La Fresque de S. Onofrio
DE S. ONOFRIO.
Vers la fin de juillet 1843, un vernisseur de voitures, nommé Masi, prit à loyer, dans la rue Faenza, à Florence, une vaste salle à rez-de-chaussée, dont la voûte en berceau et les épaisses murailles n’avaient guère moins de trois ou quatre siècles : c’était le réfectoire d’une ancienne communauté connue sous le nom de maison de S. Onofrio ou des Dames de Fuligno. Supprimé en 1800, ce couvent de nobles religieuses s’était, quelques années plus tard, transformé en filature de soie, et les chaudières à cocons avaient vomi sous ces voûtes de tels flots de fumée et de vapeur, qu’une couche épaisse de matières charbonneuses tapissait chaque pierre comme l’âtre d’une cheminée.
Le nouveau locataire, pour égayer ce noir séjour, le mit aux mains des badigeonneurs. Déjà la grande salle était à moitié blanchie, lorsque, à l’une de ses extrémités, on crut apercevoir sous la suie quelques traces de couleurs. Quoique vernisseur de son métier, M. Masi aimait la peinture. Il arrêta le badigeon, défendit de toucher à cette muraille, et se mit à en laver lui-même quelques parties. Le peu qu’il découvrit lui sembla fait de main de maître. Il courut en donner avis aux propriétaires de la maison ; mais ceux-ci n’en furent pas autrement émus. Il y a tant de fresques à Florence ! il y en a dans les rues, dans les greniers, dans les corridors ! où n’y en a-t-il pas ? Une de plus n’était pas merveille. Quelques voisins, quelques amis vinrent jeter un coup d’œil sur la découverte de M. Masi, puis il n’en fut plus question. On se mit à vernir des voitures, et deux ans se passèrent sans que personne eût l’idée de nettoyer un peu mieux cette muraille et de la regarder de plus près.
Un jour pourtant un artiste distingué, M. Zotti, passant par là pour voir vernir je ne sais quel tilbury, vint à jeter les yeux sur ce grand mur dont les teintes enfumées contrastaient avec la blancheur des voûtes et du reste de la salle. Il s’approcha. Les parties qui avaient été lavées, quoique encore bien noires, lui laissèrent deviner l’ensemble de la composition : c’était une Sainte Cène. L’ordonnance en paraissait grande et simple ; les figures semblaient expressives, bien posées, bien drapées. Il demanda la permission de revenir et de procéder à un lavage complet. Un de ses compagnons d’atelier que bien vite il avait appelé, M. le comte della Porta, fut frappé comme lui des beautés de premier ordre qui perçaient sous ce noir de fumée. Ils se mirent en besogne. Ce n’était pas petite affaire. Cette peinture était large à sa base de quatorze brasses (environ vingt-six à vingt-sept pieds), et elle couvrait tout le demi-cercle circonscrit par l’arc de la voûte. C’était ce vaste champ qu’il fallait lessiver, nettoyer peu à peu, avec des soins et des précautions infinies, sous peine d’attaquer l’épiderme des couleurs.
Le succès fut complet. À mesure que les dernières pellicules de la suie se détachaient, la fresque apparaissait dans sa fraîcheur virginale. Merveilleux privilège de cette façon de peindre ! L’enduit n’avait subi que des dégradations très légères, facilement réparables, et, dans les parties accessoires du tableau, toutes les figures étaient intactes, et les têtes et les mains admirablement conservées. Combien de fresques, et des plus belles, et des plus constamment admirées depuis trois siècles, n’ont pas le même bonheur ! L’oubli pour les œuvres de l’art est bien souvent une sauvegarde.
Nos deux artistes, pendant qu’ils poursuivaient leur patiente entreprise, s’étaient maintes fois demandé : Quel est l’auteur de cette grande page ? Ni l’un ni l’autre n’avaient osé répondre, et plus ils avançaient, plus leur embarras redoublait. Dans les premiers instans, lorsqu’ils ne pouvaient encore saisir que le caractère général de la composition comme à travers une sorte de brouillard, ils trouvaient dans son extrême simplicité, dans sa symétrie tant soit peu primitive, de fortes raisons d’en faire honneur à quelque maître de l’école ombrienne, et peut-être à son chef, au Pérugin lui-même ; mais lorsque, nettoyant chaque figure, ils eurent découvert certains détails du modelé, reconnu la précision du trait, la fermeté des contours, l’accent individuel et varié des physionomies, il leur fallut changer de conjecture, et pendant quelques instans ils supposèrent qu’une main florentine avait dû passer par là. Parmi les Florentins, un seul, l’auteur des grandes décorations du chœur de Santa-Maria-Novella, avait, dans sa manière de traiter la fresque, d’assez notables analogies avec l’auteur inconnu du cénacle de S. Onofrio ; mais si Ghirlandaïo pouvait avoir produit quelques-unes des beautés naïves répandues dans cette composition, était-il raisonnable de lui attribuer cette profondeur et cette justesse de sentiment, cette ordonnance harmonieuse, et surtout cette grandeur, cette poésie de style ? Non certes, et nos deux amis y étaient d’autant moins disposés que, plus ils pénétraient dans leur découverte, plus ils étaient frappés d’une souplesse de dessin et d’une absence complète de parti-pris dont aucun Florentin, y compris les plus illustres, ne pouvait leur donner l’exemple.
Quand ils eurent ainsi bien cherché, et successivement éliminé toutes les hypothèses d’abord conçues par eux, ils commencèrent à n’avoir plus dans la pensée qu’un seul nom, mais un nom qu’ils hésitaient à prononcer, parce qu’il était trop grand. Cependant M. della Porta, se hasardant le premier, dit un jour à son compagnon : « Je pars demain pour Pérouse ; je veux revoir la fresque de San-Severo. »
Ceux qui ont une fois admiré cette œuvre des jeunes années de Raphaël ne peuvent perdre le souvenir de sa majestueuse disposition. On conserve à tout jamais devant les yeux ce Christ dans sa gloire, ces anges qui l’entourent, et dans le bas du tableau ces six figures de saints posées trois d’un côté, trois de l’autre, ordonnance qui contient en germe l’idée première de la Dispute du Saint-Sacrement. Aussi n’était-ce pas pour se remettre en mémoire l’ensemble de cette composition que M. della Porta allait à Pérouse, c’était pour en étudier les détails et particulièrement les procédés d’exécution.
Il revint convaincu que les deux fresques ne pouvaient avoir été tracées que par la même main et vers la même époque. Celle de San-Severo est datée de 1505 : or, Raphaël avait passé à Florence la plus grande partie de cette même année ; il y avait fait d’assez longs séjours dans l’année précédente, et enfin, à partir de 1505 jusqu’au moment de son départ pour Rome, c’est-à-dire jusqu’en 1508, il y fut presque constamment établi. Rien n’empêchait donc de supposer que, vers cette époque, il eût fait pour les religieuses de S. Onofrio, aussi bien que pour les camaldules de San-Severo, un grand essai de travail à fresque ; mais ce n’était là, pour M. della Porta, qu’une raison secondaire à l’appui de sa conjecture. Avant tout, il s’en rapportait au témoignage de ses yeux : toutes les particularités observées par lui à Florence sur cette fresque dont les moindres touches lui étaient devenues familières, il les avait retrouvées à Pérouse, et ainsi s’était fortifiée en lui une conviction qu’avait fait naître, dès le premier regard, l’extrême ressemblance, pour ne pas dire l’identité, entre les deux figures du Christ dans les deux compositions.
Il était à peine de retour, que son opinion, dont il commençait à ne plus faire mystère, reçut une éclatante confirmation. Quelques parties de la fresque, entre autres la tunique du saint Thomas, n’avaient encore été qu’imparfaitement lessivées : lorsqu’on vint à nettoyer cette tunique avec plus de soin, on reconnut, sur un galon bleu et or qui la borde, vers le haut de la poitrine, des lettres très légèrement tracées et entremêlées de quelques arabesques. La dorure qui les avait jadis recouvertes était à moitié détruite, mais les parties qui n’étaient plus dorées se distinguaient encore par une certaine saillie, un certain empâtement de la couleur. On aperçoit d’abord un R suivi d’un A et d’un P entrelacé avec la partie inférieure d’un L. Ces trois lettres, les plus endommagées de toutes, étaient suivies de trois autres beaucoup plus visibles : savoir un V, un R et un S, les deux dernières entrelacées ensemble. Venaient ensuite un A et un D en partie effacés, puis enfin le millésime MDV. Ces abréviations pouvaient se traduire ainsi : Raphael Urbinas, anno Domini 1505.
La découverte fit du bruit dans Florence : on commençait à parler de la fresque et des conjectures de ses deux restaurateurs ; mais la foule, peu confiante dans une œuvre anonyme, ne se hâtait guère d’accourir ; dès qu’il fut question d’une signature, on arriva de tous côtés. Chacun examina, contrôla, mais personne, il est bon de le dire, n’eut seulement la pensée de soupçonner une supercherie. Le caractère bien connu de MM. della Porta et Zotti en excluait l’idée, et les yeux les moins exercés reconnaissaient tout d’abord qu’il n’existait sur cette partie de la fresque aucune retouche, aucun travail fait après coup. Seulement quelques sceptiques se demandèrent si c’était bien là des lettres : la forme leur en semblait indécise. N’était-ce pas un caprice involontaire du pinceau qui avait produit ces caractères parmi tous les méandres tracés sur ce galon ? D’autres, faisant moins belle part au hasard, ou armés de meilleurs yeux, admettaient bien les lettres, mais ils étaient érudits et soutenaient que Raphaël, à aucune époque, n’avait signé ses œuvres par de simples initiales ou par des abréviations entremêlées ainsi de méandres et d’ornemens. Il leur fut aussitôt répondu que, sur la petite Sainte-Famille de Fermo, une des productions les plus authentiques de la jeunesse de Raphaël, on trouve les lettres suivantes : R. S. V. P. P. E. S. 17. A. 1500, c’est-à-dire Raphael Sanctius Urbinas pinxit Perusiæ ætatis suæ 17 anno 1500. En outre, on leur cita la célèbre madone conservée chez les Niccolini, passée depuis en Angleterre, et gravée par Perfetti ; sur le galon qui borde le corsage de la madone ne voit-on pas les chiffres de l’année où le tableau fut peint, puis de légers ornemens, puis immédiatement après ces deux lettres R. V : Raphael Urbinas (ou Raffaello Urbinate, selon qu’on traduit les initiales en latin ou en italien) ? D’autres exemples, non moins concluans, furent encore signalés, et l’objection demeura sans valeur ;
Pendant que s’agitaient ces discussions microscopiques sur le galon de la tunique de saint Thomas, une circonstance plus décisive vint trancher le débat, et mit pour un moment les plaideurs hors de cour.
La famille Michelozzi, de Florence, possédait par héritage, depuis environ deux cents ans, une précieuse collection de dessins originaux. Parmi ces dessins, on remarquait avant tout plusieurs feuilles de croquis et d’études qu’une tradition non interrompue attribuait à Raphaël. Un artiste florentin, M. Piatti, ayant acquis cette collection, en céda la moitié, il y a quelques années, à M. Santarelli, sculpteur habile, et déjà possesseur d’un riche cabinet. Les dessins de Raphaël furent partagés entre eux. Ces dessins se composaient de têtes, de mains, de pieds étudiés avec grand soin, et de quelques figures d’hommes qu’on pouvait supposer assis derrière une table, car une ligne tracée au crayon les coupait à mi-corps, et, au-dessous de cette ligne, on ne voyait plus ni vêtemens ni draperies, mais seulement des cuisses et des jambes nues et à peine indiquées par un simple trait. Ces croquis avaient évidemment servi de préparation à quelque tableau ; mais à quel tableau ? On avait beau chercher, les œuvres connues du grand maître n’offraient rien qui se rapportât à ces études, et on en concluait que, selon toute apparence, le tableau n’avait jamais été exécuté. Certaines figures dans la Dispute du Saint-Sacrement, et particulièrement celle de David, rappelaient, il est vrai, quelques-unes des têtes esquissées sur ces feuilles de papier ; mais elles les rappelaient seulement par analogie, par un certain air de famille, et sans qu’on pût établir aucune relation directe entre les dessins de la collection Michelozzi et la fresque du Vatican.
Il n’en devait pas être ainsi de la fresque de S. Onofrio. Lorsque M. Santarelli entra pour la première fois dans l’atelier de la rue Faenza, il se trouva dès l’abord en lieu de connaissance. Ces têtes d’apôtres, il les avait admirées cent fois : elles n’étaient, pour la plupart, que la reproduction fidèle de ses dessins et de ceux de M. Piatti ; le saint Pierre surtout, esquisse étudiée avec plus de précision que les autres, et terminée même dans sa partie inférieure, avait été reproduit trait pour trait sur le mur. C’était un des dessins de M. Piatti. M. Santarelli en possédait une variante, moins achevée et évidemment antérieure. D’autres figures, le saint André, le saint Jacques majeur, se retrouvaient également dans cette collection Michelozzi. Les dessins furent apportés devant la fresque : on les confronta ; l’identité n’en parut contestable à personne. Pour ceux qui les connaissaient déjà, et qui, familiers avec le faire et le sentiment des dessins de Raphaël, ne pouvaient mettre en doute qu’ils fussent de sa main, la preuve était sans réplique. Ce fut l’avis de tous les artistes spécialement versés dans l’étude des maîtres. Ainsi M. Jesi, dont la pointe souple et vigoureuse a si merveilleusement traduit le portrait de Léon X, M. Jesi, le religieux interprète des moindres finesses du pinceau de Raphaël, déclara sans hésiter qu’à ce pinceau seul pouvait être due la fresque de S. Onofrio, et telle fut son admiration pour ce nouveau chef-d’œuvre, qu’immédiatement il en entreprit la gravure. Tous les vrais connaisseurs florentins confirmèrent son jugement. Un homme d’autant d’esprit que de savoir, M. Selvatico de Padoue, écrivit à ce sujet quelques pages d’excellente critique. Plusieurs artistes italiens ou étrangers prirent la plume à son exemple : ainsi M. de Cornelius, le célèbre peintre de Munich, M. Bezzuoli de Florence, M. Minardi de Rome[1], se firent un devoir d’adresser à MM. della Porta et Zotti, non-seulement un témoignage public de reconnaissance au nom des amis de l’art, mais un exposé des nombreuses raisons qui les forçaient à voir dans cette fresque l’œuvre du peintre d’Urbin.
Malgré ces preuves répétées, malgré ces autorités souveraines, une partie du public demeurait en suspens. Comment croire, disait-on, qu’une œuvre de Raphaël, et une œuvre de cette importance, ait pu rester inconnue dans Florence pendant trois cent quarante ans ? Comment ni Vasari, ni Bocchi, ni Comolli, ni aucun de ceux qui, à diverses époques, ont fouillé et décrit les trésors de la peinture toscane, comment Richa, qui, dans son histoire des églises florentines, parlé si longuement du couvent de S. Onofrio, auraient-ils ignoré ou négligé de nous apprendre que cette muraille portait l’empreinte de ce divin pinceau ?
Assurément, cela est étrange ; mais ce qui ne l’est guère moins, c’est que ni Vasari, ni Richa, ni personne n’ait parlé de ce tableau, quand même Raphaël n’en serait pas l’auteur. Celui qui l’a créé, n’eût-il jamais fait autre chose, valait certes bien la peine qu’on nous apprît son nom. Ainsi, quelque parti qu’on prenne, le problème reste à peu près le même. Il s’agit d’expliquer comment, pendant trois siècles, un chef-d’œuvre a pu exister dans Florence sans qu’aucun écrivain en ait dit un seul mot.
Mais d’abord les oublis de ce genre sont-ils aussi rares qu’on paraît se l’imaginer ? Pour ne parler que de Vasari, croit-on qu’il ait dressé l’inventaire authentique et complet de toutes les œuvres de Raphaël ? Dit-il la moindre chose, par exemple, de la Madonna della Seggiola ? parle-t-il de la Madonna del Gran Duca ? Et personne a-t-il jamais argumenté de son silence contre la légitimité de ces deux merveilles ? Vasari est un guide excellent et presque toujours sûr ; sans lui, cette longue histoire de la peinture italienne ne serait que ténèbres, car tous ceux qui sont venus à sa suite semblent n’avoir rien vu par eux-mêmes et ne jurent que sur sa parole ; mais, à l’époque où Vasari prit la plume, près de trente ans s’étaient écoulés depuis la mort de Sanzio. Il écrivait de souvenir, d’après des notes incomplètes : de là bien des erreurs et d’inévitables oublis. Non-seulement il passe sous silence des tableaux du premier ordre, mais il affirme quelquefois, à propos de ceux dont il parle, des circonstances matériellement inexactes. Ainsi la Sainte Famille du palais Rinuccini, qui, par son style, appartient évidemment aux dernières années du maître, serait, au dire de Vasari, antérieure à 1508. Or, en nettoyant ce tableau il y a soixante ou quatre-vingts ans, on a découvert sa véritable date, la date conforme à son style, c’est-à-dire 1516. Pour constater d’autres erreurs encore plus étranges, il ne faut qu’entrer au Vatican, notamment dans la salle della Segnatura. N’est-on pas tenté de croire, à la manière dont Vasari décrit les fresques qui la décorent, que jamais il ne les a vues ? D’abord il confond à tout propos la Dispute du Saint-Sacrement avec l’École d’Athènes, nous montre Platon assis au milieu des anges, et, ce qui est plus grave, ce qui bouleverserait toute chronologie de l’art, suppose que, de ces deux fresques, c’est l’École d’Athènes qui a été exécutée la première.
Il faut donc n’attacher un respect superstitieux ni aux paroles ni au silence de Vasari. Un tableau peut être de Raphaël sans que l’auteur de la Vie des Peintres en ait fait mention. Parmi tant de madones et de saintes familles, diversifiées sans doute par le génie, mais au fond toutes semblables, comment le plus scrupuleux biographe n’en eût-il pas oublié quelques-unes ?
Dira-t-on que des tableaux peints sur toile ou sur bois, des tableaux qui changent de place, qui passent de main en main, souvent même de ville en ville, ont pu lui échapper, mais qu’il n’en est point ainsi des fresques ? que si parfois il se méprend à les décrire, jamais on ne le surprend à les oublier ? que le moindre pan de mur où Raphaël a porté la main nous est signalé par lui avec un soin religieux ? que dès-lors on ne saurait comprendre comment il eût passé sous silence cette œuvre capitale, exécutée dans sa propre patrie, et qui ne pouvait pas plus s’effacer de son souvenir que se détacher de l’édifice où elle était fixée ?
Nous en tombons d’accord : il n’est pas une fresque de Raphaël que Vasari ait vue sans s’être fait un devoir d’en dire au moins quelques mots ; mais avait-il vu la fresque de S. Onofrio ? C’est là qu’est la question.
Or, il est bon qu’on le sache, les nobles comtesses de Fuligno observaient la clôture rigoureuse, et aucun homme, à aucun jour de l’année, n’avait accès dans leur couvent. Nous sommes donc tout au moins en droit de supposer que Vasari n’avait point vu leur fresque.
Mais pouvait-il ignorer qu’elle existât ? D’autres religieuses, dont la règle n’était guère moins sévère, les sœurs de Sainte-Marie-Madeleine dei Pazzi, cachaient aussi à tous les yeux profanes une peinture dont le Pérugin avait orné leur chapelle, et cependant personne dans la ville n’ignorait que ce trésor fût en leur possession. Pourquoi les dames de Fuligno auraient-elles été plus discrètes ? Nous ne prétendons pas leur attribuer plus de vertu qu’à leurs sœurs ; mais ne peut-on supposer qu’elles ont gardé ce modeste silence, faute d’être assez bons juges en peinture pour se douter que l’œuvre d’un simple étudiant pût faire la gloire de leur maison ?
Ce n’était, en effet, pour toute une partie du public italien, qu’un étudiant et presque un inconnu, celui qui, en 1505, à Florence, portait ce grand nom de Raphaël. Il semble aujourd’hui que, dès le premier jour, son front dût rayonner de gloire ; on ne pense qu’au peintre du Vatican, comblé d’honneurs, traînant après soi le cortège de ses disciples idolâtres, et on oublie le modeste jeune homme descendu de sa petite ville d’Urbin dans la cité des Médicis, sans argent, sans amis, presque sans protecteurs. Nous le suivrons tout à l’heure de plus près dans cette phase de sa vie, la moins connue, bien que, selon nous, la plus attachante ; et s’il nous est prouvé que ses œuvres encore naïves ne pouvaient être alors sainement appréciées que dans un cercle restreint et choisi, si l’état des esprits et du goût à Florence ne lui permettait d’aspirer ni aux applaudissemens incontestés de la foule, ni même aux encouragemens et aux faveurs prodigués dans certains palais, on ne sera pas surpris qu’au fond d’un cloître, loin du monde et des arts, de saintes femmes n’aient pas su deviner qu’elles confiaient au plus grand des peintres la décoration de leur réfectoire.
Plus tard, lorsque sa renommée devint universelle, le bruit en pénétra sans doute jusque dans leur asile, et le prix inestimable de cette peinture ne put leur rester inconnu. De nombreux crochets de fer plantés régulièrement dans le haut de la muraille indiquent qu’un voile ou une tapisserie la couvrait habituellement comme un objet de grande vénération, et l’étonnante conservation de l’enduit et des couleurs confirmerait au besoin cette conjecture. Ajoutons qu’il existe encore à Florence quelques femmes qui, avant 1800, fréquentaient le monastère ; elles disent toutes qu’aux jours de fête seulement on découvrait la Sainte Cène du réfectoire, que de toutes les peintures du couvent, celle-là était tenue en la plus haute estime, mais sans qu’on parût savoir quel en était l’auteur.
Comment et depuis quand le souvenir s’en était-il perdu ? Était-ce d’abord par prudence, pour ne pas éveiller une importune curiosité, qu’on s’était abstenu de divulguer un nom d’artiste devenu trop célèbre ? Était-ce seulement par sainte indifférence pour les choses de ce monde ? On peut à ce sujet se perdre en hypothèses. Ce qu’il y a de certain, c’est que les dernières religieuses ignoraient de qui était le tableau, et, à défaut du public, ce n’était pas quelques dévotes assistant à leurs offices qui pouvaient le leur apprendre.
Aussi, jusqu’en 1800, tant qu’a duré la communauté, il est tout simple que le mystère et le silence se soient perpétués, et qu’un secret si bien gardé depuis trois siècles n’ait pas été violé ; mais le jour où, par ordre du sénat de Florence, les religieuses de S. Onofrio furent réunies aux religieuses de S. Ambrogio, le jour où les bâtimens conventuels furent mis en vente, et où chacun fut libre de pénétrer dans ce réfectoire, comment ne se trouva-t-il personne, pas un commissaire des républiques française ou cisalpine, pas un Anglais voyageur, pas un amateur de la ville, personne enfin qui signalât les beautés supérieures de cette fresque, personne qui en révélât seulement l’existence ? La suie ne la couvrait pas alors. Comment a-t-il fallu quarante-trois ans et un heureux hasard pour en faire la découverte ? Voilà quelque chose de bien autrement étrange que l’ignorance de nos religieuses, quelque chose qui paraît incroyable, et dont pourtant on ne peut douter.
Il est vrai que, sans sortir de Florence, nous citerions d’autres découvertes de ce genre plus extraordinaires encore. Ici du moins personne n’était averti ; on ignorait que, sur ces murs de S. Onofrio, il y eût quelque chose à chercher, et le badigeon pouvait ensevelir à jamais ce chef-d’œuvre sans que personne eût un reproche à se faire. Mais qu’un tableau des plus exquis, un tableau que tout Florence avait admiré pendant deux siècles dans un des riches palais de la rive gauche de l’Arno, en ait disparut un beau jour, qu’il ait été pendant soixante ou quatre-vingts ans non-seulement perdu, mais oublié de la famille et du public, jusqu’à ce que, par fortune, un étranger l’ait retrouvé dans ce même palais, cela n’a-t-il pas l’air d’un conte fait à plaisir ? et pourtant c’est l’histoire parfaitement véridique de la Vierge du palais Tempi. Une femme de chambre tomba malade, et le médecin de la maison, qui, par bonheur, aimait les arts, monta la visiter sous les combles ; là, dans le fond d’une alcôve, à travers une couche de poussière et de fumée, il aperçut l’image de cette jeune mère au souriant visage, prête a donner un baiser à l’enfant qui joue dans ses bras, mais hésitant comme arrêtée par le majestueux regard de son divin fils. C’était du temps du feu marquis Tempi que ce chef-d’œuvre revoyait le jour. Il y a des gens à Florence qui ont assisté à cette résurrection ; malheureusement, leur joie devait être de courte durée. Quelques années plus tard, le tableau abandonnait cette demeure où il était entré de la main même de Raphaël, d’où jamais il n’était sorti : il s’en allait à Munich. Un opulent héritier avait eu le triste courage de préférer au joyau de sa famille les florins du roi de Bavière.
Plus récemment encore, il y a seulement quelques années, l’ancien palais du podestat n’a-t-il pas été témoin d’une autre résurrection plus imprévue et non moins merveilleuse ? D’après une ancienne tradition, fondée sur des témoignages contemporains, sur des autorités incontestables, on savait que Giotto avait peint à fresque une salle de ce palais et qu’il avait fait dans un de ses tableaux le portrait du Dante, alors dans la force de l’âge. On connaissait la salle, et souvent on avait essayé, en détachant l’enduit rougeâtre qui en recouvre les parois, de retrouver ce précieux portrait. Jamais on n’avait réussi, et tout le monde était convaincu que les peintures de Giotto avaient été complètement détruites. C’est au moment où personne n’y pensait plus qu’un homme enfermé dans cette salle, et ne sachant qu’y faire, s’amusa, sans le moindre soupçon, sans le moindre instinct d’archéologue, à gratter la muraille avec son couteau et tomba juste sur cette tête du Dante, admirable profil qui reproduit ces traits si connus avec un accent tout nouveau de jeunesse, de force et d’inspiration.
Nous pourrions parler encore d’une certaine fresque de Paolo Ucello, qu’on voit aujourd’hui dans l’ancien monastère de Santa-Apollonia (in via San-Gallo), et qui ne s’est révélée pour ainsi dire que le jour où l’élargissement de la rue voisine a fait pénétrer un peu de lumière dans cette partie de l’édifice ; nous pourrions rappeler enfin que, dans la maison même de Michel-Ange, on vient de retrouver, il y a quatre ou cinq ans, le modèle en cire de sa statue de David, ébauche sublime déposée depuis trois siècles dans une armoire dont le double fond n’avait jamais été aperçu. Ces exemples ne font-ils pas justice de tous les argumens négatifs opposés à la découverte de MM. della Porta et Zotti ? ne prouvent-ils pas aux plus sceptiques que s’enfermer dans un système d’incrédulité à l’apparition de tout chef-d’œuvre inconnu, c’est s’exposer presque à coup sûr aux plus lourdes méprises. Mettons donc de côté et le silence des biographes et toutes les autres fins de non-recevoir : c’est, en définitive, au tableau seul à nous apprendre de quelle main il est sorti ; c’est lui qui doit nous dire s’il peut légitimement prétendre à l’honneur qu’on lui fait. Toutefois, avant de l’interroger, il faut encore que nous nous arrêtions un instant devant une objection préjudicielle. Qu’on nous permette ce mot, car c’est d’une vraie procédure qu’il s’agit. Nous l’abrégerons autant que possible ; puis, l’incident une fois vidé, nous entrerons au fond de notre sujet, ou, pour mieux dire, nous décrirons et nous essaierons d’apprécier cette grande et touchante composition.
Il y avait à peine un an qu’on parlait à Florence de la Cène de S. Onofrio ; l’opinion qui l’attribuait à Raphaël, d’abord accueillie avec défiance, prenait de jour en jour plus de poids et d’autorité ; le témoignage des juges les plus experts, confirmé par cette signature sans doute un peu hiéroglyphique, mais, aux yeux de bien des gens, suffisamment lisible, la parfaite concordance de plusieurs de ces figures d’apôtres avec les dessins Michellozzi, enfin, par-dessus tout, l’aspect du tableau lui-même, le caractère des physionomies, la sûreté du dessin, la perfection des accessoires, tout concourait à dissiper les derniers doutes, les dernières velléités de controverse, lorsque tout à coup on lut dans quelques feuilles d’Italie, puis aussitôt dans des journaux sérieux et accrédités de Paris et de Londres, qu’on venait de découvrir le véritable auteur de la prétendue fresque de Raphaël. C’en était fait, le mot de l’énigme était trouvé ; toutes les conjectures devaient tomber devant un document irrécusable.
Quel était ce document ? Un archiviste paléographe, M. Galgano Garganetti, en fouillant de poudreux cartons, avait mis la main sur le journal d’un peintre du XVe siècle, nommé Neri di Bicci. Dans ce journal, il avait lu que, le 20 mars 1461, les dames de Fuligno donnaient commission audit Neri di Bicci de peindre à fresque une Sainte Cène dans le fond de leur réfectoire. Les dimensions du tableau étaient indiquées dans la commande ; c’étaient exactement celles de la fresque existant aujourd’hui. D’où M. Galgano Garganetti avait conclu, et s’était hâté de publier dans un savant opuscule, que Neri di Bicci était l’auteur du cénacle de S. Onofrio.
Pour ceux qui n’ont jamais ouï parler de ce peintre, la conclusion doit paraître plausible ; mais à Florence, où ses œuvres sont connues, la trouvaille du paléographe fit pousser un grand éclat de rire. Il faut savoir quel homme est ce Neri di Bicci. On peut en juger à la galerie de l’académie des beaux-arts ; d’autres échantillons de son savoir-faire se voient aussi à San-Pancracio, et on en trouve enfin dans les anciennes dépendances du couvent même de S. Onofrio, car il paraît que dans cette maison il était vraiment en faveur. Toutes ces peintures, même les moins imparfaites, sont d’une telle raideur, d’une telle sécheresse, qu’on ne sait quelle date leur assigner. Elles ne remontent toutes qu’à la seconde moitié du XVe siècle, puisque l’auteur a vécu de 1421 à 1486 : d’après leur style, on les croirait d’au moins cent ans plus anciennes, sous cette réserve toutefois qu’elles reproduisent les défauts des vieux maîtres, mais pas une de leurs grandes qualités.
Vasari, qui consacre une de ses notices à Lorenzo di Bicci, artiste d’un certain talent ou tout au moins d’une certaine célébrité, s’est bien gardé de faire semblable honneur à Neri, son petit-fils. Il n’en parle qu’en passant et seulement pour le désigner comme le dernier imitateur de la manière de Giotto. Ce n’était en effet qu’un pâle reproducteur, non pas même d’un homme, mais d’une manière. De là ce dessin banal et routinier, ces formes anguleuses, ces draperies de bois, ces yeux à peine ouverts, ces bouches grimaçantes, ces mains dont les doigts collés les uns aux autres semblent symétriquement taillés par un procédé mécanique. Mettez en regard toutes les œuvres connues de Neri di Bicci et la fresque de S. Onofrio, puis demandez, non pas même à un connaisseur, mais au premier venu, pourvu qu’il ait le sens commun, si ces mannequins et ces figures vivantes peuvent avoir été conçus par le même esprit, créés par la même main, la question sera tranchée sur-le-champ : il serait en vérité moins absurde de faire honneur de Polyeucte ou du Cid au plus méchant rimailleur de la cour d’Henri III.
Cependant M. Galgano Garganetti, archiviste de son état, n’était pas homme à accepter un jugement ainsi rendu. Faire si bon marché d’un texte ! préférer à un titre en règle le simple témoignage des sens et de la raison, quel sacrilège ! Il prit aussitôt la plume pour soutenir sa découverte et faire, de par son journal, un grand peintre de Neri di Bicci. Si folle que fût la thèse, elle pouvait séduire bien des gens, car le public, sans être archiviste, a pour les preuves écrites une vieille superstition. Il fallut donc prendre au sérieux la querelle, et la polémique commença.
On demanda d’abord communication du journal, et, après en avoir attentivement feuilleté toutes les pages, on reconnut que la commande y était bien inscrite, mais que rien n’indiquait qu’elle eût été exécutée. Or, Neri di Bicci, s’il n’était pas bon peintre, était, à ce qu’il paraît, excellent teneur de livres. Il ne recevait aucune somme et n’en payait aucune, si faible qu’elle fût, sans l’inscrire aussitôt ; pas une commande ne lui était faite sans qu’il en consignât sur son registre l’exacte description, ajoutant avec soin quel jour l’ouvrage avait été achevé et quel argent lui avait été remis soit comme à-compte, soit comme solde du prix. Or, s’il eût exécuté la Cène du réfectoire, le plus important travail assurément dont il eût jamais été chargé, comment comprendre qu’en cette occasion solennelle il eût manqué à ses constantes habitudes, et comment son registre serait-il muet sur les suites de cette grande affaire ? Il est vrai que le 4 août, c’est-à-dire moins de cinq mois après avoir reçu la commande, on le voit toucher quelques florins des mains de Giovanni Aldobrandini pour le compte des religieuses de Fuligno. Pourquoi ce paiement ? Rien ne l’indique. Évidemment ce ne pouvait être le prix de la fresque, car il n’était pas possible que dès-lors elle fût achevée, et la somme était d’ailleurs trop modique pour une œuvre aussi considérable : c’était donc très probablement le prix de quelque autre ouvrage ; mais supposons, si l’on veut, que c’eût été un à-compte. Qu’en résulterait-il et qu’indiquerait cet à-compte ? Que le travail était commencé, voilà tout. Resterait encore à justifier de son achèvement. Ainsi, pour procéder avec rigueur, une seule chose est prouvée, la commande ; mais rien n’établit que Neri di Bicci ait effectivement peint la Sainte Cène du réfectoire de S. Onofrio.
Admettons maintenant qu’il l’ait peinte ; supposons qu’on vienne à découvrir cette preuve qu’on ne peut fournir aujourd’hui, s’ensuivrait-il que la fresque retrouvée il y a sept ans fût nécessairement celle de Neri di Bicci ? Pas le moins du monde. Serait-ce la première fois que sur la même muraille on verrait une fresque en recouvrir une autre ? Pour citer des exemples de ces sortes de superposition, nous n’aurions que l’embarras du choix. Jules II, dans son Vatican, n’a-t-il pas fait détruire des fresques tout récemment achevées pour donner un champ plus vaste au pinceau de Raphaël ? A Florence, la grande chapelle de Santa-Maria-Novella n’était-elle pas décorée du haut en bas par Orcagna avant que Ghirlandaïo la revêtît des peintures qu’on y voit aujourd’hui ? Si donc, au lieu de peindre dans un lieu ouvert au public, au su de toute la ville, Ghirlandaïo eût travaillé en secret, sans témoins ; si, par un hasard quelconque, tout souvenir de son nom se fût perdu, on viendrait nous dire aujourd’hui que ces fresques sont l’œuvre d’Orcagna, attendu que des preuves écrites, des pièces probantes établissent que ce grand maître a exécuté dans cette même chapelle, sur ces mêmes murailles, des fresques de même dimension que celles qui existent encore. Nous aurions beau nous récrier, faire appel au bon sens, invoquer la différence des styles, l’anachronisme des costumes, il y aurait des paléographes, des Galgano Garganetti, qui nous prendraient en pitié, et notez bien que, devant une partie du public, nous n’aurions pas raison, et que l’auteur des fresques finirait par être Orcagna.
C’est là le genre de service que peut rendre l’érudition chaque fois qu’avec ses seules lumières elle s’avise de trancher les questions d’art. Que de romans ainsi construits à grands renforts de science ! C’est l’histoire de la cathédrale de Coutances et de tant d’autres églises dont on surfait l’antiquité, parce qu’on a rencontré dans un texte la date de leur construction primitive, tandis que la preuve écrite de leur reconstruction n’est pas venue jusqu’à nous. Vainement ces piliers, ces nervures démentent par leurs formes récentes la vieillesse dont on les affuble ; vainement vous protestez : le patriotisme local épouse la querelle, et toujours il survient quelque honnête savant qui, de la meilleure foi du monde, se dévoue à plaider ces absurdes procès. Certes, l’érudition est une belle chose, et les preuves écrites sont le fondement de toute certitude historique, mais à la condition que l’esprit les vivifie. Quand il s’agit surtout des arts et de leur histoire, les doctes, qui n’ont vu que leurs livres, ne valent pas le plus mince écolier, s’il a vu des monumens, s’il les a comparés et s’il les a compris.
Par malheur, les écoliers de cette sorte ne laissent pas que d’être assez rares, et le public, encore un coup, n’a de foi que pour ce qui est écrit. Aussi nous ne serions qu’à demi rassuré, si, pour réfuter M. Galgano Garganetti, nous en étions réduit à dire et à redire que Neri di Bicci étant un mauvais peintre, il n’est pas permis de croire qu’il ait fait un chef-d’œuvre ; mais, Dieu merci ! on trouve quelquefois des armes à deux tranchans, et les preuves écrites vont venir à notre aide.
En effet, notre archiviste invoquait dans sa défense un ancien livre de notes ou mémorial du couvent de Fuligno ; or, on s’est mis à fouiller ce livre, et on y a trouvé la preuve que, peu de temps après l’an 1500, les religieuses s’étaient fait construire un nouveau réfectoire, que l’ancien, celui où Neri di Bicci avait dû peindre la Sainte Cène, avait été transformé en cuisine et en lavoir. Dans un titre daté de 1517, on le désigne sous le nom de vieux réfectoire (il vecchio).
Nous pouvons donc, à notre tour, démontrer par pièces authentiques que Neri di Bicci n’a jamais mis la main à la fresque de la rue Faenza, non-seulement parce qu’il en était incapable, mais, ce qui n’admet aucune réplique, parce que la muraille sur laquelle elle est peinte n’a été construite que quatorze ans au moins après sa mort.
On s’étonnera peut-être que cette muraille ait les mêmes dimensions que celle de l’ancien réfectoire ; mais cela même est expliqué, car les religieuses, en changeant de local, avaient voulu conserver leur mobilier et notamment leurs stalles. Or, pour loger ces stalles, il avait bien fallu s’astreindre, dans la nouvelle construction, aux proportions du vaisseau où elles étaient précédemment placées.
Nous n’aurions pas insisté sur cet épisode un peu puéril, si la soi-disant découverte de M. Garganetti n’avait obtenu, même en France, les honneurs d’une certaine publicité. Vue de loin, elle pouvait sembler quelque chose.
Cependant, parce qu’il est désormais incontestable que Neri di Bicci n’a pas fait la fresque de S. Onofrio, s’ensuit-il que Raphaël en soit l’auteur ? C’est là une question d’un tout autre ordre, et qu’il nous tarde d’aborder, non plus sur la foi d’autrui, mais en nous plaçant nous-même vis-à-vis du tableau.
Le sujet en est trop connu pour qu’il soit besoin de le décrire : c’est le moment où Jésus fait entendre à ses disciples ces terribles paroles : Un de vous me trahira. L’étonnement, la douleur, se peignent sur leurs visages ; leurs mouvemens et leurs gestes en sont comme suspendus ; ils ne peuvent parler et s’interrogent du regard. Ceux-là seuls qui, plus voisins du maître, n’ont pu se méprendre sur ses paroles, commencent à laisser voir la violence de leur émotion ; les autres, plus éloignés, se contraignent encore et semblent vouloir douter d’avoir bien entendu. Du reste, pas le moindre effet théâtral, pas l’ombre de mise en scène : personne n’est là pour poser et ne paraît même se douter qu’il y ait un spectateur. Ce sont des hommes sérieux, sobres et calmes, réunis dans un dessein solennel et pieux ; aucun d’eux ne s’agite ni ne gesticule, aucun d’eux ne se lève de son siège sous prétexte de chercher à mieux entendre, mais en réalité pour fournir à l’artiste l’occasion de briser la ligne supérieure de sa composition et d’y introduire des ondulations heureuses.
Ces secrets du métier, cet art des contrastes conventionnels, l’auteur de cette fresque les a-t-il ignorés ou dédaignés ? Dès le premier coup d’œil, on a le sentiment, je dirais la certitude, que c’est par choix et non par inexpérience qu’il s’est maintenu dans cette rigoureuse observation du vrai. Voyez comme ces figures sont drapées, quelle justesse de mouvement, quelle science du nu sous ces étoffes ! quelle ampleur et quelle mesure dans ces plis ! Le modelé de toutes ces carnations n’est-il pas à la fois précis et moelleux ? Le dessin de ces pieds nus sous la table et de ces mains si diversement posées pourrait-il être plus pur et plus irréprochable ? Et jusqu’à cette façon d’indiquer les cheveux n’est-elle pas également exempte de sécheresse et de lourdeur ? L’habileté technique ne saurait aller plus loin, et celui qui a pu se jouer de ces difficultés avec tant d’aisance était, à coup sûr, en état de recourir aux artifices de composition dont à Florence même on admirait dés-lors de séduisans exemples. S’il ne l’a point fait, c’est qu’il ne l’a point voulu, soit par fidélité à des traditions d’école, soit par un invincible amour du simple et du naturel.
Voilà donc dans ce tableau un étrange et curieux contraste. Si vous le regardez à distance, si d’un coup d’œil vous en saisissez l’ensemble, cette suite d’hommes assis, quelque variées que soient leurs attitudes, a je ne sais quoi d’uniforme et de symétrique qui vous rappelle les productions les plus ingénues de l’art à son enfance ; si vous vous approchez, si vos regards pénètrent dans chacune de ces figures, vous les voyez vivre et penser, vous découvrez l’infinie variété de leurs affections, de leurs caractères, vous apercevez les liens qui les unissent, qui les groupent moralement pour ainsi dire ; en un mot, c’est l’art à son apogée, avec toute sa magie, toute sa puissance, et, sauf sur les murs du Vatican peut-être, vous n’en trouveriez nulle part de plus merveilleux effets.
Cette sorte de disparate entre la naïveté des conditions extérieures de la composition et la supériorité de la pensée créatrice et de la mise en œuvre n’est pas le seul trait caractéristique que nous ayons à signaler. Il en est un plus saillant encore, nous voulons parler de la manière toute traditionnelle dont sont représentés deux des principaux personnages, le saint Jean et le Judas.
Ainsi qu’on l’a vu plus haut, la date de cette fresque n’est pas douteuse. C’est en 1505 qu’elle a été peinte. Lors même qu’on ne lirait pas ce chiffre sur le vêtement d’un des apôtres, on aurait une preuve équivalente : évidemment la fresque n’est pas antérieure à 1500, puisqu’avant cette époque le réfectoire n’était pas bâti. Or, en 1505, il y avait déjà plus de dix ans que Léonard de Vinci avait peint dans le couvent de Santa-Maria delle Grazie, à Milan, cette autre Sainte Cène que toute l’Europe connaît et admire. Bien que les communications ne fussent alors ni fréquentes ni faciles, nous ne saurions supposer que cette grande création, cette découverte d’un génie précurseur ; qui en un jour venait de faire l’œuvre d’un siècle, fût inconnue dans sa patrie. Les deux pays possédaient alors assez bon nombre de dessinateurs, peintres, et même graveurs ; Léonard avait conservé à Florence assez d’amis soigneux de sa gloire pour que son chef-d’œuvre dût y être reproduit au moins par le crayon. Lui-même, à la rigueur, eût pu prendre ce soin, puisque dans l’intervalle il avait repassé l’Apennin et revu ses foyers. Nous tenons donc pour certain que l’artiste qui fut chargé, vers 1504 ou 1505, de peindre dans ce réfectoire de S. Onofrio le dernier repas de Jésus et de ses disciples connaissait la façon toute nouvelle dont Léonard venait de concevoir ce sujet.
Qu’il n’ait rien emprunté de ces combinaisons savantes, de ces lignes étudiées, de ces balancemens pittoresques dont plus tard on devait tant abuser, mais qui, dans ce premier jet, brillait d’un éclat inconnu, et n’avait pas encore perdu l’accent de la vérité ; qu’il se soit volontairement refusé à donner à ses personnages ce feu, cette action, cette vivacité de gestes qui lui semblaient peut-être appartenir à des hommes s’échauffant de politique ou de controverse plutôt qu’à des esprits simples et croyans recevant de leur divin maître une suprême et douloureuse confidence, il n’y a rien là qui nous étonne. Les deux artistes évidemment n’obéissaient pas aux mêmes lois, ne tendaient pas au même but, et devaient différer dans les moyens ; mais, à quelque système qu’on s’attache, quelque fidèle qu’on soit aux vieux usages, il est certaines innovations si bien justifiées qu’il faut, bon gré mal gré, les adopter une fois qu’elles se sont produites. De ce nombre était assurément le parti pris par Léonard de réintégrer Judas à une place que tous les peintres lui avaient refusée depuis quelques centaines d’années, et de modifier la pose qu’ils avaient tous attribuée à saint Jean.
En effet, la tradition voulait que le disciple bien-aimé, conformément au texte de saint Matthieu, reposât sur la poitrine de Jésus, et quant à Judas, bien qu’aucun évangéliste ne lui eût assigné une place à part, on n’admettait pas qu’il pût être assis à côté de ses condisciples ; aussi, pendant que le Seigneur et les apôtres occupaient un côté de la table, Judas seul, posé sur un escabeau, devait figurer de l’autre côté.
Cette tradition n’avait pas toujours existé. On n’en voit aucune trace dans les monumens de la primitive église, et notamment dans cette fresque tirée des catacombes de Saint-Calixte et conservée au Vatican, représentation de la Sainte Cène la plus ancienne peut-être qui soit venue jusqu’à nous. Ce sera probablement vers le XIIe ou le XIIIe siècle qu’aura commencé cet usage[2]. L’esprit du moyen-âge ne badinait pas en ces matières, et se souciait fort peu de la vraisemblance, quand ses croyances étaient en jeu. Tout le monde aurait jeté la pierre au malheureux peintre qui se fût permis de faire asseoir Judas entre deux apôtres ; on eût crié à la profanation. Il fallait qu’on vît Judas seul, délaissé, comme la brebis pestiférée qu’on sépare du troupeau, afin que personne ne pût s’y méprendre, que les enfans eux-mêmes le montrassent au doigt, et qu’il reçût, même en peinture, une sorte de châtiment. Quant à saint Jean, qui eût osé le faire asseoir comme tous les autres ? Les spectateurs se seraient révoltés ; ils l’auraient cru tombé en disgrace et déchu dans le cœur de son maître, s’il n’eût pas été couché littéralement sur sa poitrine.
Est-il besoin de dire que cette manière d’entendre l’Evangile se prêtait assez mal aux combinaisons pittoresques ? Comment ajuster cet homme sur sa sellette, seul en face de tous les autres ? Quoi de plus gauche que ce personnage à demi couché au milieu de figures assises sur leur séant ? Quel vide désagréable à l’œil et impossible à déguiser ! Il n’en fallait pas moins que l’artiste, sans sourcilier, se pliât à ces exigences, et le Léonard du XIVe siècle, Giotto, s’y était soumis tout le premier. Lui aussi nous a laissé sa Sainte Cène : elle occupe un des compartimens de cette immense fresque qu’on voit encore à Florence dans les anciennes dépendances de Santa-Croce. Là, nous trouvons un saint Jean dont la pose est absolument horizontale, et un Judas le dos tourné au spectateur, assis comme un accusé vis-à-vis de ces onze apôtres, qui le foudroient de leurs regards, comme si tous ils connaissaient déjà son crime.
Léonard n’était pas homme à perpétuer ces naïvetés séculaires. Donner à son Judas une expression qui laissât voir bien clairement la noirceur de son ame, lui mettre une bourse à la main, lui faire poser le coude sur la table, lui faire renverser la salière, voilà tout ce qu’il pouvait concéder ; du reste, n’écoutant que sa raison et la vraisemblance, il fit asseoir le disciple maudit côte à côte avec les fidèles, n’oubliant pas qu’un quart d’heure auparavant Jésus lui avait lavé les pieds comme aux autres. À l’égard de saint Jean, il prit même liberté ; au lieu de le coucher sur son maître, il l’en écarta à respectueuse distance, et lui fit détourner la tête, comme pour dire à son voisin : Si quelqu’un doit trahir ici, je sais bien que ce n’est pas moi.
À coup sûr Léonard avait raison, et comme le temps où il vivait tournait au relâchement et presqu’à la tolérance, il n’y eut point de cris de haro. L’innovation parut même si généralement bonne et si parfaitement fondée, que, depuis cette époque, personne, aussi bien dans un cloître qu’en un lieu séculier, ne s’est plus avisé de recourir à la vieille tradition.
Nous nous trompons : plus de dix ans après, un peintre fut chargé de faire une Sainte Cène dans cette ville de Florence où les esprits assurément étaient tout aussi libres et aussi hardis qu’à Milan, où du soir au matin les anciennes traditions étaient battues en brèche, et ce peintre eut le courage, ou, si l’on veut, l’entêtement, de placer son Judas, de poser son saint Jean, conformément au vieil usage. Il a mis, il est vrai, une adresse infinie à déguiser le côté disgracieux du parti qu’il osait prendre, mais il n’en a pas moins exactement suivi toutes les données de la tradition.
Quel était donc ce peintre ? Était-ce quelque vieillard, quelque artiste du siècle passé, attaché à sa marotte et hors d’état de se rajeunir ? Mais cette exécution si franche, si souple, si dégagée, ne nous répond-elle pas qu’il n’y avait chez cet homme ni caducité, ni routine ? Le pinceau qui a tracé ces contours n’était-il pas dressé aux pratiques les plus nouvelles, aux secrets les plus raffinés de l’art en Italie, et n’observait-il pas, avec une exactitude encore à peine connue, si ce n’est de Léonard lui-même, ces lois de la perspective et ces règles théologiques que la science, à cette époque, commençait depuis si peu de temps à enseigner aux peintres ? Eh bien ! c’est cette main évidemment jeune et libre, obéissant à un esprit lucide et cultivé, qui non-seulement a consenti à tracer au bas de ce tableau les noms de chaque personnage, comme dans les œuvres des vieux maîtres, à ceindre d’un cercle d’or, en signe de sainteté, la tête de chacun de ces apôtres, mais qui, s’attachant avec passion à une sévérité de style presque archaïque, fuyant, comme le péché, toutes les licences alors accueillies, par la mode, en est venu jusqu’à préférer, pour la représentation du bien-aimé saint Jean et du traître Judas, la version de Giotto à celle de Léonard.
Nous citera-t-on beaucoup d’artistes à qui s’applique ce portrait ? en trouvera-t-on beaucoup qui, en 1505, aient osé tenir si haut le drapeau des anciennes écoles ? Qu’on nous les nomme, ceux qui possédaient alors un tel génie, un tel savoir, et qui en ont fait un tel usage ? Pour nous, nous n’en connaissons qu’un, un seul, et nous défions qu’on en découvre un autre.
Voilà ce qui vaut mieux, selon nous, que toutes les signatures, que tous les récits de biographes ; voilà ce qui, mieux que tout le reste, nous persuade que MM. della Porta et Zotti n’ont pas fait une vaine conjecture, que MM. Jesi, Cornelius, Minardi, Selvatico et tant d’autres, ont rendu un clairvoyant témoignage. Ce n’est pas que nous n’attachions une très sérieuse estime aux preuves d’un autre genre que nous avons déjà citées, et à d’autres, non moins concluantes, que nous aurions à signaler encore. Ainsi nous pourrions faire remarquer que ces noms d’apôtres, tracés en lettres d’or dans le bas du tableau, sont écrits en dialecte, ou, si l’on veut, en patois d’Urbin, comme certaines lettres adressées alors par Raphaël à sa famille, et qui sont venues jusqu’à nous ; que c’est aussi d’Urbin, ou, ce qui revient au même, de l’atelier de Bramante, que sont évidemment sortis les motifs d’architecture sur lesquels se détachent Jésus et ses disciples. Il n’y a rien là qui rappelle les vigoureux effets du goût florentin c’est une délicatesse de profils, une élégance de proportions qui appartenait alors en propre au parent et compatriote de Sanzio, et dont le secret s’était transmis à celui-ci, témoin le constant usage qu’il en a fait dans ses tableaux. Nous pourrions dire encore qu’à travers ces arcades à jour on voit un paysage conçu dans le même goût et traité exactement de la même manière que ceux qui servent de fonds soit à la Vierge au chardonneret, soit à d’autres chefs-d’œuvres exécutés par la même main et vers la même époque à Florence ; que les petites figures groupées dans ce paysage, savoir, Jésus en prières et ses trois disciples endormis (car le peintre, à la façon des anciens maîtres, a voulu indiquer dans cette perspective ce qui allait se passer quelques instans après sur le mont des Oliviers), rappellent à s’y méprendre, par le style et par la finesse de la touche, les petites compositions dans le genre du Saint George de notre musée de Paris, et doivent être probablement une reproduction de ce Jésus au jardin des Olives peint en 1504 pour le duc d’Urbin, tableau d’un fini si précieux et que Vasari prise si fort. Enfin il est une dernière preuve dont nous pourrions faire usage, et que nous avons tenue en réserve jusqu’ici, la plus frappante peut-être de toutes ces preuves de détail, celle qui vous saisit dès l’abord quand on lève les yeux sur cette fresque, c’est qu’un de ces apôtres, le saint Jacques mineur, placé à l’extrémité de la table, au côté gauche du spectateur, est la vivante image de Raphaël lui-même. Ici pas la moindre hypothèse. Cette gracieuse et intelligente figure nous est aussi connue que si elle existait de nos jours, que si nous l’avions vue de nos yeux. On sait combien Sanzio s’est souvent pris lui-même pour modèle. Non-seulement il a fait plusieurs fois son portrait ; mais Vasari et d’autres contemporains nous apprennent qu’au Vatican, dans quatre fresques différentes, il s’est représenté quatre fois, tantôt à côté du Pérugin, son maître, tantôt en compagnie de ses principaux élèves. Or, la physionomie de ce saint Jacques mineur est exactement celle que nous retrouvons et dans le portrait de la galerie de Florence et dans les fresques du Vatican aussi bien dans la Dispute et l’École d’Athènes que dans le Parnasse et l’Attila. Ce sont les mêmes traits, la même expression rêveuse, la même grâce répandue dans toute la personne, et jusque dans ces deux mains si naturellement posées l’une sur l’autre. S’il existe une différence, c’est qu’ici la figure est peut-être étudiée avec encore plus de soin et de recherche, qu’elle a plus d’individualité, et surtout un plus grand charme de jeunesse, ce qu’explique suffisamment la date de ce nouveau portrait.
Voilà certes un argument qui, s’ajoutant à tous les autres, doit triompher des résistances les plus tenaces et les plus incrédules. Nous en proclamons volontiers l’incontestable puissance ; pourtant, qu’on nous permette de le répéter, il est pour nous une démonstration plus victorieuse encore : c’est celle que nous tirons non de tel ou tel détail, mais des caractères généraux de l’œuvre. S’il y a dans cette fresque de tels contrastes, de telles anomalies, qu’elle ne puisse avoir été ni conçue ni exécutée que par un artiste placé dans des conditions dont l’histoire de l’art à cette époque ne présente qu’un seul et unique exemple ; si ces conditions exceptionnelles sont exactement celles où s’est trouvé, pendant quatre années de sa vie, l’immortel élève du Pérugin, n’aurons-nous pas le droit de dire que la question est sérieusement résolue ? et, en la posant ainsi, n’aurons-nous pas écarté d’avance toutes les arguties qu’on serait peut-être tenté d’opposer à nos autres preuves prises isolément ?
C’est donc l’histoire de Raphaël à Florence qui doit nous dire s’il est réellement l’auteur de la fresque de S. Onofrio. Retraçons en peu de mots les traits principaux de cette histoire.
Pour être clair, il faudrait remonter bien haut ; mais ce n’est ici ni le lieu ni le moment d’aborder les origines de la peinture italienne et d’entrer dans le récit de ses longues vicissitudes. Qu’il nous suffise d’indiquer comment se forma, comment grandit, et à quelle mission était destinée l’école qui avait déjà le Pérugin pour chef, lorsque Raphaël vit le jour.
Cet usage de diviser et d’enrégimenter par écoles la peinture italienne a été, comme on sait, pris au grand sérieux par les uns et traité par d’autres de classification arbitraire. C’est surtout l’existence d’une école romaine qu’on a le plus souvent et le plus vivement contestée, soit parce qu’aucun des peintres réunis dans cette école, sauf Jules Romain peut-être, n’est, à proprement parler, né à Rome, soit parce que ni le style, ni la couleur, ni aucun autre caractère, ne les distinguent suffisamment des autres peintres d’Italie et même de leurs plus proches voisins, les Florentins.
Nous n’attachons, pour notre part, qu’une médiocre importance à ces divisions géographiques, souvent vides de sens ; mais si nous sommes tenté de faire une exception, c’est, quoi qu’on en puisse dire à Florence, pour soutenir qu’une école romaine a réellement existé. Expliquons-nous pourtant. Nous ne désignons pas par là, comme on le fait communément, ce groupe de peintres sortis de l’atelier de Raphaël, famille indisciplinée qui se disperse et s’évanouit aussitôt. Si c’est là ce qu’on entend par l’école romaine, nous nous réunissons à ceux qui n’en veulent pas reconnaître. Pour nous, il n’y a point d’école sans discipline et sans foi. Mais qu’avant Raphaël il se fût dès long-temps formé, sinon dans les murs de Rome, du moins dans son voisinage et sur le territoire du saint-siège, une agrégation de peintres procédant avec une évidente conformité de méthode et de but, et se distinguant, d’une manière profonde et tranchée, de tout ce qui les entourait, notamment des Florentins, c’est là pour nous une vérité hors de doute, et les recherches de la critique moderne nous en auraient, au besoin, démontré l’évidence[3]. Seulement, pour éviter toute équivoque, cette école romaine ainsi comprise a dû être débaptisée ; et comme les peintres qui en ont fait partie habitaient pour la plupart Assise, Fabriano, Pérouse, Foligno, Urbin et autres villes situées sur les confins ou au sein même de la petite province et du groupe de montagnes qu’on appelle l’Ombrie, l’usage a prévalu de désigner ces peintres sous le nom d’école ombrienne.
Peut-on déterminer l’époque où cette agrégation prit naissance ? Dès le XIIIe siècle, au temps de Cimabuë, il y avait à Pérouse des peintres en renom, et Dante parle d’Oderigi, né à Agobbio, petit bourg voisin de Pérouse, presque comme s’il parlait de Giotto lui-même :
… Non se’ tu Oderigi
L’onor d’Agobbio e l’onor di quell’ arte…
On pourrait donc attribuer à cette école une longue généalogie, mais à quoi bon ? Elle n’a vraiment commencé que le jour où elle s’est frayé une route à part, c’est-à-dire un peu avant la moitié du XVe siècle. Jusque-là, la peinture étant partout exclusivement religieuse et mystique, il n’existait réellement dans toute l’Italie qu’une seule école, et les peintres ombriens s’y confondaient comme tous les autres. Quelques hommes supérieurs pouvaient bien, même alors, imprimer à leurs œuvres un cachet d’individualité ; mais la peinture proprement dite ne consistait qu’en un procédé presque uniforme, destiné à reproduire des types consacrés.
Du moment où parut Masaccio, tout fut changé. De cette chapelle de l’église des Carmes où s’était manifesté son génie allait sortir une véritable révolution. Non-seulement Masaccio avait regardé la nature, non-seulement il l’avait rendue du premier coup avec une fidélité et un bonheur dont les plus grands artistes, près d’un siècle plus tard, sont venus, dans cette chapelle, étudier le secret, mais il l’avait regardée d’un œil purement humain, et, en la traduisant sans idéal, il avait sécularisé la peinture. De ce jour, l’art italien fut coupé en deux deux tendances, deux doctrines, deux écoles véritablement opposées se disputèrent son domaine, et l’admiration des hommes se partagea entre la pureté angélique de Jean de Fiesole et la vérité humaine de Masaccio.
Si nous ne voulions pas être bref avant tout, si nous pouvions ne rien omettre, il nous faudrait chercher près d’un siècle auparavant les premiers germes de cette révolution. Giotto, ce grand novateur, ne s’était pas contenté, comme son maître, de peindre des madones et des crucifix. En se lançant avec prédilection dans les légendes, en se hasardant même à faire des portraits, il avait ouvert et frayé lui-même la voie qui se détourne de l’idéal ; mais comme dans cette route on ne le suivit qu’en tâtonnant, comme le mouvement de son siècle resta, malgré son influence, purement religieux et mystique, il nous est bien permis de ne constater le mouvement nouveau que lorsqu’il se produit et se manifeste au grand jour, lorsqu’il est compris de tous, lorsque sur les traces de Masaccio s’élance la foule des imitateurs.
On venait donc d’apprendre à Florence qu’en s’inspirant de la seule nature, sans ravir les ames au ciel, sans sainteté, sans extase, par la seule représentation fidèle et animée des choses de ce monde, et surtout de la vie et de la pensée humaine, la peinture avait la puissance de charmer les hommes et d’exciter leur enthousiasme. Cette découverte une fois connue, il était impossible d’en modérer l’usage : l’abus devait s’ensuivre ; il ne se fit pas attendre.
Masaccio avait traduit la nature en artiste, c’est-à-dire en se l’assimilant plutôt qu’en la copiant, en saisissant ses beaux aspects plutôt que ses trivialités et ses misères. C’était un laïque et un prosateur, mais un laïque croyant en Dieu, un prosateur croyant à la poésie. Lorsqu’en 1443 la mort vint le frapper à la fleur de l’âge et du génie, par qui fut-il remplacé ? qui devint l’héritier, sinon de sa gloire, au moins de son école et presque de sa renommée ? Un moine perdu de mœurs, vrai mécréant, enlevant et débauchant les nonnes pour s’en faire des modèles, homme d’énergie et peintre habile, mais trivial et maniéré. Ainsi, née de la veille, l’école de la réalité tombait déjà, dans les mains de Lippi, de la hauteur où l’avait placée Masaccio. Mais, tel était le penchant des esprits vers cette nouveauté, que, tout en dégénérant, elle n’en voyait pas moins croître sa vogue et sa fortune. On a peine à comprendre comment ce public de Florence, qui venait d’accueillir avec transport et comme une révélation du génie, le style à la fois noble et vrai de la chapelle des Carmes, se mit à battre des mains presque aussi chaudement aux types vulgaires de Lippi ; comment il put souffrir que, pendant près d’un demi-siècle, on n’offrît à son admiration que ces femmes aux formes matérielles, aux nez arrondis, aux joues pesantes, ces chérubins espiègles, frisés et grimaçans, qui n’ont des anges que quelques bouts de plume aux épaules. Certes, il y a chez Lippi, comme chez son fils Filipino, et même chez Boticcelli et tant d’autres qui ont adopté et outré sa manière, de grandes qualités de peintres, un éclat de couleur souvent digne de la Flandre et de Venise ; des fonds de paysages pleins de charme, des draperies vigoureusement rendues, quoique brisées et tourmentées à l’excès ; mais cette soi-disant reproduction de la nature n’en est, à vrai dire, qu’une injurieuse contrefaçon.
Telle fut pourtant la peinture que Masaccio, en sortant des voies battues, légua, sans s’en douter, à sa patrie. Jusqu’à la fin du XVe siècle, jusqu’à la première apparition des merveilles de Léonard, toute la vivacité de l’esprit florentin, toute la munificence des Médicis furent dépensées à faire fleurir cette décadence anticipée. Un seul, parmi ces réalistes, Dominique Ghirlandalo, fit de vaillans efforts pour se rattacher à Masaccio, et eut parfois la gloire de retrouver la tradition perdue ; mais presque tous les autres, abaissant l’art devant le métier, n’hésitèrent pas à prendre pour modèles les triviales productions de Martin Schoen et tous ces prosaïques chefs-d’œuvre d’outre-Meuse et d’outre-Rhin, qui, depuis l’invention récente de la gravure, envahissaient l’Italie. À voir le caprice du goût, l’oubli du style, l’abaissement des types, on eût dit qu’une colonie flamande était venue camper sur l’Arno, et avait pris dans la ville de Giotto et de Masaccio le monopole de l’art de peindre.
Qu’était devenue pendant ce temps cette ancienne peinture italienne qui, les regards tournés au ciel, sachant à peine ce qui se passait sur terre, semblait n’être en ce monde que pour parler aux hommes des choses divines, pour faire comprendre et entrevoir, même à ceux qui ne savaient pas lire, la gloire de Dieu, le bonheur des séraphins, les joies de l’infini ? Elle s’était réfugiée dans les cloîtres. Son plus éloquent, son incomparable interprète, fra Beato-Angelico, après avoir acquis, du vivant de Masaccio, plus de gloire qu’il n’en voulait, après avoir, malgré lui et par obéissance, soutenu contre ce digne émule l’honneur de son école, continuait en silence son œuvre sainte au fond de cette cellule où bientôt il allait mourir. À son exemple, mais bien inférieurs à lui, d’autres pieux cénobites, dispersés çà et là, à Subiacco, à Assise et dans d’autres solitudes, entretenaient le culte de la beauté purement religieuse ; mais que pouvaient leurs efforts isolés ? A peine connaissait-on leurs œuvres : ensevelies dans les couvens, elles n’avaient pour admirateurs que la foule obscure des pèlerins. Ce n’était pas là qu’il eût fallu lutter : c’était dans Florence même, devant ce capricieux public, dans ces turbulens ateliers, et jusque dans ce Palazzo Vecchio où Laurent-le-Magnifique prodiguait ses largesses aux profanes nouveautés. Profanes est bien le mot, car il ne s’agissait pas seulement de l’imitation de la nature, mais d’une autre sorte d’imitation plus séduisante encore et plus incompatible avec l’art religieux. L’antiquité, le paganisme, après dix siècles de léthargie, s’étaient réveillés tout à coup. Les merveilleux modèles qu’on exhumait chaque jour étaient reproduits avec idolâtrie, et tous les esprits d’élite, à force de lire les anciens, à force d’habiter l’Olympe avec leurs dieux, n’avaient que dédain pour les saints du paradis. Les Médicis, moitié par goût, moitié par politique, secondaient à Florence ce mouvement érudit et mythologique ; aucun artiste n’ignorait que la fable était chez eux plus en faveur que l’Évangile, et qu’on avait meilleure chance de leur plaire eu leur montrant Hercule aux pieds d’Omphale que les rois mages aux pieds de Jésus.
Contre cette double influence de l’art antique et de la nature vivante que pouvait l’ombre de fra Angelico ? que pouvaient, sous leurs frocs, ses timides successeurs ? Son disciple chéri lui-même, Benozzo Gozzoli, bien que libre, laïque, et grand peintre s’il en fut, opposa-t-il une héroïque résistance ? Non ; sans jamais trahir son maître, il n’osa jamais non plus marcher résolûment sur sa trace, évita les sujets mystiques, et remplaça, dans ses admirables légendes, l’idéal de la pensée chrétienne par une gracieuse et touchante bonhomie.
Mais, comme il était dans la destinée de la peinture italienne de ne tomber en véritable décadence qu’après s’être élevée à de nouvelles hauteurs et avoir fait connaître au monde la plus parfaite expression de la beauté moderne, il fallait que l’élément suprême de cette beauté, l’élément spiritualiste, ne disparût pas si tôt. Aussi, pendant que Florence presque tout entière sacrifiait aux faux dieux, on vit, dans la contrée des saints pèlerinages, aux alentours du tombeau de Saint-François d’Assise, et comme suscitée par sa vertu miraculeuse, se former, en dehors des cloîtres, une milice volontaire, marchant comme à la croisade, pour sauver l’idéal et défendre la tradition. C’était cette école ombrienne qui jusque-là ne s’était point révélée ; c’étaient Gentile de Fabriano, élève de fra Angelico lui-même, Benedetto Buonfiglio de Pérouse, Fiorenzo de Lorenzo, Nicolo de Fuligno, et bien d’autres encore, instruits, pour la plupart, chez les maîtres miniaturistes de Pérouse et d’Assise, à ne chercher leurs inspirations que dans le cercle restreint des sujets exclusivement chrétiens. Quelques-uns, comme Gentile, par exemple, ne se contentèrent pas de répandre dans leurs montagnes les produits de ces inspirations, ils les colportèrent dans toute l’Italie, à Venise, à Naples, à Milan. Malheureusement, parmi ces missionnaires pleins de foi et même de talent, comme Vasari est obligé d’en convenir, il n’en était aucun qui pût agir sur les masses par l’ascendant d’une véritable supériorité. Ils étaient suffisans pour empêcher le feu sacré de s’éteindre, mais ne parvenaient pas à le ranimer. Cet honneur était réservé à Pierre Vanucci, à celui que la postérité a surnommé le Pérugin.
Tout le monde connaît ce grand artiste. Ses tableaux conservent encore un tel charme aujourd’hui, que ses contemporains, même les plus endurcis, ne pouvaient y rester insensibles. Il osa descendre à Florence, et ses gracieuses créations, moins pures, moins élevées, moins célestes que celles de fra Angelico, mais aussi chastes, aussi attachantes et plus vigoureusement peintes, réveillèrent dans bien des cœurs l’amour mal éteint des choses saintes. Les novateurs se sentirent atteints ; on le voit aux calomnies et aux sarcasmes qu’ils lancèrent au nouveau venu, et dont Vasari, plus d’un demi-siècle après, se faisait encore l’écho brutal et acharné. Le Pérugin soutint le choc avec constance, et remporta, même à Florence, les plus éclatantes victoires : Conduit à Rome par sa renommée, il y fut comblé de biens et d’honneurs, mais n’en voulut pas moins retourner dans ses montagnes pour fonder et consolider cette école qui devenait sienne, et qui poussait déjà de nombreux et vigoureux rameaux. Soutenu par des élèves tels que Gerino de Pistoïa, Luidgi d’Assise, Paris Alfani, Pinturrichio, le Pérugin, tant qu’il fut dans la force de l’âge, c’est-à-dire jusqu’à la fin du siècle environ, vit grandir et s’étendre son influence, non-seulement autour de lui, mais dans presque toute l’Italie, à Bologne surtout, où dominait Francia, son glorieux auxiliaire. Le moment approchait pourtant où ses forces allaient faiblir ; il ne s’en rendit pas compte et commit la faute de retourner à Florence. Ses adversaires, pendant qu’il vieillissait, avaient reçu de puissans renforts : ils comptaient dans leurs rangs cet impétueux génie, cet irrésistible champion des idées nouvelles, Michel-Ange. Le jeune homme fut impitoyable, et le vieillard assez malavisé pour se plaindre en justice. Les tribunaux ne pouvaient lui rendre ni ses succès ni sa jeunesse ; ils ne vengèrent même pas son injure. Courageux jusqu’au bout, cet échec ne lui fit point quitter Florence ; mais il essaya vainement d’y rétablir sa fortune et celle de son école. De dédaigneux sourires, d’injurieux sonnets accueillaient ses incessantes tentatives, et chaque jour voyait s’éclaircir les rangs de ses anciens admirateurs. C’en était fait de cette noble cause, si quelque main providentielle ne venait la soutenir.
Heureusement, peu d’années auparavant, un habitant d’Urbin, fervent disciple de l’école ombrienne et peintre de talent, quoi qu’on en ait pu dire, avait cru reconnaître chez son fils, encore enfant, les signes manifestes du génie. Il l’avait conduit à Pérouse, dans l’atelier de son ami, de son chef, Pierre Vanucci, et l’enfant, déjà formé aux leçons paternelles, s’était approprié sur-le-champ le savoir et le style de son nouveau maître. Bientôt on ne distingua plus leurs œuvres, si ce n’est que, dans les tableaux de l’élève, se révélait déjà plus de pensée et une certaine aspiration à des types plus parfaits.
Lorsque, vers l’an 1500, le maître entreprit son malencontreux voyage à Florence, ce fut à ce jeune Sanzio, à peine âgé de dix-sept ans, qu’il confia la direction et l’achèvement de tous les travaux dont il était chargé, notamment à Citta di Castello. Qui eût osé, parmi ses disciples, s’élever contre ce choix ? Les jalousies d’atelier se taisent devant de telles supériorités. Pinturrichio lui-même, de tous le plus habile, n’eut pas plus tôt reçu la mission de décorer la bibliothèque de la cathédrale de Sienne, que bien vite il appela Raphaël à son aide. L’école entière s’inclinait devant ce maître imberbe, et ce n’était pas seulement le Pérugin et sa famille d’artistes ombriens qui l’entouraient de leurs sympathiques espérances ; la même sollicitude, dégagée de tout sentiment d’envie, se manifestait dans le reste de l’Italie chez tous les peintres demeurés fidèles aux traditions de fra Angelico. En apprenant à Venise l’apparition de cet astre naissant, les Bellini témoignaient la joie la plus sincère, et le vieux Francia écrivait de Bologne une touchante lettre où il demande au jeune artiste son amitié et son portrait.
Par un échange bien naturel, celui qu’on accueillait ainsi devait se dévouer tout entier aux hommes qui lui tendaient la main et aux idées qui étaient pour ainsi dire confiées à sa garde. Enclin par nature au culte de ces idées, l’éducation les lui avait gravées dans le cœur. La mort récente de son père et le souvenir de ses leçons, un respect presque filial pour son maître, sa suprématie incontestée dans l’atelier, la déférence de ses condisciples, tout l’attachait, l’enchaînait à son école ; mais il portait en lui bien des germes inquiétans pour sa future orthodoxie. Jamais homme n’était né avec un tel besoin de voir, d’apprendre, de connaître, avec une telle facilité de reproduire tout ce qu’il voyait, tout ce qu’il sentait, tout ce qu’il imaginait. Ce n’était pas cette aptitude universelle qui consiste à tout faire passablement, mais un don merveilleux d’exceller également dans les directions les plus diverses et les plus opposées. Quand on peut ainsi tout bien faire, on est tenté de tout essayer. Il fallait donc, pour s’enfermer dans un système, qu’il fît violence à sa nature. Son cœur, aussi bien que son esprit, conspirait à l’en faire sortir, car ce cœur ardent et passionné livrait de continuels combats aux chastes instincts de sa raison. Le ciel lui avait donné plus généreusement qu’à aucun autre homme le sentiment de la beauté parfaite et surhumaine, ce sentiment que l’idéal seul a le pouvoir de satisfaire ; mais il ne l’avait pas moins richement pourvu de cette autre manière, moins platonique, de sentir le beau, qui se complaît aux perfections réelles et vivantes. Il y avait donc gros à parier qu’un jour viendrait où cet espoir d’Israël, ce Joas élevé saintement dans le temple, passerait aux Philistins, et des yeux clairvoyans pouvaient dès-lors apercevoir dans la main dévotement occupée aux peintures de Citta di Castello le pinceau qui devait nous donner le Parnasse et la Galathée.
Mais ni lui ni personne ne s’en doutait alors, et c’est avec la foi d’un néophyte qu’il descendit dans l’arène où combattait son vieux maître. Laissant Pinturrichio terminer à Sienne les fresques dont il avait en partie composé les cartons, il s’en vint à Florence pour voir et pour s’instruire, mais avec la conscience de sa force et le désir de lutter. Les biographes s’étonnent qu’à son arrivée il ne soit pas allé, comme tous les jeunes gens de son âge, s’inscrire chez Léonard, chez Verocchio ou chez tel autre des grands maîtres qui tenaient alors école à Florence ; ils oublient que son maître à lui était là, et qu’il avait à cœur de lui rester fidèle. Ce n’est pas qu’il se fît scrupule de butiner parfois chez les autres. D’un regard jeté à la dérobée, il s’emparait de leurs secrets. C’est ainsi que, sans prendre directement les conseils de Léonard, il s’instruisit à son exemple et se rendit familières les plus exquises délicatesses de sa façon de peindre. Cependant ces sortes d’emprunts, il ne se les permettait que pour les procédés d’exécution, et n’en restait pas moins observateur rigoureux des lois de son école par le choix exclusivement religieux de ses sujets et par l’ordonnance à demi symétrique de ses compositions.
Dès ses premiers pas à Florence, il s’était posé en ombrien fervent, et n’avait recherché et pris pour compagnons que les artistes qui avaient soutenu le Pérugin dans sa disgrace, qui se permettaient d’admirer les vieux maîtres, et respectaient les traditions. C’était ce Baccio della Porta, destiné à rendre immortel le nom de fra Bartolomeo, esprit austère et fougueux, entré tout récemment dans la vie monastique et hésitant encore à reprendre ses pinceaux ; c’étaient le fils du grand Ghirlandaïo, le pieux et tendre Rodolfo, Cronaca l’architecte, Baldini le graveur, et ce peintre suave et mélancolique, Lorenzo di Credi, formé comme Léonard aux leçons de Verocchio, mais entraîné par sa nature vers les mystiques inspirations.
Cette phalange d’artistes, au milieu de laquelle Raphaël, malgré sa jeunesse, s’était placé dès l’abord au premier rang, n’avait alors ni crédit ni faveur ; c’était un parti vaincu. Presque tous avaient aimé, suivi et défendu cet apôtre réformateur, ce Luther catholique, l’impétueux Savonarola, qui, durant dix années, avait tenu Florence sous sa loi et en avait chassé les Médicis. Précipité de sa haute fortune, Savonarola était mort dans les flammes, et les partisans des Médicis, bien que trop faibles encore pour tenter une restauration, avaient sourdement rétabli leur influence et reconquis le pouvoir. Ils l’exerçaient, sans qu’il y parût, par les mains du gonfalonier Soderini. C’était le même esprit que sous Laurent-le-Magnifique ; on chantait le même air, comme on dirait aujourd’hui, seulement on le chantait plus mal. Tous les amis de Savonarola, tous les mystiques, tous les fervens qui, comme fra Bartolomeo et Lorenzo di Credi, avaient, au commandement du saint homme, jeté sur le bûcher leurs études d’après le nu, tous ceux qui avaient tenté le dernier jour de l’arracher à la fureur des tièdes, étaient tombés en complète disgrace. Raphaël, quoique nouveau venu, devait, par point d’honneur, épouser leur querelle et partager leur fortune. Il n’y avait donc rien à espérer pour lui sous les lambris du Palazzo Vecchio.
Il s’y présenta pourtant une lettre à la main, lettre charmante dont le texte est venu jusqu’à nous et que la duchesse de la Rovère lui avait donnée à son départ d’Urbin. Le gonfalonier lut la lettre, et l’artiste n’obtint rien. Sa noble protectrice avait oublié que recommander dans cette maison un faiseur de madones, c’était perdre sa peine. Autant aurait valu, il y a cent ans, introduire un séminariste dans le salon de Mme Du Deffant.
Sans appui de ce côté, Raphaël se rejeta sur de plus modestes patronages. Il y avait encore par la ville quelques rares amateurs qui ne s’effarouchaient pas de la peinture sacrée, et qui accueillirent avec sympathie ce nouveau et brillant Pérugin. Ainsi Tadeo Tadei non-seulement lui ouvrit sa bourse, mais lui offrit sa table et sa maison ; Lorenzo Nasi lui demanda plusieurs tableaux, et le plus riche de tous, mais aussi le plus avare, Agnolo Doni, fit l’effort de lui commander son portrait et celui de sa femme Madelena Strozzi. Ce furent autant de chefs-d’œuvre. Les coteries eurent beau faire, le public se sentit ému, l’enthousiasme survint, et le jeune artiste reçut plus de commandes qu’il n’en pouvait exécuter. Mais ce n’étaient que des tableaux de dimension moyenne, des tableaux de chevalet ; on lui demandait ce qu’il excellait à faire, tandis que lui, dévoré de cette activité qui va toujours en avant, aspirait à un champ plus vaste. Il lui fallait des murailles à couvrir de ses pensées. Quand il vit exposer aux regards du public florentin les immenses cartons de Léonard et de Michel-Ange, il fut pris d’une invincible ardeur d’entrer en lice avec ces deux géans. Une salle restait à décorer dans le palais. Mais comment l’obtenir ? comment aborder cet intraitable gonfalonier ? Quelle que fût sa répugnance à mendier une faveur, la passion l’emporta, et il écrivit à son oncle maternel, Simone Ciarla, qui habitait Urbin, de mettre tout en campagne pour lui procurer une nouvelle lettre de recommandation auprès du gonfalonier[4]. La lettre n’arriva pas ; mais il en vint une autre qui lui ouvrait des perspectives toutes nouvelles et décidait du reste de sa vie. Bramante lui écrivait de Rome qu’il se hâtât d’accourir le pape l’appelait et lui donnait à peindre les murs du Vatican.
Il partit pour la grande cité, encore ferme et bien aguerri contre les séductions qui l’attendaient. Ce séjour de Florence, cette vie de contrainte et d’opposition avait été pour lui une admirable école. Ses facultés avaient pris un développement prodigieux, tout en restant soumises à une ferme discipline. Il savait dans son art tout ce qu’un homme peut savoir ; il était aussi grand peintre qu’il devait jamais l’être, sans que son pinceau eût encore cédé à une fantaisie, ou subi un mauvais exemple. Il n’employait sa puissance qu’à suivre, comme un enfant docile, les voies naturelles de son génie, revêtant d’une forme toujours plus parfaite les saintes pensées dont son ame était pleine. La jeunesse un peu fanatique, mais croyante, au milieu de laquelle il passait sa vie, ne l’avait pas laissé dévier, et ce fra Bartolomeo, dont la cellule était un des lieux favoris de ses récréations, lui avait communiqué quelque chose de sa foi. Telle fut sa déférence aux conseils du cénobite, que, pendant ces quatre années, il ne mit presque jamais les pieds dans le jardin des Médicis, où tant d’autres venaient, un crayon à la main, s’inspirer devant les statues antiques dont il était peuplé ; telle fut sa constante soumission aux prescriptions de son école, que, parmi plus de soixante ouvrages produits par lui depuis son arrivée à Florence jusqu’à son départ pour Rome, on n’en peut citer qu’un seul, à peine grand comme la main, dont le sujet ne soit pas chrétien, et encore où en avait-il pris l’idée ? Dans une cathédrale, devant ce groupe antique des trois graces qui décore la sainte librairie de Sienne.
Une fois à Rome, il sembla résolu à continuer sa vaillante gageure, et c’est l’esprit encore tout plein de ses convictions florentines, qu’il entreprit et conduisit à fin ce grand drame théologique, ce magnifique dialogue entre le ciel et la terre qu’on appelle la Dispute du Saint-Sacrement. Jamais les traditions ombriennes ne s’étaient montrées au monde sous un plus splendide aspect ; c’était le comble de l’art : la vie intérieure, la vie de l’ame, coulait à pleins bords d’un bout à l’autre du tableau, sans troubler le calme et la simplicité d’une composition majestueusement symétrique. Pour indiquer hautement combien il restait fidèle à ses croyances et à ses amitiés, pour lancer un défi bien clair à ses illustres rivaux, le peintre avait pris soin d’introduire dans son tableau non-seulement le Pérugin, son maître, mais ce Savonarola qui venait d’être brûlé vif à Florence. Comment passa-t-il brusquement de cette page sublime, qui résumait et complétait l’œuvre de toute sa vie, à un autre chef-d’œuvre non moins inimitable, mais conçu dans un esprit et pour un but tout différens ? Il avait changé d’atmosphère ; il se trouvait aux prises avec des séductions toutes nouvelles, une, entre autres, qu’il ne connaissait pas : la faveur. Quand un pape vous dit : Faites-moi des dieux, des muses, des Athéniens, des philosophes, il est assez difficile de lui répondre : Je ne fais que des vierges, et vous êtes un païen. Il fallait donc, bon gré mal gré, qu’il désobéît à son école, ne fût-ce que pour le choix des sujets. Ce premier pas franchi, comment n’en pas faire un autre ? comment se refuser le plaisir, si long-temps différé, de vaincre ses adversaires sur leur propre terrain, de dire à tous ces prôneurs du style savant et pittoresque : Il vous faut des combinaisons, des calculs, des lignes accidentées ; vous voulez que la vie, l’expression, ne soient plus concentrées seulement sur la figure de l’homme, mais répandues sur tout son corps ; vous voulez que le système musculaire joue, comme l’ame, un premier rôle ; vous appelez l’intérêt sur la surface des choses, et vous glorifiez la matière aux dépens de l’esprit : eh bien ! je m’en vais vous montrer que je connais tous ces secrets, et que j’y suis passé maître !
Il aura cru ne s’engager à rien, faire un essai ; mais, une fois dans ce chemin, il n’en devait plus sortir. Il s’y maintint, il est vrai, avec toute sa force, toute sa retenue, sans jamais être entraîné plus loin qu’il ne voulait, sans jamais abandonner l’usage de ses qualités propres, des dons innés de sa nature, et compensant, s’il est possible, les inconvéniens de cette sorte d’éclectisme par la merveilleuse universalité de son génie. C’est ainsi que se passèrent ses dix dernières années, et ce fut certes encore un admirable spectacle ; mais un progrès, quoi qu’en puissent dire certains esprits, nous ne l’admettons pas.
Il peut convenir à Vasari de nous le montrer grandissant à mesure qu’il s’éloigne des traces de son maître, s’élevant de jour en jour et peu à peu jusqu’à l’intelligence du grand goût florentin, et parvenant enfin à élargir son style après qu’on lui a indiscrètement fait voir, comme à travers le trou d’une serrure, quelques figures de Michel-Ange. Tissu d’erreurs ou de mensonges que tout cela. Ce n’est pas après deux ans de séjour à Rome que Raphaël a reçu la révélation de Michel-Ange : ne l’avait-il pas vu d’assez près à Florence ? n’avait-il pas vécu à ses côtés, en face de ses œuvres ? N’avait-il pas vu, revu et étudié la plus célèbre de toutes, le carton du Palazzo Vecchio ? S’il eût voulu dès-lors faire au système de ce puissant génie le plus léger emprunt, qui pouvait l’en empêcher ? Il en avait le savoir, et sa main s’y fut façonnée aussitôt ; mais ç’eût été une abjuration, une désertion dont il n’aurait pu alors supporter la pensée.
Aussi la plus belle phase de sa vie sera toujours, pour nous, le temps écoulé à Florence et les premiers momens passés à Rome, parce qu’au milieu de séductions déjà bien entraînantes, et malgré les tendances si variées de son esprit, il fut, durant cette période, résolûment fidèle à sa règle et à son but, parce que, après avoir apprécié la méthode de ses émules, il persista volontairement dans la sienne, obéissant à sa vocation plutôt qu’à la mode, et s’obstinant à faire ce que Dieu avait voulu qu’il fît mieux qu’aucun homme en ce monde.
Que n’a-t-il persévéré ? Mais franchement ce n’était pas possible. Non, pour rester jusqu’au bout dans cette voie de pureté et de candeur, il eût fallu qu’il renonçât au siècle, qu’il se fît moine comme son ami Baccio, comme son aïeul en génie fra Angelico ; mais au milieu du monde vivant à une cour, favori d’un Jules II, d’un Léon X, toute résistance était vaine ; il fallait qu’il succombât, qu’il se pliât au goût du siècle, qu’il s’en fit comprendre et admirer, qu’il se mît au niveau de ses applaudissemens.
Nous ne sommes donc pas de ceux qui frappent sans pitié d’anathème ces dix dernières années ; encore moins voulons-nous les exalter, les mettre au-dessus des autres, prétendre que cette vie d’artiste n’a été qu’une marche toujours ascendante, un progrès incessant sans solution de continuité, sans changement de foi ni de doctrine. Les preuves sont trop claires pour ne pas le reconnaître : il y a deux hommes, deux peintres en Raphaël. Le premier a toutes nos préférences, mais Dieu nous garde de ne pas admirer le second ! Loin de nous surtout ce sacrilège vœu qui a fait souhaiter à quelques-uns que sa vie se fût terminée plus tôt ! Les chefs-d’œuvre que nous supprimerions ainsi, quoique de moins noble origine peut-être, n’en sont pas moins, comme leurs frères, l’honneur éternel de l’esprit humain. Il faut même le reconnaître, si, durant ces dix années, les œuvres ont plutôt grandi en savoir et en puissance qu’en sentiment et en poétique beauté, l’homme, l’artiste n’en a pas moins continué à s’élever sans cesse au-dessus de lui-même, et la preuve, c’est qu’il lui est arrivé quelquefois, durant cet intervalle, de se replacer pour un moment à son ancien point de vue, de traiter des sujets purement mystiques dans des conditions de simplicité naïve et symétrique qu’eût acceptées un fidèle ombrien, et il l’a fait avec une supériorité dont son jeune âge ne nous montre pas d’exemple. C’est ainsi qu’il a créé la Vision d’Ézéchiel, c’est ainsi qu’a pris naissance cette Vierge de Dresde, le plus sublime tableau qui soit peut-être au monde, la plus claire révélation de l’infini que les arts aient produite sur la terre.
Revenons, il en est temps, à notre réfectoire. Replaçons-nous devant cette Sainte Cène, si naïve et si savante à la fois, devant cette œuvre pleine de contrastes et vraiment inexplicable, si nous ne savions qu’à Florence, en 1505, il y avait un homme qui, par un privilège unique, était en même temps le plus soumis disciple de l’école traditionnelle et l’esprit le plus libre, le plus ouvert à tous les progrès de son art ; également apte à comprendre l’idéal et à étudier la nature ; en un mot Masaccio et Angelico tout ensemble. Quand on s’est bien rendu compte, comme nous venons de l’essayer, de ce merveilleux assemblage des dons les plus contraires et qu’on regarde cette fresque, on s’aperçoit que les deux termes concordent ; l’énigme disparaît, l’œuvre est expliquée par l’homme.
Ceci n’est point un jeu d’esprit, une thèse inventée pour la cause c’est le moyen vraiment sûr de restituer à une œuvre anonyme son véritable auteur. Quand on peut montrer que cette œuvre est le reflet exact d’un homme, et qu’elle ne peut l’être d’aucun autre, l’anonyme n’existe plus. Il est vrai que toutes les œuvres ne se prêtent pas à ce genre de démonstration. Il y a certains tableaux de Raphaël lui-même, bien connus pour lui appartenir, qui, s’ils étaient perdus, puis retrouvés par hasard, ne porteraient pas un signalement assez clair pour qu’on osât s’écrier : Lui seul peut les avoir faits. Nous voulons parler de quelques-unes de ces œuvres qui datent de l’époque où, devenu puissant et entouré d’élèves qui l’aidaient, il abandonnait malgré lui quelque chose de sa propre originalité pour se conformer aux aptitudes diverses et inégales de ses auxiliaires. Ici rien de semblable ; pas un trait qui ne soit caractéristique, rien de vague ni d’effacé. Non-seulement l’individualité perce sous chaque coup de pinceau, mais elle porte sa date pour ainsi dire ; c’est lui à tel moment, à tel jour de sa vie et non à tel autre. Ainsi nous savons par Vasari que, vers les premiers temps de son séjour à Florence, il se plaisait à imiter la façon de peindre soit de ses compagnons, soit des maîtres les plus en renom dans la ville, et telle était l’exactitude de ses imitations, que tout le monde y était pris. Or, nous trouvons ici un exemple de ce jeu d’écolier : la tête et les draperies du saint Jean sont exactement traitées à la façon de Léonard, et, ce qui est plus frappant encore, c’est le saint Barthélemy, qu’on dirait avoir été peint et dessiné par fra Bartolomeo lui-même, tant le style et le coloris du frate sont fidèlement reproduits dans cette belle figure. Le nom de l’apôtre et le souvenir de son ami se seront associés dans l’esprit de Raphaël, et lui auront suggéré l’idée de cette imitation.
Est-il besoin maintenant de rentrer dans la série des preuves de détail ? A quoi bon, par exemple, prendre l’un après l’autre tous les peintres contemporains, et chercher s’il en est un qui puisse avoir fait cette fresque ? La plupart, cela va sans dire, seront écartés du premier coup, et, pour ceux qui resteront, on s’apercevra bien vite que, si par quelque côté ils se rapprochent de ce style, ils s’en éloignent par tous les autres. Ainsi, à la rigueur, il ne serait pas impossible que Lorenzo di Credi ou Rodolfo Ghirlandaïo eussent fait quelques-unes de ces têtes suaves et rêveuses comme le saint Simon ou le saint Thadée ; mais le judas et surtout le saint Pierre, mais le saint André et le saint Barthélemy, mais ces draperies amples et vigoureuses, cette ordonnance générale, ces fonds et tout le reste enfin, impossible d’avoir seulement l’idée de leur en faire honneur.
Quant aux preuves plus directes, aux preuves positives, nous en avons déjà beaucoup donné : qu’on nous permette seulement d’en citer encore une ou deux Arrêtons-nous d’abord devant la plus admirable peut-être de toutes ces figures, le saint Pierre. Assis à la droite du Sauveur, il a entendu ses paroles, et aussitôt un soupçon lui a traversé l’esprit : ses yeux se sont portés sur Judas. Il se contient, mais on sent la violence de son indignation. Son couteau était dans sa main au moment où son maître a élevé la voix, sa main s’est crispée, et le couteau, la pointe en l’air, reste fortement serré dans ses doigts. Rien de plus vrai, de plus saisissant, que ce mouvement, cette main, ce couteau de saint Pierre. Eh bien ! ouvrez l’œuvre de Marc-Antoine, voyez cette autre Sainte Cène que Raphaël, dix ans plus tard, confiait à son burin, cette Sainte Cène plus agitée, plus dramatique, mais moins vraie que celle de S. Onofrio ; vous y retrouvez ce même mouvement de saint Pierre, cette même main, ce même couteau. Et ce n’est pas là le seul emprunt que Raphaël, dans ce dessin, ait fait à notre fresque : regardez la partie inférieure de la figure du Christ, au-dessous de la table ; la draperie est exactement la même dans la fresque et dans la gravure ; les pieds ont exactement la même pose, pieds admirables qui expriment le calme de la divinité, tandis qu’à côté, les pieds de saint Pierre indiquent par leur contraction la bouillante agitation de son ame. Cette observation du vrai portée dans les moindres détails, et jusque dans les parties les moins visibles d’un tableau, bien des peintres, même de premier ordre, s’en préoccupent assez peu ; Raphaël, on le sait, ne la néglige jamais.
Parlerons-nous d’une autre ressemblance non moins frappante, et que nous n’avons fait qu’indiquer plus haut à propos des dessins Michelozzi ? Voyez la tête du saint André, n’est-ce pas identiquement et trait pour trait la tête du David dans la Dispute du Saint-Sacrement ? Où trouver des pièces de conviction plus solides et de meilleur aloi que ces emprunts répétés ? Et notez que ce sont là les plus saillans, mais non pas les seuls : il est une foule d’autres détails, trop subtils pour être indiqués de loin, faciles au contraire à signaler sur place, quand on suit des yeux cette vaste peinture, qui se retrouvent reproduits soit dans des fresques on des tableaux, soit dans des cartons ou de simples dessins du maître. Quand on a fait d’un bout à l’autre cette minutieuse revue, quand on a examiné pas à pas cette muraille, quand on y a reconnu partout la trace de cette main magistrale qui ne peut pas avoir fait deux fois la même chose sans qu’on s’en aperçoive, parce qu’elle n’a rien fait dont le souvenir ait pu s’effacer, alors, fût-on sceptique jusqu’à la moelle des os, on laisse là son scepticisme. Aussi M. Jesi, qui, pendant près de deux années, en préparant le dessin de sa gravure, a cent fois passé et repassé les yeux sur cette fresque, comme sur une étoffe dont il aurait compté et recompté chaque fil, M. Jesi ne permettrait pas à Raphaël lui-même, s’il revenait au monde, de nier que ce soit là son œuvre. Vous avez vos raisons pour n’en pas convenir, répondrait-il à Raphaël ; mais cette fresque est bien de vous. E pur si muove !
Quant à nous, sans aller aussi loin, sans nous inscrire d’avance en faux contre toute révélation imprévue qui restituerait ce chef-d’œuvre à un autre que Raphaël, nous n’hésitons pas à affirmer, sans crainte d’être jamais démenti, que ce peintre, quel qu’il fût, appartiendrait nécessairement à l’école ombrienne, serait élève du Pérugin, égal en talent et en savoir à l’auteur de Spozalizio, et que nécessairement aussi il serait mort sans avoir produit une autre œuvre connue que cette fresque de S. Onofrio. Ces points admis, peu nous importe qu’on nous découvre le nom qu’on voudra : nous n’aurons rien à rectifier de tout ce qu’on vient de lire ; seulement nous saurons qu’il a existé un membre de plus dans l’immortelle famille des hommes de génie, et qu’au lieu d’un Raphaël la nature en avait produit deux.
Dans peu d’années, nous l’espérons, il ne sera plus nécessaire d’aller jusqu’à Florence pour contempler cette grande œuvre ; M. Jesi en aura donné la plus exacte image, et chacun pourra chez soi s’en faire une juste idée. On verra quel trésor nous cachait ce vieux couvent, devenu pour la peinture moderne un véritable Herculanum. Quand la gravure s’en sera répandue en Europe, quand la Cène de S. Onofrio sera devenue populaire, il y aura plaisir à la mettre en regard de toutes les autres cènes que nous ont laissées les grands maîtres, depuis Giotto et Dominique Ghirlandaïo jusqu’à Andrea del Sarto et Poussin. Aujourd’hui cette comparaison serait prématurée : un des termes n’étant connu que de quelques personnes, on aurait peine à se faire comprendre ; on ne parlerait, pour ainsi dire, que pour soi. Attendons la gravure. Ce sera surtout avec la plus célèbre de toutes ces saintes cènes, avec celle de Léonard, qu’un parallèle approfondi pourra devenir d’un sérieux intérêt. Dans l’examen comparé de ces deux œuvres, il y a tout un enseignement. Ce sont deux faces de l’art, deux méthodes mises en présence et sous leur aspect le plus accentué. Quant aux deux hommes, nous ne pensons pas qu’il y eût justice à les comparer sur ce terrain. La Cène de Milan, méditée pendant tant d’années, exécutée avec tant de soins et de labeur, c’est le dernier mot de Léonard ; la Cène de Florence, c’est le début de Raphaël, c’est moins un tableau qu’une étude.
Selon toute apparence, il se sera mis à ce travail peu de temps après son arrivée, lorsque les commandes ne lui venaient pas encore en foule ; il aura cherché l’occasion de faire un sérieux essai de ses forces, de se recueillir, de se préparer silencieusement aux grands travaux qu’il méditait, sans se préoccuper du public, et acceptant sans trop de peine que son essai fût destiné à ne pas voir le jour. Ce qui confirme cette conjecture, c’est qu’on peut indiquer avec grande vraisemblance comment ce travail a dû lui être confié. Les archives du couvent de Fuligno, nous l’avons déjà dit, n’ont pas été détruites, et contiennent, par ordre chronologique, les noms de toutes les abbesses qui ont régi la communauté. Or, on voit, vers l’an 1504, une Soderini faire place à une Doni. Si la parente du gonfalonier eût continué de vivre et de gouverner la maison, il est probable que Raphaël n’eût jamais peint ce réfectoire ; mais Agnolo Doni, Agnolo le millionnaire, qui, comme le dit Vasari, aimait à protéger les arts sans fouiller à sa bourse, aura trouvé commode, l’abbesse de Fuligno étant de sa famille, de lui faire commander une fresque à son jeune protégé. L’abbesse n’aura consenti que par égard pour son parent, croyant faire une charité, et de là peut-être le peu d’estime que le couvent aura d’abord conçu pour une œuvre probablement mal payée. Raphaël, de son côté, ne pouvant montrer sa fresque à personne, et la considérant comme un exercice et une préparation, en aura d’autant moins parlé, qu’il se proposait sans doute d’y puiser largement plus tard, comme dans un trésor dont il avait seul le secret, et nous venons de voir qu’il ne s’en fit pas faute.
Si quelque chose pouvait donner un attrait de plus à cette belle et austère création, ce serait cette façon tout intime et privée dont elle nous semble avoir été conçue. Des tableaux de Raphaël faits pour le public, Florence en possède d’admirables et en grand nombre ; mais ce qu’on ne rencontre ni à Florence ni dans aucune galerie de l’Europe, c’est un tableau fait par Raphaël en quelque sorte pour lui seul. On ne connaissait jusqu’ici d’autre moyen d’étudier sa pensée toute nue, de saisir sur le fait son travail intérieur et solitaire, que de consulter ses dessins : ici, dans cette fresque, nous trouvons réuni à l’intérêt et à l’éclat d’une grande peinture monumentale le charme confidentiel d’un livre de croquis.
Le gouvernement du grand-duc ne pouvait pas méconnaître combien il importait à Florence de conserver cette merveille. Dès 1846, le réfectoire fut acquis pour le compte de l’état et converti en monument public. Il fut en même temps décidé qu’on ferait de cette salle une sorte de sanctuaire en l’honneur de Raphaël, qu’on y placerait son buste et les dessins provenant de la collection Michelozzi, comme des témoins bons à consulter en face même du tableau. Faut-il le dire ? tous ces plans ne sont encore qu’en projet. L’orage qui, en février, a éclaté sur l’Europe n’a pas épargné Florence, on s’en souvient. Dans cette douce et aimable cité, où, peu de mois auparavant, nous avions assisté à tant d’illusions généreuses si tôt et si cruellement déçues, l’esprit de désordre a secoué sa torche, et le culte des arts a été suspendu. Non-seulement le réfectoire de S. Onofrio n’est pas encore converti en musée, mais on n’a pas même abattu la cloison élevée provisoirement, après la découverte de la fresque, pour l’isoler de l’atelier du peintre de voitures. Cette cloison, trop rapprochée, intercepte la ventilation et augmente les causes d’humidité qui peuvent détériorer la muraille et son enduit. Ce n’est pas tout : on a logé, on loge encore derrière cette cloison trente soldats autrichiens et autant de chevaux. Faudra-t-il que ce chef-d’œuvre n’ait été sauvé de l’oubli que pour périr de main d’homme ? Nous ne pouvons croire à tant de barbarie. Oublie-t-on que la Cène de Léonard n’est si profondément altérée que pour avoir subi un pareil voisinage ? Et ne sait-on pas que cette fois on serait doublement coupable, puisqu’on est averti ? Nous voulons espérer qu’en signalant le mal, nous aidons à le prévenir.
L. VITET.
- ↑ N’oublions pas non plus M. de Garriod, amateur distingué, demeurant à Florence, et auteur d’un piquant écrit sur ce même sujet.
- ↑ Dans l’abside de la cathédrale de Tours, la Sainte Cène est représentée sur une verrière qui peut remonter à la deuxième moitié du XIIIe siècle. Saint Jean est couché sur les genoux du sauveur, et quant à Judas, non-seulement il est seul d’un côté de la table et vis-à-vis des autres apôtres, mais il est représenté à genoux.
- ↑ Voyez de Rumohr : Italinoenische Forschungen, 3 th., et J.-D. Passavant : Rafael von urbino und sein vater Giovanni Santi, 2 th. Leipzig, 1839.
- ↑ « Averia caro se fosse possibile davere una lettera di recomandatione al Gonfalonero di Fiorenza dal S. Prefetto, e pochi di fa io scrissi al Zeo e a Giacomo da Roma me la fesero avere me saria grande utilo per l’interesse de una certa stanza da lavorare, la quale tocha sua signoria de alocare, ve prego se è possibile voi me la mandiate…, etc. » XXI de aprile, MDVIII. (Lettre de Raphaël à son oncle.) Passavant, t. Ier, p. 530.