La Gageure
Traduction par Jacques Porchat.
Théâtre de Goethe, tome IIILibrairie de L. Hachette et Cie (p. 96-113).
◄  ELPÉNOR
FAUST  ►

PERSONNAGES


DORN.

FOERSTER.

EDOUARD.

ÉLÉOXORE, fille de Dorn.

JEAN.

FRÉDÉRIQUE.

LA GAGEURE.
COMÉDIE EN UN ACTE[1].




Scène I.

Une chambre d’auberge.
DORN, puis FŒRSTER.
dorn.

Je l’ai dit bien souvent (et qui ne le sait pas ?), qu’on forme aisément une entreprise, et qu’ensuite on l’exécute avec de grandes difficultés. Que sert-il de penser et de parler avec toute la sagesse possible ? Je m’engage de nouveau dans une affaire qui me sort tout à fait de mes habitudes. Dans la plus belle saison de l’année, je quitte ma maison de campagne ; je cours à la ville ; j’y trouve le temps long, et l’impatience me ramène ici. Maintenant, des fenêtres de cette méchante auberge, je vois mon château, mes jardins, et je n’ose y aller. Si du moins ce gîte n’était pas si mauvais ! Quand je veux m’asseoir, pas une chaise qui ne branle ; je ne trouve pas une cheville pour mon chapeau, et, véritablement, à peine un coin pour ma canne. Mais je passerai sur tout cela, pourvu que j’atteigne mon but et que le jeune couple soit heureux.

foerster, au dehors
Peut-on loger ici ? N’y a-t-il personne de la maison ?
Dorn.
Ai-je bien entendu ? Fœrster ! Je trouve du moins un compagnon dans ma bizarre situation.
Foerster, entrant en scène.
Dorn ! Est-ce possible ? Est-ce toi ? Pourquoi pas au château ? Pourquoi ici, à l’auberge ? On m’avait dit que tu étais à la ville. Dans ton château, j’ai trouvé tout désert et solitaire.
Dorn.
Pas aussi désert que tu crois. Les amants y sont
foerster.
Qui ?
Dorn.
Éléonore et Edouard, confinés.
foerster.
Les deux jeunes gens ensemble ?
Dorn.
Ensemble ou séparés, comme tu voudras.
foerster.
Explique-moi cette énigme !
Dorn.
Écoute donc, c’est une gageure. Ils ont à soutenir une épreuve qui doit affermir leur bonheur futur.
foerster.
Tu piques de plus en plus ma curiosité.
Dorn.
Edouard et Éléonore s’aiment, et je nourrissais avec plaisir cette inclination naissante, parce qu’une plus étroite union me serait très-agréable.
foerster.
J’ai donné dès longtemps mon approbation.
Dorn.
Edouard est un noble jeune homme, plein d’esprit et de talent, très-cultivé, d’un cœur excellent, de la sensibilité la plus vive, mais un peu prompt et présomptueux.
Foerster.
Avoue cependant que l’ensemble compose un fort aimable jeune homme.
Dorn.
Eh ! nous en savons quelque chose. Éléonore est douce et pleine de sentiment, avec cela active, ménagère, mais elle n’est pas sans vanité. Elle aime Edouard assurément, cependant elle se laisse gagner quelquefois à la mauvaise humeur ; elle montre un caractère grondeur, qui ne peut s’accorder avec la vivacité d’Edouard : ainsi éclatèrent souvent, durant l’heureux temps de l’amour et des fiançailles, des querelles, des contrariétés et de mutuels mécontentements.
Foerster.
Cela s’apaisera après la noce.
Dorn.
Je voudrais que ce fût avant, et c’est justement l’objet de cette singulière entreprise. J’ai souvent rendu ces jeunes gens attentifs à leurs défauts, et demandé que chacun reconnût le sien ; qu’ils apprissent à céder, à s’accorder mutuellement. Je parlais en l’air. Cependant je ne pouvais m’empêcher de répéter mes exhortations, et, il y a huit jours, les trouvant plus obstinés que de coutume, je leur représentai sérieusement la sottise et l’inconvenance de leur conduite, puisque d’ailleurs, une fois pour toutes, ils ne pouvaient durer et vivre l’un sans l’autre. Ils prirent la chose un peu haut, et assurèrent qu’il leur serait bien possible d’exister l’un sans l’autre, et de vivre, séparément, chacun pour soi.
Foerster.
Tel est le langage ordinaire, mais on ne fait pas le brave longtemps.
Dorn.
C’est aussi comme cela que je pris la chose : j’en plaisantai, je menaçai de mettre leurs dispositions à l’épreuve, afin de voir lequel rechercherait l’autre le premier, lequel se rapprocherait le premier de l’autre. La vanité fut mise enjeu, et chacun assura qu’il montrerait, en pareil cas, la plus inébranlable fermeté.
Foerster.
Paroles ! pures paroles !
Dorn.
Pour éprouver s’il n’y avait rien de plus, je leur fis la proposition suivante. « Vous connaissez, leur dis-je, les deux chambres contiguës que j’habitais avec ma défunte : elles ont une porte de communication, avec un grillage couvert d’un rideau, qui peut être levé d’un côté aussi bien que de l’autre. Quand nous voulions nous parler, ma femme et moi, tantôt l’un tantôt l’autre tirait ce rideau. Vous, fiancés, vous habiterez ces deux chambres, et vous gagerez à qui de vous deux sentira plus douloureusement la séparation, regrettera l’autre davantage, et fera le premier pas pour le revoir. » D’un consentement mutuel, on a tenté l’épreuve ; ils se sont établis ; j’ai tiré le rideau : voilà le point où en est l’affaire.
Foerster.
Et depuis quand ?
Dorn.
Depuis une semaine,
Foerster.
Et il ne s’est rien passé encore ?
Dorn.
Je ne crois pas ; car Jean et Frédérique, qui surveillent attentivement leurs maîtres, avaient l’ordre de me le faire savoir aussitôt à la ville. Je n’avais point de nouvelles, et l’impatience m’a ramené, pour apprendre dans le voisinage la suite de l’affaire.
Foerster.
Et j’arrive justement pour cette bizarre aventure, et, à cause de la singularité, il me prend fantaisie de séjourner avec toi dans cette méchante auberge, au lieu d’un confortable château.
Dorn.
J’espère que cette gêne ne durera pas longtemps. Arrange-toi aussi bien que tu pourras : dans l’intervalle, nos surveillants paraîtront sans doute aussi.
Foerster.
Je suis moi-même impatient de savoir l’issue ; car au fond la plaisanterie n’est pas fort de mon goût. Il peut en résulter des suites fâcheuses.
Dorn.
Nullement. Je suis persuadé que tout finira à l’avantage des deux amants. Quel que soit celui qui se montrera le plus faible, il n’y perdra rien ; car il prouvera en même temps la force de son amour. Si le plus ferme s’en fait un peu accroire, après quelque réflexion, il se trouvera humilié par le plus faible. Ils sentiront combien c’est une chose aimable de céder et de s’entendre ; ils se convaincront profondément du besoin pressant que l’on a d’une société, d’une véritable intimité des âmes, et combien il est insensé de croire que les occupations, les distractions, puissent dédommager un cœur aimant. On pourra leur représenter, avec plus de force, combien la mauvaise humeur trouble le bonheur domestique ; combien la trop grande vivacité amène après elle de tristes heures. Quand ces défauts seront corrigés, chacun reconnaîtra clairement et appréciera le mérite de l’autre, et évitera certainement toute occasion de plus sérieuses brouilleries.
Foerster.
Espérons le mieux ! Cependant le moyen n’en reste pas moins étrange ; mais peut-être nous-mêmes, avec notre vieille expérience, y apprendrons-nous quelque chose. Nous verrons qui d’elle ou de lui supportera le plus longtemps le poids de l’ennui et de la privation.
Dorn.
Voilà que l’on monte avec fracas tes effets dans l’escalier : viens, je t’aiderai à t’établir.(Ils sortent tous deux.)

Scène II.

Le château.
JEAN, FRÉDÉRIQUE.
Jean.
Monsieur n’est pas non plus ici ? Il n’est pas au jardin : où donc est-il ? J’ai quelques drôles de choses a lui conter.
Frédérique.
Du jeune couple ? Fort bien : quand tu auras parlé, ce sera mon tour. Mademoiselle me donne bien du souci.
Jean.
Comment donc ?
Frédérique.
Oui, vraiment. Les premiers jours de notre nouvelle vie, on fut calme et tranquille ; elle semblait satisfaite, elle s’occupait, elle triomphait de n’avoir pas besoin d’Edouard et d’être gaie ; elle se croyait bien armée contre les attaques de l’amour ; et je n’aurais jamais pu remarquer quel sentiment elle nourrit pour lui, si elle n’avait adroitement détourné sur toi la conversation.
Jean.
Faut-il tant d’adresse pour cela ? Je trouve au contraire tout naturel qu’on pense à moi, et qu’on parle de moi dans l’occasion.
Frédérique.
Sois tranquille : cette fois, tu t’es trompé dans tes calculs ; cette fois, son but était seulement d’apprendre à la dérobée, si tu étais beaucoup autour de ton maître, et ce qu’il devenait. Si je n’avais pas l’air d’y prendre garde, elle devenait d’abord plus pressante dans ses questions ; si je semblais soupçonner chez elle de l’amour, présumer un désir de revoir son amant, elle se taisait aussitôt, devenait grondeuse et ne disait pas un mot.
Jean.
La jolie distraction !
Frédérique.
Ainsi passèrent les premiers jours. À présent elle ne parle plus du tout ; elle mange et dort tout aussi peu ; elle quitte une occupation pour une autre, et paraît malade, à vous donner de l’inquiétude.
Jean.
Bah ! que sera-ce encore ? Caprices ! purs caprices ! C’est la maladie perpétuelle des femmes. Elles sont toutes ainsi.
Frédérique.
Dis-tu aussi cela pour moi ? J’espère que non.
Jean.
Ne te fâche pas : je ne parle que des femmes du grand monde. Elles ont toutes de ces fantaisies, si l’on ne flatte pas habilement leur vanité.
Frédérique.
Non, ma maîtresse n’est pas de ce nombre : il n’est que trop vraisemblable que l’amour la consume.
Jean.
L’amour ! Pourquoi le cache-t-elle ?
Frédérique.
C’est une gageure.
Jean.
Que fait la gageure, quand une fois on s’aime ?
Frédérique.
Mais la vanité !
Jean.
Elle ne vaut rien en amour. Nous autres gens du commun, nous sommes beaucoup plus heureux : nous ne connaissons pas ces raffinements. Je dis : » Frédérique, m’aimes-tu ? » Tu dis : « Oui ! et je suis à toi. » ( Il l’embrasse.)
Frédérique.
Quand le sort de nos maîtres sera décidé ; quand on nous aura compté la dot que nous devons mériter par notre attention à ces jeunes amants.

Scène III.

DORN, FŒRSTER, LES PRÉCÉDENTS.
Dorn.
Bonjour, vous autres. Parlez, que s’est-il passé ?
Jean.
Rien de particulier, monsieur. Seulement mon prisonnier est tantôt agité, hors de lui-même, tantôt pensif et rêveur. Par moments il demeure tranquille, il médite, il semble se résoudre, court vers la porte fermée ; puis il revient sur ses pas et rejette cette idée.
Dorn.
Entends-tu, Fœrster ?
Foerster.
Poursuivez.
Dorn.
Conte-nous, Jean, ce qui s’est passé depuis mon départ.
Jean.
Ah ! bon Dieu, comment me rappeler tout cela ! les mille choses que j’ai vues, entendues !… J’en perds la tête. Si cela s’appelle aimer, si c’est l’usage chez les gens du grand monde, je fais vœu de rester à tout jamais le pauvre Jean, et d’assurer à ma Frédérique, tout simplement, que je l’aime de bon cœur.
Dorn.
Enfin que s’est-il donc passé de si prodigieux !
Foerster.
Explique-toi.
Jean.
Je vous le conterai de mon mieux. Après votre départ, le jeune homme s’enferma ; il lisait, il écrivait et il s’occupait. Seulement je le trouvais très-animé : il allait promener dans la campagne, revenait tard à la maison, il était gai ; et ainsi se passèrent quelques jours. Puis il alla à la chasse et changea d’occupations. Mais je pus remarquer aisément qu’il ne persistait dans aucune. Il montait à sa chambre et en descendait, jetait un livre et en prenait un autre, et, s’il grondait, ce pouvait bien être quelquefois avec raison ; mais, assurément et en vérité, c’était souvent sans motif ; il voulait seulement donner l’essor aux sentiments impétueux qui s’élevaient en lui.
Dorn.
Fort bien.
Jean.
Ainsi passaient les jours. À la promenade, il désirait le château ; il brusquait la chasse et revenait au logis. Mais là encore il hésitait en chemin, devenait toujours plus indécis, et se parlait à lui-même ; il faisait des yeux qui m’effrayaient. Tantôt il restait immobile, tantôt il paraissait hésiter. Il s’approche du dangereux rideau ; il revient vite sur ses pas, irrité contre lui-même. L’impatience et l’incertitude le tourmentent ; il tombe dans l’abattement et je crains la folie.
Dorn.
Assez, assez !
Jean.
Quoi ? Ne dois-je plus conter… ?
Dorn.
Pour cette fois il n’en faut pas davantage. Va, garde le jeune homme, et continue à m’informer de ce qui se passe.
Jean.
J’aurais encore bien des choses à vous dire.
Dorn.
Une autre fois. Va.
Jean.
Si c’est comme cela !… J’étais justement en train, et je crois que, si je voyais et racontais souvent de pareilles choses, je pourrais devenir moi-même assez drôle. Qu’en penses-tu, Frédérique ?
Frédérique.
Restons tels que nous sommes.
Jean.
Tope ! (Il lui tend la main et l’entraîne, en s’en allant, au fond du théâtre, où elle reste seule.)
Dorn.
Eh bien, Fœrster, que dites-vous de ce commencement ?
Foerster.
Pas grand’chose. On ne peut rien dire de positif.
Dorn.
Pardonnez-moi, mon ami, nous sommes plus près du but que vous ne croyez. Edouard semble avoir modéré son orgueil ; le sentiment s’empare de lui et sera bientôt le maître.
Foerster.
D’où concluez-vous cela ?
Dorn.
De tout ce que Jean nous a rapporté ; de chaque détail, comme de l’ensemble.
Foerster.
Ce ne sera pas lui assurément qui fera le premier pas ; je le connais trop bien ; il est trop vain pour cela. Il a une trop haute idée de son mérite et il ne cédera pas.
Dorn.
J’en serais fâché. Il faudrait qu’il aimât peu ma fille, qu’il eût peu d’âme et de sentiment, qu’il n’eût aucune énergie, pour persister plus longtemps dans ce pénible état.
Foerster.
Éléonore ne pourrait-elle pas également… ?
Dorn.
Non, mon ami. Les femmes ont, par modestie, une certaine réserve, qui est leur plus bel ornement ; elle les empêche de manifester leurs sentiments, et elles les feront d’autant moins paraître si leur vanité est en jeu, comme dans cette gageure. Elles peuvent souffrir les dernières extrémités, avant de sacrifier cet orgueil ; elles trouvent au-dessous de leur dignité de montrer à un homme combien elles lui sont attachées, comme elles l’aiment tendrement ; elles sentent au fond aussi vivement que nous, peut-être avec plus de constance, mais elles sont plus maîtresses de leur inclination.
Foerster.
Tu peux avoir raison ; mais sachons premièrement ce que fait Ëléonore, et nous pourrons avancer plus sûrement dans nos suppositions.
Dorn.
Parle donc, Frédérique.
Frédérique., Elle s’avance.
Messieurs, je crains beaucoup pour la santé de ma maîtresse.
Dorn., vivement.
Est-elle malade ?
Frédérique.
Pas précisément, mais elle ne peut ni manger ni dormir ; elle se promène de côté et d’autre comme une ombre ; elle n’a aucun goût à ses occupations favorites, ne touche pas sa guitare, sur laquelle elle avait coutume d’accompagner Edouard, ne va pas non plus, comme d’ordinaire, chantonnant une petite chanson.
Dorn.
Parle-t-elle ?
Frédérique.
Elle dit à peine quelques mots.
Dorn.
Que dit-elle ?
Frédérique.
Presque rien. Quelquefois elle demande des nouvelles de Jean ; mais elle pense toujours à Edouard, je le vois bien.
Dorn.
Les choses se sont-elles passées ainsi tous ces huit jours ?
Frédérique.
Oh ! non. D’abord elle fut gaie, plus que de coutume ; elle s’occupa du ménage ; elle fit de la musique, et ainsi de suite. Elle se passait fort bien de son amant ; elle se félicitait de pouvoir lui montrer combien elle était ferme.
Dorn.
Vois-tu, Fœrster, ce que je disais ? C’est son orgueil de femme qui la soutenait.
Frédérique.
Mais d’où vient qu’elle aimait d’abord l’occupation, et qu’à présent elle la néglige ?
Dorn.
Je m’explique encore fort bien la chose. Les femmes sont accoutumées à une vie laborieuse. Avec le sentiment d’être aimées, elles ne redoutent point la solitude : un seul heureux moment de présence leur procure une abondante consolation ; la complète absence de sympathie leur est seule pénible et leur blesse le cœur ; alors elles tombent dans un état douloureux et souffrant, et, plus elles s’efforcent de le cacher, plus il dévore leur existence : elles se flétrissent.
Frédérique.
Fort bien ! Et c’est aussi ce qui arrivera à Mlle Éléonore ; car elle aime Edouard : j’en ai beaucoup de preuves. Souvent elle s’approche, comme par hasard, de la porte, et, dans son trouble, elle hésite à s’en éloigner ; ses yeux se remplissent de larmes ; elle paraît l’écouter et vouloir deviner ses pas, ses pensées ; elle est combattue entre l’amour et la fermeté.
Foerster.
Mais pourquoi ne demande-t-elle pas de ses nouvelles ? Jean ne disait-il pas qu’Edouard parle très-souvent d’Éléonore avec vivacité ? Il l’aime donc plus qu’elle ne l’aime ?
Dorn.
On voit bien que tu connais peu les femmes. Quand les vois-tu faire confidence de leurs sentiments ? Elles les surveillent soigneusement, et s’efforcent de les cacher à tous les yeux. Elles craignent par-dessus tout l’orgueilleux triomphe de la domination à laquelle prétendent les hommes ; elles aiment mieux renoncer à tout que de se trahir ; elles peuvent aimer pour elles-mêmes, en silence, et leurs sentiments sont d’autant plus ardents et plus durables. Les hommes, au contraire, sont plus impétueux ; aucune modestie ne les empêche de penser tout haut : aussi Edouard ne s’est-il point caché de Jean.
Frédérique.
Voulez-vous encore une preuve qu’elle l’aime ? Vous connaissez la jolie place du jardin qu’Edouard a décorée du nom d’Éléonore : elle la visite tous les jours ; silencieuse, les yeux baissés, elle reste là des heures entières, et la moindre bagatelle qu’il lui a donnée est toujours sur sa table. Souvent elle paraît éprouver quelque inquiétude, qui s’exprime par des soupirs. Oui, elle est malade d’amour, je le soutiens encore, et ne sera délivrée de cette situation…
Dorn.
Sois tranquille, Frédérique : tout se dénouera en son temps.
Frédérique.
Si j’étais à sa place, il y a longtemps que ce serait dénoué. (Elle sort.)

Scène IV.

DORN, FŒRSTER.
Dorn.
Je suis content : tout marche à souhait.
Foerster.
Mais si ta fille tombe malade ?
Dorn.
Ne le crois pas : cela ne durera pas longtemps encore.
Foerster.
Que crois-tu donc ?
Dorn.
Ils céderont, ils se verront, s’aimeront, et d’un amour plus éprouvé.
Foerster.
Je voudrais bien savoir ce qui te donne tant de sérénité.
Dorn.
C’est que je vois mon ouvrage accompli. Ils sont tous deux au point où je les voulais, tels que je les voulais ; le peu de paroles qu’ils ont dites, toutes leurs actions sont d’accord avec leur situation, leurs sentiments.
Foerster.
Comment cela ?
Dorn.
Edouard, jeune homme plein de feu, se montre encore mécontent ; il est combattu entre l’amour et la vanité, mais l’amour triomphera. Il sent le tourment de la solitude ; la figure, les charmes d’Éléonore se présentent vivement devant ses yeux ; il ne soutiendra pas ce combat plus longtemps. Incapable désormais d’aucune distraction, il ouvrira la porte, il se déclarera vaincu.
Foerster.
Cela ne me semble pas encore tout à fait certain.
Dorn.
Éléonore, noble et modeste jeune fille, mais un peu capricieuse, espérait d’abord oublier Edouard en s’occupant, et soutenir fermement le temps d’épreuve ; mais un jour s’est passé, puis un autre… elle a dû craindre la froideur chez son amant ; elle n’a pas voulu s’en informer : elle est donc restée renfermée en elle-même, abandonnée à l’anxieuse incertitude ; elle a vivement senti l’isolement, la perte d’une tendre sympathie ; elle n’a aucun moyen de faire le premier pas : la retenue le lui défend, et elle préfère souffrir. De là ces soupirs, ces larmes, ce défaut de sommeil et d’appétit. Elle croit se dédommager par la contemplation de choses inanimées qui rappellent l’unique objet de son ardeur. Éléonore aime peut-être Édouard plus tendrement encore qu’auparavant ; elle n’attend que le moment de rentrer dans ses premiers droits.
Foerster.
C’est ce que nous verrons.
Dorn.
Eh bien, observons-les tous deux. Au plafond de ces chambres est une ouverture secrète : allons-y nous convaincre par nous-mêmes. (Ils sortent.)

Scène V.

Deux chambres séparées, bien meublées, où se trouvent toutes sortes d’objets de distraction, tels que livres, instruments de musique, etc. On voit la porte, le rideau et le grillage dont il a été parlé plus haut.


ÉLÉONORE, ÉDOUARD, DORN, FŒRSTER, et, à la fin, JEAN et FRÉDÉRIQUE.
Éléonore est dans la chambre à droite, Edouard dans celle à gauche ; Dorn et Fœrster sont au-dessus. Edouard va et vient à pas précipités ; il se parle vivement à lui-même ; il paraît tantôt troublé, tantôt irrésolu. Éléonore, triste, un ouvrage à la main, regarde en soupirant du côté de la porte, puis ses yeux s’arrêtent sur un portefeuille au chiffre d’Edouard, et elle le baigne de larmes.
Édouard.
Non, je ne sortirai pas ! Où irais-je ? Qu’entreprendre ? Rien ne m’intéresse, tout me déplaît. Elle me manque ! Éléonore, ô la plus noble, la plus aimante, la plus aimable des femmes ! Où sont les heureux moments que je passais près d’elle, où elle m’enchaînait par sa ravissante figure, par son doux caractère ? Elle était ma première et ma dernière pensée ; sa sympathie, sa tendresse, doublaient chacun de mes plaisirs ; auprès d’elle je trouvais le délassement après le travail : à présent, je suis mécontent. Que de fois elle a égayé de tristes heures par son aimable chant ! Chaque mot qui parlait d’amour répondait doucement à mon cœur. De quel ravissement j’étais capable ! Ses caprices passagers ne sont pas même aussi fâcheux que je l’imaginais dans mon impatience. Pourquoi ai-je été si prompt ? Comment ai-je pu, par vanité, consentir à cette épreuve ?… Maintenant qui cédera ? Ce n’est pas elle !… Moi ?… Oui !… (Avec sérénité.) Et pourquoi tarde-je encore ? Que la porte s’ouvre ! Que je lui jure à cette femme céleste, que je lui jure, à ses pieds, un amour éternel, en confessant que je ne puis vivre sans elle… Mais que dira-t-on ? On te tiendra pour faible et lâche ; tes amis se railleront de toi… Qu’importe ? Mais, Éléonore, toi-même tu pourrais triompher, me tenir pour vaincu ; tu voudrais dominer, et alors, malheur à moi, si je veux être homme ! Je le puis sans doute. Pourquoi reste-je oisif ? Voici encore assez d’ouvrage. (Il se place devant une table à écrire, il prend la plume ; mais, au lieu d’écrire, il s’abime dans ses pensées.)
Éléonore.
Encore un jour écoulé, et Édouard ne paraît point ! Oh ! quelle peine ! Il m’a oubliée, et il ne peut m’aimer aussi tendrement que je croyais. S’il sentait seulement la moitié de mes souffrances, il se hâterait de perdre la gageure ; je lui serais un riche dédommagement de la vanité blessée. Et qu’est-ce que ce sentiment en comparaison de l’amour brûlant, de la félicité que l’on trouve dans un tendre retour ? Les heures, les jours, passent comme de doux songes. Je me sentais heureuse, lorsque, après avoir mis fin à mes occupations domestiques, j’étais réjouie par son entretien. Père cruel, comment pouvais-tu me rendre si malheureuse par cette épreuve ? Ne valait-il pas mieux souffrir les fiertés d’Édouard ? Maintenant je ne puis faire le premier pas. Le cœur m’y convie, mais la modestie, parure des jeunes filles, le défend, et je dois obéir, souffrir… et combien de temps encore ? (Elle laisse tomber son ouvrage et soupire.)
Édouard, se levant brusquement du pupitre.
Je ne puis écrire. Où trouver des idées et du courage ? Si seulement Jean venait, je pourrais lui parler d’Éléonore ! Sans doute il comprend peu mes sentiments ; mais il est du moins bien disposé, et il révère Éléonore comme une divinité, à l’exemple de tous ceux qui la connaissent. Est-ce lui ? Il me semble l’entendre !
Éléonore, en regardant avec grâce le portefeuille et le pressant sur son cœur.
Oui, voilà le gage de ton amour, voilà ton nom ! Et tu pourrais m’oublier, Édouard ?… Que dois-je faire ? Comment le ramener ? Ah ! excellente idée !… Peut-être cela produira-t-il son effet. (Elle prend vivement la guitare ; elle se place tout près de la cloison, à côté de la porte, de manière qu’on ne peut la voir du grillage. Édouard, assis et rêveur, se ranime à ces accords, reconnaît la voix qui l’a ravi si souvent. Sans prendre le temps de réfléchir, il tire le rideau ; il cherche à voir Éléonore, mais inutilement. Éléonore s’avance vers la porte pour écouter : elle voit le rideau tiré, elle voit son amant. Elle exprime la frayeur et le ravissement. La porte s’ouvre : Éléonore, avant de se reconnaître, est dans les bras d’Édouard.)
Édouard et Éléonore :
Je te retrouve ! Je suis à toi !
Dorn et Foerster, entrant.
Bravo ! bravo ! (Édouard et Éléonore paraissent confus.)
Dorn.
Enfants, qu’avais-je dit ?
Éléonore.
C’est Édouard qui est venu à moi.
Édouard.
Non, c’est elle qui a voulu voir si j’écoutais.
Dorn.
Vous avez raison tous les deux. Au fond, personne n’a perdu la gageure. Le même sentiment vous animait ; vous avez agi comme il convenait à un jeune homme, à une jeune fille. Éléonore a tâché par finesse de te résoudre à tirer le rideau ; tu as cédé avec plus d’ardeur au sentiment ; Éléonore voulait seulement t’éprouver sans se découvrir. Vous avez montré que, dans les nobles et sensibles cœurs, se passent les mêmes mouvements ; seulement ils s’expriment de manières diverses et convenables. Vous êtes dignes l’un de l’autre. Aimez-vous. Pardonnez-vous de petites faiblesses, et tâchez que l’amour mutuel vous dédommage de tout.
Éléonore.
Ce jour sera sacré pour nous.
Édouard.
Tu nous as enseigné à aimer véritablement.
Foerster.

Et j’en ai plus appris dans ce jour qu’en toute ma vie.

Frédérique.

Moi de même.

Jean.

Toi ? Et qu’as-tu donc appris ? Va, tout cela est trop relevé et trop étudié pour nous. Aimons-nous simplement et joyeusement ! Et pour cela, monsieur, il n’y a rien de plus simple au monde qu’une jolie dot.

Dorn.

Vous l’aurez.




fin de la gageure.

Attention : la clé de tri par défaut « Gageure » écrase la précédente clé « gageure ».

  1. Goethe a écrit cette comédie en prose.