La Géographie de la Gaule

Revue des Deux Mondes tome 34, 1879
Albert Réville

La géographie de la Gaule


LA
GÉOGRAPHIE DE LA GAULE

Géographie historique et administrative de la Gaule romaine, par M. Ernest Desjardins, de l’Institut. — 2 vol. Paris, 1876-1878 ; Hachette.

Les études dont notre vieille mère la Gaule est l’objet sont en voie de progrès constant. Chaque année voit s’augmenter le nombre des ouvrages sérieux sur une matière honteusement négligée pendant trop longtemps ou traitée avec un manque effrayant de critique et d’érudition spéciale. Ce sont pourtant nos origines, nos vraies origines que l’on dédaignait ainsi, et lors même que nous ne saurions adopter à tous égards les conclusions de MM. Jean Reynaud et Henri Martin, nous leur savons le meilleur gré de ce qu’ils ont ramené l’attention sur notre berceau national et nous en ont révélé la mystérieuse poésie. Toutefois il est bon, il est indispensable que la science austère consolide et régularise le terrain reconquis par le cœur et l’intuition du patriotisme érudit. Il n’y a jamais lieu de regretter la connaissance du vrai, et dussions-nous rabattre sur quelques points du premier engouement, là comme ailleurs on gagne toujours à se tenir le plus près possible des réalités.

C’est à ce point de vue surtout que l’important ouvrage de M. Desjardins sur la Géographie historique et administrative de la Gaule contribuera pour sa grande part à augmenter la somme des notions positives qu’il est possible d’acquérir sur un terrain se dérobant trop souvent à notre curiosité. Bien connaître la géographie d’une nation, c’est posséder la clé, du moins la première des clés qui permettent de pénétrer chez elle. Le savant auteur était préparé de longue date à sa tâche par sa très remarquable édition de la Table de Peutinger, l’un des documens les plus curieux du temps de l’empire romain. Qu’on se figure une carte sur laquelle sont dessinées toutes les routes militaires de cet empire, avec l’indication des étapes ou des stations, la distance qui les sépare et des signes divers marquant les localités importantes. Mais cette carte n’est nullement dressée sur le plan des nôtres. Les routes et le pays adjacent sont tracés au-dessous l’un de l’autre, sans souci du territoire intermédiaire, de telle sorte, par exemple, qu’une route suivant le cours de la Loire peut être tirée parallèlement au Rhin ou à la Seine. Il faut tout un travail de redressement pour constituer avec de telles données une carte routière conforme à nos habitudes modernes, qui exigent en tout premier lieu une figure proportionnelle des pays et de leurs contours. Mais ce redressement peut s’opérer, le grand savoir technique de M. Desjardins lui a permis de le faire, et l’on comprend aisément combien la géographie de l’empire romain, celle en particulier de la Gaule impériale, a gagné en clarté et en précision, grâce aux indications de cette carte officielle. On croit qu’elle fut composée à Constantinople sous Théodose et d’après des travaux plus anciens encore. Découverte l’an 1500 à Spire, elle devint la propriété de l’archéologue Peutinger (de là son nom actuel), et fut imprimée assez maladroitement à Venise en 1590. Puis on la perdit de vue, on croyait l’original perdu ; mais en 1714 on le retrouva à Vienne, quelque peu entamé par les rats, intact toutefois dans ses parties essentielles. Il paraît qu’il avait été vendu par un libraire au prince Eugène, qui en avait fait don à la Bibliothèque impériale, sans trop savoir probablement la valeur de son cadeau. Depuis, cette carte fut plus d’une fois reproduite ; mais aucune édition ne saurait entrer en comparaison avec celle que M. Desjardins a publiée avec commentaires dans le cours des dernières années et aux frais du gouvernement français.

Mettant à profit pour l’étude spéciale de la géographie gauloise cette source précieuse de renseignemens authentiques, M. Desjardins a étudié, le plus souvent sur les lieux mêmes, les questions relatives à la constitution du sol gaulois à l’époque de la conquête. Ses recherches se sont étendues à l’état ethnique de ce pays habité par des races différentes plus ou moins fondues ensemble, à leur situation politique, aux divisions administratives introduites par la puissance conquérante, et même aux grands faits historiques tels que le passage d’Hannibal à travers la Gaule méridionale et les Alpes, la campagne de Marius contre les Cimbres, enfin la conquête elle-même de César, dont le résumé termine le second volume paru. Un troisième volume continuera cette description méthodique en réunissant les données recueillies par l’érudition moderne sur les divinités topiques ou locales de l’ancienne Gaule, lesquelles lui semblent, nous le croyons avec raison, avoir été plus réellement ses dieux que les trinités plus ou moins vagues attribuées au druidisme.

L’étude de la géographie gauloise ne date pas d’hier. Sans parler d’anciens Theatra Orbis ou Thesauri geographici remontant à la fin du XVIe siècle, il faut citer l’ouvrage remarquable d’Adrien de Valois[1], qui parut en 1675, et qui resta longtemps supérieur à tous les travaux du même genre. La Notice de D’Anville, qui date de 1760, ne le vaut pas comme érudition ; mais c’est à cet habile géographe que l’on doit l’art moderne de dresser les cartes. Viennent ensuite beaucoup de mémoires, d’essais, de monographies se rapportant à une région, à des localités déterminées, mais dont la liste serait trop longue. Notre siècle les a vus foisonner en France et hors de France. On sait qu’une commission spéciale, instituée par le gouvernement déchu, s’occupe de reconstituer la carte des Gaules ; mais ses travaux, jusqu’à présent, n’ont rien donné de définitif. Toutes ces recherches ont été compulsées, mises à profit par M. Desjardins, et, sans lui attribuer l’honneur qu’il serait le premier à récuser de n’avoir laissé rien à faire à ses successeurs, on peut classer son ouvrage dans la catégorie de ceux qui ferment une période d’études en résumant les travaux antérieurs et en ouvrent une nouvelle en les dépassant. Nous classerons, comme l’auteur lui-même, les résultats les plus saillans ou les plus curieux de ce savant inventaire sous la triple définition de géographie physique, ethnique et politique.


I

La Gaule, la vraie Gaule historique, c’est-à-dire la Transalpine, — car la Cisalpine ou Gaule italienne ne fut gauloise qu’à demi, à la suite d’invasions relativement récentes, et ne tarda pas à s’italianiser, — la Gaule, mère de la France, est de délimitation si facile qu’on ne s’y est jamais trompé. C’est le pays renfermé entre le Rhin, les Alpes, les Pyrénées et la mer. Cela posé, le premier phénomène physique et le moins variable en tout pays de quelque étendue, ce sont ses grandes arêtes, ce qu’on pourrait appeler son squelette, ce sont ses montagnes.

Les Alpes, du haut de leurs sommets vénérables, ont vu défiler bien des essaims de nos aïeux inconnus en quête d’un pays où il fît bon s’établir. Strabon remarquait déjà que leurs contreforts divergeaient en Gaule et convergeaient en Italie, ce qui rendait les incursions et les invasions plus faciles de Gaule en Italie que d’Italie en Gaule. Les hautes montagnes n’ont pas d’histoire, mais les hommes qu’elles effraient et attirent tour à tour sont loin de nourrir pour elles des sentimens toujours identiques. C’est peut-être un des points où les modernes diffèrent le plus des anciens. Ceux-ci ne virent guère dans les Alpes qu’un objet de terreur et un obstacle aussi gênant pour le commerce que pour la guerre. Elles furent l’objet d’un culte de la part des plus anciens habitans. Le dieu gaulois, et probablement ligure d’origine, Penn, qui se fondit plus tard dans le Jupiter Penninus, fut longtemps adoré comme le génie souverain des montagnes, après avoir été la montagne elle-même. On a retrouvé les vestiges d’un de ses temples entre l’hospice et le lac du grand Saint-Bernard. Le nom lui-même des Alpes semble supposer une vieille personnification. Du reste, les Alpes firent longtemps aux Romains l’effet d’être absolument infranchissables par une véritable armée. Quant au charme puissant qu’elles exercent sur nous, — il est vrai que ce n’est pas depuis très longtemps, — on n’en trouve pas la moindre trace dans l’antiquité. Même au temps où la civilisation romaine eut jeté des routes à travers leurs, cols les moins ardus, on ne voit pas que le goût des excursions alpestres ait jamais été répandu. Croirait-on, par exemple, que la plupart des hauts sommets qui séparent la Gaule de l’Italie sont restés sans nom chez les anciens ? On ne trouve nulle part de nom latin correspondant au Mont-Blanc, ni au Mont-Rose, ni au Cervin, ni au Simplon, ni à la Dent de Jaman, ni à ces pics de l’Oberland dont les noms nous sont si familiers. Cela prouve tout au moins une grande indifférence. Le grand Saint-Bernard a pourtant un nom, Summus Penninus ou Mons Jovis ; plus tard le Mont-Genèvre, Mons Matrona, mais uniquement parce qu’ils servaient de passages. Le Saint-Gothard est aussi nommé ; il s’appelle Adoulas. C’est que les anciens ont été très frappés du fait que le Rhône, le Rhin et d’autres cours d’eau prennent leur source à ses pieds. Le Viso, Vesulus, générateur du Pô et de plusieurs affluens, doit sans doute son nom distinct à un phénomène analogue. On dirait qu’une fois la première terreur surmontée, les anciens n’ont pensé qu’à une chose : franchir le plus vite possible ces monts redoutables, et qu’ils ne se sont pas doutés qu’il pouvait y avoir un charme quelconque à vagabonder à droite et à gauche des routes impériales.

Il y avait évidemment plus d’un passage pratiqué à travers les Alpes dans les siècles antérieurs à la conquête. Le grand et le petit Saint-Bernard et le Mont-Genièvre comptent parmi les plus anciens, surtout le dernier, qui fut le plus utilisé par César et qui, selon toute apparence, avait déjà vu, deux siècles auparavant, défiler l’armée d’Hannibal. C’est même probablement par là que passèrent les bandes de Bellovèse, quand au temps des Tarquins une invasion de Gaulois pénétra dans l’Italie du nord. On sait que les anciens divisaient le massif des Alpes gauloises à partir du Saint-Gothard en quatre sections dont les trois premières étaient les Alpes pennines, comprises entre le col de La Furca et celui de la Seigne, les Alpes Grées ou rocheuses qui allaient jusqu’au Mont-Cenis, les Alpes cottiennes, qui se terminaient au Mont-Viso. Ces Alpes cottiennes doivent leur nom à l’existence d’un petit chef de tribus, Cottius ou Cottus, qui, retranché dans ses âpres montagnes, refusa seul de se soumettre à César. Mais il finit par s’adoucir, se montra sensible aux avances d’Auguste et fut très fier d’être appelé son ami. Pour faire preuve de bon vouloir, il consentit à raccourcir et à améliorer les routes. C’est à lui et aux petites cités rangées sous ses ordres que l’on doit le remarquable monument de Suse, arc dédié à l’empereur Auguste, et où Cottius prend le titre de préfet. Claude acheva de gagner ses bonnes grâces en arrondissant son domaine et en lui conférant le titre de roi. Mais à sa mort son royaume fut réduit en province romaine. Ce qui n’empêcha pas de désigner longtemps le territoire qu’il avait gouverné par le nom de Regnum Cottii, comme une espèce de royaume d’Yvetot alpestre et sans que cela tirât à conséquence. Plus au sud se trouvaient encore les Alpes maritimes, où passèrent Hasdrubal et Pompée. Les Romains s’empressèrent de substituer des routes carrossables aux sentiers informes qu’ils avaient trouvés dans les Alpes, mais la route du Mont-Genèvre demeura toujours la plus suivie.

Le Jura comptait moins de passages que les Alpes. Avant la conquête, il n’y en avait que deux qui permissent de passer de l’Helvétie dans le reste de la Gaule, au sud le célèbre défilé du Pas-de-l’Écluse, au nord la trouée de Belfort. Les Romains percèrent une route de Vesontio (Besançon) à Avenches par Pontarlier et Yverdun, c’est-à-dire en grande partie sur la ligne que suit aujourd’hui le chemin de fer dit franco-suisse. Quant aux Cévennes, qui n’ont pas non plus changé de nom, plus d’un ancien géographe étendait leur chaîne jusqu’au-delà des montagnes d’Auvergne. A propos de ces dernières, une découverte encore récente a jeté un jour curieux sur l’origine du nom du Puy-de-Dôme, qui intriguait tant nos archéologues. Les fouilles pratiquées au sommet de cette montagne pour l’établissement du nouvel observatoire ont mis à découvert de vastes substructions qui ont été reconnues pour être celles d’un temple de grandes dimensions. Il était question de ce temple dans un passage de Grégoire de Tours, qui raconte qu’en 258, sous le règne de Valérien et de Gallien, une invasion d’Alamans incendia et détruisit dans le pays de Clermont un temple célèbre que les habitans appelaient en gaulois Vasso (lieu consacré). Or ce temple était celui de Mercure Arverne et renfermait une statue colossale de ce dieu qu’Élien déclare dépasser en grandeur tous les colosses connus. C’est un statuaire grec, du nom de Zénodore, qui l’avait érigé pour le prix de 400,000 sesterces ou 80,000 francs du poids de notre monnaie. Or on a trouvé dans les ruines une inscription votive dédiée aux divinités augustes et au dieu Mercure Dumias. D’après César, Mercure, c’est-à-dire la divinité gauloise qu’il identifie avec le fils de Maïa, était l’objet du culte le plus généralement répandu en Gaule, et la seule difficulté est de savoir au juste le nom celtique de ce dieu indigène. Mais l’épithète de Dumias est évidemment topique. Ce mot pouvait exprimer soit l’idée d’embrasement, en souvenir des sinistres holocaustes jadis consumés pour apaiser les dieux de la Gaule, soit l’idée de puissance. En tout cas il en résulte que le puy ou pic de Dôme porte ce nom depuis une haute antiquité[2].

Les Romains apprirent aussi à connaître le mont Lozère, Lesura ou Lesora, la « montagne herbeuse, » et en apprécièrent beaucoup les fromages. Mais à l’intérieur de la Gaule nous retrouvons à peu près partout la même indifférence pour les hauts sommets. Les autres chaînes, excepté les Vosges et les Pyrénées, sont sans nom. Les anciens parlent de la forêt, non de la chaîne des Ardennes.

Les Pyrénées naturellement commandèrent plus fortement leur attention. Ces montagnes avaient déjà l’aspect dénudé qui nous frappe aujourd’hui, et il n’en fallut pas davantage pour engendrer la légende d’un incendie allumé par des bergers qui aurait dévoré les forêts d’un bout à l’autre. Cela n’expliquait-il pas leur nom par le rapprochement avec le mot grec pyr, feu ? Mais outre qu’il est infiniment peu probable que le grec ait fourni aux Celtibères le nom de leurs montagnes, il semble que l’eau eut bien plus de part que le feu au déboisement de ces pentes ardues. Le buis et les eaux thermales des Pyrénées sont vantés par Pline. Leurs neiges et leurs lacs glacés ont été chantés par Lucain. Le passage le plus fréquenté depuis la plus haute antiquité fut celui qui faisait partie de la route de Barcelone à Narbonne, passant par Girone et le col de Pertus, Un autre donnait accès à la route de Saragosse (Cæsar-Augusta) à Oléron ; un troisième permettait d’aller de Pampelune à Dax par le Summum Pyrenœum (Roncevaux) et l’Imum Pyrenœum (Saint-Jean-Pied-de-Port). Les Romains changèrent ces sentiers de chèvres en belles routes. Mais il y avait indubitablement d’autres passages encore, entre autres celui du val d’Arran par où passèrent des bandes chassées d’Espagne qui fondèrent le « Lyon des Réunis, » Lugdunum convenarum, dont on ne soupçonnerait jamais le nom antique sous l’appellation moderne de Saint-Bertrand de Comminges.

Les fleuves font aussi partie du capital permanent de la terre gauloise, bien que leurs embouchures, nous allons bientôt le voir, aient singulièrement changé d’aspect. Dût-on s’en formaliser en Allemagne, nous devons commencer cette revue spéciale par le Rhin, limite géographique et politique longtemps incontestée de la Gaule. Il faut toutefois reconnaître que, comme limite ethnique, il s’acquitta toujours fort mal de sa fonction. Au temps de César il y avait déjà des peuples germains sur sa rive gauche, mais au temps de Tacite il y avait encore des peuples celtes sur la rive droite, et cet historien observait qu’il n’opposait qu’un faible obstacle aux incursions de droite ou de gauche. Sauf quelques déviations sans importance, son cours n’a guère changé jusqu’à Tolhuis. Mais, à partir de là, ses bras et ses embouchures ont beaucoup varié, ainsi que la région qu’ils traversent. Il a fallu d’immenses recherches pour reconstituer par à peu près la physionomie antique des pays qui forment aujourd’hui le Limbourg, le Brabant, la Zélande et la Hollande proprement dite. Drusus, père de Claude et de Germanicus, Corbulon, Civilis compliquèrent encore le réseau terminal du grand fleuve par leurs travaux de défense et augmentèrent par là le nombre de ses bras. C’est ce qui explique l’incohérence des renseignemens fournis par les anciens géographes. La Meuse suivait aussi un cours très différent de son cours actuel. Sans mêler encore ses eaux à celles du Rhin, elle passait à travers le pays qu’on nomme aujourd’hui le Biesbosch, mais qui ne présentait pas alors l’aspect déchiqueté de petites îles séparées par un tas de méandres marécageux, provenant de l’effondrement du XVe siècle. C’était dans ce temps-là une plaine unie, et la Meuse, après l’avoir traversée, passait au sud-ouest de Dordrecht, gagnait l’emplacement où s’élève aujourd’hui Maasdam, partageait l’île actuelle de Voorne et se confondait enfin avec le Wahal à Geervliet, à l’est de La Brille. Il est à noter que le nom de la Meuse est resté à un bras du Rhin qui passe à Roterdam, ce qui désoriente beaucoup les voyageurs.

Quant au Rhin proprement dit, il se partageait à partir de Schenk en deux grands bras qui bornaient au sud et au nord la grande île des Bataves. Le bras méridional, le Wahal, suivait à peu près son cours actuel ; l’autre remontait vers le nord et gagnait la mer par Utrecht, Woerden et Leyde (Lugdunum Batavorum). C’était le Rhin moyen, Rhenus médius, aujourd’hui le vieux Rhin, que Civilis et Corbulon réunirent au Wahal par deux grandes sections. Mais Drusus donna au Rhin une troisième embouchure en le réunissant à l’Yssel, ce qui lui permit de déboucher avec sa flotte dans le lac Flevo, aujourd’hui le Zuiderzée, mais alors de dimensions bien plus restreintes et terminé par une île actuellement submergée. On sait que ce fut la terrible inondation de l’an 1282 qui fit de ce lac une mer recouvrant autour de ses rives une étendue de terrain au moins égale à son ancienne superficie. Les Hollandais, qui lui ont repris de nos jours le lac de Harlem et l’Y (prononcez l’Ey) songent sérieusement à reconquérir une partie importante du territoire submergé.

La Moselle, chantée par Ausone et Fortunatus, attira de bonne heure l’attention par la beauté verdoyante de ses rives et la limpidité de ses eaux poissonneuses. La Seine, Sequana', puis Secana, fut très appréciée par Julien, qui aimait son cours régulier, son étiage jamais ni trop haut ni trop bas, et ses eaux remarquablement pures. Ce dernier trait prouve entre autres choses que les fleuves aussi peuvent avoir leur histoire. Il se pourrait, bien que cela reste douteux, que l’embouchure de la Seine eût dans l’antiquité, comme celles du Rhin et de la Garonne, un nom distinct. Son estuaire se serait appelé le Géon, et ce nom pourrait bien désigner la nature marécageuse du terrain de la basse Seine antérieurement aux travaux d’endiguement[3].

Sans parler des cours d’eau de moindre importance qui sillonnent notre pays au nord-ouest et dont on a retrouvé presque tous les noms latins calqués sur d’anciens noms celtiques, passons à la Loire (Liger), dont Tibulle chanta, sans doute de confiance, les ondes azurées, — car elles sont plus jaunes que bleues, — et dont Lucain vantait la placidité, ce qui prouve qu’il ne la voyait pas tous les jours. Nous parlerons plus loin de son embouchure, mais nous pouvons déjà signaler une île qui se trouvait en avant de son estuaire et que l’on appelait l’île des femmes Namnètes. Cette île préoccupa beaucoup, les anciens et les modernes. Elle servait de sanctuaire à un culte mystérieux, bizarre, sans analogie avec le druidisme, que des femmes célébraient avec des cérémonies orgiastiques, loin du commerce des hommes. Pourtant elles se rendaient d’elles-mêmes à bord des navires qui passaient en rade pour y chercher d’impudiques hommages et elles allaient aussi sur la terre ferme dans le même dessein. On a voulu chercher bien loin les origines de ce culte étrange, y voir une transplantation de mystères orientaux, peut-être du culte des Cabires, sans réfléchir qu’on ne connaissait guère le prosélytisme dans la haute antiquité et que les religions de la nature ont un peu partout poussé la dévotion jusqu’à l’immoralité la plus dévergondée. Nous verrons bientôt ce que cette île est devenue.

Quant à la Garonne, elle doit avoir changé très peu de régime, sauf toujours pour ce qui concerne son embouchure, puisque, d’après Strabon, elle avait 200 stades de cours navigable, c’est-à-dire 370 kilomètres, et qu’on lui en assigne aujourd’hui 372. Son vaste estuaire avait frappé les anciens, qui le comparaient à une mer. Déjà du temps d’Ausone, et même au-dessus de Bordeaux, la basse Garonne portait le nom de Gironde. L’Aude baignait autrefois les murs de Narbonne, qui était un vrai port de mer, et ce fleuve semblait aux anciens joindre ses eaux à celles du Rhône, qui communiquait en effet par un de ses bras, après avoir touché Aigues-Mortes, à la série des étangs qui se succèdent le long des côtes.

Le Rhône enfin, comme aujourd’hui, se faisait remarquer par l’impétuosité torrentueuse de ses ondes comme la Saône par son cours si lent qu’elle semblait immobile. Strabon et Ptolémée s’imaginaient qu’elle descendait des Alpes. La Saône était la grande artère commerciale de l’ancienne Gaule. Deux peuples riverains, les Éduens (pays d’Autun) et les Séquanes (Franche-Comté), se disputèrent le droit d’y prélever des péages.

C’est en passant en revue les côtes qu’on peut signaler des changemens notables depuis l’époque romaine. Le territoire national s’est trouvé tantôt agrandi par les conquêtes de la terre sur la mer, tantôt diminué par les envahissemens de l’élément liquide. Nos côtes méditerranéennes présentent à cet égard deux divisions bien tranchées. Si, partant du Var, ancienne limite de la Gaule et de l’Italie, nous nous dirigeons vers l’occident jusqu’aux embouchures du Rhône, nous longeons une côte granitique et schisteuse, âpre, peu favorable à l’élève du bétail, mais amie des arbres secs, l’olivier, l’amandier, le figuier. Là, sauf quelques érosions, aucun changement d’importance n’a eu lieu depuis l’antiquité. Mais, depuis les bouches du Rhône jusqu’aux Pyrénées, la côte n’a pas cessé d’empiéter sur la mer. M. Desjardins, dans l’ouvrage qui nous sert de guide, a attiré très judicieusement l’attention sur une circonstance qui explique les changemens amenés par les siècles dans la configuration de ce littoral. Dans une mer fermée et sans marée comme la Méditerranée, les fleuves ne peuvent se débarrasser de leurs apports comme dans les mers à flux et reflux. Ils forment non-seulement des deltas, mais encore des barres que ne disperse pas périodiquement le mouvement dis marées. On a calculé que, depuis la victoire remportée par Marius à Aix en Provence jusqu’à l’année 1876, le Rhône avait dû porter à ses embouchures l’énorme quantité de 41 milliards 517 millions mètres cubes de limon. Aussi peu de fleuves ont, depuis l’antiquité, subi plus de changemens à leur estuaire. L’aspect du pays démontre qu’à une époque géologiquement moderne le Rhône se jetait dans la mer à Arles, et que la Camargue a été depuis entièrement formée par ses atterrisse-mens. Il y avait donc entre Lunel à l’ouest et les monts de l’Estacque à l’est un vaste golfe qui s’enfonçait dans les terres jusqu’aux confluens du Rhône et de la Durance. Car cette dernière, mère de la Crau, la plaine de pierres bien connue, avait plusieurs bouches bien différentes de son embouchure actuelle, Marius, l’an 102 avant notre ère, gêné dans ses approvisionnemens par les barrages naturels du fleuve, fit creuser par ses soldats un large canal qu’il dirigea vers un point du littoral sûr et commode. Ce fut la Fossa Mariana, dont les Marseillais tirèrent ensuite un grand profit commercial. Ce canal s’avançait un peu au-dessous d’Arles, utilisait une dérivation de la Durance, et il est à noter que Marius devança comme d’instinct les ingénieurs de nos jours, qui ont enfin découvert, mais après plus d’une école, qu’on ne délivre pas l’accès d’un fleuve des barrages qu’il se fait à lui-même en l’endiguant de manière à lui imprimer un courant plus rapide. La barre se reforme plus loin, mais ne s’en forme pas moins. Il faut donc procurer au fleuve un émissaire sur un point du littoral éloigné des atterrissemens à venir.

Nous devons du reste renvoyer à la carte savamment dressée par M. Desjardins ceux qui voudraient se rendre compte des profondes modifications que l’estuaire du Rhône a subies depuis l’antiquité. On retrouve les vestiges d’anciens bras du fleuve aujourd’hui desséchés. Des îles ont été rattachées au continent par les atterrissemens. D’autres se sont élevées du sein des eaux. Des bourgades existent aujourd’hui là où la mer roulait ses flots, celle entre autres des Saintes-Mariés, connue par la légende qui y fait débarquer Lazare le ressuscité, Marthe et Marie de Magdala, ses sœurs, Marie Jacobé, sœur de la mère du Christ, et Marie Salomé, mère des apôtres Jacques et Jean. Croirait-on cependant qu’on a dépensé beaucoup de savoir à soutenir contre toutes les évidences que le territoire des Saintes-Mariés existait déjà vers l’an 40 de notre ère, uniquement pour ne pas donner tort à cette légende naïve entre les naïves ?

De là, en se dirigeant vers les Pyrénées, on rencontre la remarquable série des étangs et des lagunes qui forment un cordon littoral des plus curieux. Leur origine doit être attribuée à la faible pente de la plage sablonneuse (0,01 par mètre), plan incliné sur lequel les vagues rejettent une partie des sables qu’elles entraînent.

À la fin ces sables accumulés forment des espèces de bourrelets qui ferment peu à peu les anses et se soudent les uns aux autres. La mer çà et là détruit son propre ouvrage, mais la configuration générale demeure. Les étangs étaient plus profonds autrefois qu’aujourd’hui et servaient à la navigation. On allait en bateau de Narbonne à Arles par les étangs et le petit Rhône sans entrer dans la Méditerranée. Sur l’Océan il faut signaler d’abord le changement de l’embouchure de l’Adour, qui a dû se jeter autrefois à Cap-Breton, beaucoup plus au nord qu’aujourd’hui. De l’Adour à la Gironde nous sommes en face d’une région de dunes qui séparent de la mer les étangs formés par les cours d’eau se dirigeant vers le littoral. Seul le bassin d’Arcachon a conservé ses communications avec l’Océan. Les eaux douces ont donc remplacé dans les étangs l’eau salée des anciennes baies que les dunes ont fermées. Ces dunes se sont accumulées sur d’antiques forêts, détruites au moyen âge et qui servaient, comme en Hollande, de remparts contre la mer. Quand on s’est mis de nos jours à planter les dunes pour les fixer, on n’a fait que revenir à la méthode naturelle dont le souvenir s’était conservé dans la tradition. C’est pourquoi, et bien que les dunes poussées par les flots et les vents aient empiété sur la terre ferme, il serait inexact de dire que dans la haute antiquité la terre s’étendait beaucoup plus loin qu’aujourd’hui sur le fond recouvert maintenant par la mer. Il serait plus conforme à la réalité de penser que le littoral ancien se confondait avec la rive orientale des étangs actuels.

En avançant toujours vers le nord, nous rencontrons l’ancienne île d’Antros, qui s’est appelée ensuite le Médoc, qui est aujourd’hui réunie au continent et qui, sur des cartes du XVIe siècle, encore représentée sous forme insulaire. La Gironde avait donc aussi son delta et se jetait dans la mer par deux branches.

A partir de là, nous trouvons un double mouvement, d’abord de la mer aux dépens de la terre, puisque le rocher de Cordouan, l’île d’Aix et très probablement celle de Ré, étaient rattachés au littoral actuel ; puis de la terre vers la mer, en ce sens que, dans les anciens golfes de Saintonge et du Poitou, bien des bas-fonds sont devenus terres arables, bien des îles ne sont plus que des éminences et maint port de mer d’autrefois est devenu ville ou bourgade de l’intérieur. Niort fut un jour une île de la mer, tandis que, de nos jours, Noirmoutiers à marée basse ressemble fort à une presqu’île. Les embouchures de la Loire ont aussi subi de très grandes modifications. Il y eut un temps où ce fleuve arrivait à l’Océan par deux branches, l’embouchure actuelle et un bras qui, après avoir formé tout un lac parsemé d’îles, se déversait dans la mer par un émissaire aujourd’hui desséché qui passait à 10 kilomètres environ de Guérando. Le Croisic et l’emplacement de Batz étaient des îles. On parle encore aujourd’hui dans le pays de l’île de Batz. Les bouches de la Loire baignaient donc un véritable archipel. C’est à Batz qu’il faut placer selon toute apparence l’île des femmes Namnètes et à Brandu la légende des deux corbeaux fatidiques. A mesure que nous nous rapprochons du Finistère, ce sont plutôt des pertes de territoire que nous avons à enregistrer. La mer n’a pas cessé depuis des siècles de battre en brèche ce promontoire qui semble la défier. L’île de Quiberon est bien devenue une presqu’île. Mais des affaissemens, des submersions, des érosions ont transformé en archipel des campagnes jadis verdoyantes. Il y a de sombres légendes qui parlent de villes englouties en punition de crimes sans nom. Des voies romaines s’arrêtent brusquement sur les grèves, elles menaient autrefois à des stations aujourd’hui disparues.

Ce recul de la côte se fait encore sentir du côté de Saint-Brieuc, près de Saint-Servan, au Mont-Saint-Michel, jadis entouré de forêts, et jusqu’à Granville. A partir de là, nous n’avons guère à signaler de changemens sur le littoral de la Basse-Normandie. L’estuaire de la Seine a été modifié par les atterrissemens qui ont fait la plaine basse de Harfleur au Havre et sur laquelle cette dernière ville a été bâtie. Antérieurement Harfleur ou Caracotinum était le port de mer principal de l’embouchure de la Seine. Les côtes de la Seine à la Somme, formées de hautes falaises marneuses, ont reculé par suite des érosions continues de la mer qui attaque les falaises par le pied, et détermine de fréquens éboulemens. Nous signalerons toutefois à M. Desjardins un phénomène qu’il paraît avoir oublié : à mesure que les falaises reculent et que les promontoires s’émoussent, les nombreuses petites vallées qui ouvrent directement sur la mer et qui faisaient autant de fiords à l’époque romaine se sont avancées avec leur riche verdure jusqu’à la ligne actuelle des falaises. Il y a donc eu compensation. A Cayeux, la mer a reculé, et dans les départemens du Nord et du Pas-de-Calais, le long de la côte belge, d’importans atterrissemens ont augmenté le domaine de la terre ferme. Une baie considérable allait de Calais jusqu’auprès de Thérouane. Le territoire de Dunkerque et celui d’Ostende étaient des îles. Nous sommes de nouveau en pays de dunes[4]. Les îles zélandaises ont tantôt gagné, tantôt perdu. Nous retrouvons là encore des histoires de villages et de villes submergés.

Aux temps historiques la constitution géologique de notre pays était fixée. Depuis des centaines de siècles les volcans de l’Auvergne avaient éteint leurs feux, et les glaciers des Alpes avaient reculé derrière le Rhône et le Jura, lorsque le nom de la Gaule, prit rang parmi les noms ethniques. Quant au climat, bien des hypothèses ont été émises qu’une étude scientifique des conditions climatologiques et de leurs symptômes réguliers ne confirme pas. Le plus souvent on inclina vers la supposition que notre climat s’était notablement refroidi depuis l’époque de la conquête. C’est le contraire qui serait plutôt vrai, bien que le changement en tout cas ait été très faible. La disparition d’un grand nombre de forêts y aurait surtout contribué. Le fait est, par exemple, que la culture de la vigne s’est avancée vers le nord dans des régions qui passaient pour complètement impropres à la végétation du précieux arbuste. Strabon affirmait positivement qu’on ne pouvait la cultiver au nord des Cévennes. Il est vrai que cette même culture a rétrogradé depuis quelques siècles en Normandie. Mais cela tient simplement à ce que, sauf dans quelques années exceptionnellement chaudes, on n’a jamais pu y faire que du vin détestable. Quand on eut appris à faire le cidre, — inconnu des Gaulois, dit M. Desjardins, ce qui nous paraît très improbable, — non plus en broyant indistinctement des fruits de toute sorte, comme on le fait encore dans quelques districts reculés de Savoie et d’Auvergne mais en choisissant les essences de pommiers les plus convenables à cette fabrication, le mauvais vin recula devant le bon cidre, et d’autant plus vite que les transports par mer fournirent de bonne heure au littoral de la Manche des vins du midi à des prix à peine supérieurs à ceux des pays de production. L’avance des vignes modernes sur les anciennes n’en est pas moins restée très considérable.

Les forêts, comme nous venons de le dire étaient beaucoup plus étendues qu’aujourd’hui. Les surfaces actuellement boisées devaient selon toute apparence l’être aussi du temps de la conquête, car on a énormément déboisé et très peu replanté. Le nord était, comme aujourd’hui, plus boisé que le midi, mais surtout parce qu’il était moins cultivé. De nos jours c’est uniquement parce qu’il est plus humide. La forêt des Ardennes attirait surtout l’attention par son immensité. Elle s’étendait pour ainsi dire sans interruption jusqu’à l’Escaut et se ramifiait avec les grands bois qui se succédaient du pays de Trêves à Besançon. Vers l’ouest elle avait, dans le Laonnais et le Parisis, des prolongemens dont les forêts actuelles de Senlis et de Compiègne ne sont que les débris. Ses dernières lisières approchaient Lutèce du côté du nord, et vers l’est la future capitale voyait se dessiner les grands bois des Meldi (Meaux), dont les forêts de Sénart et de Fontainebleau sont aujourd’hui les restes. Au sud et à l’ouest étaient celles des Sénones (Sens) et des Carnutes (Chartres). C’est dans leurs sombres profondeurs que s’ourdit la grande conspiration nationale qui faillit arracher à César la Gaule expirante. Le Beauvoisis, le pays de Caux, l’Armorique étaient aussi couverts de bois. Très certainement de nombreuses clairières avaient été déjà pratiquées dans cette immense région forestière, et elles tendaient à se réunir rapidement, puisqu’il y a des traces d’ordonnances sévères contre ceux qui déboiseraient sans nécessité. Mais il n’est jamais question de reboisement.

Il nous faudrait répéter presque tout ce que nous avons dit dans notre étude sur la Gaule au temps de Vercingétorix pour suivre M. Desjardins dans sa nomenclature des productions du sol gaulois. Sa fertilité sous le double aspect des céréales et des prairies était déjà vantée dans l’antiquité, et l’une des causes qui détournèrent les Romains de tenter la conquête de la Germanie fut la très mauvaise opinion qu’on avait des terres germaines. L’étendue des forêts et surtout des grandes chênaies devait favoriser l’élève du porc dont les Gaulois faisaient une consommation très grande. La charcuterie gauloise était même très appréciée des gourmets de Rome. Notons, puisque nous en sommes au chapitre des comestibles, que les huîtres des Meduli (Médoc), proches parentes de celles d’Arcachon, et qu’on appelait les bordelaises, celles des Santones (Saintonge), grand-mères de nos marennes, les armoricaines qu’on allait probablement chercher dans la baie de Cancale, étaient très réputées, et les amateurs disputaient sur leurs mérites respectifs. En définitive et comme résultat de toute cette géographie physique, nous pouvons dire que, si l’on fait abstraction du travail humain, il n’y a pas grand’chose aujourd’hui sous le soleil de France qui diffère essentiellement de ce qu’éclairait celui de la Gaule.


II

Il s’agit maintenant d’animer la scène dont nous venons de décrire les contours et les principaux décors. Quelles étaient les populations réunies sous le nom collectif de Gaulois ou de Celtes entre le Rhin, les Alpes, les Pyrénées et la mer, lorsque Rome entreprit de les soumettre ?

D’avance nous savons que plusieurs élémens distincts, dont quelques-uns même n’étaient nullement fondus avec leurs voisins, concouraient à peupler ce grand territoire. Ils n’étaient pas indigènes au sens strict du mot. Antérieurement aux migrations qui ont laissé quelques traces dans l’histoire, il y avait certainement des êtres humains sur la terre qui devait un jour s’appeler la Gaule. Les découvertes faites dans le cours des dernières années en matière préhistorique nous ont révélé l’existence, remontant à une antiquité prodigieuse, de populations probablement assez clairsemées, vivant d’une vie réduite à sa plus simple expression, n’ayant que des instrumens de pierre, et dont il est absolument impossible de conjecturer l’origine. Autant qu’on ose affirmer quelque chose de leur état social, il y a lieu de croire que ces peuplades appartenaient à des races inférieures et n’avaient dépassé que de très peu le niveau de la sauvagerie pure. Cependant il y a déjà de l’art dans les croquis d’animaux tracés à la pointe d’un stylet de pierre sur des morceaux d’os et de bois et qu’on a déterrés dans certaines grottes de l’Ariège. Ces croquis doivent remonter bien haut dans le passé, puisqu’ils représentent des animaux disparus depuis l’époque historique. Mais depuis que nous avons vu à l’exposition ethnographique des dessins dénotant une véritable virtuosité exécutés par des Boschimans, c’est-à-dire par des membres d’une des familles les plus abruties de l’espèce humaine, il n’est plus permis de penser qu’un certain développement de l’art suppose toujours un développement social correspondant. Ces premiers habitans ont-ils été exterminés par les nouveaux venus qui avaient un nom et qui l’ont gardé, ou bien se sont-ils fondus dans la masse immigrante ? Rien absolument ne nous permet de résoudre cette question.

Aux temps historiques deux noms de nation, d’origine distincte, se présentent de prime abord dans la Gaule méridionale, ce sont les Ibères et les Ligures.

Les Ibères peuplaient la plus grande partie de ce qui fut plus tard l’Espagne ; mais ils franchirent les Pyrénées, ils occupèrent le pays entre ces montagnes et la Garonne, ils s’avancèrent même plus haut sur la carte, peut-être même ont-ils essaimé sur la surface entière de la Gaule. Il y a des théories ethnologiques d’après lesquelles les deux Bretagnes et l’Irlande seraient encore peuplées par leurs descendans. On est fort tenté de leur attribuer ces étranges monumens mégalithiques, dévolus à tort au druidisme, et qui forment une chaîne de l’Afrique septentrionale aux îles britanniques tout le long du littoral. Ce qui est plus certain, c’est que les Ibères allèrent à l’est plus loin que la haute Garonne et se rapprochèrent du Rhône. C’est entre les deux fleuves qu’ils rencontrèrent les Ligures et fusionnèrent avec eux. Refoulés d’une manière pour ainsi dire continue vers les Pyrénées par l’élément celte ou gaulois, ils offrirent à la fin un front de résistance qui rendit impossible leur absorption totale. On peut sans témérité retrouver leurs descendans chez nos Basques, cette fraction si caractérisée de notre famille française, et dont la langue est une exception si curieuse en Europe. Quand la Gaule reçut d’Auguste une organisation qui resta définitive à bien des égards, les neuf peuples d’Aquitaine demandèrent et obtinrent de former un groupe à part, ayant ses lois et son organisation distinctes. Les noms anciens d’Auch (Eliberis), d’Elne (Illiberis), permettent de les rapprocher de plusieurs noms analogues en Espagne. Les Ibères sont-ils venus d’Afrique à travers l’Espagne, comme plusieurs ethnologues inclinent à le croire ? Nous n’oserions l’affirmer, bien que cette hypothèse soit loin d’être construite en l’air.

Les Ligures, au contraire, ou plus exactement les Liguses, dont le grand centre d’établissement fut toujours la rivière de Gênes, doivent être venus d’Orient par la vallée du Danube, une des routes les plus fréquentées par les grandes migrations. Il est fort difficile de préciser leurs limites en Occident ; mais il est certain qu’ils s’avancèrent au delà du Rhône, et qu’au temps de la conquête romaine, la Provence conservait encore les traces de leur ancienne prépondérance. A l’époque d’Hésiode, qui ne connaît pas encore les Celtes, c’est-à-dire vers le IXe siècle avant notre ère, les Ligures désignaient pour les Grecs le peuple de l’extrême Occident. Ce qui est à noter, c’est que toutes les recherches faites dans le but de retrouver quelques traces de leur langue tendent à montrer qu’elle avait un grand air de famille avec les langues celtiques. C’est peut-être ce qui favorisa leur fusion avec les Celtes arrivant du nord. L’antiquité connut en effet une population celto-ligure. C’est avec ces Ligures qu’eurent affaire les Grecs fondateurs de Marseille. Ce sont eux qui, selon la légende, combattirent Hercule dans les champs de la Crau. Il semble bien que cet Hercule ne soit autre que le Melkarth de Carthage qui s’est trouvé mêlé on ne sait trop comment à quelque vieux mythe local. Ce qui indique du reste chez cette nation ligure une certaine prédisposition native au commerce ainsi qu’un sentiment assez élevé de ses conditions essentielles, c’est que, bien avant l’arrivée des Romains, il est question d’une route conduisant d’Italie en Espagne par ce pays celto-ligure. Les voyageurs y jouissaient d’une grande sécurité parce que les riverains de cette voie se tenaient pour responsables des attaques dont les passans pouvaient être l’objet.

Le Ligure, comme l’Ibère, était généralement petit, sec, nerveux, sobre, dur au travail, intéressé, pas toujours loyal. Une remarque à faire, c’est que plusieurs peuplades ligures cherchèrent leur assiette dans les hautes vallées des Alpes, et que dans le nombre se trouvaient les Medulli, signalés par Vitruve à cause de la fréquence des goitres, et l’on attribuait déjà cette infirmité à la nature des eaux qu’ils buvaient. Lorsque l’élément gaulois proprement dit vint se superposer à l’élément ligure, — et ce dut être avant les guerres puniques, puisque Hannibal n’eut affaire qu’à des Gaulois dans la région du Rhône, — il semble que les deux populations se soient entendues assez aisément. Mais il n’en aurait pas été de même partout. Du moins on a trouvé en 1817 à Entremont, à quelques kilomètres au nord d’Aix, un monument des plus curieux, le plus ancien spécimen de sculpture indigène que nous possédions, car il est antérieur à la conquête romaine, et, bien que découvert à peu de distance d’Aix, il est sans aucun rapport avec la fameuse bataille livrée sur son territoire. Qu’on se figure trois pierres carrées placées l’une sur l’autre. Sur trois faces, on remarque des sculptures grossières, en partie avariées par l’effet du temps, mais pas assez pour qu’on ne puisse reconnaître le sujet et admirer la vigueur d’expression de l’artiste inconnu qui les a ciselées en relief. Sur les deux faces latérales on voit une série de têtes coupées avec cette hideuse expression que l’on constate sur les figures conservées des guillotinés d’aujourd’hui. Ce sont de grosses têtes rondes, aux traits vulgaires, grimaçantes, les yeux clos, excepté une qui les a démesurément ouverts. Sur la face du milieu on distingue des cavaliers la lance en arrêt, qu’à leurs longues épées, à leurs tuniques fendues, à leurs casques bizarrement ornés, on reconnaît pour des Gaulois. On sait que longtemps la coutume gauloise fut de couper la tête des ennemis tombés sur le champ de bataille et de s’en servir comme de trophées. Ce monument, unique en son genre, rappellerait donc une victoire des Gaulois venus du nord sur des Ligures de Provence. Il a peut-être été retouché à une époque plus récente, mais l’événement qu’il rappelle doit probablement remonter au VIIe ou au VIe siècle avant notre ère.

Les Phéniciens ou les Carthaginois ont eu aussi des établissemens sur nos côtes méridionales antérieurement à la fondation de Marseille. Ce sont les Grecs qui ont fait honneur à leur Hercule des settlements du Melkarth punique ; mais Hercule n’était pas une divinité phocéenne, et les noms d’Heraclea (Saint-Gilles), de la Via Heraclea, d’Heraclea Caccabaria, c’est-à-dire d’Héraclée la Carthaginoise, probablement située sur la baie de Cavalaire, de Port-Vendres ou Portus Veneris, d’Hercule Monœcus ou d’Hercule solitaire (Monaco), de Ruscino (Castel Roussillon), etc., sont autant de souvenirs des établissemens phéniciens. Une remarquable inscription carthaginoise, déterrée à Marseille en 1845, prouve que la ville grecque possédait un comptoir et peut-être un quartier punique. Sur l’Océan, le seul port carthaginois que l’on puisse déterminer avec une certitude suffisante est celui de Corbilo, que des recherches récentes permettent de fixer à Saint-Nazaire ou tout près de là. Toutefois, ni la Phénicie, ni Carthage ne peuvent compter réellement parmi les élémens ethniques de notre nationalité. Le Phénicien ne peuplait pas les pays qu’il exploitait, et quand il se trouvait assez riche, il revenait dans la mère patrie.

Les Grecs, représentés par les Phocéens, jetèrent dans notre Gaule de plus profondes racines. On connaît la poétique légende de la fondation de Marseille, d’après laquelle le chef grec Protis reçut de la belle Gyptis, fille du roi ségobrige, la coupe qu’elle devait offrir ce jour-là à celui qu’elle favoriserait de ses préférences. Les bons rapports ne durèrent pas toujours entre Grecs et Ligures. Les Marseillais, toujours habiles dans le choix de leurs alliés, obtinrent contre ceux-ci le secours des bandes gauloises qui, sous la conduite de Bellovèse, passaient en Italie. Marseille eut pour rivale naturelle Carlhage et fut mainte fois en guerre avec elle. On est toutefois étonné de voir qu’elle n’ait pas mieux profité de la ruine irrévocable de sa concurrente. Du reste, Marseille se vit entourée d’assez nombreuses filles : Agde, Arles, Avignon, Cavaillon, Tarento, aujourd’hui ruinée, Nice, Antibes, furent des colonies ou du moins des dépendances de Marseille. L’intérêt commercial, aussi bien que la sagesse politique, lui fit toujours rechercher l’alliance romaine. Elle était le grand port d’exportation de la Gaule, et Rome était son principal débouché. D’autre part, elle aimait à se prévaloir de l’amitié romaine contre les Gaulois et les pirates. C’est à l’alliance marseillaise que les Romains durent de pouvoir aisément conquérir l’Espagne. Bien que très prospère, l’ancienne Marseille n’occupait cependant pas plus de la cinquième partie de la moderne.

Nous arrivons enfin à l’élément ethnique prépondérant, à celui qui a fini par s’assimiler ou s’associer tous les autres, aux Celtes ou Gaulois. C’est avec un vrai sentiment des réalités de l’histoire que M. Desjardins s’élève contre ces théories naïves qui se représentent les nationalités anciennes comme émergeant tout à coup, toutes formées, des profondeurs de l’histoire et arrivant à l’état compact et homogène sur le territoire qui leur doit son nom historique. Les nations passent par une longue genèse et doivent s’assimiler bien des élémens hétérogènes pour grandir. Il faut donc rejeter de l’histoire, telle qu’on la doit faire aujourd’hui, ces données quelque peu puériles qui nous représentent les Gaulois établis comme chez eux en Gaule dès le XVIe siècle avant Jésus-Christ. Ce qui est vrai, c’est qu’il se forma lentement une nationalité gauloise qui commençait seulement à prendre conscience d’elle-même lorsqu’elle fut écrasée pour longtemps par la conquête romaine. Il y eut d’abord des tribus isolées de race gauloise ou cette qui vinrent, l’une après l’autre, des régions danubiennes et rhénanes, trouvèrent probablement des tribus congénères déjà établies avant elles, finirent par occuper en nombre suffisant les terres cultivables, et c’est à la suite d’alliances, de guerres, d’expériences et de souffrances communes que de la Manche à la Méditerranée, du Rhin ou des Alpes à l’Océan, naquit un sentiment de solidarité qui fit la nation. Ce sentiment fut puissamment aidé sans doute par le fait physique d’un lien de parenté, visible dans l’affinité des idiomes. Il y a certainement dans l’ancienne ethnographie un groupe celtique et un groupe germanique. Il n’en reste pas moins que, relativement à des Gaulois plus anciennement établis en Gaule, il y eut des Gaulois qui, géographiquement, étaient encore Germains. Il nous semble que, pour se rendre compte de cette formation nationale, on n’a pas assez fait attention à la différence qui existe encore, au temps de César, entre les Gaulois proprement dits et les Belges séparés d’eux par la Seine et la Marne. La Belgique d’alors, plus arriérée en civilisation et en assiette définitive que la Celtique proprement dite, compte des cités qui ont encore le clair souvenir d’être passées de Germanie en Gaule. Cependant la Belgique en somme est gauloise, se dit gauloise, se bat pour la Gaule. Les noms d’hommes et de lieux sont gaulois ; mais elle est encore en voie de formation. Les populations ont encore quelque chose d’instable. Continuellement elle reçoit des nouveaux venus d’outre-Rhin, et l’on ne voit pas qu’ils soient mal reçus, qu’on se coalise pour rejeter les intrus de l’autre côté du fleuve. Au contraire, vers la Séquanie (Franche-Comté), l’Autunois, l’Arvernie, Arioviste et ses hordes sont des étrangers auxquels on ne reconnaît pas le droit de venir s’établir en Gaule, qu’on veut chasser à tout prix, et César va très habilement profiter de cette haine du Germain pour se poser en défenseur de la Gaule. Nous résumerions volontiers cette différence en disant que le Belgium, à partir de la Seine et de la Marne jusqu’au Rhin, c’est la Gaule encore devenante, tandis que, de ces deux cours d’eau à la Garonne et à la mer, c’est la Gaule devenue.

Il vint donc des Gaulois du Danube et du Rhin. Il paraît bien que c’est en remontant le premier de ces deux fleuves que les premiers Celtes ou Gaulois arrivèrent lentement dans le pays dont ils allaient faire la Gaule. Mais combien de temps dura cette migration séculaire ? C’est ce qu’il est impossible de dire. Il y a des traces, un siècle avant Alexandre, de leur présence jusque sur les bords de l’Adriatique. Les noms de lieu d’origine celtique, le long de la grande vallée danubienne, se comptent par centaines. Vienne en Autriche (Vindobona), Belgrade (Singidunum), Silistrie (Durostorum), Isaatcha (Noviodunum), ont porté des noms dont les synonymes ou les analogues se retrouvent sur les bords de la Marne, de l’Oise et du Rhône. Aux IIIe et IVe siècles de notre ère, les inscriptions en font foi, on reconnaît encore une foule de noms de personnes parfaitement gaulois dans la région moyenne du Danube.

Le grand courant de l’immigration celtique dut déboucher par les défilés des Alpes sur l’Helvétie, la Savoie, le Lyonnais, et s’étendre en éventail entre la Garonne et la Seine, des deux côtés de la Loire. Mais une branche considérable de cette famille ethnique dut aussi descendre le Rhin pour se rabattre plus tard par les provinces rhénanes sur la Belgique et rejoindre finalement des congénères sur les bords de la Marne et de la Seine. Ce fut la cité des Volques qui se porta le plus loin dans la direction du midi. Divisée en Arécomiques (Nîmes, Beaucaire, Uzès, le Vigan), et en Tectosages (Toulouse, Carcassonne, Narbonne), elle se superposa à la nation ibéro-ligure qui occupait le pays entre le Rhône et les Pyrénées ; les Volques étaient de grands voyageurs. On en retrouve près de la Forêt-Noire, en Pannonie, jusqu’en Asie-Mineure, en Galatie. Entre le Rhône et les Alpes de la Durance à l’Isère se logèrent les Voconces et les Cavares, et de l’Isère au Léman, les Allobroges. Nous omettons beaucoup de peuplades moins importantes qui formaient la clientèle de ces peuples dominans. La clientèle, ou le groupement de petites cités autour d’une grande dont elles devenaient solidaires, est une institution éminemment gauloise et fut le premier pas vers la nationalité. Il y eut en effet des clientèles, comme celles des Arvernes ou des Éduens, qui s’étendirent quelque temps sur une très grande partie de la Gaule. Le midi extrême ne paraît pas avoir jamais été aussi gaulois que le reste ; cela tient peut-être au mélange des races. Marseille appela de ses vœux la prépotence romaine, et la réduction en province du territoire compris entre les Cévennes, les Alpes et la Méditerranée, s’opéra sans grande difficulté. Les Allobroges seuls opposèrent une vigoureuse résistance, qui fut domptée. Il semblerait que l’épouvantable invasion des Teutons et des Cimbres, leurs ravages, la difficulté de s’en débarrasser, la défaite écrasante que leur infligea Marius, réconcilièrent de bonne heure la Gaule méridionale avec l’idée de la protection romaine. Déjà le sénat romain trouvait moyen de mettre les Éduens dans ses intérêts, pour avoir aussi des amis au nord des Cévennes.

Les Celtes dépassèrent aussi la Garonne et empiétèrent sur le domaine ordinairement regardé comme exclusivement aquitain. Les Bituriges Vivisques (Bordeaux) s’établirent sur la rive gauche, et à l’arrivée de César la Garonne était presque partout un fleuve gaulois. Leurs progrès ultérieurs furent arrêtés de ce côté par la conquête romaine. Les Aquitains ne prirent aucune part au grand soulèvement de la Gaule contre César[5] ; de plus, ils demandèrent et obtinrent une administration spéciale. Cela n’empêcha pas Auguste, quand il divisa la Gaule en trois grandes provinces, d’adjoindre à l’ancienne Aquitaine quatorze cités, dont douze situées entre Garonne et Loire : ce qui constitua une Aquitaine très agrandie, et c’est une cause d’erreurs fréquentes en histoire. Parmi ces cités adjointes, nous remarquons les Nitiobriges (Agenais), les Rutènes (Rouergue, Rodez, Albi), les Gabales (Gévaudan), les Arvernes (Auvergne), les Lémovices (Limousin), les Santones (Saintonge), les Pictones (Poitou), les Bituriges Cubes (Berry). On voit combien les noms de nos anciennes provinces sont, pour la plupart, calqués sur ceux des vieux cantons gaulois. Il en est de même des noms de cité de nos anciens chefs-lieux qui finirent, en beaucoup d’endroits, par supplanter ceux que la colonisation romaine leur avait donnés ou ceux même qu’ils portaient avant la conquête. Ainsi Lutèce est devenue Paris, la ville des Parisii ; Cesaromagus des Bellovaques s’est changé en Beauvais ; Samarobriva (Pont-de-Somme) se nomme Amiens, la ville des Ambiens ; Mediolanum est redevenue Saintes, la ville des Santones ; Condate, ou confluent des Redones, se nomme Rennes ; Augusta Suessonum, Soissons, etc. Cela suppose que le souvenir des divisions ethniques se maintint sous l’uniformité administrative née de la conquête. C’est un des liens qui nous rattachent à la vieille Gaule.

Parmi les peuples d’entre Garonne et Loire, il en est un, les Bituriges (Berry), qui doit avoir joui pendant quelque temps d’une grande puissance. C’est sous leur roi Ambigat, quelque peu légendaire, que seraient partis Bellovèse et Sigovèse pour leurs expéditions lointaines, et leur capitale Avaricum (Bourges) passait, au temps de César, pour la plus belle ville de la Gaule. C’est l’admiration séculaire dont elle était l’objet qui fit obstacle aux énergiques dessins de Vercingétorix. Le brenn voulait la brûler, et César se fût trouvé dans le même embarras que Napoléon à Moscou.

Entre la Loire et la Belgique, Auguste reconnut vingt-deux cités qui, presque toutes, ont légué leurs noms à des provinces ou à des villes françaises. L’une des plus petites, si ce n’est la plus petite, était celle des Parisii, dont Lutèce était le chef-lieu. Déjà du temps de César on considérait la possession de cette île de la Seine comme d’une suprême importance pour la domination de toute la Gaule septentrionale. Les Parisii entretenaient des rapports très intimes avec les Sénones (pays de Sens), qui étaient plus nombreux et plus forts. Leur dernière ville du côté des Parisii était Melun (Melodunum). Les analogies du vieux Melun et du vieux Paris sont frappantes. Les plus anciens plans de Melun pourraient être pris pour ceux de la Cité. Le vieux Melun était, comme elle, bâti sur une île de la Seine qui affectait aussi la forme d’un navire dont la proue aurait été surmontée d’un château et la poupe d’une église. De même qu’à Notre-Dame de Paris, on a trouvé à Melun des autels carrés avec des bas-reliefs sur les quatre faces représentant des dieux. Lutèce, renfermée dans son île, ne pouvait être une grande ville. C’est seulement sous Julien, qui l’aimait beaucoup, qu’elle commença à prendre de l’extension sur la rive gauche. La rive droite, en face de l’île, n’était qu’un grand marais dont le nom est resté à tout un quartier du Paris moderne et dont la voie d’écoulement courait parallèlement à la Seine pour s’y jeter a Chaillot. En fait il existe encore aujourd’hui un ruisseau souterrain qui coupe la rue Drouot. Visible encore au moyen âge, on le traversait à l’endroit dit Grange-Batelière, et il a donné fort à faire à M. Garnier, architecte du nouvel Opéra.

Citons aussi parmi les particularités de la Celtique proprement dite le nom de Borvo ou Borbo que portaient beaucoup de sources minérales. C’était le nom de la divinité patronne, et c’est l’origine du nom de Bourbon si fréquemment attaché à des localités thermales.

Un peuple cette qui partage avec les Volques. le goût de la dissémination, ce sont les Aulerques qu’on retrouve dans plusieurs régions assez distantes et portant divers surnoms, dans le Maine, dans le pays d’Évreux, dans l’Avranchin, dans l’Ain et dans le Milanais.

Les cités armoricaines formaient une sorte de confédération qui s’étendait du pays des Namnètes (Nantes) à celui des Calètes (Caux) ; ce dernier toutefois faisait partie de la Belgique. Mais plusieurs raisons font penser que les Calètes venus par la vallée de la Seine, rive droite, et les petites vallées qui vont directement à la mer parallèlement à la Seine, faisaient partie du rayonnement celtique dont nous avons placé le point de départ en avant des Alpes et formaient l’extrême droite des peuplades qui vinrent occuper la Bretagne et la Normandie actuelles. Le fait est que le pays de Caux est tout à fait normand de physionomie et de langage ; le type picard commence à sa limite septentrionale. Les cités armoricaines, surprises par la brusque apparition d’un lieutenant de César, se soumirent d’abord sans trop savoir ce qui leur arrivait, mais bientôt après elles se révoltèrent et ne furent domptées qu’après une lutte opiniâtre. Leurs oppida surtout opposèrent une formidable résistance au général romain.

C’est la Celtique proprement dite qui détermina les destinées de la Gaule entière. C’est là qu’une demi-civilisation indigène commençait à naître quand César vint en Gaule. Il y avait depuis assez longtemps du commerce, des routes, des institutions administratives et politiques, des partis en lutte pour le pouvoir. On y remarquait les Carnutes (pays chartrain), centre du druidisme, les Édyens (Autun), cité longtemps prépondérante, forte en cavalerie, dirigée par une aristocratie ambitieuse, diplomate, de bonne heure disposée à traiter avec Rome, se croyant appelée à dominer la Gaule entière et dont l’alliance habilement ménagée fut la grande cause du succès définitif des armes romaines. Les Séquanes (Franche-Comté) et les Arvernes (Auvergne) lui disputèrent la prépondérance. Les Séquanes appelèrent à leur aide les Germains d’Arioviste et se trouvèrent bientôt dans le cas de regretter cet imprudent appel. Si César n’était pas venu, il aurait fallu toute une coalition de cités gauloises pour rejeter les intrus de l’autre côté du Rhin. Mais assurément elle se serait formée, et l’unité gauloise se serait formée sous l’hégémonie de la cité qui aurait eu la part principale dans cette éviction. Quand on voit la Gaule une fois éveillée et à peu près réunie mettre César à deux doigts de sa perte, comment s’imaginer qu’elle n’aurait pu se débarrasser des bandes d’Arioviste ?

La Belgique de César et de Strabon comptait quinze peuples, et c’est bien là, comme nous le disions, qu’on surprend la Gaule encore en voie de formation. La différence entre Celtes et Belges, bien que réelle, a été fort exagérée. C’est d’une manière insensible que l’on passait de la Celtique proprement dite en Belgique. A l’autre extrémité de ce territoire, quand on se rapprochait du Rhin, on trouvait des peuplades qu’à bien des égards on aurait pu classer comme germaines. Mais les Rèmes (pays de Reims), les Veliocasses (Rouen), les Bellovaques (Beauvoisis), ne se distinguaient pas des Gaulois du centre. Les Rèmes furent en Belgique ce que les Éduens étaient en Celtique, la cité prévenue en faveur des Romains et l’alliée très utile de César. Les Bellovaques passaient au contraire pour la cité la plus belliqueuse et la plus jalouse de son indépendance. Les Atrébates (Artois), les Ambiani (Amiennois, Ponthieu), les Morini (Boulonnais, Flandre occidentale), représentaient plutôt l’élément belge proprement dit, tandis que les Nerviens (Hainaut, Brabant), les Ménapiens (côtes de la Mer du Nord) avaient encore des congénères de l’autre côté du Rhin. Les Éburons et les Aduatuques (Namur, Liège, Maëstricht) se considéraient encore comme Germains immigrés depuis peu. Les Trévères (pays de Trêves) sont dans le même cas. Mais, bien que mélangés évidemment de sang germain par suite de leur long séjour sur la rive droite du Rhin, ils sont Gaulois de mœurs et de langues. Toute la vallée du Rhin fourmille de noms gaulois. Non-seulement Strasbourg et Metz, mais Spire, Worms, Bingen, Boppart, Remagen, Nimègue ont porté des noms celtiques. Au temps de Tacite on trouvait encore des Gaulois sur les bords de la Baltique, parlant le gaulois et très distincts des peuples germaniques dont ils étaient entourés. Il y eut donc, dans cette partie de la Gaule, un certain nombre de peuplades géographiquement germaines, mais qui en franchissant le Rhin ne firent que se rapprocher des rameaux de leur race. Cependant il ne faut pas contester que, dans l’ancienne Belgique, il y a un élément tudesque d’autant plus prononcé qu’on s’éloigne de la Gaule proprement dite. Il est impossible de faire le départ exact des deux courans ethniques ; mais il est remarquable que la Belgique, dans les régions qui ont conservé ce nom, soit déjà à cette époque pays mixte. On serait déjà presque tenté d’y chercher des Flamands et des Wallons.

Tout vient donc appuyer désormais la conclusion à laquelle M. Desjardins arrive aussi de son côté, contraire aux théories qui faisaient de la Celtique et du Belgium deux pays absolument distincts, habités par deux races complètement différentes. « Au temps de César, dit-il, nous persistons à ne voir dans la Gaule chevelue, du Rhin aux Pyrénées, de la Provence à l’Océan, que deux races et deux peuples, les Ibéro-Aquitains et les Gaulois ; ces derniers, partagés, si l’on veut, en trois groupes, liés entre eux par la communauté d’origine, de religion, d’institutions, de mœurs et de langues, sous cette réserve toutefois que les Belges sont en partie mêlés de Germains. Quant aux Germains purs de tout mélange, ils sont encore à cette époque sur la rive droite du Rhin. »

La civilisation ou du moins ses premières lueurs allaient en diminuant à mesure qu’on s’éloignait de la Seine dans la direction du nord. Le long de ce fleuve, voie commerciale vers la Grande-Bretagne, on se trouvait encore jusqu’à un certain point en relation avec l’ancien monde civilisé. A son embouchure, Caracotinum (Harfleur) des Calètes offrait un havre d’une certaine importance. Rouen, chef-lieu des Veliocasses, existait déjà sous le nom de Rotomagen, et on y frappait des monnaies. Mais à mesure qu’on s’enfonçait vers le nord, la barbarie reprenait tous ses droits. De l’autre côté de la Somme, le commerce s’éteignait faute de chalands, et on redoutait même les apports de denrées qui, telles que le vin, passaient pour amollir les mœurs. Ce qui dominait en réalité, c’était le préjugé que la barbarie opposa longtemps à tout un ensemble de goûts et d’habitudes qui, une fois répandus, la minent et la tuent. Au surplus on peut observer que, de nos jours encore, nos paysans du nord n’aiment que médiocrement le vin. Ils lui préfèrent le cidre ou la bière, ou bien les spiritueux. La préférence pour le vin suppose une certaine éducation, quelque raffinement de goûts. Dans la Gaule proprement dite, le vin était très recherché, mais il n’était accessible qu’aux riches.


III

Il est un ordre de considérations qui achève de confirmer cette manière de comprendre la formation de la nationalité gauloise, c’est-à-dire comme la résultante de nombreuses forces distinctes, successivement apparues, mais dérivant d’un vieux fonds commun qui a toujours de plus en plus fait sentir son influence. C’est que des nuances seulement diversifièrent le caractère gaulois général d’un bout à l’autre de la contrée qui s’étend des bouches du Rhin à la Méditerranée entre les Alpes et l’Océan. Si du moins nous exceptons le groupe aquitain pur, il est visible que les éléments ligures, ibères, celtes du Danube et du Rhin, se sont fondus dans un type générique dont la place est marquée parmi les groupes nationaux de l’antiquité. Nous en avons reproduit les traits les plus saillans dans nos études sur la Gaule au temps de Vercingétorix, et nous les retrouvons dans l’étude très détaillée que M. Desjardins leur a consacrée dans le second volume de sa Géographie historique. C’est avec satisfaction que nous pouvons désormais invoquer son autorité à l’appui de cette tendance vers la démocratie, — autant du moins qu’on peut appliquer cette notion moderne à un état de choses si différent du nôtre, — qui nous paraissait avoir dirigé les mouvemens politiques des cités gauloises dans les derniers temps de l’indépendance. En lutte contre de vieux privilèges fondés non sur la conquête, mais plutôt sur l’état économique et la distribution des richesses, contrariée en plus d’un canton par les ambitions ou la puissance encore très grande des oligarchies dominantes, parfois même comprimée, comme en Arvernie, par des réactions temporaires, cette tendance n’en couvait pas moins un peu partout et arrivait çà et là à la prépondérance. C’est sur elle que s’appuient les grands héros de la défense, Ambiorix chez les Belges, Vercingétorix chez les autres Gaulois. César, pour désigner les chefs d’état, emploie souvent le mot rex dans un sens assez impropre. A son arrivée dans la Gaule, on peut considérer la monarchie comme n’existant pas ou comme abolie de fait dans la plupart des états. César dut se montrer hostile à cette démocratie naissante qui favorisait les alliances patriotiques, et soutenir les oligarchies qu’il lui était plus facile de mettre dans ses intérêts. Il ne fut pas plus favorable aux menées des aristocraties lorsqu’elles visaient, par des mariages ou des traités secrets, à constituer des confédérations embrassant une vaste étendue. C’est ainsi qu’il contrecarra les plans de l’Eduen Dumnorix qui allait s’entendre avec l’Helvète Orgétorix, les chefs séquanes et bituriges, à l’effet de former une grande ligue dont l’oligarchie éduenne aurait eu la direction. En revanche il se plut à rétablir en plusieurs lieux d’anciennes tyrannies qui avaient disparu. Il donna aux Carnutes le roi Tasget, aux Sénons le roi Cavarinus, aux Atrébates le roi Commius. Personne mieux que lui ne comprit la valeur de l’adage : Divide ut imperes. En fait la conquête de la Gaule ne fut possible que grâce à l’appui qu’il trouva chez les Éduens d’abord, puis chez les Rèmes et les Lingons. Il ne faut pas oublier que c’était moins de la domination que de la protection romaine qu’il parlait aux chefs qu’il voulait séduire. Seulement il fallait une bonne dose de naïveté ou de confiance en sa propre habileté pour ne pas comprendre que la protection de Rome entraînait la perte de toute indépendance sérieuse.

César eut avec lui, tout le temps des guerres gauloises, un certain nombre d’affidés qui, séduits par ses dons ou nourrissant quelque arrière-pensée qu’il sut utiliser, lui fournirent le plus précieux des concours. Outre les trois rois que nous venons de citer, il eut pour partisans déclarés le Rème Vertiscus, le Trévire Cingétorix, l’Éduen Convictolitavis, le Vergobret Liscus, admis à ses conseils, le Picton Duratius, les Arvernes Epasnactus et Vertico, l’Helvien Dumnotaurus, le traître Éduen Viridomare, surtout le druide Divitiac. Il est consolant de pouvoir à cette liste peu glorieuse opposer celle des patriotes courageux et fiers tels que le Sénon Accon, que César fit mourir, le Trévire Indutiomare, l’Aulerque Camulogène, le Lémovice Asedullus, l’Arverne Époredirix, le Bellovaque Correus, tous morts au champ d’honneur, le Sénon Drappès, qui se laissa mourir de faim, l’Andecave ou Angevin Dumnacus, qui s’exila à l’extrémité de la Gaule, le Cadurque Luctère, défenseur d’Uxellodunum, qui fut livré enchaîné à César, Ambiorix enfin et Vercingétorix, en qui vécut l’âme de la patrie gauloise. L’un, quand tout fut perdu, s’enfonça dans les profondeurs des Ardennes pour ne pas être témoin de la domination étrangère ; l’autre expia par la prison et le supplice l’honneur d’avoir mis en péril la fortune de César. Ajoutons que Commius, le roi imposé aux Atrébates, s’aperçut enfin des vrais desseins du protecteur prétendu, se déclara pour la cause gauloise lors de la grande prise d’armes de Vercingétorix, et, vaincu, ne pouvant plus supporter la vue d’un Romain, alla cacher ses regrets et sa douleur dans l’île de Bretagne. Il ne faut pas que l’oubli soit la récompense de ces vaillans hommes qui sont nos vrais ancêtres, les précurseurs de la France. Car, ne nous lassons pas de le redire, la France n’est autre chose que la vieille Gaule, modifiée sans doute, mais en réalité se ressaisissant elle-même et se dégageant du double revêtement romain et germain appliqué sur elle par la conquête et l’invasion.

M. Desjardins pense, et nous sommes aussi de cet avis, qu’il ne faut attacher qu’une foi médiocre au portrait en quelque sorte stéréotypé que les écrivains de l’antiquité nous ont laissé des Gaulois, comme s’ils avaient tous été de haute taille, d’un blond ardent, d’un aspect terrible. C’est là un type de convention qui date du temps où les Romains ne connaissaient qu’un petit nombre de peuplades gauloises chez lesquelles ce type en effet peut avoir prédominé. Il est à présumer au contraire qu’au moment de la conquête romaine les habitans de la Gaule, à raison de la diversité des élémens qui s’étaient fusionnés sur son territoire, offraient une image beaucoup plus variée et que tous nos types actuels y comptaient déjà des représentans.

Les mœurs gauloises ont été souvent décrites. Nous rappellerons ici que, dans ce genre de caractéristique, il faut soigneusement distinguer les traits qui ont marqué partout un certain niveau de civilisation de ceux qui doivent être considérés comme spéciaux à une race et permanens tout le long de son histoire. Ainsi la gloutonnerie, l’ivrognerie, la témérité hâbleuse et étourdie se voient partout au sein des populations sorties à peine de la barbarie, quand on les compare à des peuples possédant une civilisation déjà vieille.

Quant à l’amour des choses nouvelles ou curieuses, joint à une grande persistance dans la routine, quant au goût de la parole acérée et de la fine raillerie, à la sociabilité reposant sur une faculté très prononcée de prompte sympathie et s’unissant par conséquent à une disposition égale pour l’enthousiasme, l’attaque furibonde et la panique irréfléchie, ce sont là des propriétés de la race qui se sont perpétuées jusqu’à nous et qui forment encore le fond de notre caractère national, qualités et défauts compris.

Nous devrons, pour parler en détail de la religion des Gaulois, attendre la publication du volume que nous promet encore M. Desjardins et qu’il consacrera à l’étude de nombreuses divinités locales qui se partagèrent les hommages de nos ancêtres. Les petits dieux du terroir, nous le pensons comme lui, furent l’objet d’adorations plus persistantes que les grands dieux qui passent pour avoir été généralement reconnus dans le monde celtique. Mais il est un sujet que le savant archéologue a déjà traité in extenso dans le second volume déjà paru et sur lequel nous devons nous arrêter ; d’autant plus que, sur tous les points qui s’y rapportent, nous ne saurions partager entièrement son opinion. Nous voulons parler du druidisme.

Signalons d’abord les points où il nous paraît avoir complètement raison.

M. Desjardins relève le fait trop longtemps négligé que le druidisme ne fut une institution connue que dans les Iles britanniques et dans la Gaule proprement dite. Ni les Cisalpins, ni les Ibéro-Aquitains, ni les habitans de la Narbonnaise ne paraissent avoir vu de druides établis à demeure parmi eux. Le silence absolu des textes classiques équivaut en pareil cas à une négation. De même, il est certain que la Germanie n’en posséda pas davantage. Cela ressort du témoignage formel de César et de Tacite. « La circonférence de leur action, dit avec toute apparence de vérité M. Desjardins, n’a pas dû dépasser, dans la Gaule continentale, la Meuse, le Rhône, et peut-être la ligne de hauteur du plateau central. »

Il est également bien entendu qu’il ne peut plus être question de rapporter au culte druidique les monumens dits mégalithiques si nombreux à l’ouest de notre pays, mais qu’on retrouve en bien d’autres pays, en Afrique, par exemple, où le druidisme n’a jamais pénétré. Ces muets témoins d’un âge disparu se rattachent à un ordre d’idées religieuses antérieur au druidisme. Il se pourrait seulement qu’en vertu de cette loi de l’histoire des religions qui fait que les objets traditionnels de la vénération populaire demeurent, sous d’autres noms et sanctifiés par d’autres rites, en possession d’un caractère religieux, les menhirs, les dolmens, les cromlechs n’eussent pas cessé d’attirer les fidèles et leurs prêtres pour la célébration des cérémonies du culte. Mais ce n’est là qu’une conjecture plausible, uniquement fondée sur des analogies qu’aucun texte formel ne confirme. Au contraire tous les renseignemens que les anciens auteurs nous transmettent sur le druidisme nous indiquent le fond des forêts sombres, les dômes de verdure, les grandes chênaies mystérieuses, comme les vrais sanctuaires de ce culte dont l’idée de la vie, de ses merveilles, de son indestructibilité constituait le principe essentiel[6].

Il est très possible et même très probable que les formes du druidisme, en tant qu’association fortement organisée, disciplinée, aspirant au pouvoir politique et judiciaire, soient relativement modernes. Mais le fond du druidisme nous parait fort ancien. Cette notion d’une plante divine, dont le suc produit la vie et le bonheur, remonte jusqu’aux plus hautes antiquités de notre race. Le druidisme a pu naître dans quelque canton et y végéter longtemps avant de rayonner sur les régions voisines. C’est en ce sens que nous maintenons la haute antiquité de cette religion, qui n’en reste pas moins un des plus curieux phénomènes de l’histoire.

Nous nous écartons déjà sur ce point des vues émises par M. Desjardins, mais en voici un autre où nous différens tout à fait. M. Desjardins, d’accord avec M. Deloche, son savant confrère, pense que le druidisme est originaire de l’île de Bretagne et s’appuie pour défendre cette opinion sur un texte en effet très clair de César, moins probant toutefois qu’il ne semble[7]. Tacite serait plutôt d’avis que la religion druidique fut apportée en Bretagne par des immigrans celtes et s’y propagea superstitionum persuasione. Cela paraît bien plus vraisemblable. L’île de Bretagne était bien en arrière de la Gaule continentale au point de vue d’une civilisation relative. Il serait bien étrange qu’un sacerdoce organisé d’une façon qui suppose un commencement de civilisation se fût formé dans un tel milieu, plus étrange encore qu’il eût réussi à se légitimer aux yeux de populations plus avancées. C’est le contraire qui a lieu ordinairement. Nous ne comprenons pas comment M. Desjardins a pu penser que leur qualité d’étrangers a rehaussé en Gaule l’autorité des druides. Ce n’est pas toujours un obstacle insurmontable, mais ce n’est jamais un avantage pour des prêtres que d’être étrangers là où ils exercent leur ministère. On peut très bien se représenter au contraire que, porté en Bretagne par des envahisseurs, il ait, comme d’autres religions, jeté des racines plus profondes dans ce terrain nouveau que dans son pays d’origine, qu’il s’y soit acclimaté, qu’il ait passé de là en Irlande et qu’il ait maintenu son prestige lorsqu’en Gaule même il commençait à déchoir. Reste toujours pourtant la difficulté provenant de ce que ce sacerdoce, qui devait être si puissant dans les Iles britanniques, ne joue qu’un rôle insignifiant dans les guerres dont l’île même de Bretagne est le théâtre par la suite. Les druides bretons devaient déjà savoir que le gouvernement romain leur était tout particulièrement hostile. Tout devait donc les pousser à prendre vigoureusement fait et cause contre l’ennemi de leur culte. Or on ne les rencontre animant leurs fidèles que dans l’île de Mona où ils terrifient un moment les soldats romains qui ne semblent pas avoir vu de druides auparavant.

César ajoute à sa mention d’une origine britannique du druidisme que ceux qui veulent en étudier à fond les doctrines doivent passer la mer. Si en effet le druidisme s’était maintenu plus fort, plus conforme à son type originel en Bretagne qu’en Gaule, cela suffirait pour expliquer la réputation plus grande de l’école britannique ; cela même rendrait compte de l’opinion qui reléguait ses origines dans le pays d’outre-mer. Mais cette opinion, César lui-même ne la rapporte que d’après un ouï-dire (existimatur), une hypothèse, qu’il s’est bien gardé de vérifier par lui-même, encore moins de confirmer dans la suite de son récit. Dans ses expéditions de Bretagne on ne voit pas qu’il ait fait le moindre effort pour découvrir le foyer initial et rayonnant d’une institution qu’il nous représente comme si puissante. Notre sentiment, fondé sur une lecture attentive des Commentaires, c’est que César a reçu concernant le druidisme des informations de gens qui avaient intérêt à grossir son importance, ses prétentions, ses privilèges, et qui n’étaient pas fâchés de reporter le mystère de ses origines dans un pays lointain, passant pour inabordable. Qu’on se rappelle donc toutes les difficultés que fait le frère de Divitiac, le druide diplomate, pour suivre César en Grande-Bretagne, comment il se dit « empêché par des motifs religieux (religionibus) ! » Ne dirait-on pas qu’il a des raisons qu’il veut taire pour détourner le conquérant de s’y rendre ? Et que dire de la contradiction patente qui existe entre l’idée que César nous donnerait un moment des druides et toute la suite de son récit des guerres gauloises ? Est-ce que si réellement le pays des Carnutes avait été, comme il l’affirme, le centre de réunion d’un conseil sacerdotal national, prononçant souverainement sur toutes les causes criminelles, sur les questions d’intérêt privé, en possession du pouvoir de mettre hors la loi tout récalcitrant, soumettant ainsi la Gaule entière à une véritable théocratie, est-ce que César n’aurait pas appliqué tous ses soins, soit à se concilier l’autorité d’un pareil conclave, soit à le détruire comme le centre même, le noyau résistant de la nationalité ? Dans la supposition de l’existence d’un pareil pouvoir, il avait tout à en espérer ou à en craindre, et il est de fait que le druidisme ne pèse pas un fétu ni dans sa politique ni dans ses campagnes. Il en est absolument de même de Vercingétorix. On ne découvre pas la moindre trace d’un appel ou d’une hostilité quelconque au clergé national. Pourtant il était assurément dans une de ces positions où l’on a le droit de s’écrier : Qui n’est pas avec moi est contre moi[8] !

Il faut bien sans doute qu’il y ait eu quelque chose donnant quelque apparence à ce que César nous raconte. Les druides formaient certainement une vaste corporation de prêtres devins et médecins, en possession de vieux chants, de procédés magiques, de remèdes traditionnels, de conjurations, de vieilles maximes de droit public et privé. Leur compagnie a dû, pendant un temps et dans plusieurs cités, jouir d’un grand prestige, au point qu’on les voit çà et là, non partout, partager le pouvoir politique avec l’oligarchie dominante. Dans les régions où leur autorité religieuse s’est étendue et a duré, ils ont pu être invoqués, comme arbitres respectés et indépendans, par ceux qui s’inclinaient devant leur savoir supérieur. Ne vit-on pas la même chose arriver, lors des invasions, au bénéfice de l’épiscopat chrétien ? Mais tout cela a dû se faire sur une beaucoup plus petite échelle qu’on ne le croirait en s’en tenant au tableau que César nous a laissé dans ses Commentaires. Si, en l’absence de tout document positif, on voulait désigner une cité gauloise comme leur lieu d’origine, la plus grande probabilité serait que le druidisme est originaire du pays carnute ou chartrain. C’est là que l’ordre tient ses assises, là qu’il se prétend au centre même de la Gaule. Si les druides étaient venus d’outre Manche n’auraient-ils pas choisi en Gaule même un lieu de réunion plus rapproché du littoral ? D’Autricum (Chartres) à la mer il y avait 170 kilomètres à vol d’oiseau, presque autant de Caracotinum (Harfleur) à la côte britannique, et c’était pour le temps une distance énorme.

M. Desjardins nous montre enfin comment la conquête romaine se consolida par l’établissement des colonies, bien plus que par les garnisons que les empereurs y entretinrent. Un texte de Josèphe, autorité bien mince en pareille matière il est vrai, laisserait croire que quinze cents hommes suffisaient pour maintenir dans l’obéissance la Gaule conquise. Il a toujours fallu bien plus d’hommes que cela pour tenir en respect les envahisseurs d’outre-Rhin. Mais il est facile de comprendre que l’écrasement de la cause nationale dans la personne de Vercingétorix et de ses courageux lieutenans tua pour longtemps aussi l’esprit national qui sortait pour ainsi dire des limbes. Le parti romain ou romanisant qui existait déjà à l’arrivée du conquérant dut hériter de tout l’ascendant que le parti opposé avait perdu. Le sentiment qu’il était insensé de vouloir lutter contre la tactique et les arts d’une nation plus avancée devint général. Il en fut de même de l’idée qu’on faisait désormais et fatalement partie de l’immense empire qui avait absorbé tant d’autres peuples glorieux, qu’il n’y avait plus qu’à jouir de la « paix romaine, » et qu’à suivre le grand courant qu’il était vain de prétendre remonter. Les colonies de soldats cultivateurs disséminées sur tout le territoire, l’habile politique de César et d’Auguste, les franchises locales laissées aux cités firent le reste. La Gaule comme nation indépendante sombra pour des siècles sous la suprématie romaine, puis sous la domination des envahisseurs germains. Elle ressuscita sous le nom de France. Il serait aussi puéril de contester que, pendant ces deux longues périodes, elle s’est ouverte a de nombreux élémens apportés par ses dominateurs que de nier la légitimité du point de vue qui cherche dans la vieille Gaule le fond permanent, au moral comme au physique, de notre nationalité. La domination germaine nous a peu donné et peu laissé ; c’est nous bien plutôt qui nous sommes assimilé les conquérans germains et qui les avons civilisés. La Gaule a beaucoup plus profité de son union forcée avec Rome et l’antique civilisation. Elle y a contracté un pli méridional dont la marque la plus frappante est la langue française. Reste à savoir pourtant si l’originalité, le cachet primesautier, l’indépendance native de notre génie national n’ont pas souffert de cette longue habitude d’attendre de Rome impériale tous les mots d’ordre et les impulsions. Peut-être avons-nous aujourd’hui encore besoin de défendre notre indépendance morale. Ne soyons intolérans pour Tien ni pour personne, reconnaissons toutes les grandeurs historiques, ne nous targuons pas d’être les premiers en tout et de n’avoir de leçons à prendre chez personne, mais faisons en sorte de rester nous-mêmes, de penser, d’écrire et d’agir à la française.

Le caractère pour ainsi dire mitoyen qui nous distingue au milieu des nations de l’Europe était d’avance indiqué par la constitution de notre sol, ni tout nord, ni tout midi, et par le mélange des tribus qui se sont fondues sur notre territoire. Il en est venu un peu de tous les points cardinaux, et de nos jours encore nos départemens frontières, non moins attachés que les autres à la sainte unité française, se rapprochent par de nombreuses analogies de mœurs, de vie et parfois de langage des nationalités voisines de la nôtre. L’unité nationale est donc chez nous, comme dans l’ancienne Gaule, une résultante, mais une résultante naturelle, spontanément formée, et rien ne nous fait plus souffrir que ce qui y porte atteinte. C’est le seul principe qui soit resté intact et incontesté à travers toutes nos révolutions. Mais nous avons bien conservé le caractère foncièrement gaulois, qui lui-même était déjà le résultat d’un mélange. N’est-ce pas à lui que nous devrions cette faculté de vie dure, ce secret de pouvoir beaucoup pâtir sans périr, ce don de prompt relèvement dès que les mauvais jours ont fait place à des saisons plus douces ? En particulier nous ne parvenons pas à nous laisser longtemps imposer par les apparences, quand même parfois la raison pratique nous conseillerait de n’y pas regarder de trop près. Les fictions n’ont pas sur nous de prise durable. Il nous plaît trop de regarder par derrière pour voir comment les choses sont faites. La réalité seule, triste ou joyeuse, nous force à reconnaître son pouvoir. On l’acclame ou l’on s’y résigne, mais il faut qu’on la sente. Le sénateur romain, assis immobile et grave sur sa chaise curule, peut nous inspirer d’abord un sentiment mêlé de respect et de vague effroi, mais il ne se passe pas longtemps avant que quelque gars gaulois ne tire curieusement quelques poils de la barbe sénatoriale pour savoir si cela vit ou si c’est mort. Et alors nous conseillons au sénateur, dans son intérêt, de ne pas prendre les choses trop au tragique et surtout de ne pas riposter par un coup de son bâton d’ivoire, car il peut lui en arriver malheur.


ALBERT REVILLE.


  1. Notitia Galliarum.
  2. Les paysans l’appellent le Puy de Doume, ce qui confirmerait cette étymologie.
  3. On peut le rapprocher du bas-breton Geûn, marécage.
  4. C’est en s’appuyant sur ces mouvemens du sol et en les comparant aux données des historiens que M. Desjardins fixe décidément à quelque distance en amont de Boulogne, sur la Liane, le Portus Itius d’où César partit pour la Grande-Bretagne. On peut remarquer à cette occasion la tendance des anciens à préférer un port de rivière à un port de mer proprement dit pour leurs armemens maritimes, Bordeaux sur la Gironde, Corbilon (Saint-Nazaire) sur la Loire, Caracotinum (Harfleur) sur la Seine. C’était pour avoir plus de sécurité.
  5. C’est un point sur lequel M. Desjardins rectifie une erreur qui nous était échappée dans notre étude sur Vercingétorix dont il parle d’ailleurs avec une extrême bienveillance.
  6. M. d’Arbois de Jubainville et M. Desjardins ne veulent pas que le nom des druides signifie les hommes du chêne. Pourquoi donc, puisque les idiomes celtiques, en particulier le gaulois, désignent le chêne par un mot qui appuie visiblement cette dérivation ? Diodore les appelle des sarônides ; mais le mot sarônis lui-même veut dire un vieux chêne. Comment désigner mieux ces fils de la forêt qui enseignaient et sacrifiaient toujours à l’ombre des rouvres sacrés, se paraient de leurs feuilles et cueillaient le gui sur leurs rameaux avec tant de cérémonies ?
  7. Disciplina (Druidarum) in Britannia reperta, atque inde in Galliam translata espe existimatur.
  8. Nous devons opposer une objection toute semblable & un livre de lecture courante et agréable de M. Lionel Bonnemère, intitulé Voyage à travers les Gaules, qui a paru récemment. C’est un savant petit ouvrage où l’on trouve réunies dans un cadre fictif d’impressions de voyage toutes les données anciennes et contemporaines sur la Gaule au temps de Jules César. Nous regrettons seulement que l’auteur n’ait pas cru devoir citer ses sources.