La Géométrie et l’Expérience
De toutes les sciences la mathématique jouit d’un prestige particulier pour la raison suivante : ses propositions sont d’une certitude absolue et à l’abri de toute contestation, tandis que celles des autres sciences sont jusqu’à un certain point sujettes à discussion et toujours susceptibles d’être renversées par la découverte de faits nouveaux. Malgré cela, le chercheur dans un autre domaine ne devrait pas encore envier le mathématicien, lorsque ses propositions ne se rapportent pas aux objets de la réalité, mais à ceux de notre simple imagination. Car il ne faut pas s’étonner d’arriver à des conclusions logiques concordantes, dès qu’on s’est mis d’accord sur les propositions fondamentales (axiomes), ainsi que sur les méthodes au moyen desquelles d’autres propositions doivent être déduites de ces propositions fondamentales. Mais ce grand prestige de la mathématique repose d’autre part sur le fait que c’est elle qui confère aux sciences exactes un certain degré de certitude qu’elles ne pourraient pas atteindre autrement.
Ici surgit une énigme qui a fortement troublé les chercheurs de tous les temps. Comment est-il possible que la mathématique, qui est un produit de la pensée humaine et indépendante de toute expérience, puisse s’adapter d’une si admirable manière aux objets de la réalité ? La raison humaine serait-elle donc capable, sans avoir recours à l’expérience, de découvrir par la pensée seule les propriétés des objets réels ?
À cette question il faut, d’après mon avis, répondre de la façon suivante : Pour autant que les propositions de la mathématique se rapportent à la réalité, elles ne sont pas certaines, et pour autant qu’elles sont certaines, elles ne se rapportent pas à la réalité. La parfaite clarté sur ce sujet n’a pu devenir bien commun que grâce à cette tendance en mathématique, qui est connue sous le nom d’axiomatique. Le progrès réalisé par l’axiomatique consiste en ceci qu’elle sépara soigneusement la partie logique et formelle du contenu objectif ou intuitif. D’après l’axiomatique, la partie logique et formelle constitue seule l’objet de la mathématique, mais non pas le contenu intuitif ou autre qu’on lui ajoute.
Examinons de ce point de vue un axiome quelconque de la géométrie, par exemple le suivant : par deux points de l’espace on peut toujours tracer une ligne droite, et l’on n’en peut tracer qu’une seule. Comment cet axiome doit-il être interprété dans le sens ancien et comment dans le sens moderne ?
Interprétation ancienne. — Chacun sait ce qu’est une droite et ce qu’est un point. Que cette connaissance provienne de la faculté de l’esprit humain ou de l’expérience, de la coopération de toutes les deux ou d’ailleurs, — le mathématicien n’est pas obligé d’en décider, mais abandonne cette décision au philosophe. Fondé sur cette connaissance, qui est donnée avant toute mathématique, l’axiome susnommé (comme tous les autres axiomes) est évident, c’est-à-dire il est l’expression d’une partie de cette connaissance a priori.
Interprétation moderne. — La géométrie traite d’objets qui sont désignés par les mots droite, point, etc. Une connaissance quelconque ou intuition de ces objets n’est pas supposée ; la seule chose qu’on suppose est la validité de ces axiomes, qui doivent être également conçus comme purement formels, c’est-à-dire dépourvus de tout contenu intuitif ou accessible à l’expérience, dont celui mentionné plus haut est un exemple. Ces axiomes sont des créations libres de l’esprit humain. Toutes les autres propositions géométriques sont des déductions logiques des axiomes (qui doivent être conçus au point de vue nominaliste). Ce sont les axiomes qui définissent en premier lieu les objets dont traite la géométrie. Et c’est pourquoi Schlick, dans son livre sur la Théorie de la connaissance, a très justement regardé les axiomes comme des définitions implicites.
Cette conception des axiomes, qui est représentée par l’axiomatique moderne, débarrasse la mathématique de tous les éléments qui ne lui appartiennent pas, et dissipe ainsi l’obscurité mystique qui enveloppait auparavant les fondements de la mathématique. Une telle exposition épurée rend de même évident que la mathématique comme telle est incapable d’énoncer quoi que ce soit, ni sur les objets de la représentation intuitive, ni sur la réalité. Par les mots point, droite, etc., il ne faut entendre dans la géométrie axiomatique que des concepts schématiques vides de contenu. Ce qui leur confère du contenu n’appartient pas à la mathématique.
Mais il est d’autre part certain que la mathématique en général et la géométrie en particulier doivent leur existence à notre besoin d’apprendre quelque chose sur la manière d’être des objets réels. Le mot géométrie, qui signifie mesure du terrain, le prouve déjà. Car la mesure du terrain traite des positions relatives possibles de certains corps de la nature, c’est-à-dire de parties du corps terrestre, de cordeaux, de jalons, etc. Il est clair que le système de concepts de la géométrie axiomatique seule ne peut formuler aucun énoncé sur la manière d’être de cette espèce d’objets de la réalité que nous appellerons corps pratiquement rigides. Pour pouvoir fournir des énoncés de ce genre, la géométrie devrait être dépouillée de son caractère logique et formel, de telle sorte qu’on puisse ajouter aux concepts schématiques vides de la géométrie axiomatique des objets de la réalité accessibles à l’expérience. Pour effectuer cela, il suffit d’ajouter la proposition suivante :
« Des corps solides se comportent par rapport à leurs possibilités de position comme des corps à trois dimensions de la géométrie euclidienne ; alors les propositions de la géométrie euclidienne contiennent des énoncés sur la manière d’être des corps pratiquement rigides. »
La géométrie ainsi complétée est manifestement une science naturelle ; nous pouvons même la considérer comme la branche la plus ancienne de la physique. Ses énoncés reposent essentiellement sur l’induction de l’expérience, et non pas seulement sur des déductions logiques. Nous appellerons la géométrie ainsi complétée géométrie pratique, et nous la distinguerons dans ce qui suit de la géométrie axiomatique pure. La question, si la géométrie pratique du monde est euclidienne ou non, a un sens précis, et la réponse ne peut être fournie que par l’expérience. Toute mesure de longueur en physique est de la géométrie pratique dans ce sens ; de même encore la mesure de longueur géodésique et astronomique, si l’on ajoute la proposition expérimentale que la lumière se propage en ligne droite, en ligne droite dans le sens de la géométrie pratique.
J’accorde d’autant plus d’importance à la conception de la géométrie ainsi caractérisée qu’il m’aurait été impossible de construire sans elle la théorie de la relativité. Sans elle, en effet, la considération suivante aurait été impossible : Dans un système de référence, qui tourne relativement à un système d’inertie, les lois de position des corps rigides ne correspondent pas, à cause de la contraction de Lorentz, aux règles de la géométrie euclidienne ; si, par conséquent, on considère les systèmes privés d’inertie comme des systèmes également admissibles, la géométrie euclidienne doit être abandonnée. Le pas décisif pour passer aux équations générales covariantes n’aurait pas été effectué, si l’interprétation indiquée plus haut n’avait pas été prise pour base. Rejette-t-on le rapport entre le corps de la géométrie euclidienne axiomatique et le corps pratiquement rigide de la réalité, on aboutit facilement à la conception suivante, que le sagace et profond Poincaré avait adoptée en particulier : De toutes les autres géométries axiomatiques concevables, la géométrie euclidienne se distingue par la simplicité. Et comme la géométrie axiomatique seule ne contient pas d’affirmations sur la réalité accessible à l’expérience, mais seulement la géométrie axiomatique jointe aux propositions physiques, il devrait être possible et raisonnable — quelle que soit la nature de la réalité — de conserver la géométrie euclidienne. Car on se décidera plus volontiers à modifier les lois physiques que la géométrie axiomatique euclidienne, si des contradictions viennent à se manifester entre la théorie et la pratique. Si l’on rejette le rapport entre le corps pratiquement rigide et la géométrie, on ne pourra pas s’affranchir facilement de la convention, qu’il faut garder la géométrie euclidienne parce qu’elle est la plus simple. Pourquoi Poincaré et d’autres chercheurs rejettent-ils l’équivalence si naturelle du corps pratiquement rigide de l’expérience et du corps de la géométrie ? Tout simplement parce qu’à un examen attentif les corps réels solides de la nature ne sont pas rigides, parce que leur état géométrique, c’est-à-dire leurs possibilités de position relative dépendent de la température, de forces extérieures, etc. Par cela, le rapport primitif, immédiat entre la géométrie et la réalité physique semble être rompu, et l’on est forcé d’accepter cette conception plus générale qui caractérise le point de vue de Poincaré. La géométrie (G) n’énonce rien sur la manière d’être des objets réels, mais la géométrie et l’ensemble (P) des lois physiques. Symboliquement, nous pouvons dire que c’est la somme (G) + (P) seulement qui est soumise au contrôle de l’expérience. On peut par conséquent choisir (G) arbitrairement, de même des parties de (P) ; toutes ces lois sont des conventions. Pour éviter les contradictions, il est seulement nécessaire de choisir le reste de (P) de telle façon que (G) et la totalité de (P) soient ensemble conformes à l’expérience. Par cette conception, la géométrie axiomatique et cette partie des lois de la nature qui possède le caractère de conventions apparaissent, au point de vue épistémologique, comme étant d’égale valeur.
Sub specie æterni la conception de Poincaré est, d’après mon avis, parfaitement juste. La notion de corps-étalon, comme celle d’horloge-étalon qui lui est coordonnée dans la théorie de la relativité, ne trouve pas dans le monde réel un objet lui correspondant exactement. Il est en outre manifeste que le corps solide et l’horloge ne jouent pas le rôle d’éléments irréductibles dans le système de concepts de la physique, mais seulement de formes composées qui ne doivent pas jouer un rôle indépendant dans la construction de la physique théorique. Mais c’est ma conviction que ces notions, étant donné l’état actuel de la physique théorique, doivent encore être utilisées comme notions indépendantes ; car nous sommes encore loin d’une connaissance assez solide des fondements théoriques pour pouvoir fournir des constructions théoriques exactes de ces formes.
En ce qui concerne l’objection qu’il n’existe pas de corps réellement rigides dans la nature, et que par conséquent les propriétés qui en sont affirmées ne concernent nullement la réalité physique, elle ne me paraît pas être si forte qu’on pourrait le croire à un examen superficiel. Car il n’est pas difficile de déterminer l’état physique d’un étalon d’une manière si exacte qu’il reste suffisamment identique par rapport à la position relative des autres étalons, en sorte qu’il puisse être substitué au corps rigide. C’est à ces étalons que seront rapportés les énoncés sur les corps rigides.
Toute géométrie pratique repose sur un principe accessible à l’expérience que nous allons esquisser. Nous appellerons la somme des deux signes marqués sur un corps pratiquement rigide une droite. Imaginons deux corps pratiquement rigides sur chacun desquels une droite est tracée. Ces deux droites seront considérées comme égales, si les signes de l’une coïncident d’une façon permanente avec les signes de l’autre. On suppose maintenant :
Si l’on constate que deux droites sont égales à un moment donné et en un lieu quelconque, elles seront toujours et partout égales.
Ce n’est pas seulement la géométrie euclidienne pratique, mais aussi sa généralisation immédiate, la géométrie riemannienne pratique et avec elle la théorie de la relativité générale qui reposent sur ces principes. Des principes expérimentaux qui prouvent la justesse de cette supposition, je me contente d’en mentionner un seul. Le phénomène de la propagation de la lumière dans l’espace vide coordonne à chaque intervalle de temps local une droite, c’est-à-dire le chemin de lumière correspondant, et inversement. Cette idée implique que la supposition faite plus haut pour les droites dans la théorie de la relativité doit aussi être valable pour les intervalles du temps d’horloge. Elle peut alors être formulée de la façon suivante : Si deux horloges idéales marchent à un moment donné et en un lieu quelconque avec une vitesse égale (on suppose qu’elles sont très proches l’une de l’autre), elles marcheront toujours avec une vitesse égale, indépendamment du fait où et quand elles ont été comparées ensemble au même endroit. Si cette proposition n’était pas valable pour les horloges naturelles, les fréquences propres de chaque atome du même élément chimique ne concorderaient pas si bien, comme le montre effectivement l’expérience. L’existence de lignes spectrales saillantes offre une preuve expérimentale concluante pour le principe mentionné de la géométrie pratique. C’est grâce à ce fait que nous pouvons en dernier lieu parler d’une façon compréhensive d’une métrique du continu spatio-temporel à quatre dimensions, dans le sens de Riemann.
La question, si ce continu est euclidien ou conforme au schéma général riemannien, ou s’il est constitué d’une autre manière, est, d’après la conception ici représentée, une question proprement physique, à laquelle l’expérience doit fournir une réponse ; cette question ne vise pas au choix d’une convention, commandée seulement pour des raisons d’utilité. La géométrie riemannienne sera alors seulement valable, quand les lois de position des corps pratiquement rigides pourront d’autant plus exactement être ramenées à celles de la géométrie euclidienne que les dimensions de la région spatio-temporelle envisagée seront plus petites.
L’interprétation physique de la géométrie ici représentée se montre certes inefficace quand on l’applique immédiatement à des espaces d’un ordre de grandeur submoléculaire. Mais elle garde une partie de sa signification même en face des questions sur la constitution des particules élémentaires.
Car on peut essayer d’attribuer même alors une signification physique à ces notions de champ — dont on a donné une définition physique pour la description de l’état géométrique des corps qui sont grands par rapport à la molécule — quand il s’agit de la description des particules élémentaires électriques qui constituent la matière. Le succès seul peut décider si l’essai consistant à accorder aux notions fondamentales de la géométrie riemannienne une réalité physique, qui dépasse la région définie physiquement, est justifié. Peut-être constaterait-on à la fin que cette extrapolation est aussi peu justifiée que celle de la notion de température, quand il s’agit des parties d’un corps qui sont d’un ordre de grandeur moléculaire.
Moins problématique apparaît l’extension des notions de la géométrie pratique à des espaces, d’un ordre de grandeur cosmique. On pourrait certes objecter qu’une construction de barres solides s’écarte d’autant plus de l’idéal de rigidité que son étendue spatiale est plus grande. Mais on ne peut guère accorder à cette objection une valeur de principe. C’est pourquoi la question, si le monde est spatialement fini ou non, me paraît être, dans le sens de la géométrie pratique, une question d’une réelle signification. Je ne tiens même pas pour impossible que dans un proche avenir l’astronomie fournira une réponse à cette question. Représentons-nous ce que la théorie de la relativité générale nous apprend à ce sujet. D’après celle-ci deux possibilités se présentent.
1. L’espace de l’Univers est infini. Cela n’est possible que si la densité spatiale moyenne de la matière, qui est agglomérée dans les étoiles, s’évanouit dans l’espace de l’Univers, c’est-à-dire si le rapport de la masse totale des étoiles à la grandeur de l’espace dans lequel elles sont distribuées approche indéfiniment de la valeur zéro, quand les espaces considérés deviennent de plus en plus grands.
2. L’espace de l’Univers est fini. Ce sera le cas s’il existe dans l’espace de l’Univers une densité moyenne de la matière pondérable différente de zéro. Le volume de l’espace de l’Univers est d’autant plus grand que cette densité moyenne est plus petite.
Je ne voudrais pas manquer de rappeler qu’on peut avancer une raison théorique en faveur de l’hypothèse de l’Univers fini. La théorie de la relativité nous apprend que l’inertie d’un corps déterminé est d’autant plus grande qu’il y a plus de masses pondérables dans son voisinage ; il semble par conséquent tout à fait indiqué de réduire l’effet total de l’inertie d’un corps à l’action réciproque entre ce dernier et les autres corps de l’Univers, comme la pesanteur a été, depuis Newton, complètement réduite à l’action réciproque entre les corps. Les équations de la théorie de la relativité générale permettent de montrer que cette réduction totale de l’inertie à l’action réciproque entre les masses — comme l’a demandé par exemple E. Mach — n’est possible que si l’Univers est spatialement fini.
Beaucoup de physiciens et d’astronomes ne se laissent pas impressionner par cet argument. En fin de compte ce n’est que l’expérience qui peut effectivement décider laquelle de ces possibilités est réalisée dans la nature. Mais comment l’expérience peut-elle fournir une réponse ? On pourrait d’abord croire que la densité moyenne de la matière pourrait être déterminée par l’observation de cette partie de l’Univers qui est accessible à notre perception. Cet espoir est trompeur. La distribution des étoiles visibles est extrêmement irrégulière, de sorte que nous n’avons nullement le droit de considérer la densité moyenne de la matière stellaire dans l’Univers comme étant égale à la densité moyenne de la Voie lactée. On pourrait d’ailleurs toujours soupçonner — quelque grand que soit l’espace exploré — qu’en dehors de cet espace il n’existe plus d’étoiles. Une estimation de la densité moyenne semble par conséquent être exclue.
Mais il y a encore un autre chemin, qui me semble être plus praticable, bien qu’il présente lui aussi de grandes difficultés. Si, en effet, on demande quels sont les écarts que présentent les conséquences de la théorie de la relativité générale, qui sont accessibles à l’expérience astronomique, en face de celles de la théorie newtonienne, on constate tout d’abord un écart qui se fait sentir dans une grande proximité de la masse gravitante, comme on a pu l’observer à propos de la planète Mercure. Pour le cas où l’Univers serait spatialement fini, il existe encore un autre écart de la théorie newtonienne, qu’on peut exprimer dans le langage de cette dernière de la façon suivante : Le champ de gravitation est ainsi constitué qu’on dirait qu’en outre des masses pondérables une densité de masse de signe négatif, qui est distribuée également dans l’espace, concourt encore à sa production. Mais comme cette densité de masse fictive devrait être infiniment petite, elle ne pourrait se faire sentir que dans des systèmes gravitants de très grande dimension.
Supposons que nous connaissions la distribution statistique des étoiles dans la Voie lactée ainsi que leurs masses. Alors nous pouvons calculer le champ de gravitation d’après la loi de Newton, ainsi que les vitesses moyennes que doivent posséder les étoiles pour que la Voie lactée ne s’écroule pas sous l’action mutuelle des étoiles qui la composent, mais maintienne son étendue. Si les vitesses réelles des étoiles, qui peuvent être mesurées, étaient plus petites que celles données par le calcul, la preuve serait fournie que les attractions réelles à des grandes distances seraient plus petites que celles exigées par la loi de Newton. D’un tel écart on pourrait indirectement tirer la preuve que l’Univers est fini et évaluer même sa grandeur spatiale.
Pouvons-nous nous représenter d’une façon intuitive un Univers à trois dimensions, fini et pourtant illimité ?
À cette question on donne la plupart du temps une réponse négative, mais à tort. Les considérations qui vont suivre ont pour but de mettre ce fait en évidence. Je veux montrer que nous pouvons sans trop de peine nous construire une image intuitive pour la théorie de l’Univers fini ; après quelque exercice nous nous y sentirons tout à fait à l’aise.
Et tout d’abord une remarque de nature épistémologique. Une théorie géométrico-physique est au premier abord nécessairement privée du caractère intuitif ; c’est un système de concepts. Mais ces concepts servent à établir une connexion logique entre une multiplicité de phénomènes sensibles réels ou imaginés. Rendre une théorie intuitive signifie donc qu’il faut nous représenter cette plénitude de phénomènes dont le groupement schématique est réalisé par la théorie. Dans le cas qui nous préoccupe la question se pose ainsi : De quelle façon faut-il que soit représenté l’état des corps solides en ce qui concerne leur position mutuelle (contact), pour être conforme à la théorie de l’Univers fini ? Tout ce que j’ai à dire sur cette matière manque à proprement parler de nouveauté ; mais les questions innombrables qui m’ont été adressées me prouvent qu’on n’a pas encore fait assez sous ce rapport pour donner pleine satisfaction à ceux qui éprouvent un vif besoin de connaître. Que l’initié me pardonne par conséquent si j’avance des choses qui sont en partie depuis longtemps connues.
Que voulons-nous exprimer quand nous disons que notre espace est infini ? Évidemment ceci que nous pourrions mettre un nombre quelconque de corps de même grandeur l’un à la suite de l’autre, sans que l’espace soit jamais rempli. Imaginons un grand nombre de caisses cubiques d’égale grandeur ; nous pouvons alors, d’après la géométrie euclidienne, les placer de telle façon les unes sur les autres, les unes à côté des autres et les unes derrière les autres qu’un espace aussi grand qu’on voudra soit rempli ; mais cette construction ne prendrait jamais fin ; de nouveaux cubes pourraient être ajoutés du côté extérieur, sans qu’il y ait jamais manque de place. C’est cela que nous voulons exprimer quand nous disons que l’espace est infini. Il vaudrait mieux dire : l’espace est infini par rapport aux corps pratiquement rigides, à condition que les lois de position pour ces derniers soient fournies par la géométrie euclidienne.
Un autre exemple d’un continu infini est le plan. Nous pouvons disposer sur un plan de petites pièces de carton de telle façon qu’à chaque côté d’un carré de carton soit appliqué un autre carré de carton. La construction ne sera jamais finie ; on peut toujours ajouter de nouveaux carrés de carton — à condition que leurs lois de disposition soient conformes à celles des figures planes de la géométrie euclidienne. Le plan est ainsi infini par rapport aux carrés de carton. On dit en conséquence que le plan est un continu infini à deux dimensions et que l’espace en est un à trois dimensions ; je suppose qu’on sait parfaitement ce qu’il faut entendre ici par nombre de dimensions.
Donnons maintenant un exemple d’un continu à deux dimensions qui est fini mais sans bornes. Imaginons la surface d’une grande sphère et un grand nombre de petits disques circulaires de papier d’égale grandeur. Nous appliquons un de ces petits disques de papier en un endroit quelconque de la surface de la sphère. Déplaçons-le avec le doigt sur la surface sphérique dans une direction quelconque ; nous n’arriverons jamais dans cette pérégrination à une borne. Nous disons en conséquence que la surface sphérique est un continu illimité. La surface sphérique est en outre un continu fini. En effet, si l’on colle de tels petits disques de papier sur la sphère de telle sorte que jamais deux petits disques ne sont collés l’un sur l’autre, la surface de la sphère sera à la fin si bien remplie qu’aucun nouveau petit disque ne pourrait plus y être appliqué ; cela signifie précisément que la surface de la sphère est finie par rapport aux petits disques de papier. La surface de la sphère est de plus un continu non-euclidien à deux dimensions, c’est-à-dire que les lois de position des formes rigides qui se trouvent sur elle ne concordent pas avec celles du plan euclidien. On peut le constater de la manière suivante. Qu’on place autour d’un petit disque circulaire six petits disques circulaires de façon qu’ils lui soient contigus, autour de chacun de ceux-ci six autres, etc. (fig. I). Si l’on fait cette construction
sur le plan, il se forme une couche ininterrompue, où à chaque petit disque, qui ne se trouve pas sur le bord, sont contigus six petits disques. Sur la surface de la sphère cette construction semble au début réussir également, et cela d’autant mieux que le rayon du petit disque est plus réduit par rapport à celui de la sphère. Mais à mesure qu’on avance dans la construction, il devient de plus en plus manifeste qu’il n’est pas possible d’obtenir une couche ininterrompue de petits disques dans le sens indiqué, comme ce devrait être le cas d’après la géométrie euclidienne du plan. De cette façon, des êtres même qui ne quittent jamais la surface de la sphère, et qui ne peuvent non plus regarder de la surface sphérique dans l’espace à trois dimensions, pourraient constater, en expérimentant seulement avec de petits disques, que leur espace à deux dimensions n’est pas euclidien mais sphérique.
D’après les derniers résultats de la théorie de la relativité il devient probable que notre espace à trois dimensions est lui aussi approximativement sphérique, c’est-à-dire que les lois de position des corps rigides ne sont pas fournies en lui par la géométrie euclidienne, mais approximativement par la géométrie sphérique, si l’examen porte seulement sur des régions assez étendues. C’est ici le point où l’intuition du lecteur se révolte. « Aucun homme ne peut se représenter une chose pareille », s’exclame-t-il tout indigné. « On peut bien dire des choses pareilles, mais on ne peut pas les penser. Je peux bien me représenter une surface sphérique, mais non pas son analogue à trois dimensions. »
Il s’agit de franchir cette barrière de la pensée, et le lecteur patient verra que ce n’est pas une chose tellement difficile. À cette fin, nous ferons bien tout d’abord de revenir à l’examen de la géométrie de la surface sphérique à deux dimensions. Soient, dans la figure suivante, K la surface sphérique, E un
plan qui la touche en S et qui, pour faciliter la représentation, est indiqué dans le dessin comme plaque limitée. Soit en outre L un petit disque sur la surface de la sphère. Nous supposons qu’au point N de la surface sphérique, qui est diamétralement opposé à S, se trouve un point lumineux qui projette sur le plan E l’ombre L′ du petit disque L. À chaque point de la sphère correspond sur le plan une ombre de L. Si le petit disque se meut sur la sphère K, l’ombre L′ se meut de même sur le plan E. Si le petit disque L se trouve au point S, il se confond presque avec une ombre. S’il se meut à partir de S sur la surface sphérique vers le haut, l’ombre L′ du petit disque glisse sur le plan E de S vers le dehors en restant sur le plan et devient de plus en plus grande. Si le petit disque L se rapproche du point lumineux N, l’ombre s’éloigne à l’infini et devient de plus en plus grande.
Nous demandons maintenant : Quelles sont les lois de position des ombres des petits disques L′ sur le plan E ? Eh bien, exactement les mêmes que les lois de position des petits disques L sur la surface de la sphère. Car à chaque figure originale sur K correspond une figure d’ombre sur E. Si deux petits disques se touchent sur K, leurs ombres se touchent de même sur E. La géométrie des ombres sur le plan concorde avec la géométrie des petits disques sur la sphère. Si nous considérons les ombres des petits disques comme des figures rigides, la géométrie sphérique est valable par rapport à celles-ci sur le plan E. Il faut noter particulièrement que le plan est fini par rapport aux ombres des petits disques, étant donné que les ombres ne peuvent trouver place sur le plan qu’en nombre fini.
Mais on pourrait nous dire : « Cela est absurde ; les ombres des petits disques ne sont précisément pas des figures rigides. Il nous suffirait de déplacer une règle sur le plan E pour nous convaincre que les ombres deviennent de plus en plus grandes, lorsqu’elles glissent sur le plan de S vers l’infini. » Mais qu’arriverait-il si les règles sur le plan E se comportaient de la même façon que les ombres des petits disques L′ ? Alors on ne pourrait plus constater que les ombres croissent en s’éloignant de S ; cette affirmation n’aurait plus aucun sens. La seule chose qu’on puisse énoncer objectivement sur les ombres des petits disques est précisément qu’elles se comportent, géométriquement, exactement de la même façon que de petits disques rigides sur la surface de la sphère dans le sens de la géométrie euclidienne.
Il faut bien dire que notre affirmation sur l’accroissement des ombres des petits disques, quand elles glissent de S vers l’infini, n’a en elle-même aucune signification objective, tant que nous n’avons pas pris comme termes de comparaison des corps rigides euclidiens qui peuvent être déplacés sur E. Le point S sur le plan est, par rapport aux lois de position des ombres L′, aussi peu privilégié que sur la surface de la sphère.
La représentation intuitive de la géométrie sphérique sur le plan donnée plus haut a pour nous une importance à cause du fait qu’elle peut être appliquée très facilement au cas à trois dimensions.
Qu’on imagine, en effet, un point S de notre espace ainsi qu’un grand nombre de petites sphères L′, qui peuvent toutes être amenées à coïncider ensemble. Ces sphères ne doivent pourtant pas être rigides dans le sens de la géométrie euclidienne ; leur rayon (envisagé dans le sens de la géométrie euclidienne) doit seulement croître, si elles sont mues de S vers l’infini, et cette croissance doit s’effectuer exactement d’après la même loi que celle des rayons des ombres des petits disques L′ sur le plan.
Après avoir obtenu une représentation très vive de l’état géométrique de nos sphères, supposons qu’il n’existe point du tout, dans notre espace, de corps rigides dans le sens de la géométrie euclidienne, mais seulement des corps représentant l’état de nos sphères L′. Nous possédons alors une vive image de l’espace sphérique à trois dimensions, ou, pour mieux dire, de la géométrie sphérique à trois dimensions. Il faut que nous appelions dans ce cas nos sphères des sphères rigides. Leur accroissement, en s’éloignant de S, se fait aussi peu sentir quand on effectue la mesure avec des règles que dans le cas des ombres des petits disques sur E, parce que les règles se comportent de la même façon que les sphères. L’espace est homogène, c’est-à-dire qu’à l’entourage de tous les points les mêmes configurations de sphères sont possibles[2]. Notre espace est fini, car — par suite de l’accroissement des sphères — ce n’est qu’un nombre fini qui peut trouver place dans l’espace.
Nous avons ainsi obtenu une image intuitive de la géométrie sphérique, en nous servant comme béquille de la façon de penser et de se représenter qui est en usage dans le domaine de la géométrie euclidienne. Il n’y a aucune difficulté à approfondir et à pousser plus loin les représentations ainsi acquises par la mise en œuvre de constructions conçues à part. Il ne serait pas non plus d’une bien grande difficulté de rendre intuitif d’une manière analogue le cas de la soi-disant géométrie elliptique. Ma tâche ici était de montrer seulement que la faculté intuitive humaine ne doit nullement capituler devant la géométrie non-euclidienne.