Les Siècles morts/La Fuite en Égypte

Les Siècles mortsAlphonse Lemerre éd.II. L’Orient grec (p. 149-153).


 
Fuyant l’abri natal, Bethléem et la haine
D’Hérodès inquiet et le meurtre ordonné,
Ioseph de Nazareth vers l’Egypte lointaine
A guidé Miryam avec le Nouveau-né.

Ils ont franchi les mont », le désert de Syrie,
Les gouffres de Péluse et les marais fiévreux
Où le vent libyen, dans l’oasis flétrie,
De souffles ignorés se parfumait pour eux.

Ils ont vu s’écrouler en dunes violettes
Le sable incandescent sous le soleil en feu,
Les chaînes de porphyre ériger leurs squelettes
Dans un ciel taciturne, opaque et toujours bleu.


Ils ont vu le vieux Fleuve, aux deux berges fertiles,
Sous les roses lotos monter et s’élargir
Et verser son eau rouge où, près des crocodiles,
Buvaient de grands lions qu’ils entendaient rugir.

Ils vont, ne sachant rien, parmi les noirs décombres
Des temples monstrueux reflétés par le Nil,
Voyageurs égarés qui marchent dans les ombres
Vers un miraculeux et prophétique exil.

Ils vont dans la nuit claire où nagent des étoiles,
Comme des vaisseaux d’or voguant devant leurs pas.
Et Miryam pensive abrite sous ses voiles
L’Enfant mystérieux qui rêve entre ses bras.

La Vierge lui sourit et Ioseph conduit l’âne.
Mais le vague chemin s’efface et se confond
Dans une solitude immense et diaphane,
Sous la lune éclatante en un azur profond.

Et le vieillard Ioseph s’arrête, écoute, hésite,
Comme un guide incertain, dans le silence accru.
Des colosses, fermant la demeure interdite,
Barrent à l’étranger le chemin disparu.

Cherchant une autre voie en des sentiers funèbres,
Heurtant sa marche errante aux socles rapprochés,
Il rencontre toujours, au milieu des ténèbres,
Des murailles sans fin et des remparts cachés.


Partout, autour de lui, de longues avenues
Que des Sphinx de granit bordent sur le côté,
Gardiens muets et sourds de tombes inconnues,
Immobiles témoins de l’immobilité.

Dans la ruine au loin surgissent des pylônes,
Des portiques, des murs lisses, des blocs confus ;
Solitaire, massif, marbré de lèpres jaunes,
Un escalier géant encombré d’anciens fûts.

Sur les degrés où croît l’ombre des obélisques,
Dans un repos rigide, impassible et dormant,
Le front coiffé du pschent ou couronné de disques,
Tout un peuple de Dieux songe éternellement.

Horus enfant, debout près des Hâpis énormes,
Vers le Soleil nouveau tend son col d’épervier,
Et la Vache mystique, Isis aux triples formes,
Se dresse au même rang que l’immortel Bouvier.

Sur les hautes parois symboliques et peintes,
En cortège sacré, se déroulent encor
Dans l’ordre primitif les processions saintes
Des justes Akhimous traînant la Barque d’or.

Parfois, derrière ceux qui venaient de Judée,
Des vautours, assoupis sur de grands chapiteaux,
Relevaient tout à coup leur tête dénudée,
Et des chacals fuyaient entre les piédestaux.


Plein d’angoisse, perdu dans le désert de pierre,
Ioseph interrogeait la Vierge aux chastes yeux.
Mais entr’ouvrant soudain sa divine paupière,
L’Enfant d’un long regard enveloppa les Dieux.

La lune, errant toujours, silencieuse et molle,
Sur ces spectres d’un monde immuable et vieilli,
Noyait d’un reflet mort l’antique nécropole
Où depuis deux mille ans rien n’avait tressailli.

Mais voici brusquement que dans la solitude
Un vent tumultueux souffla de toutes parts,
Qui souleva, parmi des flots de sable rude,
La poussière des temps sur les tombeaux épars.

Aux bras de Miryam, hors du lange rustique,
L’Enfant dressé traçait paisiblement dans l’air,
Vers les quatre horizons, un signe emblématique,
Etincelant et net comme un vivant éclair.

Sur leurs bases d’airain, de brique et de porphyre,
Un frisson convulsif courbait les Dieux impurs ;
Comme une brèche aux flancs d’un vaisseau qui chavire,
Des trous béants s’ouvraient dans l’épaisseur des murs.

Stèles où s’effaçaient de noirs hiéroglyphes,
Chapelles d’un seul bloc, tout croulait à la fois
Sur les Sphinx, qui rayant les marbres de leurs griffes
Reculaient dans la nuit où blêmissaient les Rois.


Sous le plafond doré des voûtes endormies,
Frémissant dans leurs os, sèches, claquant des dents,
Le nez rongé, l’œil creux, de luisantes momies
Arrachaient le réseau de leurs liens pendants.

Domptés et vacillants, Dieux, animaux, colosses,
Tombaient, et pêle-mêle, au fond d’obscurs ravins,
Les Anubis mordaient de leurs gueules féroces
Les croupes des lions et des monstres divins.

Et tous les Osiris, armés du sceptre courbe,
Les Ammon-Râ, les Ptah dans leur gaîne étouffant,
S’effondraient, bousculés comme une immense tourbe,
Et s’évanouissaient au geste de l’Enfant.

Mais Lui, resplendissant, d’un radieux visage
Illuminait la nuit et montrait le chemin,
La route triomphale, ouverte à son passage,
Vers Memphis et le Nil et l’Occident Romain.