paru dans l’Excelsior (p. 175-183).

III

Depuis la veille, retirée chez elle, mais attentive à tout ce qui se passait au Vieux-Moulin, par sa fenêtre ouverte et par sa porte entrebâillée, elle écoutait et observait les allées et venues, le tumulte des domestiques, tout l’affolement d’une maison qui se sent menacée par l’approche d’un cyclone.

Sa crise de haine et de rage dominée, maîtresse d’elle-même, elle ne s’effrayait plus d’un rendez-vous possible entre Philippe et Suzanne. Un autre tourment l’assiégeait. Que comptait faire son mari ? Placé en face d’une éventualité qu’il avait souvent prévue, quelle conduite adopterait-il ?

Et c’est lui qu’elle épiait. Avant de partir elle voulait savoir. Elle entendit sa première conversation avec Victor. Elle assista de loin à sa rencontre avec le capitaine Daspry. Elle le vit entrer dans sa chambre. Elle le vit qui en sortait. Et, malgré elle, bien que poussée par un sentiment très défini, elle se dressa devant lui comme un obstacle.

— Où vas-tu ?

Philippe ne se démonta pas. Il répondit :

— En quoi cela peut-il t’intéresser ?

— Viens, dit-elle, nous avons à parler… Viens.

Elle le fit entrer, ferma la porte et répéta, d’un ton impérieux :

— Où vas-tu, Philippe ?

Il répliqua, aussi nettement :

— Je pars.

— Il n’y a pas de voiture.

— Je vais à pied.

— Jusqu’où ?

— Jusqu’à Noirmont.

— Pour quel train ?

— Le train de Paris.

— Ce n’est pas vrai, dit-elle avec véhémence. Tu ne vas pas à Paris. Tu vas à Langoux prendre le train de Belfort.

— En effet, mais demain matin je serai à Paris.

— Ce n’est pas vrai. Tu ne t’arrêteras pas à Belfort. Tu iras jusqu’à Bâle, jusqu’en Suisse. Et si tu vas en Suisse, ce n’est pas pour un jour, c’est pour des mois… pour la vie !

— Et alors ?

— Tu veux déserter, Philippe.

Il se tut. Et son silence atterra la jeune femme. Si violente que fût la certitude qui la soulevait, Marthe était stupéfaite qu’il ne protestât point.

Elle balbutia :

— Ah ! est-ce possible ? Tu veux déserter !

Philippe s’irrita :

— Eh ! que t’importe ! Depuis hier, tu as une lettre de moi entre les mains, t’offrant une explication. Tu ne réponds même pas ! Soit ! j’ai envers toi des torts irrémédiables. Par ma faute, toute notre vie est brisée. Ton attitude jusqu’ici me prouve que jamais tu ne me pardonneras… Alors, de quel droit me réclames-tu des comptes ?

Elle redit à voix basse, les yeux fixes :

— Tu veux déserter…

— Oui.

— Est-ce croyable ! Je connaissais tes idées contre la guerre… toutes les idées de tes livres… qui sont les miennes… Mais je n’avais jamais réfléchi à cela… Tu ne m’en as jamais parlé… et puis non… je n’aurais pu admettre…

— Il faut pourtant que tu admettes, Marthe.

Il se dirigea vers la porte. De nouveau elle surgit devant lui.

— Laisse-moi passer, dit-il.

— Non.

— Tu es folle !

— Écoute… Philippe…

— Je n’écouterai rien. L’heure n’est pas aux querelles. J’ai résolu de partir. Je partirai. Ce n’est pas un coup de tête. C’est une détermination prise dans le silence et le calme. Laisse-moi passer.

Il voulut dégager la porte. Elle le repoussa, soudain secouée d’une énergie d’autant plus farouche qu’elle sentait son mari plus inflexible. Elle n’avait que quelques minutes, et c’était cela qui l’effrayait. En quelques minutes, il fallait que par des phrases, de pauvres phrases jetées au hasard, elle gagnât la bataille, et contre un ennemi dont elle savait la fougue et l’obstination.

— Laisse-moi passer, répéta-t-il.

— Eh bien, non, non, s’écria-t-elle, tu ne déserteras pas ! Non, tu ne feras pas cette chose infâme ! Il y a des choses qu’on ne fait pas… Celle-là, Philippe, est monstrueuse ! Tiens, veux-tu que je te dise, Philippe ?…

Elle s’approcha de lui, et sourdement :

— Écoute, Philippe… écoute cet aveu… Philippe, ta conduite de dimanche, ta cruauté envers ton père, envers Suzanne, envers nous tous, eh bien, oui, j’ai compris cela… j’ai souffert la mort, j’ai souffert plus que les autres… Chacune de tes paroles entrait en moi comme du feu… Mais, tout de même, Philippe, je comprenais… Il fallait nous sacrifier à la cause de la paix. C’était ton droit, c’était ton devoir de nous immoler tous pour sauver tout un peuple… Mais ce que tu vas faire… Ah ! l’ignominie ! Vois-tu, si tu le faisais… je penserais à toi comme on pense… je ne sais pas… comme on pense à ce qu’il y a de plus abject, avec dégoût…

Il haussa les épaules, impatienté.

— Tant pis si tu ne comprends pas. C’est mon droit… et mon devoir aussi…

— Ton devoir, c’est de rejoindre ton régiment, puisque la guerre est déclarée, et de te battre, oui, de te battre pour la France, comme tous les Français… comme le premier paysan venu, qui peut certes trembler de toute sa pauvre chair humaine et dont les entrailles se vident, mais qui croit que son devoir est d’être là… et qui va de l’avant, tout de même ! Marche comme lui, Philippe ! J’ai admis toutes tes opinions, j’ai été ta compagne, ton associée… Si notre union est rompue, laisse-moi du moins t’adresser cette prière suprême : rejoins ton régiment… ta place est là-bas…

— Ma place est partout, sauf où l’on commet l’acte odieux de tuer, s’exclama Philippe, qui l’avait écoutée malgré lui, et qui se reprenait soudain. Ma place est auprès de mes amis. Ils ont confiance en moi, et j’ai confiance en eux. C’est eux que je dois rejoindre.

— Où ? À Paris ?

— Non. Au premier signal, nous avons juré de nous retrouver en Suisse. De Zurich, nous lancerons un manifeste pour appeler à nous tous les penseurs et tous les révoltés d’Allemagne et de France.

— Mais personne ne répondra à votre appel !

— N’importe ! L’appel aura retenti. Le monde aura entendu la protestation de quelques hommes libres, de professeurs comme moi, d’instituteurs, d’écrivains, d’hommes qui réfléchissent et qui n’agissent que d’après leurs convictions, et non comme des bêtes de somme qui vont à l’abattoir pour s’y faire égorger.

— Tu dois défendre ton pays, fit Marthe, qui cherchait à gagner du temps, dans l’espoir qu’un secours lui arriverait.

— Je dois défendre mes idées ! déclara Philippe. Si mon pays fait une folie, je n’ai pas à le suivre. Qu’est-ce que c’est que ces deux grands peuples, les plus civilisés du monde, et qui vont se battre parce qu’ils ne sont pas d’accord sur l’arrestation d’un subalterne, ou parce que l’un d’eux veut manger le Maroc et que l’autre s’exaspère de n’avoir pas sa part au festin ! Et, pour cela, ils vont s’entre-tuer comme des fauves ! jeter partout le deuil et la misère ! Non, moi, je m’y refuse ! Ces mains-ci, Marthe, ces mains-ci ne tueront pas ! J’ai des frères en Allemagne comme en France. Je n’ai point de haine contre eux. Je ne les tuerai pas.

Elle affectait d’écouter ses arguments avec attention, sachant que, de la sorte, elle le retiendrait un peu plus. Et elle lui dit :

— Ah ! tes frères d’Allemagne, qu’ils aient de la haine ou non, sois sûr qu’ils marcheront contre la France. Tu ne l’aimes donc pas davantage, elle ?

… Si, si, je l’aime, mais justement parce qu’elle est la plus généreuse et la plus noble, parce que, en elle seule, peut germer et s’épanouir l’idée de révolte contre la loi du sang et de la guerre.

— On te traitera de lâche.

— Aujourd’hui peut-être… mais, dans dix ans, dans vingt ans, on nous traitera de héros. Nos noms seront cités comme les noms des bienfaiteurs de l’humanité. Et c’est encore la France qui aura eu cet honneur-là… par nous ! par moi !…

— Mais ton nom sera honni de ton vivant !

— Honni par ceux que je méprise, par ceux qui ont l’état d’esprit de ce capitaine, un des meilleurs cependant, et qui rit et plaisante quand on l’envoie à la mort, avec sa compagnie.

Marthe s’indigna :

— Rire de Français, Philippe, de Français qui dissimule son angoisse sous un peu d’ironie. Rire admirable et qui est la beauté de notre race !

— On ne rit pas devant la mort des autres.

— Oui, Philippe, si c’est pour leur cacher le péril et pour garder à soi seul toute l’horreur et toute l’épouvante… Écoute, Philippe !…

Au loin, de l’autre côté de la maison, des coups de feu avaient retenti. Ce fut, durant quelques secondes, un crépitement ininterrompu de détonations, puis cela s’espaça, et, au bout d’un instant, il n’y eut plus aucun bruit.

Marthe chuchota :

— Le premier coup de fusil, Philippe… Ils se battent à la frontière… C’est ton pays qu’ils défendent… La France menacée… Oh ! ton cœur ne tressaille donc pas comme le cœur d’un fils ? Tu ne sens donc pas les blessures qu’on lui fait… les blessures qu’on veut lui faire ?…

Il avait son attitude de souffrance, gardant les bras croisés sur son buste rigide et fermant à moitié les yeux. Il répondit douloureusement :

— Si, si, je les sens, ces blessures… Mais pourquoi se bat-elle ? Pour quel amour éperdu de gloire ? N’est-elle pas ivre de succès et de conquêtes ? Rappelle-toi notre voyage à travers l’Europe… Partout on retrouve des traces de son passage, des cimetières, des charniers qui attestent qu’elle fut la grande victorieuse. N’est-ce pas assez de victoires, assez de conquêtes ?

— Mais, fou que tu es, s’écria Marthe, elle ne cherche pas à conquérir ! Elle se défend ! Évoque cette vision, un moment… La France envahie de nouveau… la France démembrée… la France rayée du monde…

— Mais non, mais non, fit-il, avec un geste de protestation ; il ne s’agit pas de cela !

— Si, il s’agit de cela, il s’agit de sa vie ou de sa mort… Et toi, tu désertes !

Philippe ne bougeait point. Marthe le sentit, sinon ébranlé, du moins inquiet, mal à l’aise. Mais, subitement, il décroisa ses bras, et frappant la table du poing :

— Il le faut ! Il le faut ! J’ai promis !… Et j’ai eu raison de promettre ! Et je tiendrai mon serment ! Ce que tu appelles déserter, c’est combattre, mais le vrai combat ! Moi aussi je vais faire la guerre, mais la guerre d’indépendance et de pensée, et mes compagnons d’héroïsme m’attendent. Va, Marthe, je ne veux plus t’écouter !

Elle se colla contre la porte, les bras étendus :

— Et tes enfants ! tes enfants que tu abandonnes !

— Plus tard, dit-il, tu me les enverras.

Elle leva la main.

— Jamais, je le jure sur leur tête, jamais tu ne les reverras ! Les fils d’un déserteur… Ils te renieront !

— Ils m’aimeront, s’ils comprennent !

— Je leur enseignerai à ne pas te comprendre.

— S’ils ne me comprennent pas, c’est moi qui les renierai. Tant pis pour eux !

Il la prit aux épaules et voulut l’éloigner. Et comme Marthe résistait, il la bouscula, exaspéré par la peur de l’obstacle imprévu qui pouvait survenir, l’arrivée de sa mère, peut-être l’apparition du vieux Morestal.

Marthe faiblit. Aussitôt, il saisit la poignée et tira le battant. Mais, dans un effort suprême, elle fit reculer son mari, et, haletante, désespérée :

— Un mot ! un mot encore ! implorait-elle. Écoute, Philippe, ne fais pas cela… Et, si tu ne le fais pas, eh bien, je suis capable… Oh ! c’est horrible de me contraindre ainsi… Pourtant, je ne veux pas que tu t’en ailles… Écoute, Philippe. Tu connais mon orgueil, ma rancune, et combien j’ai souffert, combien je souffre à cause de Suzanne. Eh bien, j’oublierai tout. Ce n’est pas le pardon que je t’offre, c’est l’oubli. Jamais un seul mot ne rappellera le passé… jamais une allusion… je te le jure ! Mais ne déserte pas, je t’en prie, Philippe, ne fais pas cela.

Elle s’accrochait à ses vêtements et se pressait contre lui en bégayant :

— Non, ne fais pas cela… Que tes enfants n’aient pas cette honte ! Les fils d’un déserteur… Oh ! je t’en conjure, Philippe, reste, nous partirons ensemble… et la vie recommencera comme avant…

Elle se traînait à ses pieds, humble et suppliante, et elle avait l’impression affreuse que ses paroles ne servaient à rien. Elle se heurtait à une idée, rivale contre laquelle toute sa force se brisait. Philippe ne l’entendait point. Aucune pitié même ne l’inclinait vers elle.

Calmement, d’un geste irrésistible, il étreignit les poignets de Marthe, les réunit dans une seule de ses mains, de l’autre ouvrit la porte, et, rejetant sa femme en arrière, il s’enfuit.

Marthe eut une défaillance. D’ailleurs, la valise était là, et elle crut qu’il reviendrait la chercher. Mais, comprenant son erreur, elle se leva subitement et se mit à courir.

— Philippe ! Philippe ! criait-elle.

Comme lui, elle songeait à une intervention étrangère, au vieux Morestal, que les clameurs attireraient et que Philippe trouverait sur son chemin.

— Philippe ! Philippe !

Elle s’effarait, ne sachant où le rejoindre. Dans le jardin, personne. Elle revint vers le salon, car il lui semblait percevoir un bruit de voix. De fait, elle vit un sergent et un soldat qui traversaient la terrasse en hâte, conduits par le fils du jardinier.

— Suivez-moi, ordonnait le gamin… Nous allons monter sur le toit… On domine toute la vallée… Ah ! la longue-vue…

En passant, il saisit l’instrument.

Marthe se précipita. :

— Qu’y a-t-il donc ?

— Impossible de tenir là-bas, fit le sergent… ils sont trop nombreux… on se replie…

— Mais alors, ils vont venir ?

— Oui, oui, ils viennent…

Marthe s’avança jusqu’à la terrasse. Un flot de soldats jaillissait de l’escalier.

Dans un coin, elle aperçut Philippe.

Il apostrophait les hommes :

Ils viennent ?

— Oui.

Ils ont passé la frontière ?

— Non, pas encore.

Il se tourna vers sa femme et lui dit, comme une bonne nouvelle :

Ils n’ont pas encore passé la frontière.

Et il alla au-devant d’un autre groupe de soldats.

Alors, Marthe pensa que le destin lui envoyait le secours qu’elle implorait. Elle n’avait plus qu’à s’en remettre aux événements.