La Géologie et la Minéralogie dans leurs rapports avec la théologie naturelle/Chapitre 1

INTRODUCTION.


CHAPITRE I.


Jusqu’où s’étend le domaine de la Géologie.


Qu’un étranger débarqué sur la côte sud-ouest de l’Angleterre traverse le Cornouailles tout entier, et le nord du Devonshire ; puis que, passant par Saint-David, il aille visiter toute la partie septentrionale du pays de Galles ; si de là, traversant le Cumberland, puis l’île de Man, il se rend à la côte sud-ouest de l’Écosse, soit qu’il veuille parcourir ensuite toute la région montagneuse qui sépare les deux royaumes, ou atteindre l’océan germanique en longeant la chaîne des monts Grampians, il conclura de cette excursion de plusieurs centaines de milles que la Grande-Bretagne est une contrée stérile, et dont la rare population se compose presque entièrement de mineurs et de montagnards.

Qu’un autre descende sur la côte du Devonshire, et traverse les comtés du centre, en partant de l’embouchure de l’Exe pour s’arrêter à celle de la Tyne, il ne rencontrera que collines et vallées également fertiles, des villes en grand nombre, et maintes parties couvertes d’une nombreuse population manufacturière, dont l’industrie s’alimente par le charbon de terre que les couches géologiques de ces contrées lui fournissent en abondance[1].

Un troisième pourrait aller de la côte du Dorset à celle du Yorkshire sans que son pied posât ailleurs que sur le calcaire oolithique ou la craie. Partout de hautes plaines sans montagnes, sans mines de houille ou autres ; partout une population presque exclusivement agricole et ne possédant pas un seul établissement industriel de quelque importance.

Si nous supposons maintenant que ces trois étrangers viennent à se rencontrer au terme de leur voyage, et à se faire part de leurs observations respectives, quelle différence dans les jugemens qu’ils porteront sur l’état actuel de la Grande-Bretagne ! — C’est un pays de montagnes incultes ; l’espèce humaine y est rare. — Ce sont partout de gras pâturages, des populations florissantes et de riches manufactures. — C’est un vaste champ de blé, une fourmilière de laboureurs.

Mais toute cette divergence s’explique dès que l’on sait dans quelles conditions géologiques différentes se trouvent placées ces trois grandes divisions de l’île que nous habitons. Le premier de nos voyageurs n’aurait eu sous les yeux que les districts assis sur des roches primitives ou de transition ; le second aurait suivi ces couches fertiles de nouveau grès rouge, qui doivent leur origine au détritus de roches plus anciennes, et au-dessous ou à côté desquelles gît la houille, trésor inappréciable. Quant au troisième, il aurait partout foulé un sol assis sur des plateaux et des monticules dont la pierre à chaux ou la craie forment la base, et qui conviennent merveilleusement au pâturage des bêtes à laine et à la production des céréales[2].

Ainsi donc, en Angleterre, le développement numérique des populations et les bases fondamentales de leurs industries et de leurs richesses sont grandement subordonnées à la nature géologique des couches sur lesquelles elles sont assises. Nous en devons dire autant de leur développement physique, développement dont la mesure la plus sûre nous est fournie par la durée moyenne de la vie et l’état sanitaire en général : or on sait combien ces deux élémens dépendent de la nature plus ou moins salubre des industries, lesquelles, ainsi que nous venons de le voir, sont dominées par les circonstances géologiques. Et, quant au développement moral, en tant que subordonné à ces mêmes industries, il est visible que les mêmes causes géologiques ne peuvent manquer d’y manifester leur action par de semblables effets.

Ces faits, choisis dans la contrée même que nous habitons, nous font voir que toute superficie de terrain d’une grande étendue ne peut être considérée comme le développement en tout sens d’un ensemble unique de matériaux. Dans tel district, nous suivons le trajet de roches granitiques et cristallines ; dans tel autre ce sont des montagnes d’ardoise ; un troisième nous offre alternativement des bancs de grès, de schistes et de pierre à chaux ; un quatrième, des lits de conglomérats ; un cinquième, des bancs de marne et d’argile ; un sixième, du gravier, du sable et de la vase. Quant aux productions minérales de ces diverses formations, elles ne varient pas moins : dans les plus anciennes se rencontrent des veines d’or et d’argent, de l’étain, du cuivre, du plomb et du zinc ; dans une autre série, des lits de houille ; ailleurs du sel et du gypse : beaucoup sont composées d’une pierre de taille dont l’architecte s’empare ; d’autres, d’un calcaire propre aux constructions ou a la fabrication des cimens ; d’autres encore, de cette argile dont se font les briques et les poteries ; enfin presque partout la nature a prodigué le fer, de tous les minéraux le plus important.

Si maintenant nous jetons un coup d’œil sur les grands phénomènes de la géographie physique, sur la distribution générale des solides et des fluides à la surface du globe, sur la disposition des continens et des îles, sur la profondeur et l’étendue des mers, des lacs et des rivières, l’élévation des montagnes et des collines, le développement des plaines ; sur les vallées, leurs dépressions et leurs déchiremens, nous voyons que tout cet ordre de faits nous conduit encore à des causes dont l’investigation appartient essentiellement à la géologie.

Un examen plus approfondi nous fait suivre le passage des diverses substances minérales qui constituent le globe terrestre à travers les changemens et les révolutions dont les différentes couches de sa surface ont été le théâtre ; nous découvrons, dans la superposition de ces dernières, un ordre régulier qui se répète dans les localités les plus éloignées et correspond à l’ordre d’après lequel se succèdent les nombreuses espèces animales et végétales, maintenant éteintes, qui s’étaient successivement développées durant le cours de ces diverses formations minérales. De tels arrangemens ne peuvent devoir leur origine au hasard ; car partout un ordre et des lois s’y révèlent avec évidence dans l’arrangement des élémens inorganiques ; et cette évidence est portée à son plus haut point par l’étude des restes organiques que nous rencontrons disséminés dans toutes ces couches.

Comment donc s’est-il fait qu’une science aussi importante et qui ne comprend pas moins que l’histoire physique tout entière de notre planète ; qu’une science qui va puiser ses documens sur tous les points de la surface du globe, ait si peu attiré l’attention des diverses époques qui ont précédé la nôtre que, jusqu’au commencement de ce siècle, elle avait à peine obtenu de porter un nom ?

Déjà plus d’un essai avait été fait à diverses époques, soit par des hommes voués à l’observation positive, soit par d’ingénieux créateurs de systèmes, dans le but d’arriver à une théorie de la formation du globe. Si leurs efforts sont demeurés sans résultat, nous devons en accuser surtout l’imperfection où étaient alors les diverses sciences qui devaient leur prêter secours ; et c’est au développement qu’ont pris ces dernières depuis un demi-siècle que la géologie doit de pouvoir quitter les régions nuageuses de l’imagination pour le domaine plus réel des faits observés, et d’arriver à des conclusions assises sur la base inébranlable de l’induction philosophique. Il nous est donné maintenant, si nous voulons aborder l’histoire naturelle de notre globe, de nous appuyer, non seulement sur les branches les plus transcendantes des sciences physiques, mais aussi sur les découvertes récentes, d’une bien plus haute importance pour nous, qui viennent d’être faites en minéralogie, en chimie, en botanique, en zoologie, en anatomie comparée. Aidés de ces secours, si nous venons à creuser le sein de la terre, nous y trouverons écrites, en caractères accessibles à notre intelligence, les annales de la formation du globe, là où ceux qui nous précédèrent ne rencontrèrent qu’un livre fermé d’un sceau que tous leurs efforts ne purent briser. Ainsi débarrassée du bandeau qui obscurcissait sa vue, et maîtresse de parcourir en tous sens l’horizon immense qui s’étend autour d’elle, la géologie embrasse plus en surface et en profondeur qu’aucune autre science physique, l’astronomie seule exceptée. Car outre qu’elle comprend l’étude entière du règne minéral, c’est à elle qu’appartient l’histoire des innombrables races éteintes tant du règne animal que du règne végétal. Elle fait voir que chacune, objet d’un plan et d’une prévoyance à part, a été mise en harmonie parfaite avec les conditions diverses de la vie terrestre ou aquatique pour laquelle elle avait été faite. Enfin, elle démontre que les arrangemens primordiaux des élémens inorganiques ont été faits en vue de leur emploi dans la composition des corps organisés, animaux et végétaux actuellement existans, et surtout en vue de leur utilité pour l’espèce humaine.

C’est à l’aide de ces divers témoignages que se reconstruit l’histoire des travaux du tout puissant auteur de l’univers, histoire aussi grande par l’élévation des sujets qu’elle embrasse que par la haute antiquité à laquelle elle remonte, et que Dieu lui-même a tracée de son doigt dans les fondemens des montagnes éternelles.


  1. En jetant les yeux sur quelque carte géologique de l’Angleterre un peu exacte, on verra que les importantes et populeuses cités dont les noms suivent reposent sur des couches appartenant uniquement à la formation du nouveau grès rouge : Exeter, Bristol, Worcester, Warwick, Birmingham, Lichfield, Coventry, Leicester, Nottingham, Derby, Stafford, Shrewsbury, Chester, Liverpool, Warrington, Manchester, Preston, York et Carlisle. La population de ces dix-neuf villes, d’après le recensement de 1830, excède un million d’habitans.

    Si l’on veut recourir à une carte de petite dimension, pour vérifier ce fait ou tous ceux que j’aurai occasion d’avancer dans le cours du présent Essai, il n’en est point de plus satisfaisante que la réduction en une seule feuille faite par M. Gardner de la grande carte d’Angleterre de Greenough, qui avait été publiée par la Société géologique de Londres.

  2. La route de Bath à Buckingham, par Cirencester et Oxford, et de Buckingham à Lincoln, en traversant Kettering et Stamford, offre un exemple frappant de l’uniformité complète qui se fait remarquer dans l’aspect général et la culture du sol, ainsi que dans les industries de la population, sur le trajet des terrains oolitiques à travers l’Angleterre, depuis Weymouth jusqu’à Scarborough.

    La route de Dorchester à Andover et à Basingstoke, en passant par Blandford et Salisbury, et celle de Dunstable à Roysion, Cambridge et Newmarket, répète le même fait d’uniformité que l’on observe encore tout le long de la ligne de craie qui va de Bridport (côte du Dorset) à. Flamborough-head (côte du Yorkshire).

    Dans cette même direction, suivant laquelle les différentes grandes couches traversent l’Angleterre, depuis Lyme-Regis jusqu’à Whithy, la formation du lias règne presque sans interruption, et l’on pourrait voyager depuis Weymouth jusqu’à l’Humber sans quitter un instant l’argile d’Oxford, En effet, presque toutes les routes qui traversent l’Angteterre dans la direction nord-est-sud-ouest, reposent dans la plus grande partie de leur longueur, sur une même formation, tandis qu’une ligne qui les traverserait à angle droit, et dont par conséquent la direction serait sud-est-nord-ouest, ne reposerait nulle part sur une même couche dans un espace de plus de quelques milles. C’est même cette dernière ligne qui donnerait l’idée la plus juste de l’ordre de superposition et des conditions différentes qu’offrent les couches nombreuses qui traversent notre île sous forme d’une suite de zônes étroites dont la direction générale est à peu près nord-est sud-ouest ; et elle a fourni à M. Conybeare la coupe instructive de l’intervalle compris entre Newhaven (près de Brighton) et Whitehaven, qu’il a publiée dans sa géologie de l’Angleterre et du pays de Galles. On y remarque près de soixante-dix changemens dans le caractère des couches.