serait, dit un petit magistrat en jouant avec les cheveux d’Eulalie, le désir de plaire, fût-ce à l’univers entier, n’est-il pas bien excusable avec ce minois-là ? Et pourvu qu’un seul soit aimé, ajouta-t-il d’un ton fatuitement mystérieux, qu’importe que tous soient amoureux ? — Votre pourvu, interrompit Eulalie avec un sourire dédaigneux, ne pourvoit à rien, et je vois bien que je serai forcée de me pourvoir ailleurs, pour me laver du reproche de coquetterie que me fait Damis ; mais avant de me justifier, je voudrais pourtant connaître la mesure de l’accusation portée contre moi ; car, en général, il me semble qu’on l’applique d’une manière assez vague. » Tout en parlant, elle a pris le peigne de la main de son valet de chambre, et feint de vouloir retoucher quelque chose à la partie la plus élevée de sa coiffure, pour avoir occasion d’exposer avec avantage un bras digne, et ce n’est pas peu dire, de tous les éloges qu’on lui prodigue. « Quel dommage ce serait, continue Damis, d’interrompre par la dissonance de mes réflexions le concert de louanges dont on vous enivre ! — N’importe, je veux absolument savoir ce que vous pensez de moi. — Mais si j’en pensais du mal, par hasard ? — Vous ne feriez, je vous jure, en vous expliquant, que justifier mes soupçons. — Vous le voulez ? Eh bien ! je vais répondre à la fois à vos deux questions. Qu’est-ce qu’une coquette ? et que pensez-vous de moi ? » Eulalie jette un regard autour d’elle, qui varie d’expression suivant la personne sur laquelle il s’arrête. « Ce coup d’œil, dit-il, bien expliqué, bien entendu, pourrait tenir lieu de toute autre définition. Traduirai-je son langage ? — Libre à vous de raisonner. — Il a dit à chacun de ces messieurs en particulier, et à tous en même temps : On va parler de moi ; croyez-vous qu’on en puisse dire du mal ? Mais que m’importe après tout le jugement que le monde entier en porte ! c’est du vôtre seul que je fais cas. Si je l’ai bien compris, pour ce qui me regarde, voici comment il s’est exprimé : Voyez de qui vous allez médire ; réfléchissez, Damis, que de toutes les personnes présentes, vous êtes peut-être celle dans la bouche de qui la censure de mon cœur a la plus mauvaise grâce. (Eulalie se pince les lèvres, rougit et part d’un éclat de rire forcé.) Vous m’avez permis d’être sincère. — Même avantageux. Vous me rappelez le Clitandre des Événements imprévus. (Elle chante.) Voilà… ce que m’ont dit ses yeux. — Il y a cependant une différence essentielle à faire entre Clitandre et moi : c’est de l’amour qu’il supposait dans les yeux de Bélise au lieu de l’indifférence qu’il devait y voir, et moi c’est de l’indifférence que je trouve dans les vôtres, au lieu… — Tenez-vous-en, je vous prie, à cette observation ; elle est si juste, si fine, du moins pour ce qui vous concerne personnellement, qu’il n’y a pas moyen de révoquer votre talent en doute. — L’ironie est sanglante ; mais qui s’engage à dire la vérité ne doit pas craindre de déplaire : j’avoue pourtant qu’il faut un grand courage pour s’exposer à ce danger avec vous. — Passons, monsieur, passons. À cet égard, il y a longtemps que vos preuves sont faites. — Je sais donc que j’avais surpris, dans le regard que vous avez laissé tomber sur moi, je ne sais quelle crainte modeste dont tout autre pourrait être dupe ; mais j’ajoute que si votre coup d’œil a menti, pardonnez-moi l’expression, tout le temps qu’il s’est adressé à nous, il a du moins dit vrai en se reposant sur votre miroir. — Pour me faire dire la vérité, vous allez voir que vous me ferez dire quelque sottise. — Rien dont tout le monde ne convienne. En retrouvant votre image dans cette glace, vous vous êtes dit à vous-même : « Il faut avouer qu’il est difficile d’être plus jolie, de réunir plus d’éclat et de fraîcheur ; où trouve-t-on des yeux plus beaux, plus vifs, plus spirituels ? Ce fil d’ébène qui les couronne n’a-t-il pas été tracé de la main même des Grâces ? Ce joli nez n’a-t-il pas l’air d’avoir été retroussé par l’Amour dans un moment d’espiéglerie ? Hébé se peindrait-elle avec une bouche plus fraîche, avec des dents plus égales, plus petites, plus blanches, avec un souris plus aimable ? Jamais plus beau cou porta-t-il une tête plus gracieuse, et jamais plus belle gorge ?… » Mais je suis obligé de convenir qu’ici je commence à mettre mes présomptions à la place de vos certitudes ; et puis je risquerais, en poursuivant, de me faire une seconde querelle avec Olinde, si quelqu’un lui rapportait la suite de cette conversation. — Avec Olinde ?… reprit vivement Eulalie ; mais qu’a de commun cette beauté fade avec les cajoleries que, selon vous, je m’adresse à moi-même ? — Rien du tout, continua Damis ; c’est que le chapitre sur lequel nous en étions, me rappelait une dispute assez vive que j’eus hier au soir avec elle… »

Eulalie en ce moment annonça qu’elle allait s’habiller, et chacun se retira ; Damis se disposait à sortir comme les autres ; Eulalie le rappela : « À propos, Damis, je savais bien que j’avais quelque chose à vous dire. » Il revint sur ses pas, et la suivit dans sa chambre à coucher, où ses femmes l’attendaient ; après les avoir éloignées : « Je suis curieuse, dit-elle en riant, et poussant des siéges auprès du feu ; je veux absolument savoir quel était le sujet de votre dispute avec Olinde. — (Damis, d’un air embarrassé, jouant avec les pincettes.) En vérité, je ne puis vous le dire ; qu’il vous suffise que je n’ajoute pas la moindre foi à ses discours. — Soit, reprit-elle en témoignant quelque impatience ; mais je prétends que vous vous expliquiez, ou… — La réticence est une très-belle figure de réthorique, et cet ou… là vaut au moins le quos ego de Virgile. — Point de persifflage, Damis ; parlez, ou je ne vous revois de ma vie. — Laissez-moi, de grâce, charmante Eulalie, le soin de ménager votre amour-propre, en vous taisant des réflexions malignes qu’à tout prendre la jalousie peut avoir dictées. Olinde est belle ; mais elle trouve en vous une rivale dangereuse : voilà, je n’en doute pas, ce qui lui suggère les prétendues découvertes qu’elle dit avoir faites. — Quelles découvertes ? Parlez donc, monsieur, parlez donc ! — Eh bien ! je vous ferai cette confidence sous le secret ; mais dans un autre moment… (Il tire sa montre.) Voilà trois heures ; je ne suis pas habillé, et je suis attendu à dîner. — Chez Olinde sans doute ? — Il est vrai. — Cette femme a bien des attraits pour vous, il faut l’avouer ! Mais où prenez-vous, s’il vous plaît, qu’elle soit belle, jolie même ? Oh ! que les poëtes ont eu raison de faire l’Amour aveugle ! — Il n’est pas question d’amour entre nous. — Mon Dieu ! trève de discrétion : tout Paris est dans la confidence, et vous ne prétendez pas que je sois sourde, parce que vous n’y voyez goutte. Mais ce n’est pas de cela dont il est question. Damis, vous m’avez quelquefois témoigné de l’attachement ; donnez m’en aujourd’hui une double preuve : satisfaites ma curiosité, et dînez avec moi. — Il me serait bien doux de vous obéir ; mais puisque le secret de ma liaison avec Olinde n’en est pas un pour vous, je ne dois pas vous cacher que la condescendance que vous exigez de moi pourrait amener une rupture que je redoute, d’autant plus que, du caractère que je vous connais, vous vous garderiez bien de m’offrir le dédommagement qu’auprès de toute autre j’aurais droit de réclamer en pareil cas. — Qui sait ? reprit Eulalie, souriant avec embarras. — Le doute a déjà quelque chose d’obligeant, poursuivit Damis d’un air distrait ; mais je n’ai point à me plaindre d’Olinde, et… — Vous me refusez, monsieur ?… — (Après un moment de réflexion :) Je le devrais, sans doute. Cependant si vous me donniez votre parole d’honneur de me garder un secret inviolable sur cette conversation et sur ce dîner… — Ô mon Dieu ! oui, je vous la donne. (Elle sonne, et dit à sa femme de chambre :) Je ne m’habillerai qu’après dîner ; vous ferez mettre deux couverts, et vous direz au suisse que je n’y suis pour personne. — Vous permettrez donc que je renvoie ma voiture, et que je donne un ordre à mon laquais. (Damis sort, et rentre un moment après.) — Olinde vous disait donc hier au soir ? — Mais enfin n’est-il pas ridicule d’exiger que je vous répète des propos de femme en colère ?… Vous le voulez ?… Vers la fin du souper, il fut question de jolies femmes : pouvait-on ne pas parler de vous ? Au risque de me faire une querelle avec Olinde, je rendis justice à vos attraits, et, entre autres choses, il m’arriva de dire qu’il était difficile d’avoir la gorge mieux placée. À ces mots, Olinde et la vaporeuse Bélise partirent d’un grand éclat de rire : je crus en découvrir la cause dans une interprétation maligne, et je m’empressai d’ajouter que d’ailleurs je n’en jugeais que sur les plus simples apparences. « Bélise et moi, nous en sommes sûres, dit Olinde en souriant dédaigneusement, et nous ne sommes surprises que d’une chose, c’est qu’un homme comme vous s’avise de prononcer sur de semblables témoignages. — Il est vrai, reprit Bélise, qu’auparavant il faudrait savoir ce que Damis entend par bien placée ; car il se pourrait qu’il partageât le goût de certaines nations de la côte d’Afrique ; et, dans ce cas, l’épithète serait bien choisie ! » Vous vous imaginez bien que cette mauvaise plaisanterie eut un très-grand succès parmi ces dames. — Et comment me défendîtes-vous ? dit Eulalie en se baissant vers le feu, de manière à cacher l’altération sensible que le dépit imprimait à ses traits, et peut-être aussi afin de permettre à l’œil de Damis de plonger sous un peignoir entr’ouvert, et de donner aux accusés le moyen de se justifier eux-mêmes. — Comment pouvais-je vous défendre ? à des présomptions on ajoutait des faits. — Des faits !… « L’innocent jeune homme, continuait Bélise à mi-voix, n’entend rien au mystère de la résurrection ; il ne s’est pas aperçu de l’élastique échafaudage qui, bon gré malgré, reproduit au jour des appas que la nature condamne à l’obscurité ! » — Quels misérables moyens et quelle lâche calomnie ! — C’est mot pour mot ce que j’ai dit à ces dames ; car enfin comment supposer que la nature, qui soigna si bien chaque trait de votre figure charmante, ait eu pareille distraction lorsqu’il s’agissait de mettre la dernière main à son chef-d’œuvre ?… Mais, après tout, ses caprices ne sont pas sans exemple, et la perfide Olinde employait avec tant d’art l’accent de la vérité, que… — Que vous doutez… — Que je doutais alors ; mais auprès de vous, Eulalie, pareil doute n’est plus permis, et chaque coup-d’œil égaré sur vos charmes porte la conviction dans les sens. — Impertinente Olinde ! il t’en coûterait ton amant, si je consentais jamais à me justifier ! — Je ne prétends pas, belle Eulalie, diminuer la confiance que vous avez dans vos moyens ; mais la justice exige que je rende aux attraits d’Olinde l’hommage qui leur est dû : peu de femmes peuvent à cet égard se vanter d’une plus grande perfection. — (Eulalie le regarde avec finesse.) N’est-il pas vrai, Damis, que vous ne seriez pas fâché de vous établir juge entre nous deux ? et n’entrerait-il pas un peu de calcul dans cette épreuve où vous mettez mon amour-propre ? — Il est assez naturel, répondit Damis de l’air le plus froid du monde, que votre vanité se complaise dans cette idée ; mais, pour vous tranquilliser sur ce point, souffrez que je vous dise que je n’accepterai en cette circonstance l’emploi de Pâris qu’autant qu’il me serait confié par l’Amour, et je vous rends trop de justice pour croire que vous en passiez jamais par cet arbitrage. — Autre accusation… Vous me croyez insensible, ou du moins intéressée à le paraître ; car, à travers votre circonspection, j’entrevois toujours le motif d’Olinde. — Non, belle Eulalie, je n’ai pas besoin, pour concilier tant de beautés et d’indifférence, de chercher des torts à la nature et d’expliquer, comme vos rivales, par un phénomène physique, ce dont la sécheresse du cœur peut après tout rendre compte. — (Eulalie avec emportement.) Damis, avez-vous résolu de me rendre folle ? Que veulent encore dire ces femmes avec leur phénomène physique ? — N’oubliez pas, je vous prie, que c’est vous qui avez sollicité cet entretien. — Je m’en souviens ; mais songez que je veux tout savoir. — Cependant il est de ces idées si difficiles à rendre sensibles… — Fiez-vous à ma pénétration. — La chaleur avec laquelle j’avais pris votre défense devait naturellement exciter la malignité de ces dames : aussi ne s’en tinrent-elles pas à décrier en vous ces formes enchanteresses dont la nature et l’Amour se partagent la possession ; un nouvel éloge de ma part devint le texte d’une satire plus outrageante. — Il est extrêmement adroit (pour ne pas me servir d’une expression plus juste), disais-je à Bélise. » — J’entends… Vous n’osiez pas vous adresser à Olinde. — « Il est extrêmement adroit, disais-je donc à ces dames, lorsque l’on attaque quelqu’un, de mettre son défenseur dans l’impossibilité de garantir un côté, sans exposer l’autre ; car enfin, mesdames, soyez de bonne foi : si vous pouviez reprocher des faiblesses à cette même Eulalie, vous attaqueriez ses charmes avec bien moins d’assurance, dans la crainte d’en parler devant des personnes autorisées à vous démentir. Tout le monde convient qu’elle est coquette ; mais elle est sage du moins. — Oh ! oui, sans doute, elle est sage, interrompit Bélise avec aigreur ; et si ce n’est pas à son corps défendant, c’est du moins à son corps défendu. » Ce mauvais jeu de mots, dont je ne comprenais pas encore le sens, excita des ris convulsifs, à la suite desquels Bélise, qui s’aperçut qu’une explication était nécessaire pour me faire sentir tout le prix de ce qu’elle appelait un bon mot, continua en ces termes : — « Damis a lu son Crébillon ; il se souvient du mauvais tour que des puissances, ennemies de la félicité des amants, jouent au pauvre Tanzaïde et à sa princesse dans le conte de l’Écumoire. — Eh bien ? — Eh bien ! est-ce notre faute, à nous, si la nature a pris sous sa protection immédiate la vertu de votre Eulalie, et si nous ne sommes plus au temps des bons génies qui désenchantaient les pauvres princesses ? — Quoi ! mesdames, vous voudriez insinuer ?… — Que vous le voudriez en vain ! reprit l’impudente Bélise. (L’équivoque fit rougir Olinde.) — Ce que je puis vous assurer, continua la première, c’est qu’Eulalie passe pour être l’écueil vivant contre lequel se brisent ou plutôt s’émoussent tous les traits de l’Amour, voire même les plus déliés ; on ajoute d’ailleurs au principal, certains accessoires bien propres à décourager quiconque serait encore tenté d’en courir l’aventure ! » À cet endroit de son récit, Damis, qui observait soigneusement les impressions diverses que produisaient ses discours, s’aperçut que l’instant approchait où toutes les puissances de l’amour-propre et du dépit féminin allaient concourir à lui livrer sa conquête. Il se pressa de porter les derniers coups. « Maintenant, dit-il avec une expression moins froide, en prenant la main d’Eulalie, il ne me reste plus qu’à vous demander pardon de vous avoir obéi, et d’avoir été dans un tête-à-tête avec vous l’interprète de la calomnie, au lieu d’avoir sollicité la grâce d’en être le juge. » (Eulalie jette un regard sur Damis, pour voir de quel air il prononce ces derniers mots.) Il continue : « Mais je ne puis oublier (les impertinences de Bélise à part) que le premier je rendis hommage à vos charmes naissants ; que deux ans j’adorai vos rigueurs, et que je n’abandonnai l’espoir de vous plaire qu’après m’être bien convaincu de l’inutilité de mes soins. — Mais où puisâtes-vous cette certitude ? — Dans toute votre conduite, dans vos sociétés, dans le système d’indifférence et de coquetterie que je vis se former dans votre tête, de l’aveu de votre cœur. Sûr une fois que vous ne sauriez jamais que plaire, je me fis une loi de ne plus vous aimer, et, pour y réussir plus promptement, je pris des fers de la main d’une femme d’autant plus belle à mes yeux, qu’elle était plus injuste envers vous : j’avais besoin d’amour et de vengeance… Vous savez maintenant mon secret. » Il se fait un moment de silence ; Eulalie le rompt d’une voix timide, et laisse à peine entendre Ces mots : « Si je vous disais le mien !… » Damis souriant : « Si vous cherchiez à me tromper ! » Un nouveau silence. Eulalie paraît agitée, et son trouble naît de l’irrésolution. Puis tout à coup, paraissant céder à l’impression qu’elle reçoit, elle lève tendrement les yeux sur Damis, et va parler, lorsqu’une de ses femmes annonce un laquais d’Olinde, qui vient, de la part de sa maîtresse, inviter Damis à se rendre à l’instant chez elle. « Eh bien ! qu’avez-vous résolu ? dit Eulalie avec l’air de l’inquiétude, lorsque la messagère fut sortie. — C’est à vous de dicter ma réponse, reprit Damis en se levant ; je vous laisse encore une fois maîtresse de mon sort. Je puis refuser, et rompre avec Olinde ; mais c’est à vous de justifier à tous les yeux, et surtout aux miens, l’irrégularité injurieuse de mon procédé. » Eulalie semble encore balancer ; mais intérieurement elle a pris son parti. Incapable d’aimer, elle a cependant eu pour Damis un sentiment de préférence qu’elle a intérêt en ce moment à prendre pour de l’amour. Mais ce motif est faible, comparé au désir de se venger d’une odieuse rivale, à l’idée de lui ravir l’amant qu’elle adore, en le forçant de reconnaître la supériorité de ces mêmes charmes si indignement calomniés ! Damis, placé entre deux amour-propres, le sien et celui de la dame, n’est pourtant la dupe ni de l’un ni de l’autre ; il sait qu’il ne doit son bonheur qu’à son adresse ; mais il feint de s’y méprendre. « Parlez, dit-il en fixant sur Eulalie un regard tendre et séduisant ; irai-je dans les bras d’Olinde oublier vos mépris, ou tomberai-je à vos pieds pour y abjurer ses faveurs ? — J’y mets une seule condition, répondit-elle ; c’est que vous renvoyiez le laquais d’Olinde avec le billet que je vais vous dicter… Mettez-vous à cette table. — Quel empire vous exercez sur moi ! mais du moins… — Écrivez, Damis, ou… — N’achevez pas, je tiens la plume :

« Les rigueurs d’Eulalie m’avaient précipité dans vos bras ; un regard favorable m’en arrache aujourd’hui ; le désespoir m’y ramènera peut-être ; ne m’attendez pas à dîner.

« Damis. »

La lettre écrite, Eulalie s’en empare, la ferme, y met l’adresse, la scelle de son chiffre. Damis, d’un air honteux et affligé : « Quel style ! quel raffinement de cruauté !… Vous allez la faire mourir de douleur. — C’est le moins qu’elle puisse faire pour m’apaiser ! » Elle sonne, et remet elle-même la lettre au laquais d’Olinde. On vient avertir que l’on a servi ; Eulalie présente la main à Damis, et ils vont se mettre à table, où nous nous dispenserons de les suivre. Le dîner fini, et nos amants restés seuls, Damis s’approche d’Eulalie, et réclame l’exécution littérale du traité. L’amant habile, qui ne se dissimule pas qu’auprès d’une coquette le sentiment même est un caprice, et qu’il n’y a aucune conséquence à tirer du moment présent à celui qui doit suivre, se garde bien d’oublier, dans les transports d’une sensibilité déplacée, le grand ressort auquel il doit ses premiers succès. Il emploie de nouveau toutes les séductions de l’amour-propre, parées des grâces de l’amour. Enfin, Eulalie se rend, et ne fait plus valoir contre les empressements du vainqueur que l’inconvénient des lieux, la difficulté d’en imposer à ses femmes, auxquelles ses appartements sont toujours ouverts. Ces obstacles sont bientôt écartés. Damis a tout prévu. Eulalie passera dans son cabinet de toilette, qui n’a d’issue que par sa chambre à coucher, et auquel on ne peut parvenir qu’en s’annonçant d’avance, en traversant un couloir où la marche la plus légère se trahit sur le parquet. Mais dans le cas même où quelque femme de chambre, officieuse à contre-temps, viendrait troubler le tête-à-tête, rien de plus facile que d’en imposer sur le motif qui les réunit dans ce lieu. Eulalie a puisé dans la Nouvelle Héloïse le goût de cette coiffure à la Valaisanne qui plaisait tant à Saint-Preux ; Damis se prête à sa fantaisie, et dirige ses essais. En indiquant le cabinet de toilette, Damis était déterminé par un second motif, puisé dans la connaissance la plus approfondie du cœur féminin. Rien n’est indifférent pour qui sait tout observer. Telle femme résiste avec succès dans le boudoir, qui eût été vaincue sur le gazon ; telle autre, sage dans le calme de sa maison, perd infailliblement la tête au bal. Le prestige de la musique est l’écueil ordinaire de la vertu de Lise ; et sans l’invention des loges grillées, le mari de Paméla ferait encore exception à la règle. On devine maintenant à combien d’observations fines tenait le choix de Damis.

Eulalie s’est laisse conduire, et la voilà dans un fauteuil, en face du miroir mobile de sa toilette. Elle paraît plongée dans une rêverie profonde ; les mouvements de son sein semblent trahir l’émotion de son cœur ; sa main paraît couvrir ses yeux ; mais deux doigts officieusement écartés permettent de consulter la glace sur le mérite de l’attitude. Damis est à ses genoux, et couvre de baisers la jolie main qu’on lui abandonne ; le plus beau bras du monde devient bientôt l’objet d’un nouvel éloge. « Oh ! qu’Olinde, s’écrie-t-il, est loin d’avoir le bras aussi parfait ! » À cette exclamation, le cœur d’Eulalie tressaillit de plaisir, et par un mouvement sur la cause duquel il faut bien se garder de se méprendre, elle porte elle-même la main de Damis sur son sein palpitant. Restera-t-elle immobile sur cet autel de neige ? Ses doigts inquiets interrogent pli par pli la mousseline légère, et pénètrent insensiblement sous le peignoir, où bondit le marbre élastique d’une gorge admirable. L’œil furtivement attaché sur la glace, Eulalie, belle d’orgueil plus que d’amour, lit avec délices sur la figure de son amant la surprise et l’admiration qui s’y peignent. « Sacrilége Bélise, dit-il à demi-voix, quels attraits avez-vous osé calomnier ? — Êtes-vous bien sûr, reprit Eulalie avec toute la complaisance de l’amour-propre satisfait, qu’il n’y a pas là quelque élastique échafaudage ? — Oh ! non, tout est beauté, tout est nature, tout est ivresse !… Mais que mes yeux ajoutent à la conviction de tous mes sens ! » Il dit, et tous les voiles en un moment sont écartés. « L’admiration, continue-t-il, est un sentiment indigne de tant d’appas : c’est de l’adoration qu’ils méritent. Céleste Eulalie ! je déroge à tous mes principes en votre faveur, et je vous pardonne ; que dis-je ? j’approuve cet amour de vous-même que je vous ai si souvent reproché. Jetez les yeux sur cette glace (ils ne s’étaient pas encore portés ailleurs), examinez ce cou, dont l’azur nuance avec tant de grâce l’éblouissante blancheur ; voyez la tête charmante qu’il supporte, et ces yeux où brille pour la première fois le feu du sentiment, et ces lèvres d’un incarnat si vif !… Mais quels transports, quels hommages peuvent suffire à ce chef-d’œuvre de la nature, à cette gorge adorée !… Comme elle s’embellit encore sous mes baisers !… Comme la nuance délicate de ce frais bouton s’anime à leur chaleur féconde ! Oh ! mon Eulalie, si la parure vous met au premier rang des mortelles, chaque voile que l’Amour vous enlève vous place au rang des déesses ! » Cet éloge était une transition adroite pour en venir à de plus grandes témérités que médite le séducteur, et qui, toujours attentif au sein de l’ivresse, ne se dissimule pas qu’il n’a que les égarements de la tête à opposer aux droits de la pudeur. Dans ses premiers essais, il s’est déjà convaincu qu’il chercherait en vain à intéresser les sens à son triomphe : Eulalie n’en a point ; son cœur lui-même reste muet ; mais telle est en revanche la sensibilité de son amour-propre, que cette faculté chez elle est susceptible d’une espèce d’ivresse, et va dans ce moment jusqu’à lui faire soupçonner l’amour. Comment Eulalie résistera-t-elle aux honneurs de l’apothéose, qui doivent être le fruit de sa complaisance ? Elle n’a déjà plus la force de regarder en arrière. Une autre considération la détermine ; les calomnies d’Olinde ne sont encore détruites qu’à moitié, et ne peuvent l’être que par le plus entier abandon. Ces réflexions secondent merveilleusement les rapides attentats de Damis. Il est aux genoux de la jeune déesse : mais sa main, sa coupable main le devance, et les charmes les plus secrets n’ont plus d’asile contre ses témérités. Il voit encore le moment où la pudeur et la raison menacent de dissiper le prestige ; mais il parvient à étouffer la lumière de leur flambeau dans l’épais nuage d’encens qu’il élève autour de l’idole. « Je le touche, s’écrie-t-il, l’écueil divin contre lequel tu prétends, perfide Olinde, que se brisent les traits de l’Amour !… Mais, soyons vrais, belle Eulalie, cette calomnie a du moins l’air d’une médisance. — Comment, Damis ?… — Jugez plutôt vous-même, et mettez-vous à la place de celles qui vous font un reproche qu’elles méritent si peu. À juger par comparaison, ces dames jusqu’ici n’ont pas tout à fait tort : prenons entre elle et vous l’Amour pour arbitre.

Pour une expérience de cette nature, on conçoit qu’un cabinet de toilette n’est pas très-commodément meublé : parler de changer de lieu, c’était risquer de tout perdre ; le passage d’un appartement dans un autre, suffisait pour calmer une imagination froide ; et puis il s’agissait de possession, et non de jouissance. Damis s’achemina donc brusquement à la conclusion d’une aventure qu’il eût délicieusement prolongée en toute autre circonstance. D’un bras nerveux il soulève l’incertaine Eulalie, qu’il place debout en face du miroir magique ; il clôt sa bouche d’un baiser, enlace un bras autour d’elle, et par la plus adroite des surprises il se trouve sur la route du bonheur ; mais cette route, la seule où l’étendue soit un défaut, n’était pour Damis qu’un sentier presque impraticable, où le plus fluet des amours aurait eu peine à passer. Ce fut alors qu’il eut lieu de se féliciter de l’endroit qu’il avait choisi pour soumettre l’impassible Eulalie : sans les ressources onctueuses qu’il trouva sous sa main, il faisait naufrage au port. La pauvre Eulalie, dont la gloire ne pouvait naître que de sa défaite, s’excusait d’un défaut si rare avec une ingénuité charmante, et rejetait sur la disproportion des moyens le tort aimable des localités. Enfin, le triomphe de Damis est complet, et deux grosses larmes qui s’échappent des yeux d’Eulalie ne sont pas les témoins les plus marquants d’une victoire cruelle.

Nous avons atteint le but que nous nous étions proposé. Nous avons filé jusqu’à son dénoûment une scène où le génie de la séduction avait à triompher de celui de la coquetterie. Ce que nous pourrions ajouter sur les réflexions tardives d’Eulalie, sur les reproches secrets qu’elle s’adresse pour avoir fait le plus grand des sacrifices au seul motif d’une vanité puérile, sur la crainte d’avoir été prise pour dupe, que la retraite précipitée de Damis et ses froides excuses paraissaient motiver ; tous ces développements seraient pour la plupart des lecteurs d’un intérêt trop froid : les autres peuvent y suppléer aisément. Nous terminerons en transcrivant la lettre que la triste Eulalie reçut quelques heures après l’aventure du cabinet de toilette.

« Rien n’est plus vrai, belle et tendre Eulalie, que le cœur des femmes a ses terres australes, et vous devez convenir que je possède assez bien la carte de ce pays inconnu. Ce que n’ont pu deux ans d’hommages, de soins assidus, d’efforts pénibles, il est donc vrai qu’une plaisanterie (que ses effets ne me laissent pas le droit d’appeler mauvaise) vient de me le faire obtenir au bout de quelques heures. Après tant de petits mensonges prodigués ce matin à votre service, ne soyons pas ce soir plus avare de vérités à votre profit.

« Il y a quelques jours que, me trouvant à souper chez l’ambassadeur de …, à mon retour de la campagne, une des victimes de l’art perfide que vous avez professé jusqu’à ce jour avec tant de succès, m’intéressa par le récit de vos cruautés envers lui (cruautés n’est pas ici une vaine hyberbole : c’est le mot propre). Il m’apprit ensuite avec quel barbare plaisir vous le mîtes aux prises avec un de ses rivaux, et le sang-froid odieux avec lequel vous apprîtes le succès d’un combat que vous aviez su rendre indispensable, et qui mit en danger la vie de deux personnes. Vous savez maintenant de qui je veux parler. Il ne se borna point à m’apprendre ce qui lui était personnel dans sa liaison avec vous ; il continua le martyrologe de toutes vos victimes pendant mon absence et m’effraya de l’histoire de vos criminelles conquêtes. Vous connaissez sans doute celles des flibustiers ; vous avez entendu dire que ces héros féroces durent leur origine à deux jeunes écoliers languedociens à qui la lecture des cruautés exercées par les Espagnols sur les malheureux Américains fit naître la résolution sublime de s’armer contre les tyrans du nouveau monde : voilà précisément l’effet que produisit sur moi la révélation de vos derniers exploits ; je résolus d’armer contre vous, et je mis d’autant plus de courage dans mon entreprise, qu’elle avait pour but l’intérêt public et particulier. N’allez pas croire cependant que l’amour y entrât pour quelque chose : non, la réflexion et trois mois d’éloignement l’avaient banni de mon cœur. Je ne vous aimais plus, mais je vous désirais encore. Vous savez mes succès, et vous soupçonnez ma vengeance. Voici la capitulation que je propose. Scipion, après avoir vaincu les Carthaginois, leur imposa l’obligation d’abolir le culte homicide qu’ils rendaient à leurs dieux. Je mets un prix semblable à ma victoire : renoncez, sinon à la coquetterie (que je crois nécessaire à votre existence au moins autant que la respiration), du moins à ce qu’il y a de véritablement criminel dans ses succès à cette condition seule, je puis me taire. Damis. »

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE


LA
GALERIE DES FEMMES

SIXIÈME TABLEAU


DÉIDAMIE
OU
LA FEMME SAVANTE
.....Où donc est la morale
Qui sait si bien régir la partie animale ?
Mol. Femmes savantes.
Pour mieux séduire, apprends à te contraindre ;
L’Amour permet l’art que l’on met à feindre.
Bernard. Art d’aimer.
Arthur Dessenval à Charles D’assicour.
Du château du Désert, mardi matin.

Prépare tes cent louis, mon pauvre Charles, et viens ce soir à ma rencontre, une couronne de myrte à la main. Incrédule, ou plutôt entêté comme tu l’es, tu souris de pitié, tu hausses les épaules ; peu s’en faut que tu ne jettes au feu ma lettre sans la lire. — Doucement, je sais qu’avec des caractères de la trempe du tien, les raisonnements sont perdus ; il leur faut des preuves. Eh bien ! va pour des preuves. Ouvre avec précaution cette lettre volumineuse ; entre le cinquième et le sixième feuillet, tu trouveras un petit papier ployé en forme de cœur ; baise-le religieusement, et avant de scruter le mystère féminin qu’il renferme, prends lecture du billet à vignettes, auquel il tient par une épingle. Vois ensuite ce que contient le petit papier ; mais n’oublie pas de te mettre en même temps à portée d’un fauteuil, pour t’évanouir plus à ton aise. Je te vois d’ici. Tu as peine à en croire tes yeux. Tu compares les écritures, les couleurs ; tu cherches à douter, la conviction t’étouffe, et tu te soulages par les transports de la plus comique fureur. Je te laisse exhaler ta bile, et je commence ensuite le récit que je te dois par ces mots de César :

Veni, vidi, vici.

Afin de mettre une espèce d’ordre dans ma narration, et qu’elle puisse être de quelque intérêt, si l’envie nous prend quelque jour de la rendre publique, pour l’instruction des Charles présents et à venir, il est bon de te rappeler avec quel enthousiasme d’écolier tu me parlais de ta Déidamie dans tes lettres, pendant ma longue absence et pendant les premiers jours de notre réunion : Ce prodige de science et de talents, cette merveille, dont la beauté n’était que le moindre mérite ; ce phénix féminin, qui de son sexe n’avait que les appas, dont la vertu, fondée sur des bases inébranlables, le mettait à l’abri de toutes les faiblesses, de toutes les séductions. Tu sais avec quelle complaisance je t’écoutai d’abord, comme je me prêtai de bonne grâce à préconiser ton idole. Tant que je crus tes prétentions bornées à former une liaison de plaisir, je me gardai bien d’éveiller mon ami, car je compte pour beaucoup un beau rêve ; mais quand je te vis dupe de ton cœur au point d’offrir ta fortune et ta main à cette beauté ridicule autant qu’insidieuse, dont le caractère impérieux, le pédantisme risible, les vertus d’apparat et les vices réels menaçaient ton bonheur et ta réputation, je crus qu’il ne m’était plus permis de me taire, et mon amitié me donna le courage de t’affliger un moment, pour te sauver du péril où ton aveuglement devait te conduire. Je ne te cachai rien de ce que j’avais appris. Tu éclatas en reproches contre moi, je m’y étais attendu : tu m’accusas de m’être laissé prévenir, et de prendre pour la voix publique les cris de quelques petits-maîtres éconduits par la plus vertueuse des femmes. Je te citai, sur les intrigues de la dame, des faits de notoriété publique ; sur la fausseté de son esprit, sur la valeur de ses prétentions scientifiques ; j’appelai en témoignage les autorités les plus respectables : tu ne voulus rien entendre ; je t’offris de tenter moi-même l’aventure, et de perdre cent louis si, dans un mois au plus tard, je ne produisais à tes yeux les témoins irrécusables d’un commerce matériel avec ta divinité. — Mon pari fut accepté, les conditions couchées par écrit, et je me suis mis en route dimanche dernier pour me rendre à Melville, où l’immortelle tient sa cour. Voici maintenant les détails de ma victoire :

« En cheminant sur mon palefroi, j’arrêtai mon plan de campagne ; et réfléchissant qu’en amour comme en guerre il est souvent utile de s’annoncer avec fracas, je résolus de me faire précéder par une réputation d’emprunt, n’ayant rien à espérer de la mienne ; en conséquence je me détournai de ma route, pour aller relancer dans son désert notre féal Dutilleul ; je le mis discrètement au fait de mon entreprise et de l’espèce de service que j’attendais de lui. Il s’agissait d’une noirceur, il n’était pas homme à se faire prier. Nous convînmes donc précipitamment qu’il se rendrait à Melville, où il passe presque tout son temps ; qu’il annoncerait à la dame du lieu (après s’être assuré que je n’étais connu de personne de la société) qu’un de ses amis sollicite l’honneur de lui être présenté ; que cet ami est un jeune savant d’une réputation déjà fameuse, membre de plusieurs académies, et lié avec tout ce que la France et l’Angleterre ont d’hommes illustres dans les lettres et dans les arts. Dutilleul s’acquitta de la commission avec autant de célérité que de succès, et revint une heure après m’assurer, de la part de Déidamie, que j’étais attendu comme une bonne fortune. La comparaison me parut de bon augure ; mais comme je ne crus pas de ma dignité d’y mettre trop d’empressement, que j’étais bien sûr d’avoir du temps de reste, et que Dutilleul me fit observer plaisamment que je ferais un plus bel effet aux lumières, nous différâmes ma présentation jusqu’au soir. En attendant, nous nous amusâmes à dîner d’abord, et à réformer ensuite ce que ma toilette pouvait avoir de contrastant avec mon caractère présumé, et surtout avec le goût de la belle, sur qui mon introducteur me donna tous les renseignements dont j’avais besoin. Au lieu du frac élégant que je portais, Dutilleul me fit prendre dans sa garde-robe un habit de drap uni, d’une couleur très-sombre. Il fit disparaître la poudre de mes cheveux, et voulut absolument que je les laissasse flotter en boucles sur mes épaules. Ma toilette achevée, je me regardai au miroir, et je vis avec plaisir que mon nouveau costume ne diminuait rien de mon petit mérite physique, dont je me doutais bien que ma Minerve me tiendrait plus de compte que de toute la philosophie d’Aristote et de tout le sublime de Longin.

« Finalement, le jour approchant de sa fin, nous nous rendons au château. On nous introduit au salon, où la société s’était réunie. Déidamie m’accueille avec ce respect empressé que commandaient mon habit, mon maintien et ma réputation. Il faut être vrai, je la trouvai charmante : sa figure, véritablement grecque par la coupe et la régularité des traits, semblait demander grâce à la critique pour l’affectation d’un costume de même date que son nom. On fut moins indulgent pour moi ; mais je pris d’autant mieux mon parti sur les plaisanteries dont je devins l’objet, que je m’aperçus bientôt que mon accoutrement philosophique ne manquait pas son effet sur celle au jugement de qui j’en voulais passer. Mon début m’attira toute son attention, car je ne lui parlai que d’elle, de la célébrité qu’elle s’était acquise, des progrès infaillibles de la science dans un pays où Minerve empruntait, pour se faire écouter, les traits et les grâces de Vénus, etc., etc. Jamais encens ne porta plus vite à sa tête, et jamais une feinte modestie ne déguisa plus maladroitement le triomphe de l’orgueil. Je te fais grâce des détails de cette soirée et du souper qui la suivit ; tu te doutes bien que j’employai l’un et l’autre à sonder le terrain, à préparer les voies et à disposer mes attaques. Dutilleul me seconda à merveille, et mes progrès étaient déjà tels quand on se leva de table, que je n’eusse pas dès lors accepté cinquante louis de mon pari. Il était une heure lorsque le souper finit, et l’on ne voulut jamais permettre que nous retournassions au désert. Il en fut encore moins question le lendemain, car je me vis forcé de m’engager pour la quinzaine.

Je passe à la première conversation suivie que j’eus avec Déidamie. C’était le soir du second jour que je passais à Melville. La nombreuse compagnie du château s’était divisée en groupes ; les uns, c’est-à-dire, les plus âgés, s’étaient mis au jeu ; d’autres, rangés autour d’un piano, écoutaient une très-jeune et très-jolie personne, qui s’exerçait sur cet instrument avec autant de talent que de grâces ; d’autres enfin étaient descendus au jardin, pour y mettre à profit le plus aimable clair de lune. Déidamie avait refusé de prendre part à ces différents arrangements, et s’était assise près d’une fenêtre. Je m’approchai d’elle sans affectation, et je pris place, à sa prière, sur le même sopha. Après quelques moments d’une conversation insignifiante : « Vous me pardonnerez, me dit-elle, une question qu’aurait dû m’épargner Dutilleul ; mais persuadé comme il l’est qu’on ne peut guère se méprendre à un mérite comme le vôtre, il a négligé de m’apprendre à qui j’ai l’honneur de parler. » — Je n’avais garde, en déclinant mon nom, qu’elle a dû t’entendre prononcer cent fois, de me faire connaître pour ton ami ; je commençai donc par ce premier mensonge : « Je me nomme Dolbreuse, répondis-je sans hésiter, et pourtant je ne suis pas l’homme du siècle. — Ah ! monsieur, ne le soyez jamais, l’homme de ce siècle de frivolité, d’ignorance et de corruption ! (Je vis que j’étais sur la route ; elle continua.) Mais par quel hasard, ou par quel prodige avez-vous échappé si jeune à la contagion générale ? — Je pourrais, madame, vous faire la même demande à bien plus juste titre, et sans doute de tous les phénomènes que le monde moral offre aux yeux de l’observateur philosophe, celui d’une femme jeune, belle, sage et savante, à la fin du xviiie siècle, est le moins vraisemblable, et celui pourtant dont il est moins permis de douter à qui jouit du bonheur de vous connaître. — Mon intention n’était pas de m’attirer un compliment. — Ce n’est pas non plus le nom qu’il faut donner à l’expression franche d’une vérité sentie. Un philosophe anglais a dit avec raison, que l’éloge mérité était une dette, et la flatterie un présent ; je ne sais s’il est vrai que beaucoup de qualités me soient tombées en partage, mais il en est une que je me reconnais, que je publie moi-même, ma franchise. Peut-être attaché-je trop d’importance à cette vertu, si souvent nuisible à qui la possède, dans un monde où tout est fraude, mensonge et perfidie ; mais moi, qui n’ai rien de commun avec mon espèce, qui vis isolé sur la terre, qui ne veux rien des hommes, et n’attends rien des femmes, qui n’ai conséquemment aucun intérêt à déguiser la vérité, je la dis ou me tais. Ma devise est celle du philosophe de Genève, vitam impendere vero. — Sans doute, monsieur, il est de ces âmes d’une trempe particulière, qui se sentent, s’attirent, s’unissent au premier abord, et démontrent en quelque sorte la vérité du système des Androgynes de Platon. Comment expliquer autrement ce que j’éprouve avec vous, au bout de deux jours de connaissance ? Comment justifier cette prédilection que je me sens disposée à vous accorder sur toutes les personnes qui se trouvent ici, et dans le nombre desquelles il en est cependant dont la liaison avec moi date de plusieurs années ? Je sais bon gré à Montagne d’avoir dit quelque part : Il est des personnes qui, dès la première vue, se trouvent si liées, si obligées, que rien dès lors n’est plus cher que l’une à l’autre. Ce rapport singulier, qui tient peut-être autant à nos goûts qu’à nos caractères, me donne le droit d’être indiscrète, en désirant vous connaître plus particulièrement. » Je n’avais pas prévu cette curiosité ; cela ne m’empêcha pas de me tirer assez adroitement de l’histoire, ou plutôt de la fable-impromptu que je lui fabriquai, et dont je ne veux pas grossir cette lettre ; tu verras, par sa réponse, sur quel échafaudage je m’étais grimpé. « Votre confiance est digne de toute la mienne, répondit la dame, lorsque j’eus fini ma narration ; et je ne veux pas être en reste de franchise avec vous : vous haïssez les hommes, vous méprisez les femmes, vous vivez pour vous, et toutes les viles occupations auxquelles s’abandonne le troupeau de l’espèce humaine, sont remplacées dans votre âme par le besoin d’agrandir et d’épurer votre être : si j’ai bien entendu, voilà l’histoire de vos sentiments ; c’est aussi celle des miens : Mon origine est illustre, et si j’attachais quelque prix au préjugé de la naissance, ma vanité trouverait quelques plaisirs à entrer avec vous dans des détails à ce sujet ; mais je parle à un sage. » (Tu penses bien que j’eus toutes les peines du monde à étouffer le rire qui se pressait sur mes lèvres, moi qui sais et qui te prouverai que l’origine illustre de la belle se perd, non pas dans la nuit des temps, mais dans une nuit de plaisir du marquis de T… avec la fille de son intendant). Je tins bon, et elle poursuivit : « Élevée, comme vous, sous les yeux et par les soins d’un père à qui je tenais lieu de tout dans le monde (ceci est, dit-on, vrai au pied de la lettre), mon éducation fut l’objet de tous ses soins, de toutes ses méditations. Mon père (tu vois qu’il est toujours question du père, et de la mère pas un mot ; cela ne te rappelle-t-il pas la fable du mulet se vantant de sa généalogie ?), mon père crut devoir, en ma faveur, s’écarter de la routine ordinaire, et me faire prendre, loin du cercle étroit où se renferme l’éducation des femmes, un essor digne d’un être pensant. Je n’avais que dix-huit ans lorsqu’une maladie cruelle menaçant ses jours, lui fit craindre de me laisser bientôt sans fortune et sans appui. Pour parer à ce double malheur, il me décida, non pas sans difficultés, à épouser le plus ignorant et le plus sot des hommes, qui crut se faire un grand titre auprès de moi de son insipide amour et de sa grande fortune. Je perdis mon père cinq mois après mon mariage, et celui qu’on appelait mon mari ne lui survécut pas une année. Je me promettais bien de n’avoir plus rien de commun avec l’hymen, et je me créai un bonheur suivant mon système. J’ouvris un asile aux talents, au génie ; je consacrai à l’étude presque tous les moments de ma vie, et si je n’ai pas, comme vous, rompu en visière avec la société, c’est que des considérations puissantes, dont il me reste à vous faire part, s’opposent à l’exécution de ce dessein. Je vous ai dit que l’homme qui m’avait obtenue de mon père au tombeau, m’avait laissé une grande fortune, mais je n’ai jamais pu descendre à la bassesse des calculs, aux détails orduriers d’un ménage ; et cette grandeur d’âme, secondant à merveille l’esprit de rapine de mon intendant et de mes gens d’affaire, m’a conduite à craindre de me voir incessamment ruinée. Obligée, pour un moment, de fixer mes yeux sur ma situation, je n’ai trouvé qu’une ressource ; elle est sûre, mais elle est affreuse (c’est ici que j’ai besoin de toute ton attention) : c’est d’acheter une fortune nouvelle au prix de la première, en d’autres mots, de me remarier. — Je vous plains, lui dis-je, d’être encore réduite à ce pénible sacrifice. Mais l’amour prête, cette fois, peut-être quelque charme à la nécessité. — Pouvez-vous croire (écoute bien, je n’ajoute pas un mot) que je puisse jamais prostituer l’amour aux soins mercenaires de l’hymen ? Ce soupçon ne vous sera plus permis, lorsque vous saurez l’idée que je me fais de cette passion sublime. » J’étais pressé de m’instruire, comme tu peux croire. « Ah ! madame, ajoutai-je avec l’air du plus tendre intérêt, avant de vous engager dans un nouveau lien (s’il n’est aucun moyen de vous y soustraire, ce que je vous demanderai la permission d’examiner avec vous à tête reposée), il faut du moins bien connaître l’homme que vous devez rendre une seconde fois dépositaire du plus précieux de vos droits. — « Entre nous, je suis bien tranquille à ce sujet. Celui qui vise à ma main croyant viser à mon cœur, est un jeune homme très-ordinaire à tous égards, mais à qui je dois savoir quelque gré de l’empire prodigieux que j’exerce sur lui : cela n’a pas un sentiment que je n’aie dicté, pas une volonté que je n’aie consentie ; en un mot, c’est une machine organisée par moi, dont je serais contente, si je pouvais trouver du plaisir à faire danser une marionnette : Cependant, il le faut et probablement j’épouserai Dessenval. » (C’est le nom du prétendant.) Il est inutile de te fatiguer de la suite de cette conversation, qui nous conduisit au moment du souper. Il fut délicieux, et prolongé assez avant dans la nuit. Pour briller à mon aise, je fis naître habilement les sujets qui m’étaient familiers ; ma mémoire me servit à souhait ; j’entassai citations sur citations, adages sur adages ; je fis du Rébus, du galimatias, et lorsque je commençais à ne plus m’entendre, mon triomphe fut complet. Déidamie parut s’humilier devant mon savoir,

Son génie étonné trembla devant le mien.

Le lendemain, je me levai de très-bonne heure, et je dirigeai ma promenade vers un endroit du parc où je savais devoir rencontrer la belle. Je méditais, en l’attendant, sur l’attaque de la journée, lorsque je vis à travers les arbres trois femmes qui traversaient une allée très-sombre, parallèle à celle que je suivais, et qui entrèrent dans une espèce de petit temple qui se trouvait à l’extrémité. Un mouvement de curiosité m’entraîna sur leurs pas, et c’est là que mes yeux jouirent d’un spectacle bien nouveau pour moi, et dont je te rendrai compte dans un autre moment. Je m’étais jeté dans un taillis de lilas, pour éviter de me trouver sur le passage des trois Grâces qui venaient de sacrifier à la dixième muse ; et j’allais en sortir, quand j’aperçus dans l’éloignement Déidamie qui s’avançait un livre à la main. Je mis sur-le-champ ma situation à profit ; et prenant mes tablettes, j’y traçai à la hâte ces vers décousus, dont tu saisiras, si tu veux, le motif :

Voyageur imprudent, où me suis-je égaré ?
Seul avec la nature, à moi-même livré,
J’éprouve un mal nouveau, je sens couler mes larmes.
Descendons dans mon cœur........

Prenant ensuite l’attitude de la méditation mélancolique, j’eus grand soin, lorsqu’on fut à portée de m’entendre, de trahir à propos ma retraite par quelques soupirs maladroitement étouffés. Je suis surpris ; je joue l’embarras, l’homme décontenancé ; mon trouble n’échappe pas à celle qui le fait naître, et les tablettes que je veux dérober à ses yeux piquent surtout sa curiosité. Après quelques questions de circonstance : « Je vous ai trouvé, me dit-elle, abîmé dans une rêverie profonde, et je parierais que vous vous occupiez de quelque problème mathématique. Je ne suis pas tout à fait étrangère à la science d’Euclide ; et si vous vouliez me communiquer votre travail, peut-être entreverrais-je la solution qui vous échappe. — Les mathématiques, répondis-je en hésitant, n’avaient aucune part à mes réflexions. — J’entends, vous laissiez au hasard tomber sur vos tablettes la pensée du moment ; c’est de cette manière que Montaigne composa ses Essais. Il n’y a point d’indiscrétion, ajouta-t-elle en avançant la main pour prendre les tablettes. (Je fis quelques façons, mais enfin il fallut se rendre.) Quoi ! des vers ! — J’écris plus fréquemment de cette manière qu’en prose ; il me semble que la pensée acquiert plus de densité, plus d’énergie, quand elle est comprimée entre la rime et la mesure. » Après avoir lu, Déidamie referma lentement les tablettes, parut rêver un moment, et, sans me les rendre, me proposa de lui donner le bras pour achever sa promenade. La beauté des lieux, la douceur de la saison, le spectacle d’un beau matin, furent les nouveaux sujets d’un entretien où la belle déploya toutes les ressources de sa mémoire (qu’elle espérait me faire prendre pour les richesses de son imagination), et qui me conduisit à faire une découverte que je soupçonnais par inspiration ; c’est que la dame parle à tous propos d’un cœur qu’elle n’a pas, et ne dit rien des sens, qu’elle possède. J’eus un moment honte d’accorder les honneurs du blocus à la place que je pouvais emporter d’assaut ; mais réfléchissant aux conditions de notre pari, qui me prescrivait des formes et exigeait des preuves, je résistai à la tentation ; œuvre d’autant plus méritoire, que la jeune pédante, dans l’aimable désordre d’une toilette du matin, était véritablement séduisante.

Après déjeuner, Déidamie me proposa de passer dans son cabinet de physique. Elle savait à peine se servir des instruments les plus connus ; ainsi je n’eus pas de peine à passer pour un aigle à ses yeux, en reproduisant deux ou trois des expériences les plus faciles de Nollet et quelques récréations d’Ozanam. Je n’oubliai pas, à la manière de Fontenelle et d’Algarotti, d’assaisonner le tout d’applications galantes et sentimentales. Je vis encore le moment où nous allions terminer la séance par la leçon de physique expérimentale que donna Pangloss à la dangereuse Paquette, au château de Tondertentronck. Le reste de cette journée se passa en lecture, déclamation, etc.

Après dîner, le temps ne permettant pas de sortir, Déidamie proposa des jeux d’esprit. Dans quelques-uns, la malice de ses compagnes trouva le moyen de s’exercer à ses dépens ; elle riposta, et cette petite guerre d’épigrammes mit plus de vérités au jour que n’aurait pu faire la plus sage conversation. Assez adroit dans ce genre d’escrime, je vins à propos au secours de ma dame, contre laquelle toutes les forces s’étaient réunies, et que je vis prête à succomber. Je parai les coups, je repoussai les traits, et d’assaillis nous devînmes assaillants à notre tour. La reconnaissance chez les femmes se mesure moins sur l’importance que sur la nature du service, et je vis bien que lorsque je le voudrais, la sienne n’aurait plus de bornes.

Pour abréger, je passerai sous silence les cinq jours suivants, qui ne furent guère, à tout prendre, qu’une répétition de celui dont je t’ai rendu compte, et pendant lesquels je fus plus occupé d’arrêter la marche de mes succès que d’en atteindre le terme. Je saute au dénoûment.

Le matin du jour où je ceignis la couronne du vainqueur, Déidamie, avant que je fusse levé, m’avait renvoyé mes tablettes, où j’avais trouvé cette imitation du joli madrigal de Saint-Aulaire :

De vos succès il faut vous prévenir.
Votre muse aujourd’hui devient une déesse ;
On l’appelle Thétis, et malgré la Sagesse,
Vous êtes Apollon, et le jour doit finir.

Rien n’était plus clair, et je pouvais me dispenser de répondre ; mais je n’avais encore que ce monument écrit de l’humanité de l’immortelle, et ce n’était pas assez pour toi. J’écrivis donc pour avoir des détails dont tu ne pusses pas me contester l’objet, et je te renvoie à l’original de la lettre que je reçus en réponse à la mienne, et que j’ai insérée dans ce paquet. Elle ne te laissera, j’espère, rien à désirer : c’est du moins le service qu’elle me rendit. Tu verras, par exemple, qu’on m’y donnait, pour la nuit, un rendez-vous dans la bibliothèque qui communique par une secrète issue avec la chambre à coucher (issue que tu ne connais pas, j’en suis sûr). Il faut te l’avouer de bonne foi, le profond mépris que m’inspirait la femme ridicule et méchante, ne m’empêcha pas d’attendre avec beaucoup d’impatience le moment qui devait mettre entre mes bras la charmante Déidamie.

Enfin, le souper fini, chacun se retira, et personne ne fut surpris de me voir entrer dans la bibliothèque, où l’on savait que je passais souvent une partie de la nuit. Il était minuit environ, Déidamie ne devait paraître qu’après s’être assurée que tout le monde dormait au château. Mon imagination mit le temps à profit, et me suggéra l’idée plaisante de l’exécution de laquelle j’aurai bientôt à te parler. La pendule de la bibliothèque sonnait une heure ; c’était celle du berger. J’avais mes instructions ; à l’aide d’un petit escalier de bois d’acajou, je déplaçai six énormes in-folio de la Théologie du P. Calmet ; et la précipitation que je mettais à mon travail ne m’empêcha pas d’observer qu’ici les œuvres du bénédictin n’étaient pas revêtues de cette couche vénérable de poussière qui les ronge partout ailleurs, et que les volumes étaient usés par les bords : il fallait en conclure qu’on les lisait ou qu’on les déplaçait souvent ; cette dernière supposition me parut la plus vraisemblable. L’officieux fatras écarté, la cloison s’entr’ouvrit, et le petit pied de la belle se fit entrevoir. Je l’aidai de mon mieux à descendre de la région des in-folios, et sans lui laisser le temps de respirer, je me prosternai à ses genoux, où je lui fis une déclaration à laquelle la plupart des témoins reliés qui nous environnaient avaient contribué pour quelque chose. Elle y répondit par ces vers de la muse de Lesbos :

Heureux qui près de toi, qui pour toi seul soupire,
Etc.

Tu pourras juger du charme de ces vers et de l’effet qu’ils produisirent sur moi, en te figurant Déidamie vêtue d’une légère simarre de crêpe bleu de ciel, nouée d’une ceinture de pourpre, le cou et les bras nus, sa belle chevelure emprisonnée dans des bandelettes, et rassemblée avec je ne sais quelle grâce antique sur le sommet de la tête… L’illusion était complète ; elle était Sapho, j’étais Phaon ; je le suis encore, mais ne crains pas pour elle le rocher de Leucate :

« Que diraient de nous, me dit-elle en me faisant asseoir près d’elle sur un siége d’ivoire en forme de chaire curule, tous ces grands hommes dont les écrits sublimes tapissent cette enceinte, s’ils étaient les témoins animés du délire auquel leurs élèves s’abandonnent ? — Permettez, belle Déidamie, répondis-je en passant un de ses bras autour de mon corps et l’enlaçant d’un des miens, permettez que j’ose en ce moment me rendre l’interprète de ces génies immortels, ou plutôt laissons-les s’expliquer eux-mêmes. Platon nous dit que l’amour est une émanation du souffle divin, la récompense des hommes, l’occupation des dieux. Hésiode, dans sa Théogonie, nous peint l’Amour débrouillant le chaos, fécondant la Nature. Lucrèce et Rousseau vous crient : L’amour donne la vie aux élements, la forme à la matière, l’existence à tous les êtres ; il est le lien, le but, l’espoir de tout ce qui respire. Écoutez Saint-Lambert résumant les opinions des sages orientaux ? — Qu’est-ce que le monde ? l’ouvrage d’un dieu bon. Quel hommage exige de nous sa bonté ? Notre plaisir. Quels devoirs nous a-t-il imposés ? Le plaisir des autres. Jouissez donc, voilà la sagesse. Faites jouir, voilà la vertu. Vous citerai-je Horace, Virgile, Aristote, Helvétius ? Tous ont sacrifié à l’Amour, tous ont célébré ses bienfaits, et tous nous disent avec Voltaire, en nous montrant son image :

Qui que tu sois, voici ton maître ;
Il l’est, le fut, ou le doit être.

Pendant que je parlais, mon geste n’était pas moins éloquent que mon discours, et je m’apercevais avec plaisir qu’il accélérait la persuasion. Nous disputâmes quelque temps, et pour dernière réponse à ma docte amie, qui argumentait de son mieux contre l’amour, je le lui prouvai par le fait. « Il faut bien convenir de tout ce que vous voulez, mon ami, reprit-elle en approchant sa belle bouche, et je vois bien que j’ai mal pris mon temps pour disputer contre l’évidence, contre vous et contre mon propre cœur. » Ces derniers mots furent apportés sur mes lèvres, que les siennes pressèrent avec ardeur. « Ah ! quel baiser ! s’écria-t-elle ; c’est ainsi qu’Horace en donnait à Lalagé, Catulle à Lesbie, Julie à Saint-Preux ! » Il fallut, avant de passer outre, épuiser notre érudition commune sur le chapitre des baisers ; commenter ceux de Jean Second, critiquer ceux de Dorat. La discussion m’ennuya d’autant moins que l’exemple, joint au précepte, y répandait tout l’intérêt dont elle est susceptible. Cette matière épuisée, nous procédâmes à l’examen d’une question plus profonde. Je veux bien en convenir avec toi ; cette femme est vraiment un chef-d’œuvre d’académie ; chaque voile que l’on soulève trahit une perfection. Malheureusement, elle perd à la nudité morale tout ce qu’elle gagne à la nudité physique. Je ne pouvais me lasser d’admirer, de comparer, de parcourir des yeux, de la main, de la bouche, la plus belle gorge que les doigts d’un philosophe aient jamais pressée. Un critique sévère, un froid admirateur, un poëte glacé, qui n’a pour rimer à la beauté qu’il idolâtre, que les contours divins de sa gorge d’albâtre, se plaindrait peut-être que le lys ne brille pas ici dans tout son éclat ; mais combien ce léger défaut est-il racheté par l’élégance des proportions, par la volupté des formes, et, plus que tout cela, par le sentiment qui, chez cette femme, a deux organes de la plus délicieuse irritabilité dans le boutonnet vermeil qui fleurit sur son beau sein. Je ne découvris pas en vain cette faculté merveilleuse, et je m’en servis avec assez de succès pour qu’on ne s’opposât pas au brusque envahissement que je méditais. Il est des instants chez les femmes où toutes les précautions s’oublient, où toutes les folies réussissent ; c’est justement celui où se trouvait la belle, et dont je sus profiter pour moissonner quelques épis du champ le plus fécond. (Tu peux maintenant apprécier la valeur du présent que renferme le petit papier ployé en forme de cœur.)

J’avais rempli toutes les conditions énoncées dans notre pari, le dénoûment était à ma disposition ; je voulus qu’il fût neuf dans la forme, ne pouvant l’être au fond.

J’avais amené la tendre Déidamie au point de me faire remarquer le peu d’effet que devait produire la péroraison de notre discours dans la chaire curule où nous étions placés, et ses yeux, se portant vers la niche du théologien, me disaient qu’on pouvait ailleurs trouver un lieu plus commode. « Le lit oiseux, répondis-je, est l’asile des amants vulgaires ; il faut des sophas aux sybarites, des gazons aux bergers ; mais Apollon caressant une Muse, saura se construire un trône digne de tous deux. » En disant cela, je me dégage des bras de ma brûlante amie, et je me mets en devoir de préparer une couche nuptiale d’un genre tout nouveau. Quarante in-folios de l’Encyclopédie, rangés symétriquement, en forment la base et le cadre ; une seconde couche d’auteurs, mous et volumineux, tels que les deux Scudéri, les Calprenède, etc., exhaussent mon premier plan, et j’étends sur le tout force journaux, pamphlets, romans modernes, brochures de tous genres. J’avais d’abord pris un Cyrus broché pour en faire une espèce de traversin ; mais Déidamie m’ayant fait craindre les effets de la vertu narcotique que l’ouvrage exhale, je le remplaçai par la collection des romans de Voltaire. L’autel disposé, j’y plaçai la déesse. Si les désirs ardents dont j’étais dévoré ne me permirent pas alors d’observer tout ce que cette situation avait de comique, je me la retrace en ce moment avec un plaisir que tu dois partager. — Enfin Apollon s’est plongé dans le sein de Thétis ; nous touchons au moment de l’immersion totale. Malheureusement l’excès de vie qui nous tourmente ranime les morts qui nous supportent ; les brochures tombent et se dispersent ; les fondements encyclopédiques se désunissent, tout s’écroule ; mais, étroitement enlacés, inaccessibles à tout autre sentiment qu’à celui dont l’ardeur nous dévore, nous voyons d’un œil indifférent ce bouleversement général, et nous mourons d’amour sous les débris de son autel.

.....Si fractus illabatur orbis,
Impavidum ferient ruinæ.

Revenus de la longue extase où nous restâmes quelques moments plongés, nous nous dégageâmes du milieu des livres sous lesquels nous étions en quelque sorte ensevelis. En réparant le désordre que l’amour avait causé dans la bibliothèque, et rendant chaque volume à son rayon ; j’en vis un dont les feuillets portaient le témoignage indélébile du mystère auquel il avait assisté. Je fus curieux d’en connaître le titre ; c’était un volume de Molière, et par un hasard de la vérité duquel tu pourras t’assurer sur les lieux, il s’était ouvert à la seconde scène du quatrième acte (les Femmes savantes). Voici les vers maculés :

....... Ah ! que les belles âmes
Sont bien loin de brûler de ces terrestres flammes !
Les sens n’ont point de part à toutes leurs ardeurs,
Et ce beau feu ne veut embraser que les cœurs.
Comme une chose indigne, il laisse là le reste ;
C’est un feu pur et net comme le feu céleste.
On ne pousse avec lui que d’honnêtes soupirs,
Et l’on ne penche point vers les sales désirs.
Rien d’impur ne se mêle au but qu’on se propose :
On aime pour aimer, et non pour autre chose.
Ce n’est qu’à l’esprit seul qu’on doit tous les transports,
Et l’ont ne s’aperçoit jamais qu’on ait un corps.

Déidamie, qui se rappela m’avoir vingt fois tenu ce langage, ne trouva pas l’aventure aussi plaisante que moi, et sa confusion, qu’elle déguisait mal, me fit voir qu’au fond elle se rendait justice.

Je finis cette éternelle épître en t’annonçant que j’ai quitté Melville hier matin, sans prendre congé, pour me rendre au Désert, d’où je t’écris ; j’en partirai ce soir, et tu peux m’attendre avant minuit.



SEPTIÈME TABLEAU


SAPHO
ou
LES LESBIENNES
.....Quid vota furentem,
Quid delubra jurant ?
Virg. Enéid.
In nos tota ruens Venus
Cyprum deferuit.
Hor.

Las de parcourir les Champs-Élysées un de ces beaux jours de printemps, où le charme de la saison, le désir d’être attirent dans ces aimables lieux tout ce que la capitale du monde offre de beautés, Arthur et Charles (les deux amis du tableau précédent) s’étaient assis à quelque distance des allées où se portait la foule.

« Que je te sais bon gré, disait Charles à son ami, de m’avoir ouvert les yeux sur le piége que me tendait Déidamie ! J’étais pris sans toi. Les poëtes ont eu bien raison de mettre à l’Amour un bandeau sur les yeux ! — Il n’appartient qu’à la jouissance de le détacher. Tu le vois, Charles, il en est de l’amour comme de la peur : on en guérit en s’approchant de l’objet. J’avoue que tu n’avais rien fait pour moi, si tu ne m’eusses porté dans les bras de la belle. Je craignais le sort de Sémélé, et tu m’as fait éprouver celui d’Ixion. — Tu n’es pas le premier qui se soit plaint de trouver sa maîtresse nue. — Ne renonceras-tu jamais à tes insipides calembours ? — Si fait, le jour où tu abjureras tes visions platoniques, où, las de galoper sur la monture de Bellérophon, tu mettras pied à terre pour y vivre avec les femmes telles que le ciel les a créées. — Il n’est pas si facile, mon ami, d’abandonner l’espoir sur lequel tout le bonheur de ma vie est fondé : tu auras beau dire, je suis sûr de la rencontrer un jour cette moitié de moi-même, de l’existence de laquelle je suis averti par mon cœur. — Dis plutôt par ton imagination. Je te le répète pour la centième fois, mon pauvre Charles, le seul moyen d’être heureux est de ne se point composer un bonheur étranger à la nature : nous n’avons que cinq sens, et toute la félicité dont nous sommes susceptibles est le résultat de la combinaison plus ou moins heureuse que nous savons en faire, de même que les chants les plus suaves, les accords les plus heureux se trouvent dans les sept notes dont la musique se compose. Les fous sont ceux qui, comme toi, veulent changer la gamme de la nature. Voilà du sublime, j’espère, et ta Déidamie ne dirait pas mieux. — Tu sais bien que je ne suis pas embarrassé pour te répondre, et qu’à l’aide de ma distinction des deux natures de l’homme, je puis te mener aussi loin qu’il me plaira. — S’il te plaisait, par exemple, de me conduire jusqu’à ces chaises vacantes dans la grande allée, j’aimerais tout autant passer en revue les jolies femmes qui s’y promènent, que les rêveries qui te passent par la tête. (Ils changent de place.) — Quel spectacle charmant ! continue Arthur, en se renversant sur sa chaise, dont il appuie le dos contre un arbre, quelle délicieuse variété d’attraits et de parures ! c’est un parterre mobile de fleurs, heureuse l’abeille qui peut se loger dans le calice de la rose ! — Plus heureux le papillon qui les caresse toutes. Apprenez, monsieur le Céladon, que la science des femmes ressemble à la physique : on n’y fait de progrès qu’à l’aide de l’expérience. La Vénus de Florence, la Diane de Houdon sont des chefs-d’œuvre de l’art ; mais pour peindre la nature, il faut étudier sur le nu. — Je ne t’ai jamais vu si fertile en comparaisons. — En raisons il fallait dire. Dans le cabinet, je suis le très-humble admirateur de tes sublimes connaissances ; mais ici je combats sur mon terrain, tu deviens mon écolier ; disce, puer, l’instant est favorable : je le saisis pour te donner une leçon tout en exemples. — Leçon de pures calomnies ? — De médisance, à la bonne heure. — Distille ton venin tout à ton aise ; j’ai pris ce matin du contre-poison : j’ai lu l’éloge de Thomas. — C’est une belle galerie que la sienne ; voyons si elle ressemble. Remarques-tu cette petite brune qui s’avance vers nous, dont les beaux yeux noirs, brillants de tous les feux d’amour, se tournent avec une expression si tendre vers l’heureux mortel qui lui donne le bras ? Tu la connais de nom : c’est Adorine, la fille de… (Le reste de cette phrase est effacé dans le manuscrit.) Je sais l’histoire de l’une et de l’autre, mais je voudrais bien savoir ce que l’on peut reprocher à la jeune personne. Les circonstances la débarrassent d’un mari qu’elle hait, et pour lequel chacun partage ses sentiments. Delval en était aimé depuis longtemps, et l’amour, libre des chaînes de l’hymen, ne peut refuser à la constance le prix de quatre années de sacrifices. — Ton premier exemple est bien mal choisi, mon pauvre Arthur, pour qui n’en sait pas plus long que toi : je ne sais comment cela se fait, mais tu ne vois jamais qu’un côté de la médaille ; le revers de celle-ci, c’est qu’il y a bientôt six mois qu’il n’est plus question du cher Delval ; le pauvre garçon s’était fait, comme toi, la plus sublime théorie d’amour, et s’imaginait la réduire en pratique avec la fidèle Adorine. Malheureusement pour son système, un beau jour il découvrit un rival heureux dans la personne du petit Dorigny, et voilà mon homme éveillé. Pour se venger de l’amour, Delval s’est marié la semaine dernière, et le même jour Adorine a donné un successeur à Dorigny. Tu le vois, sa taille élevée, ses formes athlétiques annoncent une enfant du Nord. Une autre fois je pourrai te donner quelques détails curieux sur cette dernière liaison ; mais pour le moment je veux te conter une anecdote assez plaisante sur le compte de cette jolie petite créature qui suit immédiatement Adorine !… — De cette enfant qui paraît à peine avoir atteint son troisième lustre ? — Première erreur : Herminie a dix-neuf ans au moins ; c’est l’élève, la compagne, l’amie d’Adorine, et déjà son émule. Celle-ci ayant formé le projet d’établir Herminie, qui n’avait pour toute fortune que sa jolie figure, crut devoir écarter pour un temps de sa jeune compagne le cortége des Amours, qui ne manque jamais d’effaroucher l’Hymen. Le publicain Bonnard, un contrat de mariage dans une main et deux cent mille écus dans l’autre, avait obtenu l’aveu d’Adorine et le consentement d’Herminie. La célébration du mariage était remise à huit jours, et le Turcaret remplissait cet intervalle par des fêtes, où son opulence brillait toujours aux dépens de son goût. Sa mauvaise étoile voulut que Préval, le plus joli danseur de Paris, se trouvât à un bal que donnait le futur, quatre jours avant la cérémonie qui devait lui assurer, sinon la possession, du moins la jouissance de cette charmante fille. Personne ne valse comme Préval. Il fit tant valser Herminie, qu’il lui tourna la tête, et qu’Adorine, qui connaît l’empire des caprices, en vint à craindre que la petite n’attendît pas au cinquième jour pour faire quelque folie dont les suites pouvaient éloigner l’épouseur ; en conséquence, elle s’empressa de se mettre en tiers dans cette intrigue. « Mon enfant, dit-elle à Herminie en la tirant à part, je me suis aperçue que Préval n’a pas perdu ses pas auprès de toi, et qu’il vise à t’en faire faire un de clerc. Tu connais mes principes : concilier le plaisir et l’intérêt.

Voyons, de quoi s’agit-il ? où en êtes-vous ? — Bonne amie, faut-il te parler vrai ? j’aime Préval à l’adoration, et il m’a fait promettre que le Bonnard n’en aurait pas les gants. — Eh bien ! il faut tenir parole, mais ne pas se compromettre comme des enfants. Laisse-moi conduire cette affaire, et je te livre ton amant le jour même de ton mariage ! » Veux-tu savoir maintenant comment ces dames s’y prirent ? Le jour des dupes arrivé, Herminie, jouant les scrupules, fit entendre à son prétendu que les cérémonies religieuses pouvaient seules, à ses yeux, donner à l’engagement qu’elle allait contracter, le caractère auguste dont elle ne le croyait pas revêtu par la simple formalité qu’exigeait le nouvel ordre des choses. Le bon Bonnard ne s’opposa pas à ce que sa future prit le ciel à témoin de la fidélité qu’elle allait lui jurer ; en conséquence, on fit venir le soir au logis d’Adorine un révérend père récollet, ancien directeur de ces dames, du moins à ce qu’elles disaient, et l’on procéda aux cérémonies exigées par l’Église. Le saint homme observa qu’il était indispensable que les futurs conjoints approchassent du tribunal de la pénitence avant de recevoir le sacrement de mariage. Bonnard s’en défendit avec malice, observant qu’il était d’usage que les femmes fissent pénitence avant, et les maris après le mariage. Herminie, pour satisfaire à ce pieux devoir, s’enferma une grande heure avec le cénobite, dans un appartement reculé ; ce qui fournit à l’ami Bonnard l’occasion de faire sur la longueur de cette confession d’excellentes plaisanteries dont Adorine s’amusait beaucoup. Enfin Herminie reparut, et l’on voyait dans ses yeux et dans ceux du révérend tant de contrition, tant de béatitude, que Bonnard, tout esprit fort qu’il se dît, en était édifié. Je n’ai pas besoin, j’espère, de te dire que ce récollet n’était autre que Préval, de t’expliquer, et comment il donna presque au même moment à Bonnard tous ses degrés dans l’ordre des maris, et de quelle rime heureuse il embellit son nom.

Avec un bon cœur, reprit Charles quand Arthur eut fini son histoire, peut-on parler avec cette légèreté de la plus noire et de la plus révoltante perfidie ? Sais-tu bien que je ne connais pas de crime au-dessus de cette action que tu nommes une espièglerie, et que les lois devraient punir… — Prends garde, mon ami, dans ta sainte fureur tu vas faire pendre tout Paris… Mais je ne me trompe pas !… ce sont elles ! — Qui donc ? — D’honneur ! les voilà. — Qui donc, encore une fois ? — Tu ne connais pas ces trois femmes qui traversent l’allée, toutes trois un bouquet de roses à la main ? — Si fait ; celle du milieu, c’est Coralie. — Elle-même, la nièce de notre Déidamie, et ses deux compagnes sont Myrrha et Sapho… Parbleu ! elles me font souvenir fort à propos d’une anecdote assez piquante dont elles sont les héroïnes, et que j’ai promis de te raconter dans ma lettre de Melville. Ce récit ne sort pas de mon sujet, et tu l’entendras avec d’autant plus de plaisir, qu’il tient au costume grec, pour lequel tu as une grande vénération. Pour sentir tout le mérite du tableau que je vais te tracer, examine d’abord avec attention les personnages : justement elles vont passer près de nous. Dis-moi, connais-tu quelque chose de plus délicieux que ce groupe, et Boucher voudrait-il d’autres modèles pour peindre les trois Grâces ? Regarde cette jeune Coralie : quinze ans, plus fraîche que la rose du matin. Combien cette tête charmante ne s’embellit-elle pas de sa délicieuse simplicité ! Quelle coiffure l’art oserait-il substituer à ce désordre de mille petites boucles dont la nuance argentée se fond si doucement sur l’ivoire d’un front, siége de la jeunesse et de l’innocence ! Les attraits de Coralie tirent en quelque sorte un nouveau lustre de ceux qui distinguent ses belles compagnes. Que j’aime la taille majestueuse, l’œil noir et brillant, la bouche riante et vermeille de Sapho ! Tu préfères, j’en suis sûr, la voluptueuse langueur, l’œil bleu si tendre, les contours délicats, la nonchalance aimable de Myrrha : chacun son goût ; venons à notre histoire.

« Je me promenais un matin dans le parc de Melville, rêvant aux moyens de mettre à fin mon aventure avec Déidamie, lorsque j’aperçus ces trois mêmes dames enfilant une allée très-sombre à l’extrémité de laquelle se trouvait une espèce de temple chinois. J’avais cru remarquer dans leur démarche quelque chose d’inquiet, de mystérieux : il n’en fallut pas davantage pour piquer ma curiosité. Je les suivis avec précaution, et de charmille en charmille j’arrivai, sans être découvert, tout près du lieu où je les avais vues entrer. Elles en étaient déjà sorties. Je ne pouvais retrouver leurs traces et j’étais prêt à m’éloigner, lorsque je découvris derrière un torse un petit sentier très-étroit : je le suivis en écartant doucement le feuillage, en prêtant l’oreille au moindre bruit. Ce sentier conduisait à une grotte où je ne doutai plus que les trois nymphes ne fussent cachées, lorsque, interrogeant un sable indiscret, j’y découvris la triple empreinte d’un pied féminin. Pour ne point me trahir, je quittai le chemin pour suivre le cours d’un ruisseau qui me conduisit sur un amas de rochers, à travers lesquels il s’introduisait dans la grotte. Il n’y avait pas moyen de m’y couler avec lui, mais à force d’essais, je parvins à me faire jour parmi de vieux troncs d’arbres, et à m’établir dans une excavation obscure et commode d’où je découvrais parfaitement l’intérieur de ce réduit solitaire, où le trio charmant m’avait précédé. Tu connais le lieu de la scène ; aussi je te fais grâce d’une description à laquelle ta mémoire peut suppléer. — Ma mémoire ne peut suppléer à rien, car je ne connais point la grotte dont tu parles. — Il faut donc que je t’en donne une idée, car elle est nécessaire à l’intelligence de l’action. Cette grotte est pratiquée dans un roc artificiel où la nature trompée sourit aux ravages du temps : on y parvient à travers des ronces et des débris en passant sous une saillie de rochers hardiment suspendus. L’intérieur de ce mystérieux asile est tapissé de mousse, de lierre et de jasmin. Dans un enfoncement sur la droite, on voit le lit de l’hermite élevé sur des troncs d’arbres et tissu de plantes vivaces artistement enlacées. De l’autre côté, le ruisseau descend avec un murmure aimable, parcourt toutes les sinuosités de la grotte et se perd sous des roches. Vis-à-vis l’entrée un prie-Dieu s’élève sur un autel de mousse. Telle est à peu près la disposition du local, et moi je suis établi dans une espèce d’embrasure, en face du lit de l’hermite. Écoute bien maintenant. « Enfin ! nous voilà sans témoins, sous les yeux seuls de la Nature et de l’Amour, dit Sapho en détachant son chapeau de paille, et rendant le même service à Coralie, qui jetait autour d’elle des regards où se peignaient l’inquiétude et la timidité. Qu’as-tu, petit ange, continua-t-elle ; tu sembles troublée ! Te repentirais-tu d’avoir cédé à nos tendres sollicitations ? — Non, mes bonnes amies, répondit à voix basse la jeune Coralie, mais j’éprouve en ce moment une palpitation dont je ne démêle pas bien la cause. Si ma tante, si quelqu’un allait nous surprendre. — Enfant, reprit Myrrha, tout le monde dort au château ; rassure-toi donc, et ne souffre pas que le plus léger mouvement d’inquiétude empoisonne les instants délicieux que nous allons passer ensemble. » Pendant ce petit dialogue, les trois nymphes avaient pris place sur le lit de verdure ; la plus jeune était au milieu. « J’ai rêvé toute la nuit à toi, reprit Sapho en s’emparant d’une des mains de Coralie et la regardant avec passion ; mais au lieu de me retracer les plaisirs divins que j’ai déjà deux fois goûtés dans tes bras, mes songes ont versé dans mon cœur le poison de la jalousie : l’amour d’un homme avait remplacé dans ton cœur cette passion céleste que nous t’avons fait connaître et qui n’a point d’égale sur la terre. » (Coralie, en lui baisant la main :) « J’espère, bonne amie, que tu n’ajoutes pas foi aux rêves ? — Si fait, aux miens, poursuivit Myrrha, car j’ai rêvé que, réunies toutes trois dans une grotte charmante, nous épuisions dans nos transports la coupe inépuisable des voluptés. Est-ce là un songe ! (En lui donnant un baiser.) — Il ne tient qu’à nous, poursuivit-elle d’un air un peu confus, d’en faire une douce réalité. » Ce mot prononcé, deux baisers pris sur la même bouche commencèrent le prodige. Les deux aînées des Grâces procédèrent ensuite à la toilette de la plus jeune, c’est-à-dire qu’elles s’empressèrent de l’embellir de tous les charmes de la nudité. Coralie, en rougissant, se prête à leurs désirs. Tandis que Sapho dépouille du tissu de soie qui les couvre une jambe d’ivoire, un pied furtif, Myrrha fait tomber un jupon envieux, délace le corset, enlève le fichu, desserre la coulisse qui retient un dernier voile de lin, et mille baisers saluent les attraits que leurs mains découvrent. Quelque feu que ce spectacle allumât dans mes sens, il n’égalait pas l’ardeur de celui dont les deux amies paraissaient embrasées. Faut-il te l’avouer à ma honte ? l’orgueil, l’amour, la nature réclamaient en vain dans mon cœur contre l’outrage qu’ils recevaient en ce lieu. Telle était la force de l’enchantement, que je n’eusse pas changé mon rôle de spectateur contre celui d’acteur dans cette scène, digne des plus beaux jours de la Grèce. Veux-tu, Charles, te faire une idée de la volupté ? Le couple le plus tendre, le plus aimable d’amants ne t’en fournira qu’une image imparfaite. Son triomphe est dans les embrassements des femmes. Les désirs, les caresses, chez les hommes, ont quelque chose d’outrageant, de lourd, qui révolte de sang-froid ; mais trois jeunes beautés, dont les bras, flexibles comme le lierre, s’enlacent avec mollesse, dont les yeux, pleins d’une flamme humide, peignent à la fois le désir satisfait et le désir renaissant, dont chaque attitude trahit une grâce, dont chaque mouvement produit un tableau, dis-moi, n’est-ce pas la volupté ? Coralie parut d’abord inquiète de sa nudité ; mais le sentiment de la pudeur ne peut tenir longtemps contre les douces illusions de l’amour-propre et du plaisir. Chaque partie de son corps devient l’objet d’un éloge, le but d’une caresse. Sapho se précipite sur le frais bouton de sa gorge, Myrrha savoure un long baiser sur sa bouche entr’ouverte, et presse mollement entre ses dents d’ivoire la langue amoureuse qui s’unit à la sienne. Chacune à son tour s’empare du trésor que l’autre abandonne, et Coralie partage enfin le feu qu’elle allume. Ses jeunes mains s’égarent à leur tour, et s’empressent d’écarter les obstacles qu’elles rencontrent. Les vêtements tombent de toutes parts. Nouveau Pâris, je me crois sur le mont Ida, une pomme d’or à la main. Je ne devais compte de mon jugement qu’à moi-même, et je ne pus le porter. On peut faire un choix entre Junon, Pallas et Vénus ; mais entre Coralie, Sapho et Myrrha, qui pourrait en choisir une, risquerait d’en regretter deux. Mes regards enchantés erraient avec une égale ivresse sur les trésors naissants de Coralie, sur les beautés accomplies de Sapho, sur les attraits touchants de Myrrha. L’Amour semble avoir pris plaisir à faire à chacune un lot de beautés particulières qui se prêtent un charme mutuel. Après une ample moisson de baisers, Sapho proposa le jeu que j’entendis nommer pallique. En attendant que tu m’en donnes l’étymologie, je t’en ferai la description. Coralie fut placée à genoux sur le petit autel de gazon ; Sapho, dans la même attitude, au pied de l’autel, ne pouvait atteindre de la bouche qu’à la ceinture de Coralie, tandis que Myrrha, debout à côté, se trouvait, relativement à Coralie, dans la position où cette dernière était par rapport à Sapho. Je n’ai pas besoin, j’espère, de t’indiquer plus clairement le double mérite de cette posture ? Tu dois voir d’ici le lieu, la nature et les instruments du sacrifice. Les soupirs, les articulations demi-formées qui échappaient à Coralie et à Myrrha, les ondulations voluptueuses de leurs mouvements décelaient la violence d’un plaisir auquel Sapho ne prenait qu’une part active.

« À ce premier essai succéda bientôt un exercice plus violent. Chaque nymphe s’arma d’une branche de rosier après en avoir ôté les principales épines ; le signal donné, je fus témoin d’un combat bien plus digne de fixer les regards des habitants de l’Olympe que ceux auxquels ton radoteur d’Homère les fait si souvent assister. Ailleurs la gloire est de battre, ici d’être battu. Myrrha voulut entrer la première en lice. Tandis que Sapho exerçait sa douce furie sur des épaules de neige, sur des touffes de lys, objet d’un culte profane, Coralie portait plus légèrement des coups plus sensibles sur le tissu délicat d’une gorge d’albâtre, et d’une verge vengeresse poursuivait l’Amour jusque dans son réduit le plus secret. Myrrha, semblable à ces courageux Indiens qui défient leurs bourreaux au milieu des supplices, irritait les siens de la parole et du geste, et leur indiquait la place où leurs coups devaient tomber. Ce beau corps, où la nature prodigua les lys d’une main si libérale, se colore insensiblement du plus vif incarnat, ainsi qu’on voit au matin l’horizon argenté se nuancer des couleurs de l’aurore. Coralie prit à son tour la place de Myrrha, et ne se montra pas moins courageuse. Placée par ses compagnes dans vingt attitudes différentes, elle vit, avec une émotion plus vive que pénible, l’albâtre de ses charmes naissants disparaître sous un rideau de pourpre. Un seul endroit, le sanctuaire de l’amour, se dérobait à l’orage, à l’abri des colonnes mobiles qui décorent et ferment son parvis : on en fit à Coralie de tendres reproches, et l’on exigea d’elle qu’elle exposât sans défense le lieu sacré garanti jusqu’alors. L’aimable enfant se soumit à tout : son corps s’inclina vers la terre, et sa courbe voluptueuse produisit sur un nouvel horizon deux astres de dimensions et d’influences différentes, dont l’un, semblable au soleil, brûle, engendre, vivifie, tandis que l’autre, ainsi que l’astre des nuits, n’a qu’une lumière d’emprunt, une chaleur inféconde, et néanmoins s’est fait un parti parmi les astronomes. Cette dernière épreuve, à laquelle se soumit avec une grâce enchanteresse la jeune suppliciée, acheva d’embraser ses sens, et lorsque ses compagnes jugèrent, aux soupirs de la victime, aux frissonnements de son corps, au désordre de ses mains, qui se portaient involontairement sur le foyer de l’incendie, qu’il était temps d’en arrêter les progrès, Sapho se présenta dans l’arène, après avoir exigé que l’on s’armât de branches nouvelles, et sans vouloir qu’on en écartât les épines.

« Quelles couleurs, quel pinceau, quel peintre pourraient espérer de donner à ce tableau l’énergie, la grâce, le mouvement, le désordre divin qui présidèrent à sa composition ? Je ne puis qu’offrir à ton imagination la belle et lascive Sapho, s’agitant avec une espèce de fureur sous les verges de la volupté, s’offrant elle-même, sous mille formes variées, aux atteintes qu’elle provoque : tout son être est en feu ; son corps en a la couleur, et quelques gouttes d’un sang vermeil brillent comme autant de rubis sur ce tapis de pourpre. Mais de quels mots me servir pour te rendre sensible le phénomène dont je fus témoin !

« Tu connais l’histoire de la nymphe Salmacis, son amour pour le bel Hermaphrodite, comment elle le surprit au bain, comme il se défendit, la prière que la nymphe fit à Vénus, et la métamorphose qui s’ensuivit ; eh bien ! Sapho parut alors à peu près dans l’état où se trouva Salmacis après sa prière. Ce prodige n’était nouveau que pour moi ; il excita dans L’assemblée plus de transports que de surprise, et devint le signal de nouvelles entreprises.

« Sapho, usant du privilége du sexe qui s’annonçait en elle, renverse Coralie sur le lit de verdure et se précipite dans ses bras ; Myrrha ne demeure pas spectatrice oisive et désintéressée du bonheur des deux amies, et tandis qu’un de ses doigts officieux, guidé par Sapho, s’insinue dans un gîte étroit, que trop souvent l’Amour lui-même ne dédaigne pas d’habiter, une main de Coralie s’exerce sur Myrrha de la même manière, mais sur des points opposés.

« Il est impossible, Charles, que les embrassements les plus passionnés des amants les plus épris produisent la moitié du délire dont ce trio fortuné m’offrit alors l’image. Avec quelles délices je contemplais ces trois femmes éperdues, confondant leurs baisers, dardant à la fois sur les lèvres les unes des autres le triple aiguillon d’une langue de rose ! Que j’aimais à voir l’orgueil de la gorge de Sapho se briser en quelque sorte contre ces pommes d’ivoire qui s’annoncent avec tant de charmes sur le sein de Coralie, à contempler ses jambes si blanches, si mignonnes, se repliant autour de la ceinture de son ardente adversaire ! Je ne puis voir le caractère délicieux que l’attente du plaisir doit imprimer à la figure angélique de Myrrha qui me tourne le dos, mais je suis, je compte les ondulations de son corps électrisé par le doigt mobile de Coralie, et la partie de ses charmes exposée à ma vue ne me permet pas de regretter celle qu’on me dérobe.

« Je voudrais pouvoir ajouter pour ton édification, et au profit de la vérité du tableau, mille détails charmants que je suis obligé de supprimer, car le jour baisse et m’avertit qu’il est temps de finir un récit que tu as écouté avec plus de plaisir que ta sagesse n’en conviendra. Je te dirai donc en deux mots qu’après avoir terminé son premier exploit avec Coralie, Sapho se couronna d’un nouveau laurier dans les bras de Myrrha, après quoi les trois nymphes se donnèrent un dernier baiser, reprirent leurs vêtements et sortirent de la grotte, en se jurant secret, amour et fidélité inviolables… »



HUITIÈME TABLEAU


SOPHIE
ou
L’AMOUR
For love her life that could not save,
At least should sanctify her grave.
Warton.
Te spectem suprema mihi cum venerit hora,
Te teneam moriens deficiente manu.
Tibull. El.

« C’est à Lampsaque, me disait dernièrement la charmante S…, que vous avez copié cette galerie que vous nous donnez pour celle de l’Amour ? — Non, madame, c’est à Paris. — Et vous ne connaissez pas d’autres amours que ceux-là ? — Pardonnez-moi, j’en connais un autre ; mais il n’existe que dans mon cœur, depuis que la mort m’a ravi celle qui me le fit connaître. — Et pourquoi n’en faites-vous pas un huitième tableau ? — Que diriez-vous du goût d’un amateur qui placerait un chef-d’œuvre du Guide au milieu des bambochades de Watteau ? D’ailleurs, je ne veux pas rouvrir une blessure que le temps commence à cicatriser. » Je me défendis quelque temps contre les sollicitations de la dame ; mais enfin il fallut lui promettre d’exhumer du fond de mon cœur l’image et l’histoire de l’objet adoré que je devais rencontrer un moment sur la route de la vie, pour me faire connaître tout le bonheur et tous les maux dont la condition humaine est susceptible.

Dix années, Sophie, ont passé sur ta tombe, et l’œil même de l’envie ne saurait aujourd’hui percer jusqu’à toi ; souffre donc que, sans trahir le secret de ton existence, j’offre ton ombre à l’adoration des cœurs sensibles, et que j’assure des larmes à ta mémoire pour les temps où mes yeux n’en auront plus à répandre.

J’avais vingt-deux ans, et, désabusé du plaisir que je prenais pour l’amour, de l’amitié qui m’avait trahi, sans parents, maître de ma fortune, je parcourais la France pour découvrir quelque solitude où je pusse réaliser le projet de retraite dont j’étais occupé. J’avais visité sans succès la Champagne, la Bourgogne, le Beaujolais, la Bresse, le Lyonnais, et je poursuivais mon voyage dans l’ouest de la France, lorsqu’un événement assez extraordinaire mit un terme à mes courses, et décida de ma destinée.

Le jour était sur son déclin, et l’état du ciel faisait craindre un violent orage au moment où j’arrivais à Valière, petit bourg à quatre lieues de Limoges, le 22 du mois d’Auguste. Je fus un moment tenté de ne pas aller plus loin, et j’avais toutes les raisons du monde pour m’arrêter à ce parti ; le tonnerre commençait à gronder, la nuit approchait, et l’on m’avait prévenu que les chemins étaient infestés de voleurs ; mais, en dépit du libre arbitre, la fatalité, dont le pouvoir me semble mieux démontré, me contraignit à me mettre en route avec l’intention d’aller coucher à Limoges. Nous n’étions pas à une demi-lieue de Valière, que nous fûmes assaillis du plus terrible ouragan que j’aie vu de mes jours. La foudre était déjà tombée deux fois à quelque distance de ma chaise, les arbres se brisaient sous l’effort des vents, et les chevaux, effrayés, refusaient d’avancer. Le postillon tremblant, après avoir juré comme un païen, commençait une prière très-chrétienne ; mais il fut interrompu par un coup de tonnerre qui le renversa mort ainsi que les chevaux. On peut se faire une idée de ma situation dans ce désastre général. J’étais descendu de voiture, et le tintamarre des vents, de la pluie, de la foudre, des arbres qui se fracassaient dans leur chute ne me permettant pas un examen très-réfléchi du parti que j’avais à prendre, je me retirai sous les premiers arbres à l’entrée de la forêt, où je me croyais plus en sûreté que dans ma chaise. Il y avait un quart d’heure que j’étais dans cette pénible situation, lorsque je crus entendre parler à très-peu de distance de moi ; je prêtai l’oreille, je ne me trompais pas. « Si tu m’en crois, disait un homme dont il ne me fut pas difficile de connaître la profession, nous profiterons de cette nuit pour faire notre coup à Clénord. — Tous deux seulement ? répondit l’autre. — Combien en faut-il donc, reprit le premier, pour assommer un vieillard aveugle et une fille de dix-sept ans ? — À te dire vrai, j’ai quelque scrupule… Ces gens-là sont si respectés dans le pays ! Il n’y a pas à dix lieues aux environs un malheureux qui ne les bénisse. — Au diable ta délicatesse ! Il s’agit bien ici de ce que les bonnes femmes pensent de cet aveugle et de sa fille. Il s’agit de l’argent que nous trouverons chez eux. Il est neuf heures ; nous pouvons aller jusqu’à Valière prendre quelques outils dont nous avons besoin ; pourvu que nous soyons là vers minuit… » Je n’entendis pas le reste du dialogue, mais je ne pouvais douter que la conclusion ne fût le projet d’un assassinat. Je n’eus pas le temps de faire de longues réflexions sur cet horrible complot et sur l’ignorance où ces scélérats me laissaient du lieu dont ils se proposaient d’égorger les habitants, car l’un d’eux, s’arrêtant à quelques pas, dit à l’autre : « Ne crois-tu pas qu’il serait à propos de passer par Clénord, d’abord afin d’éviter la grand’route, et secondement pour nous assurer si la fracture des barreaux de l’égout par lequel nous devons entrer n’aurait pas été découverte ? — Tu as, parbleu ! raison, » répondit l’autre coquin ; et ils prirent leur route à travers la forêt. Je les suivis avec toutes les précautions que les circonstances rendaient si nécessaires, et nous arrivâmes au bout d’un quart d’heure de marche au pied d’une haute muraille. L’un de ces malheureux voulait tourner à droite. « Où vas-tu ? lui cria l’autre d’une voix étouffée ; c’est le chemin de la grille que tu prends : l’égout est par ici. » Cet éclaircissement ne fut pas perdu pour moi ; je quittai mes deux honnêtes conducteurs, et, toujours suivant la muraille, je trouvai la grille de l’entrée principale. Je sonnai ; une vieille femme se présenta ; elle ne voulait pas m’ouvrir, et ce ne fut que sur l’ordre exprès des maîtres qu’elle consentit à m’introduire. Mon guide me conduisit à travers une file d’appartements, aussi vastes que somptueux, dans un cabinet où le spectacle qui frappa mes regards se grava pour jamais dans mon cœur. Un vieillard aveugle, de l’aspect le plus noble, dont les cheveux de neige décoraient la tête vénérable, une de ces figures dignes du pinceau du Titien, était assis dans un large fauteuil, le coude appuyé sur une table où je remarquai des cartes de géographie et quelques instruments de physique. L’habit d’officier général dont il était vêtu annonçait le grade éminent qu’il avait occupé dans l’armée. Sa fille, un ange de grâces, de beauté, de jeunesse, était assise auprès de lui, une de ses mains dans celles du vieillard. « Monsieur, dis-je en entrant à cet homme respectable, vous avez devant vous un jeune voyageur bien maltraité par la tempête ; mais il bénit l’événement qui le met dans la nécessité de vous demander l’hospitalité pour cette nuit. — Qui que vous soyez, me dit-il en me faisant asseoir, soyez le bienvenu chez moi ; mais, ajouta-t-il après un moment de réflexion, à quel étrange hasard, éloigné comme l’est mon hermitage de la grand’route, dois-je le plaisir de vous y recevoir ? — À cette providence protectrice qui veille sur les destinées de l’homme de bien. — Auriez-vous couru d’autres dangers que ceux dont l’orage… ? — Ce ne sont point mes dangers qui m’amènent dans votre retraite, poursuivis-je avec plus de sentiment que de prudence. — Dieu ! s’écria la tendre fille en se pressant contre le vieillard, ayez pitié de mon père ! — Il n’y a pas un instant à perdre, continuai-je ; souffrez, monsieur, que je vous entretienne un moment en particulier. (Sa fille parut s’attacher plus fortement à lui.) — Parlez devant Sophie, répondit-il ; nous n’avons point de secret l’un pour l’autre, et son courage m’est connu. »

Je fis alors un récit succinct de mon événement et du complot que j’avais découvert. Pendant que je parlais, le visage du vieux général ne témoignait d’autre émotion que celle de la reconnaissance, tandis que celui de la jeune personne peignait tour à tour, et souvent tout à la fois, les sentiments divers dont son cœur était agité. « Le plan de campagne de l’ennemi une fois connu, dit en riant celui que j’appellerai M. de Clénord, rien n’est plus facile que de le déjouer. D’abord, mon avis est que nous commencions par faire une reconnaissance sur le point menacé. Il n’est encore que dix heures ; nous avons deux heures devant nous. » On fit venir un vieux domestique, le seul homme qu’il y eût au château, et nous allâmes en corps visiter l’égout : les trois barreaux de fer qui fermaient l’entrée extérieure de ce conduit souterrain étaient effectivement brisés ; l’état des lieux reconnu, nous prîmes nos dispositions en conséquence, et notre Nestor adopta ce qu’il appelait mon ordre de bataille. Il fut décidé, puisque j’insistais pour avoir le poste le plus périlleux, que je me mettrais en embuscade dans les broussailles qui masquent l’issue extérieure de l’égout (que M. de Clénord me sut bon gré d’appeler poterne) ; que je laisserais l’ennemi s’introduire, et lui couperais la retraite lorsqu’il aurait essuyé, dans le souterrain, le premier feu du domestique, que nous avions armé d’une carabine. Ce fut inutilement que j’engageai M. de Clénord et sa fille à quitter le champ de bataille : ils voulurent partager nos dangers. Il n’y avait pas un quart d’heure que nous nous étions rendus à nos postes respectifs, lorsque j’entendis nos deux scélérats s’approcher. Je les vis, à quelques pas de moi, battre un briquet et allumer une lanterne sourde. Aussitôt que le premier fut engagé sous la voûte, je tombai par derrière sur l’autre coquin, au moment où il courbait son corps pour suivre son camarade, et d’un coup de pistolet, appuyé sur les reins, je l’étendis mort à mes pieds. Sans donner au premier le temps de rebrousser chemin, je me précipitai sur ses pas. Poursuivi de ce côté, le malheureux crut pouvoir s’échapper par l’autre issue. Mon imprudence en ce moment faillit me coûter la vie. Le domestique, qui avait entendu tirer un coup de pistolet, qu’il croyait dirigé sur moi, et qui vit qu’on s’avançait dans le souterrain, fit feu devant lui ; et par un hasard assez malheureux, la balle m’atteignit au bras gauche, derrière le voleur, qui n’en fut pas touché. Ma blessure, dont je m’aperçus à peine dans le premier moment, ne m’empêcha pas de saisir l’assassin, et de le traîner hors de l’égout, après avoir averti mes compagnons de l’issue du combat. Nous conduisîmes notre prisonnier au château, et nous allions commencer l’interrogatoire, quand mademoiselle de Clénord s’aperçut avec effroi que le sang ruisselait d’une des manches de mon habit. Il fallut avouer la blessure que j’avais reçue. Comment exprimer la douleur du père et de la fille, et les soins touchants qu’ils me prodiguèrent ! Mon bras visité, il se trouva que la balle n’avait qu’entamé les chairs, et l’appareil que l’aimable enfant voulut appliquer elle-même sur cette blessure légère, rendit plus profonde celle que son premier regard avait faite à mon cœur. Le hasard des événements de cette soirée voulut que celui des deux voleurs que nous avions pris vivant fût le moins scélérat, et que je le reconnusse pour celui dont la voix s’était élevée un moment en faveur de l’innocence, dans le dialogue que j’avais entendu dans la forêt. Il n’en fallut pas davantage pour obtenir sa grâce de la part des généreux habitants de Clénord, et l’on convint que je le reconduirais le lendemain chez son père, honnête fermier des environs, en le rendant responsable de sa conduite à l’avenir. Il était quatre heures du matin avant que nous pussions songer à prendre le repos dont chacun de nous avait grand besoin. Au moment de nous séparer, mon vénérable hôte me prit la main, qu’il serrait avec bonté dans les siennes : « Allez, me dit-il, excellent jeune homme, après une bonne action goûter un sommeil paisible ; songez au bienfait, nous rêverons à la reconnaissance. » Cette expression touchante des sentiments du père fut accompagnée d’un seul regard de son adorable fille ; mais ce regard me payait mille fois du service dont il était la récompense.

C’est en vain que les fatigues de la journée me faisaient espérer le repos de la nuit ; le sommeil n’approcha pas de mes yeux : l’image enchanteresse de Sophie tourmentait mon âme. Le jour me surprit dans l’agitation pénible qu’occasionnait en moi la naissance d’un sentiment qui me transportait dans un nouvel ordre de choses, et pour l’examen duquel je ne trouvais dans mon cœur aucun terme de comparaison. L’appartement que j’occupais avait une sortie sur les jardins : je crus me distraire en les parcourant ; mais tous les objets qui s’offraient à ma vue, me ramenaient à la seule idée que je pusse accueillir : je ne voyais que Sophie, et je la voyais alors telle que je la vis jusqu’au jour qui nous sépara pour jamais. J’anticipe sur l’ordre des temps pour placer ici son portrait.

Sophie n’avait pas encore dix-sept ans lorsque l’événement dont je viens de rendre compte l’offrit pour la première fois à ma vue. Après avoir dit que rien n’égalait la finesse et la légèreté de sa taille ; que ses grands yeux bleus trahissaient toutes les vertus de son âme ; que sa bouche peignait à la fois la volupté dans ses contours, l’innocence dans sa fraîcheur et le bonheur dans son sourire ; que ses longs cheveux noirs recevaient un nouveau lustre de l’éclatante blancheur de son teint ; après avoir décrit scrupuleusement chacun de ses traits, on pourrait se faire une idée vague d’une beauté parfaite ; mais qu’on serait encore loin du portrait de Sophie !

This not a lip, or eye we beauty call,
But the joint force and full résult of all.
[2]

Sa physionomie morale n’était pas moins difficile à saisir ; il existait entre son esprit, ses talents, ses vertus, le même accord, les mêmes nuances, la même harmonie de contrastes que dans les traits de sa figure. Élevée plus loin de la société, dans une heureuse ignorance des vices, des folies, des préjugés qui l’inondent, Sophie possédait au suprême degré cette vertu étrangère à son sexe, la franchise ; si le mensonge n’avait jamais approché de sa belle bouche, jamais une vérité dure n’était échappée à son cœur ; sa bonté naturelle, qui se faisait sentir dans ses moindres actions, dans ses discours, même dans son silence, lui assurait, sans étude, tous les avantages de la politesse la plus recherchée. Son digne père (un des hommes les plus instruits de son siècle) avait fait de l’éducation de cette fille adorée l’objet de ses plus douces occupations. Il n’avait pas eu la ridicule prétention de faire autrement que la nature, et de placer par l’instruction, au second rang des hommes, l’être charmant né pour briller au premier de son sexe. Sophie, sans être savante, avait des idées justes de presque toutes les sciences, et plus ou moins étendues, suivant le degré d’utilité ou de plaisir qui pouvait en résulter pour elle.

Elle excellait dans les talents agréables, et la musique est celui dans lequel ses succès tenaient du prodige. Il est impossible de se faire une idée du charme de sa voix, et d’imaginer une harmonie plus ravissante que celle dont sa harpe enchantait le cœur et les oreilles. Combien de fois, assise entre son père et moi, dans ce bosquet consacré jadis au silence et maintenant à la mort, nous a-t-elle transportés, par ses chants mélodieux, au séjour céleste qu’elle habite aujourd’hui sans doute ! Combien de fois, ému par ses accords touchants, n’ai-je pas arrosé de larmes prophétiques cette terre où maintenant elle repose !

J’ai dit que Sophie était belle, instruite, douée de tous les talents ; cet éloge peut appartenir à quelque autre femme, mais celui de son cœur, de son caractère, quelle autre oserait se l’approprier ? De quelle autre maîtresse un amant a-t-il jamais dit : « Celle que j’aimais, après cinq ans d’une possession paisible, me paraissait encore douée de tous les attraits, de toutes les perfections que j’adorais en elle aux premiers jours de notre union. Bonne autant que généreuse, elle n’eut jamais avec moi le plus léger tort, et jamais ne s’en prévalut pour me faire sentir les miens. Douceur inaltérable, modestie, bienfaisance, votre empire ne se détruit jamais, et l’Amour est immortel quand vous composez son cortége ! » Je reprends mon récit. J’errais depuis quelques heures dans des jardins où le goût avait réuni la majestueuse régularité des dessins français aux grâces irrégulières de la nature ; on vint m’avertir que l’on m’attendait au château pour déjeuner.

Je trouvai le père et la fille réunis dans un pavillon du jardin. Le vieux Edmond, en robe de chambre, un petit bonnet de cuir vert sur la tête, était assis près d’une table, où sa charmante fille faisait avec une grâce inexprimable les préparatifs de notre déjeuner. Qu’elle était ravissante dans l’aimable simplicité de sa toilette ! Ses longs cheveux roulés circulairement autour de sa tête, une simple robe de mousseline, rien de plus ; mais le goût, la beauté, la candeur avaient présidé à cette parure modeste. « Salut à notre ange tutélaire ! dit, en me tendant la main lorsqu’il m’entendit entrer, le père de Sophie ; je n’ai jamais autant regretté la perte de mes yeux, ajouta-t-il ; il est si doux de voir son bienfaiteur ! — Ah ! monsieur, répondis-je d’une voix émue, ne parlons plus d’un service si fort au-dessous du prix qu’y met votre reconnaissance. Mon jeune ami, car je veux que vous soyez le nôtre, reprit le vieillard en me faisant asseoir, si le secours que vous m’avez si généreusement accordé n’avait sauvé que le peu de jours auxquels je puis encore prétendre, je vous estimerais, et ne vous remercierais pas. Ce n’est pas pour avoir défendu ma vie qui s’achève, c’est pour avoir conservé ma vie qui commence que je vous nomme mon dieu tutélaire ! » Et en disant ces mots, il cherchait sa fille d’une main que son cœur seul conduisait.

Pendant le déjeuner, nous liâmes une conversation à laquelle Sophie prit part de manière à me convaincre que son esprit n’était pas inférieur à ses charmes ; et la réserve ordinaire entre des étrangers faisant bientôt place à la confiance que nous nous inspirions mutuellement, je fis à mes aimables hôtes l’histoire de ma vie. Pour m’instruire de la sienne, M. de Clénord se contenta de m’apprendre son véritable nom. Les événements de sa vie étaient depuis longtemps le patrimoine de la renommée. Je ne fus pas le maître de contenir l’exclamation qui m’échappa en reconnaissant dans le père de Sophie un homme célèbre, que je croyais, avec toute la France, mort depuis plusieurs années. Je ne me permettrai pas de révéler les secrets dont il me rendit dépositaire, et de restituer à son histoire le feuillet qu’il en a déchiré ; je me contenterai de citer les derniers mots par lesquels il termina son récit…

« Pour échapper aux inconvénients attachés à la célébrité de mon nom, continua-t-il, après avoir réglé mes affaires et réalisé le reste de ma fortune, je fis courir le bruit de ma mort, et, sous un nom emprunté, je vins, avec ma fille et deux domestiques bien fidèles, m’établir dans cette retraite, où je vécus cinq ans le plus fortuné des hommes. Mon bonheur était trop parfait. Tous les jours je voyais ma petite Sophie croître en âge, en beauté, en talents, en vertus ; rien ne manquait à ma félicité. Une triste circonstance vint en altérer la douceur : je perdis la vue ; je fus longtemps à m’accoutumer à l’idée de ne plus voir l’objet de mon culte paternel ; mais mon cœur, qui semblait s’enrichir de la perte de mes yeux, parvint insensiblement à affaiblir mes regrets. Jugez, mon cher Édouard, combien sont vrais les plaisirs avoués de la nature ! Vous voyez un vieillard aveugle, de soixante et dix ans, qui a connu toutes les pompes, toutes les vanités de ce monde, inconnu maintenant, sur le bord de sa tombe, et qui pourtant ne consentirait pas, au prix de la jeunesse, de la fortune, de tout ce que le commun des hommes adore, à sacrifier un des jours de bonheur qu’il doit aux tendres soins d’une fille chérie. » Et en parlant ainsi, M. de Clénord passait sur sa bouche la main de Sophie, qui semblait absorbée dans la contemplation de son père. J’éprouvai dans ce moment un des plus doux transports que l’âme humaine puisse sentir, et la larme silencieuse qui coula de mes yeux rendit hommage au sentiment dont mon cœur était plein.

La journée entière s’écoula dans ces douces confidences, et ce fut en balbutiant que le soir, au moment de nous séparer, je crus devoir parler de mon départ pour le lendemain : M. de Clénord s’y opposa fortement ; il exigea que je restasse au moins une semaine. Je voulus consulter les yeux de Sophie ; je les trouvai attachés sur les miens, et épiant ma réponse : elle fut conforme au vœu le plus ardent de mon cœur.

Le dernier jour de cette semaine, dont je vis approcher la fin avec tout l’effroi, toutes les angoisses qui s’emparent de l’homme qui touche au terme de la vie, M. de Clénord eut avec moi un long entretien particulier, dont le résultat fut de m’engager à me fixer près de lui, puisque la retraite était le but de mes recherches. Je ne lui dissimulai pas que mon cœur le désirait trop ardemment pour que ma raison n’y vît pas quelques dangers. Il m’entendit ; mais, loin de partager mes craintes, il les nomma des espérances. Qu’on juge avec quels transports j’acceptai ses offres ! Me voilà donc admis en tiers dans cette société délicieuse ! Je ne m’arrêterai pas à décrire le charme de ma nouvelle situation, à graduer les progrès d’une passion qui fut extrême à sa naissance ; je ne dirai pas comment l’amour se glissa dans le chaste sein de Sophie, comme il s’embellit de ses perfections, comme il s’identifia à toutes ses vertus, comme il sut prêter un nouveau charme à ses devoirs. Je me hâte, en tremblant, d’arriver à l’époque où je n’eus plus un souhait à former sur la terre : c’est en me replaçant en idée au faîte du bonheur que je mesure la profondeur de l’abîme où je suis tombé.

Il y avait un an que j’habitais l’hermitage ; l’amour, l’amitié, la douce philosophie s’unissaient pour enchanter cette solitude où se bornait mon univers. Les jours s’y passaient dans l’uniformité du bonheur. Le matin, dans quelque saison que ce fût, nous nous levions, Sophie et moi, avec le soleil, et pour peu que le temps le permît, nous manquions rarement de faire nos promenades dans les environs de notre demeure. Le lieu où il y avait un malheureux à secourir, une famille à consoler, une bonne action à faire, était toujours celui vers lequel ma jeune compagne guidait mes pas. Partout elle était adorée, partout elle était accueillie par les bénédictions de la reconnaissance. Nous rentrions à l’heure où M. de Clénord avait coutume de se lever, et pendant le déjeuner nous l’amusions du récit de notre promenade. Pendant que Sophie s’occupait des travaux de son sexe, que son aiguille reproduisait sur l’étoffe les miracles de la peinture, que ses doigts agiles formaient en se jouant ce tissu précieux, ornement des attraits qu’il feint de couvrir, nous répétions en sa présence, M. de Clénord et moi, quelques expériences de physique, nous éclaircissions quelques points d’histoire, où nous suivions sur la carte quelque voyageur célèbre. L’aimable enfant abandonnait souvent le crochet ou le fuseau pour s’immiscer à nos savantes recherches, et quelquefois la vivacité de son esprit devançait ou redressait notre jugement. Nous dînions tard, pour avoir à disposer d’une matinée plus longue. Le reste de la journée était consacré à surveiller les travaux d’économie rurale. Nous rentrions à la nuit, et une lecture intéressante nous conduisait à l’heure où nous nous séparions avec peine pour aller prendre quelques heures de repos, heureux de nous endormir avec la douce certitude de parcourir le lendemain le cercle de la veille !

Je puis, en peu de mots, donner une idée du bonheur dont je jouissais, en disant que, brûlé de tous les feux de l’amour, sans cesse et presque toujours sans témoins auprès de Sophie, je n’osais concevoir une félicité au-dessus de celle de la voir, de l’entendre, de l’aimer, d’en être aimé. Dans l’ardeur des désirs, je craignais de m’élever jusqu’à sa possession ; ce vœu me semblait sacrilége, et mon âme fléchissait sous le poids des voluptés célestes dont elle entrevoyait l’image.

Un jour (c’était le 18 de mai de l’année 17.., — en perdant la mémoire et la vie, se pourrait-il que j’oubliasse cette date !), nous nous étions levés avec l’aurore, et nous nous disposions à sortir ; mais, à notre grand étonnement, on vint nous dire que M. de Clénord nous attendait au bosquet du Silence. Nous y courûmes, ne devinant pas la cause de l’émotion secrète qui nous saisit en même temps. Sans nous donner le temps de l’interroger, le père de Sophie nous fit asseoir à ses côtés, et nous tint ce discours, que mon cœur retrace fidèlement à ma mémoire :

« Je me suis levé de bonne heure aujourd’hui, mes enfants, afin de ne rien perdre d’une journée consacrée dans mon souvenir par l’événement le plus heureux de ma vie, et qui doit un jour vous être cher au même titre. C’est à cette époque, à cette même heure, il y a dix-huit ans, que ma Sophie, que cet ange du ciel a paru sur la terre, et j’ai choisi l’anniversaire de sa naissance pour m’acquitter du plus saint devoir qui me reste à remplir dans ce monde.

« Voilà près d’un an, mon cher Édouard, que le hasard, — à ma place Sophie dirait l’amour, — vous amena dans notre retraite pour nous sauver la vie, et ce n’est peut-être pas le plus grand service que vous nous avez rendu ; car on doit moins au bienfaiteur qui nous conserve l’existence qu’à l’amant, qu’à l’ami qui nous la rend précieuse. Vous aviez vu Sophie, vous deviez l’aimer, et la première fois que votre voix frappa mon oreille, je crus reconnaître en vous celui que la nature avait créé pour elle. Mon espoir n’a pas été trompé. J’ai vu se développer dans vos cœurs cette flamme à la durée de laquelle est attachée toute la félicité humaine ; j’ai suivi les progrès de cet amour dont seuls sur la terre vous offrez peut-être l’exemple, de cet amour à qui seul appartient le miracle que je viens faire cesser aujourd’hui. Ce miracle, mes enfants, c’est celui d’avoir concilié pendant un an l’amour, la liberté et l’innocence. Je suis bien instruit, comme vous voyez. Maintenant, redoublez d’attention, ajouta-t-il avec un sourire ; car tout l’intérêt de ma harangue est dans la péroraison. Vous savez mon histoire, mes enfants ; j’ai le bonheur d’être père, père de Sophie ! et je ne fus jamais époux ; jamais je n’ai voulu former ces nœuds politiques que l’ordre social rend peut-être nécessaires, mais que la liberté repousse et que l’amour désavoue. Si la fortune, si les préjugés vous avaient mis l’un et l’autre dans la dépendance des hommes, je vous dirais : Conformez-vous à des lois que vous ne pouvez braver impunément ; mais les vertus, l’éducation, l’opulence vous ont fait libres : que l’hymen ne vous fasse pas esclaves ; ne vous imposez pas un joug humiliant pour qui veut s’y soumettre, insuffisant pour qui veut s’y soustraire.

« Édouard, Sophie, continua le vénérable vieillard en élevant la voix d’un ton solennel, et plaçant la main tremblante de sa fille dans la mienne, je n’exige pas de vous, en vous unissant, le serment frivole d’un amour éternel ; mais je vous place l’un et l’autre sous la sauvegarde de la probité, de l’honneur et de la reconnaissance, dont les lois sont de tous les temps et de tous les âges. Quand vous cesserez de vous aimer comme amants… (À ces mots, sans l’interrompre, nous jetâmes l’un sur l’autre un regard qui attestait l’inutilité de cette prévoyance. Il répéta comme s’il avait surpris notre pensée :) Quand vous cesserez de vous aimer comme amants, vous resterez encore, et pour toujours, unis l’un à l’autre par l’amitié, qui ne vieillit pas, par l’habitude, qui se fortifie en vieillissant, par les doux souvenirs de l’amour, et surtout par le charme invincible que la nature attache au doux nom de père et de mère. Un pressentiment qui n’a plus rien de pénible, puisque je vois ma fille heureuse, m’avertit que je touche au terme de ma carrière : c’est entre tes mains, mon cher Édouard, que je dépose mon trésor. Reçois ta maîtresse des mains de son père : elle est à toi. Soyez heureux, mes enfants, et chérissez ma mémoire. » Il n’avait pas fini de parler, que nous étions à ses genoux. Sophie le tenait embrassé ; nos larmes inondaient ses mains paternelles. Il nous releva, nous pressa contre son cœur, et nous reprîmes tous trois le chemin du château, dans un état plus facile à imaginer qu’à décrire.

J’ignore comment cette journée s’écoula, et par quelle succession de temps, d’actions et d’idées j’en vis arriver la fin. Je me souviens seulement que le plus chéri des pères avait ordonné une fête dont le motif apparent était de célébrer l’anniversaire de la naissance de sa fille. La jeunesse des environs était accourue, les jardins étaient illuminés ; des danses s’étaient formées de toutes parts, des tables avaient été dressées sous les berceaux ; tout respirait le bonheur et la joie. Après un joli feu d’artifice qui termina la fête, la foule s’écoula, et nous nous retirâmes pour souper. M’entendra-t-on si je dis que, loin de hâter par mes désirs le moment où je devais me trouver seul avec Sophie, je le voyais s’approcher avec une espèce d’effroi ? J’étais accablé de l’idée de mon bonheur. Un sentiment différent produisait sur elle un effet plus pénible encore. La pâleur de la mort couvrait son front, sa poitrine était oppressée. En vain notre bon père, dans son entretien plein d’esprit et d’enjouement, cherchait à faire diversion à la violence du sentiment qui absorbait toutes nos facultés : il ne put nous rendre à nous-mêmes. Minuit sonna. Sophie, pâle et chancelante, se retira ; mon cœur tressaillit. Resté seul avec M. de Clénord, nous gardâmes un moment le silence ; il le rompit par ces mots : « Édouard, rendez ma Sophie bien heureuse. » Et me prenant par la main : « Venez, dit-il en souriant et laissant tomber une larme, vous ne pouvez manquer de trouver votre route : deux aveugles vous conduisent ! » Je le suivis : mes genoux me portaient à peine. Nous montâmes, et le vieillard, après m’avoir pressé contre son cœur, me laissa seul à la porte de la chambre de Sophie. J’y restai quelque temps immobile, la poitrine oppressée. Enfin, je prends courage, je porte une main tremblante sur la clef, j’ouvre, et j’entre d’un pas mal assuré. Tout mon corps tremblait ; un nuage obscurcissait mes yeux. J’aperçois Sophie à moitié évanouie sur un fauteuil : je me précipite à ses pieds. J’y veux en vain recueillir mes esprits : ma tête n’avait plus d’idée, ma bouche ne pouvait s’exprimer que par des soupirs. Enfin, je me hasarde, et j’ose lever les yeux sur la divinité, aux pieds de laquelle j’étais prosterné en silence. Tant de beauté pouvait-il être le partage d’une mortelle ? Je crois encore la voir ! La tête mollement inclinée sur son sein, portant à la fois sur sa figure les impressions de la crainte, de la pudeur et de l’amour, je vois les pleurs qui s’échappent à travers sa paupière ; ils tombent sur son sein, et s’y évaporent comme des gouttes d’eau sur un fer brûlant. « Divine Sophie ! m’écriai-je en sortant de l’extase où m’avaient plongé toutes les sensations qui m’assaillaient à la fois, laisse tomber un regard sur le fortuné mortel qui meurt à tes pieds d’amour et de reconnaissance. » Elle souleva ses paupières d’ébène encore chargées de larmes, et ses yeux s’attachèrent dans les miens avec une expression si tendre !… Je me crus transporté dans les cieux… L’ivresse s’empara de moi ; je me levai ; je parcourus à grands pas cette chambre ou plutôt ce sanctuaire, duquel je n’étais jamais approché depuis un an que j’habitais ce séjour. Tous les objets dont j’étais environné appartenaient à Sophie, ou servaient à son usage. Cette glace avait retenu l’empreinte de ses traits adorés ; ces parfums n’embaumaient pas de leur odeur : ils me semblaient exhaler quelque chose de cette essence divine que je ne respirai jamais qu’auprès d’elle. La vue de ce lit embrasait mon âme et mes sens ; je n’osais le fixer : il brûlait mes yeux. L’égarement de ma tête et de mon cœur régnait dans mes discours et dans mes actions. J’allais, je venais, j’errais autour d’elle ; je saisissais ses vêtements épars, je les couvrais de baisers : j’avais besoin d’intermédiaires pour arriver jusqu’à Sophie. « Idole de mon âme ! lui disais-je en retombant à ses pieds, aie pitié du désordre où tu me vois. Si tu es une divinité, pourquoi cette illusion ravissante de mes sens ? Si tu es une mortelle, pourquoi cette crainte religieuse qui m’arrête ? »

« Édouard, me dit-elle d’une voix faible, je suis plus qu’une divinité, je suis ton amante. » Et sa main, en parlant ainsi, tomba dans la mienne, et sa tête vint chercher un appui contre mon sein. J’osai la serrer dans mes bras ; les siens s’enlacèrent autour de mon corps, et son haleine embaumée vint effleurer mes lèvres. Je le recueillais d’une bouche enflammée, ce souffle d’amour ; mais je tremblais encore d’aller le respirer à sa source : Sophie franchit l’intervalle, et nos âmes se réunirent dans un baiser.

Moment de félicité suprême ! nuit d’éternelle mémoire, qui devait être payée par d’éternels regrets, je ne profanerai pas le mystère d’amour dont tu fus le témoin. Restez ensevelis dans l’ombre et dans mon cœur, souvenirs déchirants des plaisirs que j’ai goûtés dans les bras de la plus parfaite créature qui jamais ait été formée ! Ne crains pas, ange de pudeur, que ton amant sacrilége trahisse le secret de tes modestes appas, qu’il déchire après ta mort un voile que l’amour seul eut le droit de soulever pendant la vie. Ah ! ce serait en vain que mon cœur me retracerait toutes les délices de ta possession : il n’est point de langue qui pût les exprimer. S’il est des mots pour peindre le délire de mes sens, les transports de mon âme embrasée, en est-il qui puissent donner une idée de cette volupté céleste, de cette ravissante sensibilité, de cette pureté des anges qu’il n’appartint jamais qu’à toi de réunir ? En est-il qui puissent rendre le charme attaché à tes caresses, à tes soupirs, à ce doux abandon de ton âme, à cet étonnement si naïf de la plus aimable ignorance ? En est-il surtout qui puissent exprimer ces gémissements si tendres qui attestaient le triomphe de ton amant fortuné ? Oui, nous étions, comme tu le disais en me pressant sur ton cœur, les deux moitiés réunies du même être ; mais je n’en étais que le corps : Sophie, tu en étais l’âme ; et moi, semblable à ces substances inodores qui s’approprient, par la communication immédiate, un parfum qui leur est étranger, je puisais dans tes bras une existence nouvelle, et ton amour m’élevait jusqu’à toi.

Il est évanoui pour jamais le songe du bonheur ; j’ai vu un moment la clarté des cieux, et je suis tombé dans l’horreur des ténèbres.

Achevons en peu de mots un récit qui n’est plus que celui de mes infortunes.

Il y avait quatre ans que j’étais le plus heureux des hommes, lorsque la mort nous enleva le père de Sophie. Ce mortel vénérable termina dans les bras de ses enfants sa longue et mémorable carrière, n’emportant au tombeau d’autre regret que le pressentiment qu’il y serait bientôt suivi par sa fille. Peu s’en fallut que la douleur ne vérifiât sur-le-champ sa prédiction. L’amour seul eût été trop faible contre le désespoir de Sophie ; mais la nature avait dans son sein un plus éloquent défenseur. Dans l’espoir d’être bientôt mère, elle puisa des forces pour supporter sa perte. Hélas ! la source de mes consolations devait être celle de mon infortune, et il m’était réservé de contempler en même temps le berceau de ma fille et le cercueil de sa mère. Ah ! si j’osais rappeler à ma mémoire cette épouvantable époque de ma vie, si mon imagination effrayée se reportait autour du lit funèbre où j’ai vu le plus parfait ouvrage de la nature en proie quatre jours aux plus horribles souffrances, et ne s’occupant dans ces moments d’horreur qu’à prévenir le désespoir de son amant ! Qui pourrait retenir ses larmes et son admiration en voyant une jeune beauté dont le printemps commence à peine, sourire aux approches de la mort et, rassemblant toutes ses forces avant d’expirer, prononcer d’une voix éteinte ces mots, que je crois encore entendre :

« Édouard, j’ai vu mourir mon père, et j’ai vécu pour toi ; vis à ton tour pour ma fille : je te le demande au nom de l’amour que tu as allumé dans mon sein, et que la mort même n’éteindra pas. Je te laisse une autre Sophie : tu me retrouveras dans son cœur. Adieu, mon cher Édouard ; je vais t’attendre dans la tombe paternelle ; mais souviens-toi que tu m’as juré de ne point hâter le moment qui doit tous trois nous réunir à jamais. »

Je t’ai tenu parole, ombre toujours plus adorée ; mais dans l’abîme de misère où m’a laissé ta perte, le trésor que tu m’as confié pouvait seul m’enchaîner à la vie, quand tout mon espoir est de l’autre côté du tombeau.

FIN
  1. C’est fort bien fait à Élisa d’avoir lu la Nouvelle Héloïse ; mais dans quel instant s’avise-t-elle d’avoir de la mémoire ? (Note de l’éditeur.)
  2. note de wikisource cf. Pope, Essay on Criticism, (Ce n’est pas une lèvre, ou un œil que nous appelons la beauté, / Mais la force conjointe et le résultat complet de tout.)