La Frontière (Claretie)/I/II

É. Dentu (p. 53-89).


II


Le lendemain, au petit jour, la troupe était debout, réveillée par le cor des Alpes. Deberle interrogea le ciel, comme un marin à bord déchiffre l’horizon. Un brouillard léger cachait les Alpes, et le versant italien semblait noyé dans une sorte de fine buée pluvieuse.

Deberle regarda les sapins. Leur vert paraissait plus sombre dans l’atmosphère humide ; mais les branches ne s’abaissaient pas trop et les ramilles s’étalaient déjà comme si elles eussent deviné le beau soleil, derrière la brume. Le capitaine avait, là-haut, pour baromètres sans erreurs les sapins, dont les montagnards étudient les mouvements et la couleur.

Il murmura : — Bah ! le proverbe est bon :


Petite pluie du fin matin
N’arrête pas le pèlerin !


Les soldats sortaient des tentes, s’étiraient, se lavaient au creux d’une source ; puis ils s’aidaient les uns les autres à enrouler sur leur uniforme la large ceinture de laine, — celui qui la serrait à son ventre tournant sur lui-même, tandis que le camarade la tendait, tirant ferme, la tenant par le bout. D’autres donnaient le fourrage aux mulets. Le compagnon et le serviteur de l’Alpin, ce mulet porteur de vivres ! Grimpant d’un pied sûr, côtoyant le bord des précipices comme avec un appétit de vertige, hissant sur son dos, jusqu’aux sommets, les petits canons de montagne ou les provisions.

Et l’on se mit en marche, avec l’alacrité joyeuse de braves gens dispos, dans l’air frais du matin, l’air balsamique de l’Alpe parfumée de menthes, l’air de là-haut, où les microbes n’ont pas d’aliments pour vivre. Le pas était allègre, malgré le chargement lourd des soldats portant sac et couverture, gamelle, toile et piquets de tente. Les quarts de fer-blanc sonnaient gaiement sur le sabre-baïonnette. On allait droit devant soi, longeant la frontière, Deberle étant chargé d’en relever et rectifier les lignes.

Le capitaine, béret au front, le manteau autour du corps, les jambes serrées, comme ses hommes, dans des molletières de drap, causait avec ses officiers tout en regardant les soldats avancer, redressés sous le sac, avec une sorte de parade d’amour-propre, comme des saint-cyriens au défilé du bataillon, à la revue. On arriva ainsi devant un creux profond, une crevasse au bas de laquelle, sautant sur d’énormes blocs, coulait, affluent de la Vésubie, un torrent très clair, teinté de bleu avec des ourlés d’écume. Un gros sapin, couché au-dessus, servait de pont unique et la compagnie devait passer sur le tronc d’arbre ainsi renversé, tout entière. Les mulets côtoieraient la montagne, contourneraient le défilé. Mais les chasseurs, c’était leur lot quotidien, cette gymnastique au-dessus de l’abîme.

— Allons, vite ! dit un petit Basque, Orthegaray, que Deberle aimait beaucoup, car il était d’Ustaritz, où son capitaine l’avait vu bien souvent jouer à la paume, au jai alai, sur le grand mur blanc, près de l’église.

Orthegaray se lança le premier sur le sapin, piquant dans le tronc la pointe du bâton ferré et la main gauche étendue faisant balancier. Le torrent écumait, bruissait au-dessous, dans le trou vertigineux. En quelques pas, le petit Basque était de l’autre côté de la crevasse.

Deberle, au bord du précipice, surveillait le passage, ne laissant aller les chasseurs qu’un à un, en voulant trois au plus à la fois, sur le tronc d’arbre, calculant le poids des hommes, prévoyant, comme un père inquiet, la chute possible. Le passage franchi et les Alpins marchant à la file indienne le long du mont, on se trouva bientôt sur un sommet d’où s’apercevait, comme sur un plan en relief, la frontière du pays étranger, les dentelures et les arêtes du versant italien. Assez rapproché, dénoncé par un liseré qui était la trace d’une batterie, un fortin était là, très haut, dominant la frontière française, vrai nid d’aigle fortifié, dissimulé en partie, mais qu’on pouvait cependant deviner à l’œil nu.

— C’est le fort Margherita, dit le lieutenant Bergier. Il est nouveau. La carte n’en fait pas mention.

Et comme il le montrait, en étendant le bras, au capitaine, on eût dit que les Italiens du fort, pour saluer ou pour braver ces Alpins français apparus là brusquement, dans le clair matin, attendaient le geste, épiaient un signal. Ils arborèrent en effet rapidement, le hissant au mât, un large drapeau vert, blanc et rouge, avec les armes de Savoie et la couronne royale d’Italie sur la couleur blanche ; et, tandis que l’étendard se déployait dans la lumière ils l’appuyèrent fièrement d’un coup de canon, comme pour dire :

— Présent !

La fumée monta doucement dans le bleu pur, d’une tendresse corrégienne.

— Allons, ils sont polis ! Ils nous souhaitent le bonjour ! dit un soldat.

— Ou ils nous blaguent, répondit un autre.

Le drapeau italien, sur la cime, dominant, en effet, la petite troupe française, et, bien au-dessus de la compagnie du capitaine Deberle, il flottait, comme un défi, sur le fort inaccessible. Ce n’était rien, cette apparition du drapeau italien sur la frontière, et, après tout, comme disait l’autre, ce pouvait être une manifestation de politesse. Sans doute le capitaine Salvoni envoyait un salut à ses hôtes de la veille. N’importe, ces couleurs italiennes se montrant là, tout à coup, si haut, cela taquinait un peu les Alpins, dont l’amour-propre est comme tenu en haleine, surexcité par la sensation de ce voisinage continu, immédiat : l’étranger.

C’était leur drapeau, après tout, à ces gens, et ils avaient bien le droit de le hisser, de le faire clapoter dans le vent, de s’en parer ; mais, tout de même, il avait l’air de se moquer un peu de la troupe en marche, le tricolore aux armes du roi Humbert ! Il était là comme un : « Vous n’irez pas plus loin ! » — Il semblait dire, ou plutôt il disait vraiment, si haut, dans son aire : « Là où je suis on ne vient pas ! »

Parfois, les autres jours, lorsque d’une frontière à l’autre les clairons ou les canons des deux nations s’entendaient, c’était un duel de poudre et de fanfares. Les cuivres, des deux côtés des Alpes, sonnaient allègrement leurs marches nationales. Rivalité de toutes les heures, affirmées tantôt par des chevaleresques saluts, tantôt par des airs de bravade dissimulant la haine. Mais aujourd’hui, là, devant ces couleurs, les Alpins de France eussent été heureux de répondre par quelque manifestation où leur vanité de soldats, de grimpeurs de pics, eût été caressée par quelque improbable escalade, quelque folie vaillante, répliquant ainsi à cet étendard hissé en plein ciel.

— Ils nous embêtent avec leur drapeau !

C’était le mot de la compagnie, et Deberle sentait, ses officiers aussi devinaient la mauvaise humeur de leurs Alpins, condamnés à manœuvrer pendant des jours entiers avec ce drapeau les regardant et les narguant de l’autre côté de la frontière.

Lui-même comprenait si bien cet étrange sentiment d’amour-propre hyperthrophié, qu’il disait au lieutenant Bergier :

— C’est absurde, mais ça m’agace !

— Je suis de votre avis ! répondait Bergier. Nous n’avons plus l’air d’être chez nous : le capitaine Salvoni nous surveille !

En marche, Deberle entendait malgré lui, percevait, devinait les paroles gouailleuses des soldats. Ils s’énervaient à la pensée de se voir dominés par le drapeau d’Italie. Ils se demandaient ce qu’on pourrait bien faire pour « répondre ». Parbleu ! en déployer un autre, mais plus haut ! Oui, plus haut qu’eux ! le plus haut possible ! Ils ne riraient plus alors, « ceux de l’autre côté ». Ils verraient que les Alpins de France n’ont pas froid aux yeux, qu’ils ont du toupet et du jarret. Ah ! si l’on pouvait !…

Pour ces braves gens exilés là-haut à des altitudes improbables, c’était décidément une obsession, ce drapeau qui suivait, inspectait, espionnait leurs manœuvres. Et l’impression de Deberle, énervé, devenait plus aiguë aussi. Ce drapeau italien, ce tricolore qui se détachait orgueilleusement, joyeux, eût-on dit, sur le banc des glaciers, hissé là pour rappeler à toute heure la présence de l’adversaire aux soldats de France, l’hypnotisait. Il eût voulu l’arracher, le conquérir, le rapporter. Quelle folie ! Mais, du moins, — la pensée du chef correspondait à celle des soldats, — pouvait-on opposer drapeau à drapeau, affirmer par un emblème identique la présence sur ces pics des Alpins français ? C’était une idée ! Et Deberle en parla tout haut à ses hommes pendant une halte, à l’heure du café. Qu’est-ce qu’ils diraient, les Alpins, si on montrait aux Italiens les trois couleurs de France ? Oui, si on les montrait dominant les couleurs du roi Humbert, flottant comme en plein ciel — là, sur la cime de la Valetta ?

Et le capitaine désignait, au loin, la montagne blanche où il rêvait (victoire pacifique) d’arborer quelque lambeau d’étoffe comme réponse à l’étranger !


— Un drapeau ! sur le pic ! Là-bas ! Crâne idée, capitaine !

Les Alpins, accroupis, s’étaient levés joyeux et regardaient le pic qu’avait désigné Deberle. Il dominait tout le pays. C’était le géant de ce coin des Alpes. Le fort italien paraissait, — disait Orthegaray riant, — en sous-sol à côté de lui. Ah ! oui, par exemple, ce serait superbe, et brave, et bien français, un drapeau tricolore planté là !

— Fameux, ça, capitaine !

— Il a des trouvailles à lui, le capitaine Deberle !

— Un fier homme !

— Et capable d’aller planter le drapeau lui-même !

— Oh ! un drapeau là, oui, ils rageraient, les macaronis !

— Le fort Margherita n’est qu’à 2,100 mètres, un peu moins que le mont Piagu… : la Valetta en a 2,512 !

Le pic se dressait incandescent, insolemment blanc, dans le bleu du ciel, et c’eût été une héroïque et folle réplique aux Alpins, de voir apparaître tout à coup, dans la claire lumière de là-haut, les trois couleurs françaises, le drapeau de la patrie. Mais il était bien loin, le pic, et il fallait des heures pour atteindre le sommet, qu’avec le mensonge de la perspective il semblait qu’on pût gravir en un quart d’heure.

— Et puis on n’avait pas de drapeau !

— Oh ! dit Orthegaray, le petit Basque, si on voulait : d’en faire un, ça ne serait pas difficile !

— Et comment t’y prendrais-tu ? demanda Deberle.

— Me faites-vous crédit de dix minutes, mon capitaine ?

Deberle s’était mis à rire, répondant par un geste qui signifiait certainement, et Orthegaray s’éloigna, rejoignant ses camarades, avec qui le capitaine le vit, un moment, causer avec animation, groupe d’hommes s’éloignant ensuite et disparaissant derrière les sapins.

Au loin, le tricolore italien flottait toujours dans la clarté, fièrement, avec des coups de canon intermittents qui l’appuyaient pour le saluer, pour bien affirmer sa présence orgueilleuse, là, devant ces Français. Moins d’un quart d’heure après, le capitaine voyait revenir Orthegaray et ses camarades portant au bout d’une haute branche de sapin fraîchement coupée un drapeau tricolore aux couleurs de France, improvisé et cousu par les soldats : le rouge fait d’un lambeau de flanelle garance, le blanc d’une large serviette de la cantine, et le bleu d’une des ceintures de laine des Alpins.

— Voilà, mon capitaine, dit Orthegaray, en plantant dans l’herbe verte le tronc taillé en pointe, frais et comme saignant, du sapin.

Le drapeau flottait, claquait au vent, gai, clapotant comme une bannière de fête.

Et Deberle le regardait avec une sorte de joie orgueilleuse. Ils ne l’apercevaient pas, du point où il était, les Italiens ; mais comme ils le verraient s’il apparaissait, là-haut, tout à coup, sur le pic de neige !

— Est-ce solide au moins ? demanda le capitaine.

— Si c’est solide ! fit le Basque. Cousu par le cordonnier. Aussi solide qu’une paire de souliers !

— Eh bien ! s’écria Deberle en élevant la voix, qui de nous le plantera sur la cime de la Valetta, mes enfants ?

Toutes les voix, ces voix mâles, gutturales, répondirent : Moi ! moi ! joyeusement, comme s’il se fût agi d’une partie de plaisir. Mais Orthegaray, après avoir laissé dire, ajouta ;

— Il me semble, mon capitaine, que ça devrait être celui qui a eu l’idée de la chose !

— Certainement, fit Deberle : c’est trop juste, mon garçon !

Les yeux allumés, aussi résolu que s’il fût allé au feu, le petit Basque jeta en l’air son béret, qu’il rattrapa et fit tournoyer joyeusement, puis empoigna la branche de sapin d’une main robuste, et, le drapeau improvisé au-dessus de sa tête, il l’agita dans le vent en disant :

— Merci, capitaine !

Harri, Orthegaray ! répondit Deberle en jetant au soldat le cri basque.

Et, les camarades lui souhaitant bonne chance, Orthegaray partit, redressant sa petite taille, emportant les couleurs qu’il serrait contre lui, fièrement.

— Les braves gens ! songeait leur chef.


Ils montraient là, dans cette sorte de riposte à la bravade italienne, le même élan, la même ardeur joyeuse qu’ils eussent mis à entrer en bataille si le clairon eût sonné la charge. Dans cette espèce de duel enfantin où seul était en jeu l’amour-propre de deux troupes côtoyant le même précipice à travers la frontière ils déployaient le même zèle, les mêmes vertus de patriotique émulation qu’un jour de combat. Ils bondissaient sous les défis comme ils l’eussent fait sous les balles. Drapeau contre drapeau, et le sentiment de la lutte était aussi surexcité que dans un corps-à-corps en pleine mêlée.

Deberle ne pouvait s’empêcher de constater devant ses lieutenants cet esprit de vanité en quelque sorte chevaleresque. Et les officiers maintenant s’enfièvraient à l’idée de voir bientôt à cette altitude flotter comme une réponse palpable, vivante presque, le tricolore des Alpins de France.

Il fallait du temps pour qu’Orthegaray atteignît le sommet. De temps à autre Deberle regardait, du côté de l’Italie, les couleurs de Savoie, puis, la lorgnette à la main, interrogeait les pentes du pic. Rien ; on ne distinguait rien au flanc du mont, dans la neige que dorait maintenant le soleil. Le capitaine, les lieutenants échangeaient à de courts intervalles des propos brefs, un peu nerveux. Loin d’eux, assis ou debout, les regards tournés vers la Valetta, les Alpins guettaient l’apparition du camarade, trouvant, eux aussi, qu’elle tardait bien.

— Il y a peut-être un accident, disait Deberle en tirant sa montre.

— Cette hampe de sapin, c’est lourd !

— Et un coup de vent dans le drapeau peut jeter l’homme à bas !

— Oh ! ne craignez rien : il aura roulé les étoffes autour du tronc d’arbre !

— Puis il a le talon basque, ajoutait le capitaine, pour se rassurer et rassurer les officiers.

Tout à coup un grand cri de joie sortit de ces poitrines jeunes, et les soldats, ceux qui étaient assis, se levant brusquement, d’instinct battirent des mains. Là-bas, au versant du pic, grimpant comme sur une arête penchée, un point mouvant, une sorte de fourmi noire se montrait sur la blancheur crue de la neige. Un homme était là-bas ; oui, ce petit point aperçu, deviné par les soldats, c’était un homme qui lentement, péniblement, gravissait la pente. Deberle et les lieutenants fixaient sur lui leurs lorgnettes. Orthegaray s’appuyait, en la fichant dans la neige, sur la hampe du drapeau comme sur un alpenstock. Il avait passé son bâton ferré en travers de son épaule et son point d’appui, c’était le tronc même, le tronc de sapin autour duquel en effet, pour se garantir contre le vent, il avait enroulé et ficelé sans doute les trois couleurs.

Deberle eut un soupir de soulagement, et, la jumelle aux yeux, il regardait la petite fourmi monter, monter, portant cette espèce de fétu qui était le drapeau. De temps à autre le capitaine interrogeait l’horizon. Oui, le soleil baissait ; mais avant le soir Orthegaray aurait atteint le sommet du pic, et le drapeau déployé répondrait par ses clapotements à l’aubade de la batterie italienne.


Là-bas Orthegaray devait évidemment grimper avec la précision mathématique, la lenteur sûre et voulue des montagnards. Cependant il semblait au capitaine que le soldat ne bougeait pas. L’homme paraissait maintenant s’être assis, accablé peut-être. Puis, au bout d’un moment, Deberle se rendait compte qu’Orthegaray avait repris sa marche et gagné du terrain.

Les canons italiens redoublaient leur tir, comme si les officiers commandant les artilleurs eussent, de leur côté, aperçu le champion de France et voulu le narguer par des salves nouvelles.

Il s’était fait sur le plateau de l’Alpe un grand silence instinctif, solennel, presque religieux. Les soldats, eux aussi, regardaient l’horizon, voyant tomber le soir, l’ombre monter des fonds devenus plus confus, et se demandant anxieusement si le camarade, là-bas, arriverait avant le crépuscule.

— Il en a pour un moment encore !

— Les derniers pas, voilà le difficile !

— Atteindre le sommet, c’est dur !

— Bah ! il a bon pied, bon œil, Orthegaray !

Deberle suivait toujours du regard le soldat, qui avançait, montait, évidemment lassé, rompu de fatigue, mais continuant l’ascension avec une énergie devinée même à cette distance. Et cet effort humain, perçu de la sorte à travers l’espace, donnait à l’officier un sentiment d’orgueil, d’affection émue pour ces soldats qu’un appétit de sacrifice et de gloire éperonnait ainsi. De quoi ne seraient-ils point capables, les braves garçons, aux jours des épreuves sérieuses ? Et que pesaient toutes les déclamations des apôtres du sans-patriotisme lorsque, pour un chiffon et par bravade, ces soldats étaient prêts à risquer leurs os !

— Décidément, soif de bonheur ou soif de renommée, l’homme en ce monde a soif du rêve ! Et c’est un beau rêve, la gloire !

Le capitaine sentit comme une cloche son cœur battre lorsque tout à coup, là-bas, la fourmi humaine s’arrêta, arrivée au sommet, plantant le tronc de sapin dans la neige vierge. Les lieutenants, la lorgnette à la main, les Alpins, les yeux rivés sur ce point, dans l’infini de l’horizon, retenaient leur respiration, attendant le dénoûment, devinant que de l’autre côté de la frontière, sur le versant italien, d’autres lorgnettes étaient braquées sur cet homme là-bas, grêle comme un insecte, et grandi, sublime par l’idée qu’il incarnait, emblème qu’il portait.

Tout à coup, sur ce sommet du mont perdu, on vit Orthegaray se profiler d’une façon très perceptible sur l’horizon, que le couchant rendait tout rose. Au haut de la hampe de sapin, les couleurs se détachèrent, les trois couleurs de France, et, comme en une clarté d’apothéose, dans le soleil, dans ce qui restait de lumière au-dessus des fonds vaporeux, des monts bleuissants, le tricolore apparut, le gai tricolore français, dont le rouge vif et le blanc très clair, clapotaient au vent, tandis que le petit Orthegaray agitait son béret en poussant sans nul doute un cri que ses camarades devinèrent et qui sortit en même temps, d’instinct, de toutes les poitrines :

— Vive la France !

— Et vive Orthegaray ! dit un caporal, Basque comme le grimpeur.

Deberle ne voyait plus rien dans sa lorgnette en vain fixée sur le chasseur alpin. Les larmes de ses yeux en mouillaient maintenant les verres.

— Ça fait plaisir de commander à des gens comme ça, dit-il à ses officiers, en essuyant la jumelle.

Des lazzis partaient des rangs de ses chasseurs, des lazzis et des bravos. Ils battaient des mains en regardant le fortin, du côté de l’Italie. Les artilleurs du roi Humbert ne tiraient plus, au fort Margherita.

— Ça les embête ! dit le caporal.

D’autres remarquaient que le bleu des montagnes, là-bas, avec le fond du ciel pâle et le rose du soleil couchant qui rougeoyait maintenant, formaient à l’horizon une sorte d’immense draperie tricolore où le petit drapeau d’Orthegaray mettait la marque française ; et il semblait en effet qu’un ciel d’apothéose enveloppait les lambeaux d’étoffe que l’Alpin venait de planter sur le mont perdu. Tout ce qui restait au loin de clarté semblait se concentrer sur ce sommet étincelant et blanc, sur cet étendard qui flottait au vent du soir ; et, comme un salut aux couleurs, le soleil envoyait au drapeau de France un dernier baiser de lumière.


Orthegaray resta pendant un temps assez long sur le sommet ; puis, les vapeurs d’en bas gagnant peu à peu les hauteurs, comme une marée de buée bleue qui eût monté, on le vit, après avoir touché la hampe de sapin pour la consolider, reprendre le chemin de descente et disparaître dans les vapeurs d’un bleu assombri. Lui parti, le drapeau flottait toujours, lumineux, orgueilleux comme un défi. Il semblait, le soleil couché, qu’on l’apercevait encore.

— Et maintenant, dit Deberle à ses soldats, si haut que nous montions pour les manœuvres, nous aurons toujours au-dessus de nos têtes ce sourire de la patrie !

Ils comprenaient bien ces mots, les soldats. L’Alpin est un poète en action, comme le marin ; poète naïf et sublime, en qui la poésie entre par les pores, et qui rêve aussi devant l’infini.

Les étoiles maintenant s’allumaient comme la veille, sur l’Alpe où la petite troupe allait sommeiller. Mais Deberle attendait Orthegaray. Il lui tardait de serrer la main du brave garçon. Le chasseur ne revint que tard dans la nuit, harassé. On le mena au capitaine.

— Mon brave Orthegaray ! fit Deberle en lui tendant la main.

— Ah ! dit le petit Basque, ç’a été dur ; mais ça y est.

— Pas d’accident ?

— Une bêtise. J’ai glissé sur un névé en montant, ce diable de tronc de sapin n’étant pas commode. Et je me voyais déjà tout en bas. Mon bâton, en travers de moi, s’est heureusement accroché à des branchages. Ça n’est rien. Des écorchures !

— Seulement ?

— Et un peu de douleur à l’épaule. Pas la peine d’en parler. Le drapeau est là-haut, c’est le principal !

Le capitaine avait tendu sa gourde au soldat, lui demandant s’il avait faim.

— Non. Envie de reposer, voilà tout !

— Et demain, dit Deberle, vous prendrez le café avec les camarades, et l’arroserez à la santé de la France ! C’est le capitaine qui invite, et je régale la compagnie, en ton nom, Orthegaray !

— Merci, mon capitaine ! De cette façon-là, ils ne se ficheront plus de nous avec leur chiffon, là-bas, les marmottes !

— Va dormir, fit le capitaine. Tu dois être éreinté !

— Assez, oui. Mais, parole ! mon capitaine, vous me diriez encore : « Harri ! » eh bien ! vrai, vrai de vrai, je crois que je recommencerais. Seulement irais-je jusqu’au bout ? voilà. Pas commode, le sacré pic ! Bonsoir, capitaine ! Et s’il y a encore des monts perdus à couronner, je vous en prie, en qualité de pays, mon capitaine, donnez-moi la préférence !