La Frontière (Claretie)/Préface

É. Dentu (p. 1-10).


Préface



Plus d’un lecteur, lorsque ce roman a paru dans la Revue des Deux Mondes, a dû s’étonner doublement de ce titre : La Frontière !

L’étiquette est bien sévère pour une œuvre d’imagination et elle évoque aussitôt l’idée d’une frontière que l’on devine, et que notre patriotisme attristé surveille depuis bientôt vingt-cinq ans. Mais quoi ! la frontière est partout comme le devoir. Il m’a semblé, tout justement, que le dévouement à l’idée évoquée par un tel mot se précisait mieux dans une frontière qui n’est point celle qui hypnotise en quelque sorte notre pensée, résume nos alarmes, tient éveillées nos espérances.

Je voulais, du reste, et depuis longtemps, payer une dette d’émotion à ceux de nos soldats qu’on connaît le moins et qui résument peut-être le mieux à l’heure où nous sommes toutes les solides vertus qui font une armée. Je n’oublierai jamais l’impression que produisirent sur moi nos chasseurs alpins, lorsque je les vis pour la première fois défiler sur la route poudreuse, près de Nice. Aucune troupe ne saurait mieux donner l’idée de ce qu’est le soldat français en marche, ce brave petit soldat, leste, entraîné, d’allure martiale et de belle humeur. Point de raideur, une vivacité gauloise, une sorte d’alacrité joyeuse. On devine que la race est toujours celle qui se montre, tour à tour, la plus intrépidement folle pendant la bataille et la plus cordiale après le combat.

Ils sont déjà populaires, du reste, les Alpins, et leur tenue pittoresque arrête le regard. Édouard Detaille, le peintre si français de notre armée nationale, n’a pas donné place aux chasseurs des Alpes dans son admirable livre-musée, L’Armée française. Les Alpins n’existaient pas lorsqu’il entreprit cette œuvre. Il leur doit un chapitre, une page. Ils l’auront, les Alpins de France.

En attendant j’ai voulu, comme je le ferai pour d’autres, saluer les troupiers que j’ai suivis, de loin, avec une sympathie fraternelle. Ce sont des soldats d’une qualité particulière et dont l’esprit doit, comme celui des marins, recevoir je ne sais quelle mystérieuse empreinte de la nature qui les entoure, les éblouit, les menace ou les berce. Ils me semblent surtout heureux dans leur héroïque et dure destinée, parce qu’ils peuvent, si leur âme se prête à la mélancolie, unir l’action, qui nous fait oublier les soucis de la vie, au rêve qui nous en console. J’ai souvent, dans la mêlée confuse et harassante de l’existence quotidienne, envié leurs réveils en pleine lumière, face à face avec le devoir absolu.

Mais quoi ! ils n’analysent ni ne raffinent leurs sensations, les braves gens. Ils font gaiement leur journée rude. Ils donnent l’exemple sans bruit. Bayard, qui fut sans peur, disait qu’il avait cependant senti le froid de l’angoisse un jour qu’il avait ferraillé, dans l’ombre, avec un adversaire dont il sentait et parait les coups sans voir son visage. Eux, les Alpins, personne ne les regarde, que quelque chevrier qui passe. Mais, au-delà de l’horizon, par-delà les monts et les neiges, il leur semble qu’un magnétique regard est fixé sur eux, l’œil maternel de la patrie !

— Il ne faut jamais leur crier en avant, il faut, au contraire, les retenir, me disait, il y a quelques années, le Ministre de la guerre. Ils sont toujours prêts à en faire trop.

Et je me rappelle avec quelle sorte d’attendrissement paternel pour ses chers Alpins, qu’il a guidés et qui l’adorent, M. le général Des Garets me contait comment, après des journées de marches accablantes, ces braves gens se redressaient, oubliant la fatigue, pour défiler, devant leur chef. Le bataillon de Saint-Cyr ne marche pas mieux, à Longchamps, un jour de revue. Et le mâle général en était tout fier !

Ce roman, né de souvenirs vrais et d’impressions directes, est une œuvre de concorde en dépit de son appareil militaire. La rivalité des dévouements ne conduit pas nécessairement à la guerre. Et celui qui, à l’heure où nous sommes, jetterait des paroles de haine entre deux nations de même race encourrait une responsabilité sinistre. La nervosité, ou pour mieux dire la neurasthénie moderne, est devenue si vive, l’état des esprits est si cruellement morbide, que les moindres occasions, les plus petits malentendus, poussent aux colères et aux conflits. La tâche de tout homme qui pense est d’apaiser, de travailler à la concorde et, tout en consacrant ce récit, La Frontière, à l’amour de la patrie et au culte du drapeau, l’auteur peut se rendre cette justice qu’il n’a pas travaillé à démuseler la haine.

Oui, c’est la folie du drapeau qui entraîne mon héros — comme dans la réalité, au haut de ces sommets et au bord de ces gouffres, elle en a poussé bien d’autres. Mais, n’est-ce pas une belle folie à opposer à l’horrible folie du couteau ? J’ai voulu qu’on regardât en haut, très haut — où nos couleurs flottent dans l’air libre. L’héroïsme, toujours prêt de nos soldats, ne diminue en rien les qualités de nos voisins. C’est, sur la frontière, une fleur de paix que j’ai cueillie, au sommet des Alpes : — ce n’est pas une fleur de sang…

Et il m’a été doux de recevoir d’Italie, sur le coin d’une lettre venue de Florence, ce simple merci :

Mieux vaut une petite parole de l’amant
Que cent de l’ambassadeur !

Val piu una parolina dell’amante
Che cento dell’ambasciatore !

Vieille chanson ! disait l’envoi. Mais, entre les peuples et les êtres, les chansons qui ne vieillissent pas, ce sont les chansons d’amour !


Jules Claretie.


Viroflay, 5 juillet 1894.