Briard (p. Pl.-16).

LA
GALERIE DES FEMMES

PREMIER TABLEAU


ADELE
OU
L’INNOCENTE
Ut vidi ! ut perii ! ut ma malus abstulit error !
Virg. Egl.
Ne pensant pas encore, et cherchant à penser.
Voltaire.

Adèle atteignait cet âge heureux où la beauté, soustraite aux liens de l’enfance, commence à se livrer au plaisir d’exister, où le cœur s’ouvre aux premières impressions d’un sentiment vague, qui serait le désir s’il avait un objet ; à cet âge où les formes du corps se prononcent, où l’imagination se colore, où l’âme épie en quelque sorte le réveil des sens ; Adèle, à quinze ans, avait déjà jeté un regard curieux sur ses appas ; elle s’interrogeait sur leur usage, et quelques rêves heureux commençaient à le lui faire soupçonner.

Dans le fond d’une campagne où cette aimable enfant était retirée, sous la garde d’une vieille tante à qui sa jeunesse était confiée, son amusement le plus vif et le plus habituel était la promenade. L’austère surveillante ne pouvait raisonnablement s’opposer à ce qu’elle en goûtât le plaisir dans un parc assez vaste, fermé d’un côté par de hautes murailles, et de l’autre par un étang.

Un jour d’été, à l’heure où le soleil, après avoir fourni les trois quarts de sa course, s’abaisse vers l’horizon, Adèle, un livre à la main, s’égarait dans les allées les plus solitaires du bois. Distraite de sa lecture par le charme du lieu, elle s’assied au pied d’un arbre. Les objets qui l’entourent attirent successivement son attention. La variété des fleurs qui nuancent avec tant d’éclat et de grâce la verdure uniforme, le murmure agréable d’un vent frais qui se joue parmi les feuilles, le concert des oiseaux, un jour voluptueux qui s’éteint dans l’épaisseur des rameaux, tout concourt à augmenter le charme dans lequel son âme paraît absorbée. Une langueur inconnue s’empare de ses sens ; sa tête, mollement inclinée, cherche un appui contre le pied de l’arbre, et ses mains s’égarent au hasard sur le gazon et sur ses charmes. — Un léger bruit qu’elle crut entendre à quelque distance d’elle, la tira de cette espèce d’extase ; elle se lève doucement, et s’avance d’un pied timide vers l’endroit d’où le bruit semblait partir. — Après s’être fait jour avec beaucoup de peine et de précaution dans l’épaisseur du taillis, Adèle se trouva sur le bord de l’étang qui fermait un des côtés du parc. Quelqu’un, attiré par la chaleur du jour et la fraîcheur de l’eau, se baignait dans cet endroit écarté ; son premier mouvement fut de se retirer ; mais à la vue d’une longue chevelure blonde, déployée sur des épaules d’une éblouissante blancheur, elle se crut avec une personne de son sexe, et son doute se changea pour elle en certitude lorsqu’un mouvement lui permit de distinguer les traits délicats du plus joli visage. Rassurée par ses observations, Adèle ne balança plus à se montrer. « Pardon, mademoiselle, dit avec un ton plein d’ingénuité la nymphe des bois à la prétendue nymphe des eaux, si je viens troubler vos plaisirs solitaires. — C’est moi, répondit la naïade d’un son de voix équivoque, qui vous dois des excuses pour la liberté que j’ai prise de me baigner dans cette partie de l’étang qui vous appartient ; mais il était bien difficile de résister à la double invitation de la saison et du lieu. — Ce que je ne puis concevoir, reprit Adèle, c’est que vous y soyez parvenue à travers cette forêt de roseaux qu’il vous a fallu franchir pour arriver ici. — Je n’ai pas eu cette peine : la terre de mes parents touche à la vôtre ; ce petit bassin seul nous sépare. — Quoi ! mademoiselle, vous êtes la fille de notre voisin le comte de Sargines ! — Oui, mademoiselle ; je me nomme Pulchérie, et je suis fille du comte, votre voisin. — Ma tante m’avait, je crois, dit qu’il n’avait qu’un fils. — Il n’y a que huit jours que je sors du couvent… Mais, mademoiselle Adèle (vous voyez que je sais votre nom), ne vous baignez-vous pas ? l’eau est si bonne, si chaude !… — Je le voudrais bien, je vous assure ; mais j’ai peur des couleuvres, et ma tante assure que cet endroit en est rempli. — Et vous croyez à ces contes ? Je me baigne ici tous les jours, et je puis vous assurer que vous n’avez rien à craindre. » — Adèle, après quelques difficultés, se décide enfin : elle s’assied sur une éminence de gazon, et se met en devoir de quitter ses vêtements. Les soupçons que le lecteur a déjà pu concevoir, doivent lui donner la mesure de l’attention que la trompeuse sirène porte aux moindres mouvements de sa compagne. Pourquoi faut-il que l’ignorance soit pour les femmes plus dangereuse que la coquetterie ? Adèle, un peu moins neuve, eût échappé au piége que lui tendait l’amour ; elle eût découvert le faune audacieux sous les traits de la nymphe timide : éclairée surtout par ce regard lascif qui s’attachait sur ses appas, et brillait d’un feu nouveau à chaque voile que laissait tomber la pudeur, elle se fût éloignée de cette onde dangereuse où l’attendait le sort d’Aréthuse. — S’il nous était permis de refroidir l’intérêt de la situation par des comparaisons poétiques et déplacées, nous établirions un parallèle entre Vénus sortant des eaux et notre Adèle au moment d’y entrer ; nous pourrions enfin dire les plus jolies choses du monde ; mais le lecteur impatient nous dirait avec Plutarque : Tu tiens mal à propos de fort bons propos. Laissons donc à l’imagination de quiconque en a le soin, de comparer et d’apprécier les charmes naissants qu’Adèle expose au jour pour la première fois. La voilà nue ; ses longs cheveux blonds déployés flottent sur ses épaules ; elle s’avance doucement ; son petit pied, qui laisse sur le sable une empreinte charmante, interroge avec timidité la profondeur de l’eau ; une de ses mains éclipse entièrement le plus secret de ses charmes, mais l’autre ne peut suffire au double emploi dont elle est chargée. Le jeune Sargines (car il est temps de confirmer le soupçon du lecteur) s’avance en nageant pour aider Adèle à descendre dans l’eau, lui présente la main, et tous deux s’éloignent insensiblement du rivage. Parvenu dans un endroit assez profond pour qu’aucun mouvement ne pût trahir son secret avant que l’occasion se présentât de le faire avec succès, le fripon, usant du privilége du sexe qu’on lui supposait, prodiguait à sa jeune compagne les caresses les plus vives : celle-ci les lui rendait avec une émotion dont elle était bien loin de soupçonner la cause. Adèle, dans la sécurité de l’innocence, se livre sans réserve à tous les badinages qu’on lui propose. Elle ne sait pas nager, et témoigne le désir d’apprendre : aussitôt la fausse Pulchérie offre de lui donner la première leçon. Soutenu par une main secourable, le joli corps de l’élève commence à se balancer sur les eaux ; il surnage un moment, et les flots caressants se pressent autour des touffes de lys qui s’élèvent sur leur surface ; Adèle, pressée d’apprendre, veut déjà s’ouvrir un chemin dans les ondes ; l’instituteur dirige à son profit les mouvements voluptueux qu’il indique, et dont il suit des yeux l’exécution. Écoutons un peu comment il s’explique, et par ce qu’il dit imaginons ce qu’il sent. « Étendez bien horizontalement votre corps, ma chère Adèle, et ne craignez rien pour votre tête : je la soutiendrai au-dessus de l’eau… À merveille ! voilà vos jolis pieds au niveau de vos épaules ; maintenant écartez, par un mouvement uniforme des bras et des jambes, l’eau qui vous presse de tous côtés… très-bien les bras ; mais les jambes craignent de s’ouvrir, et c’est justement de leur jeu que dépend le succès de l’action. » Le fripon insista longtemps, comme on peut croire, sur le mécanisme des jambes, et fit durer la leçon jusqu’à ce qu’Adèle, fatiguée de ses premiers efforts, exigea qu’il prêchât d’exemple et nageât devant elle. Il s’élance aussitôt, se joue autour d’elle, tantôt au fond, tantôt à la surface de l’eau ; il plonge, disparaît à ses yeux, et tandis qu’elle le cherche et le croit bien loin, un baiser, tel qu’elle n’en reçut jamais, l’avertit de l’endroit où il se cache. Mille badinages de cette espèce ne pouvaient manquer d’éveiller au sein de l’aimable adolescente des sensations aussi vives que nouvelles. Sargines commençait à s’apercevoir de ses succès, et le feu qui circulait dans ses veines le pressait d’en venir au dénoûment. Une question d’Adèle l’amena plus naturellement qu’il ne l’espérait. « Vous nagez parfaitement, ma chère Pulchérie, dit-elle avec ingénuité, mais n’y a-t-il pas une autre manière ? on appelle cela faire la planche, à ce que m’a dit mon frère ; essayez un peu. » Notre étourdi, qui sait à quoi l’expose sa condescendance, hésite un moment ; et prenant enfin son parti, se renverse audacieusement sur l’eau… Mais quel spectacle a frappé la vue de la craintive Adèle ! — « Pulchérie ! s’écrie-t-elle avec l’accent de l’effroi et en courant vers le rivage… fuyez, fuyez, un reptile énorme… tout près de vous, sur vous-même !… » Sargines, en riant, vole sur ses traces, et bientôt, abjurant la feinte, se précipite à ses pieds, l’enlace doucement dans ses bras, et sans lui donner le temps de se remettre de son épouvante, il lui fait, dans les termes les plus passionnés, l’aveu de son sexe et de l’amour qu’il ressent pour elle depuis longtemps, à son insu ; il demande grâce pour sa témérité, et la demande d’une façon si touchante, qu’Adèle, à moitié vaincue par la surprise, et surtout par l’émotion de ses sens, n’a pas même la force de lui faire un reproche. Agitée, hors d’elle-même, pour échapper à l’œil avide de son amant, qui dévore ses charmes, elle se tapit dans l’eau, trop peu profonde. L’amant, écouté sans courroux, devient plus tendre, plus pressant ; il fait parler en sa faveur l’amour-propre, l’occasion, le désir, la curiosité. Quel cœur de femme a jamais résisté à ces attaques réunies ? Adèle, sans rien concevoir encore au langage de l’amour, s’abandonne doucement, et sans presque s’en apercevoir, à l’instinct du plaisir. Le désir assoupit par degré la pudeur ; ses yeux, baissés jusqu’alors, commencent à s’arrêter sur le coupable, que ce coup-d’œil enhardit. Il hasarde un baiser. Le succès de cette première tentative devient le signal de nouvelles témérités. L’heureux jeune homme porte une main tremblante sur une gorge de quinze ans, que son œil ne fait qu’entrevoir à travers le mobile cristal. Toucher délicieux ! Un marbre brûlant et mobile semble fuir et chercher les doigts qui le pressent. Des lèvres ardentes apportent à leur tour sur cet autel d’albâtre l’offrande de mille baisers, et la rose naissante qui s’annonce avec tant de charmes, avec un coloris si tendre sur ce sein virginal, se décore bientôt d’un incarnat plus vif. — Adèle, que son amant soulève à la surface des eaux, laisse tomber un regard timide sur sa gorge nue, et trouve un plaisir secret à contempler pour la première fois des traces de feu sur ces pommes de neige. Cependant le téméraire Sargines poursuit le cours de ses attentats, auxquels la tendre néophyte songe d’autant moins à se soustraire, qu’elle n’en soupçonne que faiblement encore le terme et le danger. — La nouvelle situation que nos amants ont prise permet à l’innocente, qu’un rayon de lumière commence à éclairer, d’observer de plus près l’objet d’une méprise aussi ancienne que le monde, si l’on en croit certains commentateurs de la Genèse. De cet examen réfléchi résulte pour l’observatrice une comparaison, des rapprochements, d’où naissent tout à la fois des rapports de convenance et des apparences de disproportion.

Emporté de plus en plus par la fougue des désirs, Sargines renverse doucement Adèle sur l’herbe humide dont le rivage est tapissé ; il fond sur elle comme l’épervier sur la faible colombe ; et tandis que sa bouche s’abreuve de soupirs enflammés, un doigt, messager de plaisir, se fait jour jusqu’à cet asile mystérieux où, sur un trône humide et brûlant, siége la volupté en délire. — « Arrêtez ! s’écrie l’innocente ; mes yeux se troublent, la voix me manque ; Sargines… je n’en puis plus… ayez pitié de moi, éloignez-vous… » Et tout en prononçant ces mots, elle presse plus fortement son amant contre son sein. Brûlé de tous les feux qu’il allume, dévoré de désirs, le sacrificateur attaque enfin la victime, qui tressaille à l’approche du couteau sacré. L’émotion violente qui l’agite seconde les efforts dirigés contre elle, et de tendres gémissements étouffés à leur source, décèlent des progrès dont sa jolie main s’assure avec effroi. Déjà l’impossibilité disparaît à ses yeux ; elle s’arme de courage contre la douleur qui mêle un sentiment pénible au torrent de jouissances dont elle pressent les approches ; ses bras s’enlacent avec force autour de son heureux vainqueur, dont les transports violents, favorisés par les avantages du théâtre choisi pour leurs plaisirs, s’ouvrent à travers les plus délicieux obstacles la route étroite du bonheur. — Enfin, le charme est rompu ; le dernier cri de l’innocence atteste le premier triomphe de l’amour, et sa flèche victorieuse repose dans son carquois ensanglanté. — Mais déjà la plus douce ivresse succède aux angoisses douloureuses ; Adèle et Sargines, étroitement enlacés, unis par tous les points de leur existence, semblent désormais animés par une seule âme qu’ils exhalent dans les soupirs, qu’ils se disputent par des baisers ; un frisson voluptueux ; universel, une fureur aimable les agitent, les transportent ; des articulations demi-formées expirent sur leurs lèvres, un voile s’étend sur leurs yeux ; ils se plongent et s’abîment dans un océan de délices.

L’extase de la volupté prépare le retour de la raison. Celle d’Adèle sortit bien tard d’un sommeil enchanteur, et son triste flambeau ne brilla que pour éclairer les irréparables ravages de l’amour. Revenue à elle-même, l’intéressante novice jette avec douleur ses regards autour d’elle ; la lumière l’afflige, quelques larmes tombent de ses beaux yeux, et la pudeur qui reprend ses droits s’empresse de jeter un voile sur des objets que l’illusion abandonne.

Après avoir pleuré avec sa victime, obtenu sa grâce, et scellé son pardon par un dernier baiser, Sargines s’éloigne à regret, et la pauvre Adèle, plus instruite et moins tranquille, regagne lentement sa retraite, en songeant au moyen de revoir son amant et de tromper sa tante.