La Fresque de Pompéi, conte étrange/02

La Fresque de Pompéi, conte étrange
Revue des Deux Mondes6e période, tome 8 (p. 241-294).
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LA FRESQUE DE POMPÉI[1]
CONTE ÉTRANGE

DERNIÈRE PARTIE[2]


XI. — AGRÉABLE RÉVEIL

... Ce matin-là, je m’étais levé morose. L’hôtel Renaissance qu’on m’avait construit dans l’Avenue du Bois n’était habité que depuis six semaines, et déjà maints irritans tracas venaient m’y assaillir : l’architecte, l’électricien, les tapissiers me réclamaient de l’argent. La veille, à mon retour du cercle Volney, j’avais trouvé sur le plateau nickelé de mon vestibule une sommation d’huissier, et l’insolence du papier bleu-ciel faisait encore trembler mes lèvres, se crisper mes poings. « Assignation au sieur Blondel (Armand) d’avoir à comparaître par devant MM. les juges pour s’entendre condamner en un paiement de quinze mille francs, etc., etc., pour ce que c’est justice... » « Pour ce que c’est justice ? » Mauvais drôle ! Et moi qui demandais une expertise ! Même l’affreux homme noir n’avait pas pris le soin de cacheter son poulet...

Assis à ma fenêtre, entre les deux cariatides, style Jean Goujon, qui décorent ma demeure, je regardais tristement le soleil d’août dorer les gazons de l’avenue... Quinze mille francs à solder, sous peine de procès ! Et les commandes américaines qui donnaient si mal, en ce moment ! Ah ! Blondel, imprudent Blondel, pourquoi avais-tu voulu si vite violenter la fortune ?... Tapisseries flamandes, vitraux italiens, crédences, bahuts, panoplies espagnoles, — toutes mes magnificences m’étaient devenues odieuses.

Deux légers coups frappés à ma porte m’arrachèrent à si pénible songerie ; discrètement mon domestique se glissa dans l’atelier :

— Monsieur, le facteur de la poste est en bas, avec une lettre recommandée.

Bon ! Encore un compliment d’entrepreneur, quelque grossièreté de maçon !... Et, comme Oreste, j’invectivai les créanciers, implacables Euménides.

— Faites monter cet homme.

Le facteur entra souriant, — ils sourient tous, espérant le don d’un cigare, — et me tendit une lettre... Ouf ! je respirai ; point de littérature limousine !

C’était, fleurant des senteurs de bergamote, une mignonne enveloppe satinée, à franco bollo italien, qui portait le timbre de Sorrente... Cachet armorié, couronne princière, écriture féminine : qu’était cela ?... Je congédiai le monsieur des P. T. T., non sans l’avoir gratifié d’un havane, rompis le cachet, et fort intrigué, je lus :


« Cher monsieur,

« Au printemps dernier, me trouvant de passage à Paris, j’eus l’occasion d’entendre à nouveau célébrer votre gloire. Jusqu’alors j’avais assez mal apprécié l’art du portraitiste, car volontiers je partageais le dédaigneux avis de Pascal... Un sophiste, — soit dit entre nous, — le neurasthénique auteur des Pensées !... Mais grâce à vous, le 30 avril, jour du vernissage, au Palais des Champs-Elysées, mes yeux s’ouvrirent à l’évidence, et je trouvai mon chemin de Damas.

« Dans la salle A-B, plusieurs groupes de visiteurs entouraient un tableau, portrait de la baronne Elias en robe de satin nacarat. Les hommes hochaient la tête, d’un air connaisseur ; les femmes s’extasiaient, jouaient du face-à-main, poussaient de petits cris admiratifs : « Quel pinceau cet Armand Blondel ! Ma toute chère, il n’y a que lui pour bien attraper la ressemblance. »

« Votre nom m’était familier. Durant mon long séjour aux Etats-Unis, j’avais remarqué deux de vos chefs-d’œuvre : la maigre tragédienne Fanny Patterson, en costume d’Ophélie, et sous les falbalas d’une bergère Watteau, la grassouillette Mrs Sheppard, l’épouse divorcée du roi des fromageries. Chacun de ces tableaux avait coûté cinq mille dollars : first rate talent ; je connais vos prix.

« Eh bien, monsieur, moi, je vous évalue beaucoup plus. Que diriez-vous de quarante mille francs pour le portrait en pied d’une princesse napolitaine ? Denier alléchant, n’est-ce pas ? et que vous acceptez. Mais j’impose mes conditions. N’étant ni la maigre Patterson, ni la grosse Sheppard, ni la couperosée baronne Elias, je ne veux pas de draperies flottantes, de paniers, de vertugadins, moins encore de robe nacarat !... J’exige, ne vous insurgez pas, une simple nudité. Mon désir vous paraîtra surprenant : en voici la raison.

« Tout récemment, visitant Pompéi, j’ai admiré une fresque suggestive : Vénus sortant des flots, pour imposer sa loi d’Amour à la Nature entière. Au dire de mes amis, je lui ressemble de saisissante façon. Mes cheveux vénitiens, mon teint mat, mes yeux noirs sont ceux de la déesse, et quant au reste de ma personne, je laisse aux initiés le soin de sa description. Or, la simplicité de cette Anadyomène m’a paru seyante ; sa toilette peu compliquée me ferait valoir, et un pinceau habile saurait... Vous me comprenez à demi-mot ; au surplus, nous causerons...

« Quarante mille francs, monsieur ! Dépêchez-vous de venir. J’ai besoin de cette académie, car je veux la faire reproduire dans divers journaux illustrés d’Italie. J’attends votre télégramme. Vous me ferez connaître le jour et l’heure de votre arrivée : ma voiture ira vous chercher à la station de Castellamare. « Princesse D. CAMPOFIORI.

Palazzo Sirena. — Sorrente.

« P. S. — Mes banquiers parisiens, Winckelrield Rutli et John Meurisier, père. Comptoir Bâlo-Genevoisv sont avisés de votre visite. Ils vous remettront dix mille francs d’acompte, frais de voyage compris. Vous leur signerez un reçu. »


Cette lettre était quelque peu cavalière, voire extravagante ; je me consultai. Mais, basta ! Procès en perspective ; avoués, experts, avocats à payer, et tant d’argent à recevoir !… D’ailleurs, un long séjour à Sorrente, même sous les feux de la canicule, m’alléchait. D’attrayantes excursions ! Je visiterais le couvent de La Campanella, Positano, Amalfi, Salerne la médicale, l’imposant Pœstum. Que de croquis à prendre, de curieuses figures à crayonner !… Oui ; mais quelle sorte de princesse était cette inconnue D. Campofiori ?

Désireux d’être renseigné, je me transportai dans les bureaux du Comptoir, et demandai M. Rutli. Il était absent ; ce fut son associé qui me reçut.


XII. — LE CONSEIL DU SAGE

Fils, petit-fils, arrière-neveu de banquiers genevois, M. John Meurisier (pourquoi John ?) est, nul ne l’ignore, un fervent piétiste. Né dans la Haute-ville, sous l’ombre sanctifiante des massifs clochers de Saint-Pierre, il a importé dans Paris les ardeurs de son « momiérisme, » et les bénédictions de l’Eternel Dieu se déversent sur sa maison : il vient d’obtenir, au Maroc, la concession des mines de Sidi Abdallah.

En pénétrant dans son cabinet, je fus édifié, car le vénérable sanctuaire n’a rien de cet ameublement à la dentiste, trop en usage chez nos potentats des émissions. Buste de Calvin sur la cheminée ; versets de l’Écriture, au long des murailles ; Bible d’Ostervald, bien en évidence ; portraits d’illustrations romandes, mais pures et sans péché ; ni Jean-Jacques, ni Fazy, ni Mermillod ; des Bonnet, des Saussure, des Simonde-Sismondi, des Pictet, des Amiel, même, je crois, M. Naville : on se fût cru chez un pasteur de l’Église réformée. Sexagénaire obèse, face rougeaude d’où tombe en cascade une barbe à la Coligny, M. Meurisier père m’accueillit d’abord d’assez grincheuse façon : les élus eux-mêmes sont parfois de méchante humeur… « Que désirez-vous ?… » Je prononçai mon nom, et il se fit aussitôt aimable :

— J’ai fort admiré, monsieur Blondel, votre portrait de la baronne Elias. Intéressante personne ! Son mari, intelligent financier, entreprend beaucoup d’affaires avec notre Comptoir.

— Trop flatté de vos éloges !… Pouvez-vous, monsieur, me fournir quelques renseignemens au sujet de Mme la princesse Campofiori ?

— Bien volontiers !… Elle est la veuve du prince Gaétan, un gentil garçon, mais trop amateur des coulisses, qui s’est suicidé. « Le fou vit et meurt selon sa folie, » nous apprennent les Proverbes de Salomon.

— Suicidé ?… Gens peu sérieux, ces Campofiori !

— Très sérieux et honorablement riches : ils sont nos cliens.

— Mais la princesse ?

M. Meurisier me regarda, surpris :

— Vous m’embarrassez. Certes, la pauvre femme ne possède aucune de ces vertus qu’exige l’Écriture. Au cours de son existence dissipée,… tranchons le mot : libertine, elle a filé tout autre chose que la quenouille d’une Rébecca… Du reste, vous la connaissez, sans aucun doute : Esther Mosselman, la célèbre Diva !

Ce nom de Mosselman me fît tressauter : il évoquait en moi de lointains et si douloureux souvenirs !

Mlle Diva, la chanteuse ?

— Chanteuse ?… Admirable cantatrice, cher monsieur ; la première artiste lyrique des États-Unis : cinq cents dollars par représentation !

— Peste ! Le prix d’une de mes pochades !

— Veuve, à présent, notre prima donna revient à ses amours : on va bientôt entendre la Campofiori sur les planches de San-Carlo… « Le chien retourne vers ses vomissemens, » nous enseignent encore les Proverbes.

Peu galante, la comparaison du mômier ! Quant à moi, j’étais abasourdi… Princesse !… De pareilles aventures ne sont pas rares, et toutes nos petites élèves du Conservatoire espèrent bien devenir, un jour, duchesse ou marquise. Mais princesse, cette Mosselman, la compagne d’Hortensia Niniche, l’ancienne goualeuse du Garibaldi !… Autre chose encore m’intriguait : qu’était devenu son Davison ?

Mlle Diva, repris-je, m’est une vieille connaissance ; j’ai assisté à ses débuts. Ne fut-elle pas enlevée, jadis, par un richissime Américain ?

— Oui, par Bob, le gros Davison. Il l’épousa, et s’est tué.

— Lui aussi ?… Votre cliente ne porte pas bonheur au lit conjugal.

— Peuh ! deux maris, seulement ; beaucoup moins que la fille de Raguel ! Mais, en revanche... A Genève, nous n’aurions pas toléré une telle inconduite.

— Oh ! je sais toutes les pudeurs de votre ville immaculée... Pourquoi Davison s’est-il tué ?

M. Meurisier garda un moment le silence ; puis, scandant chacun de ses mots :

— Il ne s’est pas tué... On l’a aidé à mourir.

— Qui ça : « On ?... » Mlle Mosselman ?

— Je n’accuse pas cette pauvre pécheresse. Elle s’est justifiée devant les hommes : hélas ! le sera-t-elle devant Dieu ? Mon frère Josias, le pasteur de Cully, ne l’appelle qu’Astaroth. Esther... Astaroth : deux formes, affirme-t-il, d’un même nom... Nos ministres du Saint Evangile sont plus instruits que messieurs vos curés, et Josias est un hébraïsant.

Il s’était rengorgé, après qu’il m’eut, en bon Genevois, décoché son trait calviniste ; mais ses révélations me rendaient perplexe :

— Votre princesse est peu estimable, lui dis-je... Aussi, je demande à réfléchir.

L’austère Meurisier haussa les épaules, et posant la main sur sa Bible :

— Réfléchir ?... « L’argent, quelle qu’en soit la crasse, est de l’argent. » Qui parle ainsi ? Toujours Salomon !... Ecoutez donc le conseil du Sage : Monsieur Blondel, passez à la caisse.


Je suivis le conseil du Sage, emboursai mes dix mille francs d’acompte, et quelques jours plus tard, un train express m’emportait vers Naples.


XIII. — LE « PIERROT »

Un fatigant voyage ! Trente-six heures de cahots, de courbatures, de poussière, de fumée ; mais du moins, sous ton ciel, quelle griserie de soleil et d’azur, Italie, o terra felice e lieta ! Je ne m’arrêtai nulle part : Rome elle-même, cette ancienne et si chère connaissance, ne put me retenir...

Ils ont trop d’ingénieurs, au pays des merveilleux chefs-d’œuvre ! Plus barbares encore que les nôtres, ces messieurs de la ligne droite ont tout saccagé, démoli ou déshonoré. Dans la Ville Intangible, sanctuaire qui aurait dû leur être inviolable, ils ont construit des ponts tubulaires, même des sky-scrapers à l’américaine. L’art des Bramante ou des Primatice leur parait une vieillerie peu pratique, et ils préfèrent imiter nos Durand de Paris, les Michel de Berlin, surtout Jonathan, le Yankee. O Chicago, cité des superbes porcheries, avec tes bank offices, tes hôtelleries à nègres, tes cheminées gigantesques, tes perchoirs de trente étages, tes capharnaüm où grouillent affairés les business men, — que tu dois leur sembler belle ! Ils n’ont pu cependant accomplir partout le jeu complet de leur vandalisme ; parfois leur amour du banal n’a profané qu’à demi, et la Voie Appienne, aujourd’hui coupée par des chemins de fer, et bordée de murailles, ressemble à quelque rue de Bagnolet.


Ainsi tout fuit, ainsi tout passe ;
Ainsi nous-mêmes nous passons.


A Naples où j’arrivai, le 13 août, je ne m’attardai pas à muser ; Chiaia, la Via Toledo, ni le Pausilippe n’ont plus guère de secrets pour moi ; je montai donc dans un train de banlieue et, vers les deux heures du soir, descendis à Castellamare.


Dans la cour de la station une calèche attendait. Son cocher, grand escogriffe de la Riviera, portait une livrée anglaise ; mais son compagnon de siège était attifé de plus pittoresque façon. A voir son bonnet de soie écarlate, sa chemise bouffante au col rabattu, sa large ceinture, son pantalon court et ses escarpins, on eût dit d’un Masaniello d’Opéra, célébrant le retour de l’aurore : « Amis, la matinée est belle... » Je reconnus sans peine l’équipage de la Campofiori.

— Attention, Cecchino ! dit l’homme à livrée anglaise... Voici le Français !

Cecco, garçonnet d’une quinzaine d’années, sauta à terre, vint à ma rencontre : « Eccellenza ! » m’installa dans la voiture, puis ils se remirent à bavarder :

— Cours avertir le « Pierrot » que nous allons partir.

— Où vais-je le dénicher ?... Au Café de l’Indépendance ?

— Non ; plutôt au bureau de la Loterie. C’était, hier, le jour du tirage ; ses numéros ne sont pas sortis, et notre propre à rien doit chercher noise à l’employé du Lotto.

Disgraziati ! Il nous met en retard : nous ne rencontrerons plus le padre.

— Ce pauvre Gigi est donc bien malade ?

Ahimé ! La Teresa se désole : mon petit frère est ensorcelé.

Per Dio ! Elle a logé son enfant dans la maison de la diablesse !

Masaniello gratifia la « diablesse » d’une injure ordurière, puis s’élança vers la ville, à la recherche du Pierrot... Et le temps s’écoulait. Le soleil se déversait brûlant ; sous les piqûres des mouches les chevaux se cabraient, tandis que, vermineuse canaille, aveugles clairvoyans ou paralytiques ingambes, une douzaine de mendians me harcelaient de leurs doléances. Enfin, criant et pestant, Cecco revint :

— Le voici !...0n prenait tranquillement son vermouth, au Café Cavour.

— Toujours à crédit !... Il doit de l’argent à toutes les trattorie du pays : trois cents lire, au moins !... Qui paiera ses dettes ? La lupa !

— Fainéant !... Ruffian de sorcière !... Plus crapuleux encore que ceux de la Mala vita !

Bientôt je vis apparaître un monsieur de très noble tournure, grand et bel homme d’environ trente ans, aux cheveux bien frisés, dont les moustaches en crocs semblaient menacer le ciel. Sa figure de bellâtre devait être quelque peu moricaude, mais une couche de fard blanc la voulait rendre irrésistible. Coiffé d’un feutre à plume de faisan, chaussé de bottes vernies, il était vêtu d’un complet de flanelle blanche, et sur la boutonnière de son veston se détachaient la pourpre, le safran, l’azur d’une étonnante décoration. Évidemment c’était le «Pierrot. » Il s’avançait avec nonchalance, tenant haut la tête, cambrant son torse athlétique, faisant tournoyer sa badine, fredonnant, barytonnant, vocalisant. « L’éclair de son sourire... Il balen del suo sorriso... » chantonnait-il avec maintes fioritures ; motif, rengaine du Trovatore : la romance de l’amoureux Luna.

D’un geste théâtral, et pareil à d’Artagnan lorsqu’il soulève son chapeau à panaches, le monsieur décoré me salua :

— L’illustre Blondel, je crois... L’invité de notre chère Diva ?

Langage soigné, épithète choisie : on l’eût pris pour un ambassadeur. Je m’inclinai.

— Notre belle princesse, poursuivit-il, m’a délégué pour vous recevoir. Elle aurait voulu loger dans son palais votre glorieuse personne ; mais de trop nombreux amis en occupent toutes les chambres. Aussi nous vous avons retenu un appartement à La Cocoumella... Auberge magnifique, monsieur : un ancien couvent de jésuites !

— Les bons Pères savaient se bien traiter... Va donc pour votre couvent !

— Permettez-moi, maintenant, de présenter mon humble individu. Son nom est moins fameux que le vôtre ; il est connu, pourtant : Angelo di Sant’Angiolo, le baryton.

— Artiste, à San-Carlo ?

— Non... « J’ai longtemps parcouru le monde. » Mais le monde, rois ou républiques, m’a bien compris.

Et tout en bourdonnant les premières notes du grand air de Joconde, il me désignait la rutilante rosette, parure de son veston blanc. Enfin, aussi majestueux qu’un Louis XIV montant en carrosse, M. di Sant’Angiolo prit place à mes côtés.

Drive away, Benedetto ! cria-t-il..., démarre, animal : quickly ; subito ; vite et vite ! Nous sommes en retard.

Trois langues différentes dans la même phrase ? Quel polyglotte !... A quel diable de pays pouvait-il appartenir ? Ce teint bistré, ces lèvres avançantes, ces cheveux trop crépus n’étaient certes pas d’un Italien. Fort beau mâle, néanmoins !

Ainsi malmené, Benedetto, le cocher, grommela une incagade... « Subito, vite et vite !... » Il mit ses chevaux au pas.


XIV. M. DI SANT’ANGIOLO

Et lentement, d’une allure de procession, la calèche traversait les rues de Castellamare. Par instans, Benedetto reluquait l’amateur de vermouth, et narquois, son œil lui voulait dire : « Hein ? comme on obéit à tes ordres ! » Un dispetto ! Mais Sant’Angiolo jouait l’indifférence ; il avait allumé un infect virginia, poussait dans l’air d’acres spirales de fumée, m’empestait de son tabac.

Dans le square Principe Umberto s’étalaient de nombreuses affiches qui, rouges, vertes ou jaunes, ne contenaient qu’un mot : CAMPOFIORI ! Çà et là, se voyait aussi le portrait enluminé de Diva. Vêtue d’une robe très décolletée, sa couronne à fleurons sur la tête, la princesse était cyniquement exhibée aux regards des passans, matelots du port, ouvriers de l’Arsenal. Mais partout de grossiers lazzi, d’intraduisibles quolibets, de la boue, des ordures souillaient l’image de la cantatrice ; des hommes s’arrêtaient pour lui montrer le poing, des femmes crachaient par terre, avec des imprécations : un séminariste à bas violets fit un signe de croix.

Mon voisin avait ajusté son monocle et critiquait :

— Mauvais lancement !... Réclame inintelligente ! L’imprésario ne sait pas son métier.

— Serait-ce vrai ? demandai-je... La princesse va reparaître sur la scène ?

— Dans un mois... Evénement artistique !... Immense, monsieur !... Toute une révolution dans les mœurs !

— Qu’en dit la famille des Campofiori ?

— Abomination de la désolation ; elle s’enrage... Pensez donc : cinq archevêques et trois cardinaux parmi les nobles ancêtres !

— Quelle sorte d’homme était le prince Gaétan ?

— Un homme, ça ? Non, un fantoche. Petit, malingre, souffreteux, avec des cheveux d’albinos, des yeux couleur de porcelaine, du sang de navet ! Il manquait de prestige.

Sant’Angiolo fit bomber sa superbe taille, étira ses moustaches, et son regard de triomphateur me disait clairement : « Comparez ! »

— Pourquoi s’est-il tué ?

— Peuh ! Chi lo sa ?... Sans doute, une œillade ironique de sa femme, l’éclair de quelque sourire méprisant !... Il balen del suo sorriso... Ah ! ce sourire, monsieur !... Un matin, on ramassa le Gaétan, ensanglanté, râlant, l’imbécile ! devant la porte de la chambre conjugale ! Il s’était coupé la gorge avec un rasoir. Notre princesse dormait son sommeil d’innocence : « Dormi pure, dormi contenta... « A son réveil, quand on lui annonça l’aventure, elle se mit encore à sourire.

— Douloureuse histoire !

— Epouvantable !... Ne trouvez-vous pas, illustre maître, que le directeur de San-Carlo manque de sens artistique ? Il aurait dû costumer tout autrement notre chère Diva.

— La représenter dans un rôle de son répertoire ?

— Plus simplement... Connaissez-vous la fresque de Pompéi, l’Aphrodite Pandêmos ?... Non !... Allez donc l’admirer. Elle ressemble étonnamment, et dans tous ses détails, — vous pouvez m’en croire sur parole, — à votre futur modèle. Ah ! si les affiches avaient reproduit ce chef-d’œuvre avec deux mots seulement : Campofiori ! !,.. Campofiori ! ! ! Quelle stupéfiante annonce ! Mais à Naples, ils n’ont aucun souci du Beau.

Et derechef barytonnant, il caressa la rosette diaprée de sa décoration.


Benedetto s’efforçait, maintenant, de regagner le temps perdu. Notre voiture filait à toute vitesse, et très agité, Cecco apostrophait les deux alezans : « Hep ! hep ! jumens du diable ; dépêchez-vous ! Nous allons manquer le padre ! » La chaleur devenait accablante. Dans les transparences azurées du ciel, le soleil de la canicule dardait ses brûlures sur le poudreux chemin qui longe la Riviera ; la mer brasillait, éblouissante ; sans même une blancheur de nuage les Cepparica profilaient leurs dentelures cendrées sur l’indigo fuyant de l’horizon... « Hep ! hep ! fainéantes !... » Et dans le strident concert des cigales, sous la nuée bourdonnante des mouches, au bruit des grelots que secouait l’attelage, par les montées, par les descentes, la calèche roulait, dévorant l’espace. Les bourgs succédaient aux villages : Vico Equense, Montechiaro, Alinuri, Meta ! Toutes leurs fenêtres étaient closes, leurs boutiques fermées : du Pausilippe à la Campanella, bourgeois et contadins s’abandonnaient aux délices de la sieste...

Mais Sant’Angiolo ne dormait pas. Il me racontait ses nombreuses conquêtes de théâtre, en Europe, en Asie, en Afrique. A Smyrne, des Levantines aux yeux de gazelle lui avaient offerl une couronne, agrémentée de leurs bracelets ; au Caire, deux épouses de pacha s’étaient enfuies de leur harem pour venir soupirer dans sa loge. Mieux encore ! Il avait enthousiasmé Paris, ce redoutable Paris !

— Vous m’avez entendu, je suppose, à la Gaîté-Lyrique, dans le Figaro du divin Rossini : « Un barbiere di qualità, di qualità .. » Hein ! quel brio ; quelle verve étourdissante ! je brûlais les planches !... Toutes les illustrations de votre critique française sont venues me féliciter.

Angelo me révéla aussi qu’il était né à Salonique, et descendait des Césars byzantins. Comnène ou Paléologue ? mon homme ne savait au juste ; mais il affirmait qu’Alexis, Michel ou Constantin, ses aïeux avaient manié le feu grégeois, occis l’Arabe et l’Ottoman. Lui préférait des lauriers moins sanglans : il était « chanteur-tragédien. » Durant quelques minutes, ce négroïde, héritier des Autokrators, savoura les souvenirs de ses triomphes ; puis, brusquement :

— Connaissez-vous le nom d’un certain M. Marcellus ?

— Marcel Lautrem, l’auteur de Leucosia ?... Il fut un de mes plus chers amis.

— Célèbre, ce monsieur ?... Immortel de votre Académie ? Je hochai la tête : non, mon camarade n’avait pas revêtu l’habit vert.

— Quoi ! pas même de l’Académie !... Vit-il encore, votre malchanceux écrivain ?

— Hélas !... Mlle Diva vous a donc parlé de Marcellus ?

— Jamais !... Tiens, tiens ! ils se sont connus ?... Pourtant, j’admire chaque jour, dans le palais de notre princesse, les nombreux cadeaux, hommages rendus à sa beauté ; mais aucun d’eux n’évoque la mémoire de ce M. Lautrem. Je consulterai mon catalogue.

— Informez-vous, monsieur di Sant’Angiolo, et peut-être serez-vous amplement renseigné... Pourquoi me parlez-vous de mon ami ?

— Le théâtre San-Carlo va remonter Leucosia.

— Que m’annoncez-vous ?... On remonte Leucosia !

— Oui, dans six semaines... Mlle de Campofiori a désiré, exigé même qu’on représentât cette pièce.

— Je devine ses raisons. Mlle Diva perçoit tous les droits d’auteur.

— Avec moi, s’il vous plaît. J’ai traduit, enjolivé, ou pour mieux dire entièrement refait cette rapsodie informe. Notre capiteuse Vénus y chantera le rôle de la Sirène, et votre serviteur, celui de Lazare.

— Vous débutez avec elle à San-Carlo ?

— Je l’espère : Diva m’a demandé. Son directeur ne peut rien refuser à une cantatrice, étoile entre les étoiles. Au pis aller, elle imposera mon engagement.

Et d’un geste cynique, le drôle aux belles moustaches me fit savoir qu’en leur honneur Esther se proposait de financer.

— Oui, je vais jouer Lazare, reprit le bellâtre,... et cependant je ne comprends rien de rien à ce personnage. Que nous veut-il avec ses oremus ? C’est un monsieur du Bon Dieu, d’accord ! Un homme cependant, en chair et en os ! Je veux changer le dénouement. Pourquoi, lorsque la Sirène appelle ce discoureur, ne tombe-t-il pas dans les bras de la magicienne ?... La passion, monsieur, toujours la passion !

— Vous avez le cœur inflammable, monsieur di Sant’Angiolo ?

— Un Vésuve !... Notre vie d’artiste n’est faite que de passion. On rencontre une divine prima donna ; elle plaît ; elle semble désirable : on lui fait discrètement comprendre l’ardeur de son amour. Oh ! ni sonnet, ni prosaïques paroles ; du chant accompagné de soupirs... Il balen del stio sorriso... Et alors...

— Alors, l’héritier des Césars byzantins s’installe au Palazzo Sirena.

— Farceur !... Autre chose me chiffonne : comment était habillé Lazare ? En noir, en gris, en blanc ? La robe de dominicain me siérait assez. Avec mon pâle visage qu’embellirait encore une barbe brune, je produirais un puissant effet. Oui, mais ce Lazare fut-il accoutré en Savonarole ? Moi, je veux respecter la vérité historique... Pourriez-vous me fournir quelques détails à ce sujet ?

— Adressez-vous à ces messieurs de La Crusca.

— Ils ne me répondraient pas... Où diable ! me procurer ce renseignement ?

Il demeura, un instant, pensif ; mais soudain se frappant le front :

— Eurêka !... Tout à l’heure, si nous rencontrons le moine, je lui poserai ma question.

— Quel moine ?... Un religieux, expert en costumes de théâtre ?

— Moine étonnant ! La terre, le ciel, l’enfer n’ont plus de secrets pour lui. D’un geste il fait fleurir les orangers, amène le thon et la rascasse dans les mailles des filets, détruit les chenilles ou les belettes, distribue à sa guise la rosée, la pluie, le vent, le soleil. Bétail, chevaux, poulets, femmes hystériques, enfans convulsionnés, — ce monsieur guérit toute créature malade.

— Un thaumaturge ! Vos médecins et vos vétérinaires doivent l’abominer.

— Ils voudraient le pendre ; mais comment le saisir ? Le gaillard a le don de l’ubiquité. Le voit-on à Sorrente ? C’est qu’il se trouve à la Campanella. L’aperçoit-on dans sa cellule ? c’est qu’alors il se promène à Capri. Nos paysans prétendent que le corps du saint homme est une apparence humaine, émanation divine, et qu’il peut se dédoubler.

— Pourquoi les religieux de son Ordre n’imposent-ils pas silence à de tels racontages ?

— On les a dispersés, et le couvent de la Campanella subit les formalités du séquestre. Il n’est habité que par trois vieillards infirmes dont notre personnage est le supérieur... Et puis, entre nous, un pareil faiseur de merveilles vaut la poule aux œufs d’or. MM. les porte-cuculle se garderaient bien de démolir si lucrative légende.

— Eux, je les comprends, mais la police ?... Elle tolère les pratiques de ce charlatan ?

— La police est trop prudente ; peut-être a-t-elle peur de gros ennuis. Ce « frataccio » qui, d’ailleurs, soigne et guérit gratis agit en maître dans nos campagnes. Les contadins le vénèrent à l’égal d’un fétiche ; si le gendarme touchait à si sacro-sainte personne, nous aurions une émeute.

— Une émeute !

— Tout comme en Sicile ou dans votre Bretagne... Oui, monsieur, un fétiche ! On ne pose pas la main sur les objets tabou... Tenez, vous allez entendre le plus dévot de ses séides célébrer notre Vieux de la Montagne.. Cecco ! Eh ! l’ami ! Est-il vrai que le padre accomplit des prodiges ?

— Il chasse les démons, répliqua Francesco, d’une voix convaincue, mais menaçante.

— Qu’appelles-tu démons, imbécile ?

— Ne faites pas ainsi le païen : Vous ne m’en imposerez pas !... Les démons ressemblent à celle que vous savez.

— Nomme-la donc, si tu l’oses !

— La femme du Palazzo Sirena.

— Elle te fournit ton pain, misérable.

-— Son pain m’est trop amer : je ne veux plus le manger. Sant’Angiolo éclata de rire :

— Ignorant ! Lazzarone ! Produit de la Chiaia !... Moi, monsieur Blondel, je ne crois pas plus à l’enfer qu’au paradis. Mon père a traduit en turc les livres de Schopenhauer, et il m’a transmis son âme de philosophe. Je me souviens qu’au Mont Athos, dissertant avec un archimandrite...

Je n’entendis pas la suite de la palpitante narration : terrassé par la fatigue, je m’étais assoupi. Brusquement, la voix de Cecco me réveilla :

— Halte ! Le voici !... J’ai à lui parler !


XV. — LE PADRE

La voiture venait de s’arrêter sur la grand’place de Sant’Agnello. Silencieuse bourgade, elle me parut toute joliette avec ses maisons enluminées de bleu, de rose ou de jaune, ses vergers dont les noires verdures laissaient apercevoir l’or safrané du cédrat et de l’orange, son élégante église que précède un double escalier en forme de scala santa.

Déjà les fêtes de l’Assomption étaient commencées ; plusieurs boutiques de marchands forains exposaient sous leur abri de toile maints objets de plaisante piété : chapelets aux grains sculptés dans du fromage ; Madones aussi variées qu’italiennes ; San Gennaro, le père nourricier des mangeurs de macaroni ; Santa Lucia, cette vierge non pareille, qui s’arracha les yeux pour ne pas subir la souillure d’un mariage païen, — le tout entremêlé de saints moins authentiques : Garibaldi, Cavour, Mazzini, le Roi galant homme. Des pétards, des fusées, des boîtes à feu de Bengale s’y débitaient avec les rosaires, car on ne saurait fêter les puissances du paradis, sans leur envoyer l’oraison d’un feu d’artifice.

Devant l’église de Sant’Agnello se tenait un religieux, franciscain à la robe marron cendré. Sénile, déjà courbé par l’âge, il devait être à peu près aveugle : sa main s’appuyait sur l’épaule d’un garçonnet, son guide. Des hommes en débraillé de travail, des femmes aux jambes nues, de loqueteux enfans l’entouraient, et c’était un concert de supplications : « Padre, mon mari... mon fils..., mon père..., mon cousin..., mon promis est malade. Guéris-le. Nous t’offrirons alors pour ton couvent de pleins paniers de cailles... » Plus loin, un daziere demeurait assis, fonctionnaire de l’octroi, à casquette blanche galonnée, et ce mécréant ricanait. Six heures venaient de sonner, la cloche de l’Angélus tintait doucement, dans l’air sonore, sous un ciel admirablement bleu : le spectacle était d’un amusant pittoresque et ressemblait à quelque tableautin de Léopold Robert.

Mon compagnon mit pied à terre, puis se dirigea vers le franciscain ; mais Cecco l’avait devancé.

Ce thaumaturge m’intéressait. A Rome, dans le Transtévère, j’avais vu à l’œuvre plusieurs de ses pareils, eux aussi coutumiers du prodige, qui savent guérir la malaria, faire sortir un quine au Lotto, ramener à son amant l’amante infidèle. Or, tout distributeur de miracles mérite un léger croquis, je pris mon album, et m’approchai.


C’était, semblable à quelque figure de Zurbaran, un moine d’aspect bizarre, farouche, voire inquiétant. Sa maigreur faisait peine à voir, et le froc de ce frère mineur habillait un squelette. Peut-être les traits accentués de son visage avaient eu autrefois leur beauté ; mais les pratiques de l’ascétisme, la maladie ou les souffrances de l’âme l’avaient hideusement émacié, fouillé, cave, disséqué même, et sa pâleur jaunâtre lui donnait l’apparence cadavéreuse. Rien qu’il ne fût pas encore un vieillard, ce franciscain paraissait très vieux. Des rides profondes lui tailladaient le front ; elles se creusaient aux commissures de sa bouche ; de rares cheveux grisonnaient autour de son crâne rasé. En passant sur cet homme, les tourmentes de la vie n’avaient laissé qu’une loque humaine.

Au tintement de la cloche, il avait redressé sa haute taille, et, levant les yeux, récitait la Salutation angélique ; les paysans se mirent à genoux :

Angelus Domini nuntiavit Mariæ...

Cecco cependant s’était faufilé près du religieux. A deux mains il saisit le cordon qui ceinturait la robe de bure, et y posa dévotement ses lèvres :

— Padre, me reconnaissez-vous ?

Ecce ancilla Domini... Ave Maria gratiâ plena...

— Je suis Francesco Balbi, le fils de la Teresa.

Et mine, et in horcà mortis nostræ. Amen.

Amen, répétèrent les contadins qui se relevèrent.

Son oraison achevée, le moine fit signe à Cecco de se rapprocher, le regarda de très près, puis d’un ton amical :

— Oui, je te connais bien... Francesco Balbi, un de mes jeunes malades,... l’enfant de Teresa, l’excellente et pieuse femme que j’ai fait placer au Tramontano. Comment se porte la mamma ?

— La mamma a quitté l’hôtel ; nous sommes à présent domestiques nu Palazzo Sirena.

Le franciscain eut un haut-le-corps, puis durement :

— Vous avez eu tort, très grand tort... De bons chrétiens chez une réprouvée !

— Au Tramontano, Teresa ne gagnait que vingt-cinq sous par semaine. Les cliens de l’hôtel, presque tous Anglais hérétiques, ne sont pas généreux, et...

— Et elle a préféré compromettre son âme et celle de son fils ! Au jour du Jugement, les pierres mêmes de la maison maudite accuseront ta mère.

— Oh ! padre !... Nous allons lâcher au plus vite le service de cette réprouvée.

— Bien !... Tu désires me parler ?

— Oui ; mais ne me regardez pas d’un air si terrible : j’ai peur... Voici... La Teresa vous conjure de guérir Luigi, mon petit frère,

— Je ne franchirai pas le seuil de la Sirena. Faites appeler un médecin.

— Oh ! les médecins !... Nous sommes très pauvres et ne pouvons les payer : ils m’ont mis à la porte. Même M. Gargioule m’a dit : « Puisque le cocollato t’a soigné, qu’il soigne ton frère ! »

— Un médecin !... Voilà donc ce que le philosophisme appelle « solidarité humaine ! » Ignominie des marchands du Temple !... De quel mal souffre Luigi ?

— Il est possédé du démon.

Le religieux tressaillit : un rictus de colère lui contracta le visage :

— Non, Francesco, non : Belzébuth ne règne pas encore dans notre pays. Il n’y sera pas le maître, bien qu’Astaroth sa fille ait déjà installé sa cour.

Un frémissement de haine agita les paysans : Stregona ! Sputo, vomito del diavolo ! clamèrent-ils... La veuve des suicidés, Diva princesse Campofiori était assurément peu populaire sous le soleil de Sorrente.

— Luigi est la proie du démon, vénérable père, reprit Cecco. Depuis quelques jours, à l’heure de midi, il pousse des cris sauvages, se roule à terre, se tord et se démine comme les possédés ; les yeux lui sortent de la tête ; une bave sanglante coule de sa bouche...

— Symptômes inquiétans ! j’en conviens... Toutefois, est-ce vraiment là une possession ? Je ne sais encore. Continue.

—... Et tout en vociférant, il profère des blasphèmes. La chère maman a dans sa chambre de belles images, les plus grands saints du Paradis ; mon frère les insulte, et l’autre jour les a déchirées, puis mordues à pleines dents. Hier, tandis qu’il se contordait, la mamma lui a jeté de l’eau bénite : il s’est mis à hurler comme si on lui eût enfoncé un fer rouge dans le corps. La mamma lui a placé son propre scapulaire sur la poitrine ; alors, oh ! alors !...

— J’étais présente, interrompit une femme... Il aboyait !... Padre, aie compassion du bambino.

— Je n’entrerai pas dans la Sirena.

— Mais, padre ! exclama la femme, tous les diables de l’enfer vont donc s’emparer de nos enfans ? Le démon tourmente ce ragazzo : c’est ton devoir de le chasser.

— Mon devoir !... Oui ! répliqua, d’un ton pensif, le franciscain... Cette pauvre créature me semble cruellement possédée. Même, l’esprit malin qui torture Luigi est une de mes vieilles connaissances : .., le démon de midi, le « Chien rampant » qui rôde autour des tout petits, pour dévorer leur âme. Il est redoutable.

Un cri d’horreur accueillit cette effarante explication ; les hommes firent des signes de croix, les mères étreignirent leurs bambini. Quant à moi, j’étais stupéfait. Le moine voulait-il se moquer ?... Mais non ; sa morne et tragique figure, ses yeux de visionnaire, le tremblement de ses lèvres, tout disait que lui aussi croyait aux démons, et qu’il les exécrait.

— Padre ! padre ! implorait Cecco.

Le religieux parut se consulter ; puis, avec le geste d’un homme qui prend une pénible résolution :

— Je n’entrerai pas dans la Sirena.

Quelques rumeurs se firent entendre ; mais il laissa vaguer un impérieux regard sur ces supplians qui se permettaient de le blâmer, et, soumis, ils se dispersèrent.

Ebbene ! grommela le fils de Teresa... moi, je me charge d’étrangler la jeteuse de sorts,

— Non ! riposta durement le moine... Dieu seul a le droit d’accomplir l’œuvre de ses Vengeances.

Alors, replaçant la main sur l’épaule de son guide, il voulut se mettre en route ; mais Sant’Angiolo lui barra le passage.


Le protégé de Diva s’était tenu à l’écart, près de moi, tandis que je croquais la béate figure d’une contadine. L’histoire du « Chien rampant » l’avait mis en liesse, et, tout en fumant son dixième Virginia, il philosophait :

— Astaroth ?... Mme de Campofiori, j’imagine !... Tout à l’heure nous allons rire, quand je saluerai la princesse par cette appellation biblique... Astaroth !

— Vous êtes nombreux, en ce moment, au Palazzo ?

— Une douzaine de gais compagnons ! Les théâtres et les cafés-concerts de Naples nous ont fourni leur contingent de camarades. Chaque soir, on soupe, on danse, on fait bamboche. Amusons-nous, que diable ! La vie est si courte, et... Mais notre bonhomme veut s’en aller ; rejoignons-le.

Il courut vers le religieux, puis cavalièrement se campa devant lui :

— Excusez-moi, vénérable monsieur, je désire, moi aussi, vous présenter ma requête.

Le sans-gêne d’une telle apostrophe déplut sans doute au « vénérable monsieur, » car il poursuivit son chemin :

— L’Angélus vient de sonner ; il se fait tard : je n’ai guère le temps de vous écouter, mon ami.

Mon ami ?... Quelle dédaigneuse familiarité !... La voix du baryton gronda comme une basse profonde :

— Je suis Angelo di Sant’Angiolo, l’artiste lyrique. Ce nom vous est peut-être connu.

— Très inconnu, monsieur... Les rumeurs de vos théâtres ne montent pas jusqu’à ma cellule.

— Parbleu ! Vous perchez si haut à la Campanella.

— Pas si haut cependant que le bruit de honteux scandales ne puisse y parvenir.

— Je ne comprends pas... On vous dit savant, mon estimable monsieur ; peut-être allez-vous m’aider à résoudre un problème historique.

— Interrogez votre directeur.

— Il est plus ignorant qu’un pêcheur de langoustes.

— Adressez-vous à nos grands hommes d’Académie.

Deux rebuffades ! Mais Sant’Angiolo ne lâchait pas sa proie ;

il se dandinait à côté du franciscain ; moi, je le suivais, m’amusant de sa déconvenue.

— Lazare, cher monsieur et... ami, n’a-t-il pas comme vous endossé le froc ?

— De quel Lazare me parlez-vous ?

— Du vrai, du seul, de l’inimitable Lazare : le ressuscité ; l’amphitryon du philosophe Jésus.

Le religieux ralentit le pas, et très hautain :

— Epargnez-moi, s’il vous plaît, les plaisanteries usées de votre petit rationalisme.

— Entendu !... Je voudrais néanmoins savoir quel costume portait ce Lazare lorsque...

— Un linceul !... L’habit, monsieur le comédien, qui doit couvrir, un jour, bien des sottises, bien des turpitudes humaines.

— Bravo ! Du tac au tac !... Mais la question est intéressante et je continue... Lazare était-il capucin, carme ou récollet quand il rencontra dans Capri la sirène Leucosia ?

Au mot de Leucosia, le franciscain s’arrêta net. Il allongea la tête, cherchant à distinguer les traits de l’ignare personnage qui le pourchassait, puis très ému :

— Qui donc, monsieur, vous a raconté cette histoire ?

— L’ayant lue en d’antiques bouquins, j’en ai tiré un sujet d’opéra.

— Vous êtes l’auteur de Leucosia ?... Vous, monsieur ?... Vous ?

— Moi !... Ou plutôt, j’ai rendu attrayante certaine pasquinade, informe et grotesque fatras : du fumier j’ai su extraire une perle.

— Du fumier ? Une perle !... Vous avez, monsieur, le génie d’un Virgile... Mes complimens !

— Ainsi, vous refusez de me répondre ?

— Oserais-je vous demander, à mon tour, sur quel théâtre et à quelle époque on doit représenter votre... chef-d’œuvre ?

— Très prochainement, à San-Carlo.

— Ah !... Quels sont vos interprètes ?

— Moi, et la célèbre Diva, mon amie.

Une subite rougeur alluma le blême visage du moine ; ses yeux jetèrent de mauvais regards ; mais aussitôt portant la main à son bras gauche, il l’étreignit avec violence. Quelques gouttes de sang coulèrent au long de ses doigts : il cachait sous sa robe un bracelet à clous acérés, et se martyrisait... Alors, d’un geste dominateur écartant le malotru :

— Retirez-vous, monsieur, et annoncez à votre Sirène que Lazare va enfin sortir du tombeau !

Six heures et demie sonnèrent : le vieil homme s’éloigna. Mais tout en marchant, il pressait à pleins doigts son instrument de torture, se suppliciait avec frénésie. « Miserere mei, Domine, disait-il à haute voix, Miserere ! Miserere ! » Et çà et là, des traces de sang parsemaient la blancheur du chemin où chancelait chacun de ses pas.


Durant l’acrimonieux colloque j’avais longuement observé le faiseur de miracles, et peu à peu ma curiosité était devenue de la stupeur... Marcellus ! Marcel Lautrem cachant depuis dix années les douleurs de sa vie dans le couvent de la Campanella !... Était-ce possible ? Dix ans avaient-ils pu suffire pour transformer en vieillard un homme dans la force de l’âge, courber ainsi sa taille, l’incliner déjà vers la tombe ?...

Et cependant, c’était lui !... Devais-je l’aborder pour m’en faire reconnaître ?... Non ; pas en ce moment ! La présence de Sant’Angiolo m’eût gêné dans mes effusions. Plus tard, demain, j’irais accomplir un pénible devoir d’amitié ; sans témoins importuns, je converserais avec Lautrem ; il me dirait les béatitudes de sa vie ascétique, m’apprendrait comment, anéanti en Dieu, il avait su tuer son misérable amour.

Longtemps, évoquant l’image de ce qu’il avait été, je suivis du regard ce revenant d’entre les morts. Il s’appuyait avec lourdeur sur l’épaule de son guide, se traînait péniblement, et ses pesantes sandales soulevaient la poussière du chemin.


XVI. — LA CAMPOFIORI

L’hôtel de la Cocoumella, bien qu’assez peu fréquenté par le touriste français, est une auberge fameuse dans toute la Riviera de Sorrente. Situé assez loin de la ville, attenant aux jardins du Palais Campofiori, et dominant de ses vastes terrasses le scintillant azur du Golfe de Naples, cet ancien couvent de jésuites m’a laissé un durable souvenir.

Dès l’abord, son aspect monacal m’enchanta, et plus tard, le silence de ses mystérieux corridors, le pittoresque de son patio qu’enveloppent des arcades habillées de vignes, l’air recueilli de son réfectoire, me firent trouver exquise la vieillotte et bizarre osteria... Oui, loin des turbulences de Paris, de sa puante atmosphère, des automobiles, de leurs trompes et de leur benzol, du badaud assoiffé d’absinthe, des cockneys juchés sur les tapissières, j’allais pouvoir, sous un ciel de lumière, dans un air fluide, comprendre le far niente et goûter de délicieuses vacances.


La Campofiori m’attendait, flanquée de M. Sullivan, le propriétaire de l’hôtel. Habillée de linon blanc, en cheveux, les bras nus, mais enguirlandée de roses et de feuillages, elle ressemblait à quelque bergère de l’aimable Watteau ou du précieux Boucher. Esther Mosselman n’avait point vieilli. Dix années venaient de passer sur elle, sans même l’effleurer d’une ride, et j’admirai, surpris, la persistance de cette inaltérable jeunesse. Diva me tendit la main :

— Que c’est aimable à vous d’être accouru dès mon premier appel ! J’aurais voulu vous recevoir sous mon toit, mais nous répétons une pièce nouvelle, Leucosia, ou plutôt nous la transformons...

— Soignons le dernier acte ! interrompit Sant’Angiolo ; je crois tenir le dénouement.

— Aussi, j’ai dû inviter l’état-major de mon théâtre. Je loge en outre plusieurs camarades : la Grossi qui joue, au Fondo, les mères éplorées ; Rosina, l’ingénue du Bellini, qui représente les vierges, vierge elle-même, à l’en croire ; le célèbre mime Costa ; Rodolfo le ténor ; ce grand bêta d’Angelo ; plus cinq ou six doublures, demoiselles sans aucun talent, mais agréables à chiffonner. Vous ne vous ennuierez pas.

Elle se tourna vers le baryton, et le tutoyant, à la façon des comédiens :

— Salut, beau Luna ! Les numéros que tu as rêvés sont-ils sortis, au tirage du Lotto ?

— Hélas non ! Pas le moindre quine… Cinq cents lire dépensées pour rien !

— Tu as gaspillé mes cinq cents francs en billets de loterie ?

— Eh oui ! j’espérais. Mon tailleur, mon bottier, mon coiffeur m’assassinent avec leurs mémoires. Et puis, rue Vico Vasto, ma tireuse de cartes m’avait annoncé…

— Bien, bien. Ne geignons pas, esprit fort : je te ferai encore cette avance.

— O divine !… Providence des malheureux !… Sirène tant adorée !

Il fit mine de vouloir l’embrasser ; mais elle s’écarta :

— À bas les caresses ! Nous ne sommes pas dans les coulisses : tu me compromets.

Pourtant, les grands yeux noirs pailletés d’or reluquaient voluptueusement cet Antinoüs moustachu, aux biceps de lutteur forain ; chacune de leurs œillades révélait que la Sirène n’était plus insensible.

— C’est mon beau ténébreux, disait-elle… Luna, le seigneur de Luna, l’amoureux transi, le jaloux du Trouvère : Il balen del suo sorriso… Roucoule un peu, joli polichinelle, irrésistible Pierrot. Voyons si tes nombreux vermouths n’ont point râpé le velours de ta voix.

« L’irrésistible Pierrot » grimaça un sourire dépité, puis brutalement :

— Pourquoi donc le moine t’appelle-t-il Astaroth ?

— Quel moine ? fit-elle, tressaillant.

— Le bonhomme qui guérit les coqueluches et chasse les démons.

— Ah ! je sais… Ce méchant drôle, l’illuminé qui me vitupère et prêche contre moi… Mais basta !

Basta ?… Tu devrais prendre garde : il profère des menaces.

— Un fou ! Je vais écrire à mon patito, le préfet de Naples, pour qu’on interne ce vagabond dans un asile d’aliénés.

— Nous l’avons rencontré, tout à l’heure, dis-je en regardant la Campofiori… Il ressemble étonnamment à un ami que je croyais mort depuis nombre d’années.

— Quel est le nom de votre ami ?

— Marcellus… Marcel Lautrem.

L’étrange et pâle visage d’Esther Mosselman demeura souriant :

— Lautrem ?... Marcellus ?... Je ne connais pas.

— Là ! que vous disais-je ? s’écria le triomphant Sant’Angiolo... Ce nom ne figure pas sur la liste.

Un assez long silence suivit l’éhonté mensonge. Diva m’observait, moqueuse... Pensait-elle à Lautrem ?

— Voici, reprit-elle tranquillement, quel sera le programme de votre séjour parmi nous : peu de travail et beaucoup de plaisirs ; nous sommes au pays de la douce fainéantise. Toute ma maison vous appartient. Allez, venez, commandez à mes gens, disposez de mon équipage, saccagez mes parterres, faites votre cour à Rosina, soyez même exaucé par cette vierge sans pareille : je ne vois rien, ne veux rien savoir. Chaque jour, votre couvert sera mis à ma table, car vous daignerez, j’espère, vous asseoir parmi les camarades.

— Et demain, je commence votre portrait.

— Non ; demain, repos !... Cette nuit, nous devons aller en bande joyeuse à Capri ; mon yacht est appareillé. On voguera, en chantant des barcarollfs ; on verra le soleil naissant dorer les flots ; on glorifiera par des cantiques variés la Nature, le Grand Pan, la Vénus, lille de l’Onde...

— Tu ferais mieux de rester dans ton lit, déclara Sant’Angiolo.

— Trêve d’observations saugrenues ! J’irai, cette nuit, dans la Grotta Verde, rendre visite à Leucosia. Telle est mon idée, et je n’aime pas que l’on contrecarre mes caprices. Tous nos amis me feront escorte ; toi aussi, tu m’accompagneras, mauvaise tête. Surtout, aie soin d’emporter ton appareil de photographie ; je veux figurer en sirène sur les affiches de San Carlo... Viendrez-vous avec nous, monsieur Blondel ?

— Volontiers, chère madame.

— Merci. Je compte sur votre exactitude : le rendez-vous est chez moi, à onze heures précises. Maintenant, bon appétit, et au revoir !... Offre-moi ton bras, héritier des Comnènes.

Et jasant, riant, chantonnant, tous deux s’acheminèrent vers le Palazzo.


XVIII. — BRITISH RESPECTABILITY

— Voudriez-vous entrer dans mon bureau ? me dit alors M. Sullivan... J’ai à vous parler très sérieusement.

Surpris pur le ton solennel de cet Anglais à favoris de blond clergyman, je le suivis, et d’abord dus m’inscrire sur le registre des voyageurs.

— Fastidieuse formalité ! fit-il ; mais grâce à Mlle Diva, la police m’est devenue tracassière.

— Ne me retenez pas trop longtemps ; je meurs de faim.

— Aob ! Bon appétit : belle santé ! Votre dîner est prêt. La princesse vous a fait cuisiner par le nègre, son chef, un menu de haut goût. Festin de Balthazar, indeed ! soupe à la tortue et welsh rarebit, Port-vvine et barolo ! Je vous recommande surtout certain sherry, retour des Indes. Capital ! Un nectar pour le palais des noblemen !

Il fit claquer sa langue, puis exhalant un soupir :

— Ah ! monsieur, Mlle Diva sait fort bien soigner les grands hommes, tandis que nous autres, pauvre peuple, elle nous malmène... Tis a pity !

— La signora, m’a-t-il semblé, n’est pas très populaire chez vos contadins.

— Ils l’abominent. Quand cette princesse de carnaval se risque hors de la Sirena, nos paysans l’invectivent : hier encore, ils ont jeté des pierres sur sa voiture.

— Pourtant, elle m’a paru aimable...

— Aimable ?... Un monstre, vrai démon d’égoïsme, d’insolence, de perversité ! Gog et Magog se sont logés dans le corps de cette femme ! Jamais elle ne daigne adresser la parole aux petites gens. On les éclabousse, on les renverse, on les écrase. La semaine dernière, l’équipage à livrée bleu-ciel a culbuté une fillette. Tout autre que cette Diva serait descendu pour savoir si la pauvrette avait été blessée. Mais non : Avanti ! Avanti ! et la belle madame a poursuivi son chemin. Dure, très dure ! Ni secours aux malades, ni la moindre aumône à ceux qui ont faim ; même notre sultane a dressé deux molosses pour faire dévorer les mendians. Prenez garde à ces chiens, monsieur ; ils vaguent, toute la nuit, dans le parc, et sont féroces... Maintenant j’en arrive à l’objet de notre conversation.

Aussi majestueux qu’un speaker des Communes s’asseyant sur le sac de laine, M. Sullivan prit une chaise, et alors pesant chacun de ses mots :

— Connaissez-vous depuis longtemps cette princesse Campofiori ?

— J’ai causé, tout à l’heure, avec elle pour la première fois.

— Je m’en doutais... Ainsi, vous ignorez qu’on vient de décerner contre elle un mandat ?

— Mandat de justice ?... On va l’arrêter ?

— Simple comparution à la Vicaria de Naples..., du moins, pour le moment.

— De quel méfait l’accuse-t-on ?

— Vous a-t-on raconté l’histoire du prince Gaétan ?

— Son mari ?... Il s’est tué.

— On... l’a... tué.

— Allons donc !... Le prince s’est coupé la gorge avec un rasoir.

— Pshaw ! un rasoir !... Et l’arsenic qu’on a trouvé dans les viscères ? Qu’en faites-vous ?

— J’ignorais ce fâcheux détail.

— Les deux tourtereaux, Gaétan et Mlle Diva, s’étaient fait par contrat de mariage donation réciproque de leur fortune... Comprenez-vous, à présent ?

— Rien ne prouve qu’idolâtrant sa femme et désespéré par ses mépris, le prince n’ait pas voulu se donner la mort. D’ailleurs, pourquoi une instruction aussi tardive ?

— La veuve se croyait à l’abri de tout soupçon ; mais une lettre anonyme l’a dénoncée ; les parens, neveux et cousins s’émurent ; ils ont porté plainte ; on exhuma le corps de Gaétan, et l’autopsie révéla que le sucre en poudre n’est pas toujours hon à manger.

— Non, monsieur Sullivan !... Calomnies et vengeances de gens frustrés de leur héritage !

— Oh ! Mlle Diva, nul n’en doute, sortira indemne de cette aventure.

— Parbleu ! si elle est innocente.

— Monsieur, lorsqu’une jolie femme peut s’asseoir sur les genoux de son juge, elle est toujours innocente.

— Vos magistrats italiens ont le cœur bien sensible !

— Et les vôtres, monsieur le Français ?...

L’atrocité de telles insinuations me rappela mon entretien avec l’austère Meurisier. Parlant de Davison, il m’avait dit : « On l’a aidé à mourir. » Ainsi, deux époux ; deux suicidés ; deux accusations de meurtre !... Inquiétante Diva !... Toi aussi, ma belle, tu connaissais donc la recette des poudres à succession ?

— Merci pour votre renseignement, monsieur. J’en ferai mon profit.

— Vous allez sans doute me juger indiscret, peu correct, même improper. J’ai pensé, toutefois, qu’il était nécessaire de vous avertir. Armand Blondel, le Gainsborough français, me fait l’honneur de loger chez moi : j’ai donc la charge de son repos. My duty, cher maître ; mon devoir de loyal Anglais !...


XVIII. — LES JARDINS DE LA SIRENA

A jolly fellow , indeed !... Sa conscience britannique satisfaite, ce loyal Sullivan me conduisit à l’appartement qu’il m’avait destiné. La chambre était confortable, le salon spacieux : je me déclarai enchanté.

— Splendide et respectable ! m’annonça-t-il... Le doyen de Kidderminster a logé ici avec son épouse. Pas de moustiques. Vous dînerez, je suppose, sur la terrasse ?

Il ouvrit la porte du salon, et me désigna une large plate-forme qui reliait les deux ailes du patio. Un magnifique panorama s’offrit à ma vue : le Vésuve, Portici, Naples, le Pausilippe ; là-bas, à gauche, dans un lointain d’opale, l’île de Capri.

— Quelle est la gentille bonbonnière que j’aperçois dans ce parc, au pied de la terrasse ? demandai-je.

— La Sirena. Vous en dominez les jardins.

Devant moi, à quelques cents mètres, se dressait une mignonne villa de marbre blanc que précédait un assez haut palier. Le gazon d’une vaste pelouse s’étendait devant la façade, et deux épais massifs encadraient la nudité verdoyante de ce boulingrin. Déjà, le crépuscule emplissait de ténèbres leur profondeur mystérieuse ; mais les cimes décroissantes des ramures indiquaient que ce parc descendait vers la mer. Aucun bruit ne se faisait entendre dans le palazzo : tout y semblait quiétude, voluptueux recueillement, hymne silencieux du bonheur.

— Voici le prostibule de Messaline ! grommela mon hôtelier... A tout à l’heure ses bacchanales ! Mais ne descendez pas : Cave canem ! Gare aux chiens !

— Qu’appelez-vous ses bacchanales ?... Vous êtes lettré, monsieur Sullivan.

— Ancien élève de Rugby School !... Tous les polichinelles que Mlle Diva héberge sont de la pure canaille. Des nuits de Babylone ! Ils jouent aux cartes, se disputent, piaillent, dansent, tirent des feux d’artifice : la grande noce, comme vous dites à Paris. Ne s’avisent-ils pas, maintenant, d’effaroucher par leur indécente tenue les dames et les demoiselles, mes honorables pensionnaires ? Ils se promènent dans les jardins en costumes de théâtre, y répètent des scènes amoureuses, s’étreignent et s’embrassent, font les Juliette et les Roméo. Le plus odieux de ces drôles est un mime qui étudie au clair de lune ses rôles de spectres ou de paillasses. Aussi, trois mères de famille m’ont quitté, hier, avec leurs enfans ; deux misses et leurs fiancés, — des clergymen ! monsieur, — m’ont annoncé leur prochain départ : tous mes autres cliens vont déguerpir. Non ; un pareil scandale ne saurait durer ; je vais intenter un procès... Hétaïre !... Femme de rien, sortie de rien. Allant moins que rien, n’ayant peur de rien, cette Campofiori est l’opprobre, la ruine de notre malheureuse contrée !

On dressa mon couvert, et je pus déguster, sans autres discours, les friandises que m’avait envoyées Diva. Mon dîner achevé, je m’allongeai dans un rocking-chair, allumai un cigare, puis m’enfonçai dans la rêveuse griserie du havane.

La nuit tombait. Au loin, de pâles clartés apparaissaient sur le Pausilippe ; le phare du Môle San Gennaro piquait déjà les demi-ténèbres ; le Vésuve n’était plus qu’une forme indéterminée d’où montaient de rougeâtres vapeurs, et dans le vaste silence de l’heure religieuse, la mer chantait sur la plage, caressant les rochers de la « marina » sorrentine.

Presque sommeillant, je laissais vagabonder ma pensée... «... Esther Mosselman ;... Marcellus ;... Davison ;... Gaétan di Campofiori ;... Sant’Angiolo ;... combien d’autres dont j’ignorais les noms !... Des baisers, d’abord ; puis des larmes ; puis du sang !,.. Astaroth !... Eh ! bon Dieu ! que t’importait, Blondel ? Etais-tu le mari de cette courtisane, son frère, son cousin, son directeur de conscience ? Exigeais-tu de tes modèles un certificat de rosière ? Leur demandais-tu autre chose que la beauté ?... Va, mon ami Pangloss, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Laisse donc notre triste humanité médire, calomnier, diffamer, outrager, avilir : toi, mon cher, cultive ton jardin... » Et le temps s’écoulait. La nuit, complètement tombée, rosoyait, mais chaude, étouffante, lumineuse, toute diamantée d’étoiles ; aucun frisson de brise n’effleurait les feuillages des cèdres ou des magnolias ; de capiteuses fragrances s’exhalaient des parterres : je m’assoupis.

Tout à coup, de furieux aboiemens me réveillèrent.


XIX. — EFFET DE NUIT

Le Palazzo s’était ranimé. Eclairé brillamment, son rez-de-chaussée épandait de blanchâtres traînées de lumière ; sur les sombres verdures de la pelouse s’étalaient de laiteuses clartés, mais les profonds massifs se faisaient plus ténébreux encore.

On chantait, là-bas ; deux comédiens répétaient leurs rôles. Par les fenêtres ouvertes, la voix de Diva m’arrivait vibrante, pathétique, savamment nuancée, admirable. Elle déclamait un récitatif, et je reconnaissais cette mélopée : l’incantation de Leucosia, lorsqu’elle aperçoit Lazare :


Toi que bercent les flots ; toi que le vent caresse...


Ce superbe morceau n’avait pas été compris autrefois ; aurait-il plus de succès, demain, sur une scène italienne ? Peut-être ; mais je me rappelais le scandale de Monte-Carlo : Lautrem bafoué ; les plaisanteries, les sifflets, les éclats de rire, tandis qu’Esther Mosselman se pavanait sur les décombres du drame symboliste... Malheureux Marcellus !


O pâle voyageur, viens... C’est l’enchanteresse !...


Soudain, les aboiemens se rapprochèrent : les molosses devaient donner la chasse à un maraudeur. Et soudain encore, les hurlemens de rage se changèrent en gémissemens ; les deux bêtes poussaient ces longs et lugubres sanglots du chien, quand il a peur... Que se passait-il dans les jardins Campofiori. J’allai m’accouder à la terrasse ; mais j’avais la tête brouillée par le trop « capital » sherry : ces choses d’Espagne sont pleines de traîtrises...

Tiens ! qu’était cela ?

C’était, vision lointaine et fantastique, un homme vêtu d’une étoffe noirâtre, robe ou manteau, qui, debout sur les gazons, écoutait. Les chiens l’observaient à distance, rampant, n’osant l’attaquer, et leurs vagissemens disaient l’épouvante : ils « pleuraient à la mort. » Lui se tenait immobile, comme figé sur le sol, pareil à quelque statue de bois, et ses bras rigides s’allongeaient vers les fenêtres d’où s’échappait le chant de la Sirène. On eût dit de l’un de ces personnages qu’aimait à-peindre le Fra Angelico, d’un religieux en état de suprême langueur, percevant, absorbant les harmonies des harpes séraphiques, des rebecs, des violes, de l’ineffable concert du paradis... L’ « insatiabilité » des mystiques !

Diva cependant continuait. Elle soupirait, à présent, les mots de séduction, les paroles de luxure qui affolent jusqu’aux saints et causent leur perdition :


La Sirène éperdue est toute volupté.


L’homme fit un pas, se dirigeant vers cet appel.

Mais bientôt une autre voix monta dans le silence ; Lazare donnait la réplique à Leucosia : Sant’Angiolo se mit à gronder, à mugir. Inculte et prétentieux, son baryton s’ingéniait à produire des « effets, » inventant des points d’orgue, prodiguant cadences ou fioritures...

L’homme, le bizarre fantôme, s’arrêta. Il allongea le poing, comme pour en menacer l’imbécile massacreur de notes : sa mimique exprimait une violente colère... Et sous les pâleurs déversées par la lune, détachant sa noire silhouette sur la blafarde pelouse, ce personnage à mouvemens d’automate semblait une âme en peine, spectre douloureux que n’avait pu retenir la tombe...

Le duo s’acheva : « Gloire au Christ libérateur ! » L’éclatant soprano de la cantatrice célébra en un brillant finale la défaite du péché, la fin de Satan, l’affranchissement du monde, la victoire de la Croix. On applaudit. Alors, un long et incompréhensible silence...

Immobile au bas du perron, l’homme paraissait attendre...

Et derechef le piano résonna ; il modula les premiers accords qui accompagnent l’Adieu de Schubert, puis sanglotante la voix de Campofiori commença...


Adieu, jusqu’à l’aurore
Du jour en qui j’ai foi,...

Satisfait sans doute, obtenant ce qu’il désirait, l’homme s’avança de nouveau, les bras tendus, les mains ouvertes. Il avait l’air de vouloir saisir, enlacer, étreindre la femme qui lui donnait l’étrange rendez-vous.

… Du jour qui doit encore
Me réunir à ......

Brusquement Diva s’interrompit : deux arpèges ;… un autre motif ;… l’allegro d’une vulgaire chansonnette ;… l’éclat de rire populacier de grivoiseries napolitaines : Ah ! ah ! ah ! — (les couplets de la Francese !) On aurait pu croire qu’Eslher Mosselman avait subitement pensé à Lautrem, et qu’elle voulait en profaner le souvenir…

« Ah ! ah ! ah ! » reprirent en chœur les camarades…

L’homme eut comme un geste de désespoir : on l’avait arraché à son extase… Enfin, d’un pas très lent, saccadé, véritable machine à ressorts, il se dirigea vers l’ombre des massifs, s’y enfonça, disparut : les chiens le suivirent en gémissant.


Oui, qu’était cela ?… Avais-je rêvé ?… Le xérès à l’usage des noblemen troublait-il ma cervelle ?… Les mânes de Davison ou l’ombre de Gaétan se promenaient-ils, la nuit, dans les jardins de la Sirena ? Voilà ce qui allait mettre en fuite les derniers pensionnaires de mon hôtelier !… Toutefois, je me rendis promptement compte de ce que j’avais entrevu. Étudiant quelque effet de scène, un des comédiens, le mime Costa sans doute, venait de préparer un de ses rôles… Évidemment !…

Pourquoi donc les deux molosses avaient-ils pleuré « à la mort ? »

Onze heures sonnèrent ; je me souvins du rendez-vous, et me fis conduire au Palazzo. Une promenade à l’île de Capri, en société joyeuse, allait chasser au loin le souvenir du pseudo-fantôme, ou plutôt les fumées de ce redoutable sherry.


XIX. — PROPHÉTIES

Toute gracieuse, Diva me conduisit au salon où m’attendaient ses invités. Le piano était encore ouvert ; une partition manuscrite s’étalait sur le porte-musique : je n’avais donc pas rêvé.

— Bravo ! cher monsieur ; quelle exactitude ! me dit-elle... Mais je le crains, nous partons trop tard ; jamais nous n’arriverons à Capri, avant le lever du jour. Gennaro, mon maître d’équipage, a mal fait ses calculs. Or, toute bêtise mérite une leçon : il la recevra... J’aurais tant voulu vous faire admirer la Grotte d’Émeraude, à la lumière des torches !

Elle avait dépouillé son costume de bergère-Watteau, pour se vêtir en océanide ; sa chevelure tombante était couronnée de coquillages, coiffure de la Sirène au dernier acte de Leucosia, et une sortie de bal cachait la presque nudité du travesti. Je lui pris les mains, puis longuement la contemplai, m’émerveillant à nouveau de cette beauté fatale, de cette inaltérable jeunesse. Quelle eau de Jouvence, quel mirifique secret avait-elle en sa possession pour demeurer ainsi l’Aphrodite ignorant l’outrage des années ? Idole souriante et moqueuse, aussi peu farouche qu’une Vénus-Meretrix, elle se laissa tranquillement regarder, étudier, détailler. Autour de nous les bons camarades formaient un cercle de comparses ; ces messieurs fumant, ces dames se poudrant le visage ; tous et toutes jalousant.

— Je vais d’abord, me dit-elle, vous présenter nos compagnons de voyage Mes amis, ouvrons un ban en l’honneur de l’illustre Blondel !

Une vingtaine de mains m’applaudirent en cadence ; des hurrahs suivirent : la « bacchanale » recommença. Je fis alors connaissance avec d’amusantes figures : le mime Costa, cette âme en peine qui venait de m’ahurir ; Rodolfo, le ténor ; Grossi, la duègne ; Rosina Vivente, l’ingénue, et d’autres étoiles, planètes de plus faible grandeur. Je remarquai, toutefois, qu’aucun des artistes en vedette à San-Carlo ne se trouvait parmi les folâtres personnages de ce Roman Comique.

Rosina, la « vierge » du Bellini, s’empara aussitôt de moi. Elle parlait gentiment français, ayant promené naguère son innocence d’opérette sur maints théâtres de mon pays ; de Lille à Bordeaux, de Nantes à Toulouse. L’ingénue m’adressait des œillades assassines, m’exhibait les blancheurs de ses dents ou la petitesse de sa chaussure, tassait indiscrètement les transparences de ses jupons, parfois même palpitait comme à la fin d’un quatrième acte. Mais j’observais la plus sage retenue : nous n’étions pas encore au moment psychologique d’un dénouement.

« En route ! » La Campofiori me prit le bras, et nous descendîmes vers le rivage. Sant’Angiolo nous emboîtait le pas. Vêtu du smoking à revers de soie, paré de sa chatoyante rosette, développant les magnificences de sa large poitrine, le beau Luna portait nonchalamment un appareil de photographie. Tout en marchant, Diva retournait la tête pour adresser un malicieux regard au bien-aimé ; lui, en retour, cambrait la taille, fredonnait, renvoyait les sourires, songeant sans doute à ce tailleur, ce bottier, cet artiste capillaire dont les mémoires impayés troublaient les délices de ses nuits.

Près du rivage, une sorte de balancelle à deux mâts roulait doucement, mais mignonne, de forme élégante, peinte en blanc, ornée d’arabesques dorées : c’était le yacht qu’allait piloter Gennaro. A la proue et aux vergues pendaient de nombreuses lanternes vénitiennes ; des lampions de verre écarlate décoraient aussi un canot qu’attachait une remorque à notre brigantine. Quatre mariniers en costumes d’opéra-comique, et parmi eux Cecco, le frère du possédé, nous attendaient, rangés sur la grève. Ils étaient munis de corbeilles à victuailles, car une bombance devait terminer la fête.


Déjà la Campofîori mettait le pied sur la passerelle, quand soudain un long corps, vieillard nippé d’une soutanelle, sortit de l’ombre que projetait la falaise : je reconnus Mosselman. Les dix années révolues depuis notre rencontre ne l’avaient pas épargné. Blanchi et plié par l’âge, loqueteux, grotesque, pitoyable, il semblait être la marmiteuse image de la Pauvreté. Le caraïte vint se placer devant sa nièce, puis d’une voix suppliante :

— Esther, mon Esther, ne va pas dans la grotte de la Sirène ! Le prophète Amos a dit : « Mon Jugement sera pareil à l’abîme des eaux ; ma Colère, comme une mer sauvage ! »

La Campofîori s’arrêta, puis apostrophant ce gêneur :

— Assez, triple niais, sale ivrogne !... Je ne m’appelle pas Esther, et je t’ai défendu de me tutoyer... D’ailleurs, ton Amos radote. Regarde : sa mer sauvage est aussi tranquille qu’un étang.

— Esther, mon Esther, un autre prophète dit encore : « Le gouffre s’étend plus profond sous le sommeil des ondes que sous le tumulte des flots. »

— Retourne à ton grenier, maniaque, ou sinon, je te fais jeter à mes chiens !

Un transport de fureur indignée agita la minable carcasse de l’oncle Mardochée ; il se redressa, et alors, nabi implorant son Javeh :

— Ah ! c’en est trop !... Esther, Esther, voici mes adieux !... Que le bras de Celui qui châtie les enfans ingrats s’abatte sur tes péchés, maudite ! J’ai trop souffert par toi : qu’il me venge I

Amen !... Je m’en moque !

Elle s’élança sur la passerelle ; Sant’Angiolo vint s’asseoir à côté de cette aimable nièce, lui prit la main, y posa les lèvres, et l’enragée Sirène se calma aussitôt. Diva semblait m’avoir oublié ; je m’installai donc près de Rosine, à l’arrière de la balancelle ; les autres passagers s’établirent autour de la Grossi ; les mariniers levèrent les ancres, larguèrent les amarres, hissèrent les voiles : nous voguions.


XX. — BARQUE ET BARCAROLLES

Une splendeur de nuit, tiède, parfumée, lumineuse ; écrin de velours bleuté, à la parure d’étoiles ! La Voie lactée prolongeait vers l’espace ses laiteuses poussières d’astres en formation, et dans l’immensité du firmament fourmillaient les myriades de mondes, — ces mondes où l’on doit aussi aimer et mourir, puisqu’ils s’attirent entre eux et qu’ils périssent. Une faible brise moirait à peine l’ondulation phosphorescente des flots ; nos voiles clapotaient au long des mâts ; la balancelle n’avançait que lentement, et nos bateliers avaient pris la rame... Non, nous ne pourrions arriver à Capri avant les premières lueurs du jour.

La Grossi, qui s’ennuyait près de ses camarades, attaqua une barcarolle : « Addio, mia bella Napoli. » Ténors et barytons, sopranes et contraltes reprirent en sourdine ; nos mariniers faisaient chorus, et je comparais, non sans dépit, les voix justes, chaudes, bien timbrées, de ces chanteurs, fils du soleil, à l’enrouement vineux de notre populaire lorsqu’il se met en liesse.

— Que pensez-vous de Campofiori ? me demanda la Vivente, ma voisine.

— Artiste remarquable ; une autre Falcon !

— Ses notes de canari me plairaient assez ; mais son jeu, cher maître, oh ! son jeu de marionnette ! Quand votre Falcon est en scène, on dirait d’une poupée mécanique ayant une serinette dans le gosier... Aucune âme ne palpite en elle : cette Diva n’a vraiment pas d’âme !...

Elle colla contre moi sa maigreur chafouine, puis minaudant :

— Est-il exact que vous daigniez faire son portrait ?

— Je le commencerai demain.

— Tous les bonheurs !... Comment habillerez-vous notre princesse ?... En veuve du Malabar ?

— Beaucoup plus simplement.

In naturalibus ?... Je devine : la fresque de Pompéi ! Diva lui ressemble, et en tire vanité. Ah ! cette Vénus, quelle lupa !... Sa madone !...

— J’irai voir cette peinture et j’aviserai.

— Ne vous dérangez pas. Costumez votre modèle en Mme Lafarge.

Cette venimeuse allusion à la mort du prince Campofiori me déplut :

— Vous aussi, mademoiselle, vous croyez de stupides calomnies ?

— Pauvre Gaétan !... Savez-vous que je l’ai beaucoup connu ?

— Joyeux garçon, m’a-t-on dit ; fort amateur de jolis minois.

— Flatteur !... Oui, il m’a fait la cour, et même si j’avais voulu...

Rosina, l’irréductible vierge, se retourna vers le paysage qui fuyait derrière nous, puis avec un geste de grand premier rôle :

— Ah ! si je m’étais montrée moins sévère, palais de marbre, jardins d’orangers... Tiens ! voyez donc, là-bas, cette barque sans voiles qui nous suit.

— Quelque pêcheur attardé !

— Je n’aperçois aucun filet, et le batelier n’a pas de compagnon... Comme il rame, le gaillard !... Il va, je suppose, à Massa... Hé ! hé ! l’ami !... Rapportes-tu de nombreuses fritures ?

Elle agita son mouchoir, attendant la réplique : l’homme interpellé ne répondit pas.

Nous avancions, maintenant. Les rares lanternes, fumeux éclairage de Massa-Lubrense, avaient disparu ; à notre gauche, se dressait l’escarpement de la Campanella ; l’île de Capri se rapprochait... Le ténor de la troupe entonna une seconde barcarolle ; mais le roulis d’une mer qui devenait moutonneuse avait paralysé tout entrain. Sant’Angiolo enlaçait à présent la taille de Diva. Elle appuyait la tête sur l’épaule complaisante de ce robuste mâle, fermait les yeux, paraissait sommeiller... Il balen del suo sorriso : le galant posa un baiser sur les lèvres souriantes. Elle tressaillit, puis ses doigts caressèrent le visage poudré du malappris lovelace.

— Reluquez donc Juliette et Roméo, murmura la bienveillante Rosine... Une princesse ! Plus poseuse avec nous, plus arrogante que la Madame aux vingt-cinq quartiers, et elle se pâme en public dans les bras d’un ruffian !

— L’amour ! mademoiselle Vivente.

— D’où sort-elle, de quel bouge à fillasses ? On la dit Levantine, ancienne rouleuse de café-concert. En tout cas, elle n’est pas Vénitienne. Nous autres, filles de la Giudecca, nous savons mieux choisir. Moi, quand j’aurai trouvé mon idéal, je... Mais le vent devient frisquet, cher monsieur ; vous allez prendre froid, et j’ai charge d’âme. Permettez-moi d’attacher sur vos épaules une dentelle de mon pays.

Elle se leva pour saisir son réticule, et aussitôt poussa un cri de frayeur :

— Monsieur, monsieur ! La barque est toujours là !... Elle s’acharne à notre poursuite !

Le jour venait de poindre ; mais ses premières pâleurs ne permettaient pas de bien distinguer l’homme qui nous donnait la chasse. Noyée dans les vapeurs de l’aube, j’apercevais seulement une barque ; elle roulait, elle tanguait, ballottée par le jeu des lames. La brise avait fraîchi ; un vent de suroît soufflait du large ; la mer clapotante nous envoyait quelques embruns, et l’étrave du fantastique bateau faisait jaillir des fusées d’écume. Celui qui le montait devait être un vigoureux rameur ; il nous gagnait rapidement de vitesse, et cependant ne s’écartait pas de notre sillage.

Rosina prit sa lorgnette de théâtre, la mit au point, puis laissa retomber son bras, interdite :

Dio mio !... Un religieux !... Le moine de Murano !

A mon tour, je braquai la jumelle... Oui, c’était bien un religieux. Courbé sur les avirons, luttant avec une force incroyable contre l’ondulation des vagues, il ne cherchait pas à reconnaître son chemin, nous suivait, nous poursuivait, sans même dévier d’une brasse, et je n’entrevoyais qu’un capuchon rabattu sur son crâne... Bizarre, très bizarre, en effet !

Sant’Angiolo éleva la voix. Il avait choisi un langoureux nocturne pour nous dire l’ivresse de joie qui lui remplissait le cœur, la barcarolle des Contes d’Hoffmann :


 O nuit d’amour, o nuit enchanteresse...


Diva, sans quitter sa pose paresseuse, soupirait aussi cette romance, et « poupée sans âme, » au dire de l’envieuse Rosine, elle défaillait de volupté. Mais l’ingénue du Bellini ne s’occupait plus de sa camarade ; effarée, l’œil hagard, elle observait son Moine de Murano.

— Quelle est cette superstition vénitienne ? lui demandai-je... Un conte absurde, sans doute !

La Vivente allongea l’index et le petit doigt de la main droite pour conjurer quelque gettatura :

— Ce n’est pas un conte !... Oui, monsieur, le maudit frataccio existe et parcourt les mers. A Venise, il hante nos lagunes. Parfois, à la nuit tombante, ce revenant accompagne de loin la gondole où tiennent embrassés des amoureux. Malheur alors à Paolo, et malheur à Francesca ! Ils n’ont plus qu’à se préparer au grand sommeil du Campo-santo... L’île de Murano, monsieur, est située près de notre cimetière.

Des niaiseries ! Cet oisillon de la Giudecca était plus crédule qu’une petite pensionnaire des Oiseaux... Et l’irrésistible Luna faisait vibrer les notes de sa barcarolle ; et l’amante s’abandonnait à l’enlacement du bien-aimé ; et le bateau-fantôme les suivait : « O nuit d’amour, ô nuit enchanteresse ! »


Les grisailles du crépuscule s’avivaient à présent de teintes rosées ; l’aube devenait l’aurore ; Capri nous montrait nettement les abruptes murailles de ses falaises, les blancheurs de ses villas, les sombres feuillages de ses jardins. Nous avions doublé la Punta Tragara, dépassé la Petite Marine, mais tout dormait encore dans l’île des lascivités antiques, des orgies tibériennes, et les Graziella, vendeuses de coraux, n’y rêvaient guère de Séjan ou de Germanicus.

— Attention ! cria Gennaro qui tenait la barre. Voici la Grotta Verde. Bas les voiles, et à la rame !... Toi, Cecco, tes bras sont faits de coton ; un peu plus de vigueur, paresseux. Le timonier interrompit son invective pour regarder adroite.

— Bon ! l’autre qui s’efforce de nous devancer !... Eh ! padre ! padre ! vous piquez droit sur un écueil : gare au « Marcellino !... » Il l’a évité : plus de peur que de mal !... Aussi, s’aventurer, à pareille heure, au milieu de ces récifs ! Diable de moine, moine du diable !

Il se mit à gabarer, sacrant comme un païen :

— Halte, sangue di Christo ! .. En arrière, en arrière !... Halte encore !... Ah ! Cecco, mon garçon, je vais te dégourdir les omoplates... Bien ! Maintenant les ancres !... Excellence, nous sommes arrivés.


XXI. — DANS LA GROTTA VERDE

S’arrachant enfin à son amoureuse torpeur, l’ « Excellence » Campofiori se leva, et apostrophant le timonier :

— Vous n’avez donc pas obéi à mes ordres ? Où sont les bateaux que j’ai commandés ?

Le maître d’équipage répondit par un geste de désolation :

— Partis !... Nous avons plus d’une heure de retard : on n’a pas attendu.

— Pas attendu ? Et c’est votre excuse ?... Tous fainéans ou stupides dans votre pays !

— Nous valons mieux que toi, sorcière ! grommela près de moi Cecco... Va, je t’étranglerai, quelque jour.

Fort ennuyée d’un tel contretemps, notre princesse s’adressa à ses invités :

— Excursion manquée, mes amis, et par le fait de cet idiot ! Je me vois donc obligée de vous laisser presque tous à bord... Gennaro, pour avoir si mal transmis mes instructions, vous méritez un châtiment.

— Un châtiment ? Eh, santa Madona ! ce n’est pas ma faute !... Madame, nous ne sommes ni stupides, ni fainéans dans notre pays.

— Vous raisonnez ? Je vous retiens huit jours sur vos gages.

— Oh ! princesse !... J’aurais tant besoin d’un peu d’argent. Ma femme va bientôt accoucher, et...

Basta ! Quand on est pauvre, on n’a pas d’enfans... Faites avancer le canot que nous remorquons ; toi, Cecco, descends l’Aiguille.

Elle désignait ainsi une minuscule nacelle qu’on avait suspendue à notre bordage, sorte de fisolera vénitienne où deux personnes pouvaient à peine tenir :

— Voici donc ce que nous allons exécuter. Sant’Angiolo avec son appareil de photographie montera dans le canot ; vous, monsieur Blondel, vous y occuperez une place d’honneur, et notre chère Rosine m’en voudrait à mort si je la séparais de son nouvel ami,

— Je ne souhaite la mort de personne, ma belle, mais je t’obéirai volontiers, riposta piquée et hargneuse l’ingénue d’opérette.

— Le coup de foudre, monsieur Blondel ! Quelle victoire sur un cœur de vierge !... Gennaro, vous conduirez leur embarcation ; quant à moi, je me réserve l’ Aiguille. Elle seule peut accoster une tête de rocher qui doit me servir de piédestal.

— Compris ! s’écria Sant’Angiolo... Un tapis de varechs sous tes pieds, Leucosia !... La Sirène dans son palais !

— Je préfère la pose de l’Astarté émergeant des ondes.

— Toujours ta fresque de Pompéi ?... Une obsession, ma chère !... Tiens-tu beaucoup à cette photographie ?

— Le journal l’Artista me l’a demandée ; on la reproduira en cartes postales, et j’en adresserai tout un paquet à la famille Campofiori... Maintenant, Cecco, démarrons.

Elle descendit dans la fisolère, qui bientôt s’enfonça sous l’ouverture de la falaise. Nous suivions, mais plus lentement. Gennaro proférait contre la « lupa » des kyrielles d’injures ; Sant’Angiolo fredonnait sa romance favorite ; Rosina se taisait, soucieuse, et moi j’admirais l’ordurière richesse du vocabulaire napolitain.


Le soleil montait sur l’horizon ; déjà le jour se glissait par l’étroit orifice de la Grotte ; mais l’extrémité de cette profonde caverne demeurait encore plongée en d’épaisses ténèbres. S’épandant peu à peu, la lumière produisait de fantasques et indescriptibles effets. Toute chose éclairée par elle se colorait d’une teinte d’émeraude : la voûte et les parois des murs, les deux embarcations, nos vêtemens, nos visages. Aucun souffle de vent n’arrivait du large ; l’eau dormait sous nos pieds, verte et stagnante ; l’air saturé de chaudes buées pesait lourdement : un écrasant silence !

Diva nous attendait dans une assez vaste chambre dont le plafond se courbait en forme de coupole. L’écho y résonnait persistant, et les moindres bruits étaient répercutés comme sous les arceaux d’une cathédrale. La Campofiori se tenait debout, presque à fleur d’eau, sur un étroit rocher que tapissaient des fucus, goémons et algues marines : Sirène ou Astarté, l’ensorcelante prometteuse d’amour posait avec grâce.

Se conformant aux indications du photographe, Gennaro nous arrêta en face de la cantatrice, à dix ou douze mètres de distance.

— Carina, dit alors le peu discret sigisbée... je suis à tes ordres. Mes plaques sont préparées : hâtons-nous.

Dégrafant sa sortie de bal, cette « chérie, » si impudemment exploitée, s’offrit à nos regards dans son costume d’océanide... Quelle déconvenue ! L’apparition que j’espérais gracieuse n’était que déplaisante. Sous les jeux d’une verdâtre lumière le pâle visage de Leucosie avait pris des teintes cadavéreuses ; son maillot de couleur glauque semblait vêtir une morte, ou plutôt on eût dit d’une hiératique statue de jade, dressée dans quelque sanctuaire bouddhique, et démontrant aux agités de ce monde la désespérance des trois néans.

— Quelle horreur ! murmura l’impitoyable Rosine... Le diable qui sort d’un bénitier !

Sant’Angiolo braqua son appareil, se coula sous le voile des photographes, et prononça le sacramentel : « Ne bougeons plus. »

— C’est fini, ma toute belle ! Allons rejoindre nos compagnons.

Mais la Campofiori se souciait fort peu des camarades ; elle remit son manteau, puis m’adressant la parole :

— Passons maintenant, monsieur Blondel, à un autre exercice. Je vais chanter mon récitatif de Leucosia. Vous qui savez si parfaitement composer un tableau, observez mes gestes, et conseillez-moi.

— Bien volontiers, princesse.

— Nous sommes en scène : le jour se lève ; la Sirène aperçoit Lazare, l’appelle, et désire l’entraîner dans l’abîme. Dois-je étendre les bras ?… Non ; tel n’est pas votre avis. Une pose de cariatide produirait plus d’effet. Vous avez raison… Do, mi, sol, do !… Quelle sonorité sous cette voûte ! Je commence :


Toi que bercent les flots, et que lèvent caresse…


Elle s’arrêta, surprise :

— Qu’est cela ?… On a ri !

Un ricanement qu’avait répété l’écho venait de se faire entendre. Bientôt, clapotant sous des avirons, l’eau dormante se rida : une barque se détacha des noirceurs de l’ombre.

— Le moine ! balbutia terrifiée Rosine… L’un de nous va mourir !

Son Moine de Murano, cet inlassable rameur qui, pareil à un requin, avait si longtemps suivi notre sillage, s’était faufilé avant nous, dans la Grotta Verde ; mais la confusion des manœuvres d’atterrissage me l’avait fait perdre de vue. La capuce rabattue de son froc lui couvrait encore une moitié de la figure ; il se dirigeait pourtant avec une étonnante sûreté.

Lentement il se rapprocha de la cantatrice ; sa barque frôla le piédestal de la néréide ; la quille aussitôt grinça contre le récif, et le bateau-fantôme resta immobile, fiché sur les bas-fonds, entravé par les varechs.

À ce moment, — mais lointain, très faible, à peine perceptible, — le son d’une cloche nous arriva. Là-bas, dans quelque couvent de Capri, on annonçait l’office des matines…

Aussitôt, le religieux souleva son capuchon, et stupéfait, je reconnus Marcellus. Il semblait sortir d’un profond sommeil, laissait vaguer des regards d’ahurissement, se croyait tourmenté par un mauvais songe… Enfin, avec un douloureux soupir :

— Eh quoi, mon Dieu, toujours et toujours la même croix !… Toujours mon rêve de péché, le rendez-vous donné par cette femme !… Qu’exiges-tu donc aujourd’hui de moi, ô Terrible ?

J’avais compris : un cas monstrueux de somnambulisme et d’auto-suggestion !… Ainsi, morsures du vent, roulis de la mer, embruns des vagues, rien n’avait pu arracher cet homme à son « état second ; » mais le tintement éloigné d’une cloche, à l’heure où les religieux vont psalmodier leurs premières oraisons, avait suffi pour le tirer de son sommeil. J’assistais à l’un de ces terrifians phénomènes, — dédoublement de la personnalité humaine, et complète abolition du « Moi, » — dont les manifestations épouvantent toute métaphysique, toute théologie, toute religion.

Effrayée d’abord, la Campofiori s’était vite rassurée ; même, elle adressait au somnambule de douteuses plaisanteries :

— Maudit moine ! Il m’a fait peur... Bonjour, mon révérend père : vous troublez notre répétition. Rangez donc, s’il vous plaît, votre barque... Voulez-vous écouter Leucosia, la Sirène qui tenta Lazare ?

Mais voici qu’entendant la voix provocante de Diva, le franciscain redressa la tête ; ses lèvres prononcèrent quelques mots : « Je vais t’obéir, Dieu vengeur ; » il se leva, et alors hautain, menaçant, ironique :

— Leucosia, Lazare est sorti du tombeau !... Esther Mosselman, je suis Marcel Lautrem.


XXII. — « VADE RETRO ! »

Longuement l’élève, la fiancée de Marcellus, regarda l’homme qui l’avait tant aimée. Elle vit ce blême et terreux visage, ces joues caves, cette bouche édentée, ces yeux éteints, ces cheveux grisonnans, ce front que sillonnaient les rides ; elle vit son œuvre de destruction, et un outrageant éclat de rire fut sa réponse.

— Esther Mosselman, reprit Lautrem..., j’avais manqué gravement à mon devoir. L’enfant de Teresa est tourmenté par un démon ; j’aurais dû accourir pour délivrer le fils de cette chrétienne ; mais je n’ai pas voulu franchir le seuil de votre maison.

— Vous avez eu grand tort, mon ami. La Sirena aurait offert à votre sainte personne bon souper, bon gîte, et peut-être le reste. J’y pratique la plus large hospitalité... Appelez-moi, s’il vous plaît : princesse.

— Esther Mosselman, Dieu triomphe aisément de nos lâches résistances. Il m’a poussé vers vous, — inconscient, dans la nuit, sur les flots, scellant mes yeux par le sommeil, abolissant en moi jusqu’à la notion de mon être, et me voici devant votre face.

— Permettez-moi, mon révérend père, de prendre une cigarette ; le prône menace d’être long, et je m’ennuierai moins en fumant.

Elle tira de son manteau un mignon étui de vermeil, alluma placidement le tabac parfumé, puis s’installa sur un bloc de rochers qui formait saillie.

— Esther Mosselman, poursuivit Lautrem impassible,... les turpitudes de votre vie et l’impudente tranquillité de vos crimes scandalisent tout un peuple que Dieu daigna confier à ma garde. Depuis longtemps, j’aurais déjà dû vous chasser : Celui qui hait le Mal me demandera compte de ma faiblesse... Comprenez-moi donc. Vous allez, et dès demain, quitter votre Sirena, pour n’y plus revenir.

— Oui-dà ! Ingénieuse idée, mon cher ! Que me proposez-vous en échange ? Un grenier de musicâtre, près de l’empyrée, rue Vavin ? La salle de catéchisme où pérorait le petit vicaire, mon convertisseur ?... Mais vous n’avez même plus à m’offrir de pareilles voluptés.

— -Vous allez, Esther Mosselman, — le moine haussa la voix — sortir au plus tôt d’un pays dont vous êtes l’immonde perdition.

— Ah çà ! pour qui me prenez-vous, diseur d’insolences ? Suis-je votre pénitente ? Me comptez-vous dans l’imbécile clientèle de votre confessionnal ?

— Vous allez sortir de ce pays ; je l’ordonne, je l’exige.

— Il ordonne... Il exige... Voyez-moi ce frère-cordon qui se pose en dictateur !

— Vous obéirez,... vous obéirez, ou sinon...

— Des menaces ?... Achevez.

— Ou sinon, palais, jardins, équipages, meubles, joyaux, toilettes, tout flambera, et le salaire de vos prostitutions, le gain de vos empoisonnemens montera, fumée propitiatoire, vers le trône de l’Etre terrible.

— Très beau ! Vous fabriquez bien la phrase : je le sais... Venez donc me trouver, monsieur, vous et vos paysans : je recevrai.

— Et la cour d’assises, qu’en faites-vous, l’homme de Dieu ? interrompit Sant’Angiolo.

Le moine tourna la tête vers ce cabotin ; puis, avec une altière indifférence :

— Quand la justice humaine est impuissante, l’homme de Dieu prend sa place et châtie.

— Incendier ma demeure, c’est déjà fort aimable, ricana la Campofiori... Autre chose pourtant compléterait votre fête.

— Oui. Dieu fit jeter aux chiens le corps de la Jézabel.

— De mieux en mieux !... Vous oseriez, monsieur, m’assassiner ?

— Un exécuteur du Jugement n’assassine pas : il applique la sentence.

— Et quelle est cette sentence ?

— « Ma Colère s’abattra sur toi, pareille à une mer sauvage... » Relapse du Dieu jaloux, vos jours sont comptés.

Diva tressaillit : l’illuminé venait de lui redire la parole du prophète Amos, l’imprécation de Mosselman. Toutefois, elle se ressaisit très vite.

— L’amusant personnage ! fit-elle... Excellent troisième rôle : l’inquisiteur de Don Carlos !

Un inquisiteur, oui certes. Debout, et dominant de sa haute taille la pécheresse qu’il menaçait de mort expiatoire, Lautrem avait débité ses théories à la Joseph de Maistre, sans un geste, les bras collés contre son froc, d’une voix impérieuse, sur un ton qui n’admettait pas la réplique. En sa farouche tranquillité, il semblait aveuglément croire à sa mission d’archange exterminateur, et tout annonçait que ce fanatique n’eût reculé devant l’incendie, ni même devant l’homicide.

L’inquiétude me gagnait. Quelle fantaisie prenait Diva de provoquer ainsi un homme qui possédait le pouvoir de la faire massacrer ? De loin, je l’engageai à terminer le colloque, et à partir. Mais elle me répondit que cette « reconnaissance, » quatrième acte de pièce « bien truquée, » avait besoin d’un piquant dénouement, et qu’elle se proposait de l’amener. Comédienne dans les moelles, la prima donna se voyait en scène, jouait pour la galerie, désirait nos applaudissemens.

— Ainsi, reprit-elle, ce padre qui depuis trois semaines parcourt la campagne, en déblatérant contre moi, a nom Marcel Lautrem. Nous ne sommes plus, monsieur, le nigaud sentimental, l’amoureux transi que je trouvais si ridicule. Mes complimens ! Vous voilà transformé en saint Jean-Baptiste ; vous prêchez contre Hérodiade... Ah ! méfiez-vous : Hérodiade eut le caprice de se faire aimer.

— Réservez vos tendresses à ceux qui les paient.

— Quelle grossièreté, mon bon père !... Pour me traiter si furieusement, vous avez donc bien peur de vous-même ?

Elle jeta sa cigarette, et la demoiselle des cafés-concerts tunisiens reparut en la princesse Diva Campofiori.

— Tu es devenu bien laid, hideux, presque répugnant, mon pauvre Marcel ; néanmoins, tu me plais, aujourd’hui. Un Savonarole pour amant, quelle aubaine !... Allons, approche, protagoniste de la morale ; faisons la paix : je t’ouvre les bras.

Lautrem étendit les mains, comme pour écarter quelque abominable vision :

— Ignoble et infâme !... Une autre Astaroth !

— Astaroth... Astarté, appelle-moi comme tu voudras ; mais je suis la Femme ! Oui, la Femme, — entends-tu, comprends-tu ? — la Femme qui connaît sa puissance et sait toute la faiblesse des saints tels que toi. Va, je t’ai bien deviné. La haine que tu m’as vouée n’est que la frénésie d’une passion déçue. Tu aimes, et subis la torture de n’être pas aimé. Dans le couvent où tu as fui, la Femme,... Esther, j’imagine,... s’est acharnée sur toi. Ton âme, ton cœur, ta chair se débattent sous ma possession ; même aux pieds de ton Dieu, tu n’adores d’autre Dieu que moi. T’ai-je bien analysé ? Ose me démentir... L’Astaroth, monsieur le porteur de cilice, c’est vous-même.

Et de nouveau, elle jeta le défi de son rire insulteur.

— « Tu n’auras plus d’autre Dieu que moi ! » accentua la voix frémissante de Marcellus... Femme, telles sont les paroles qu’à pareil jour, voilà vingt ans, j’entendis sous la main glacée de l’Astaroth. Qui vous a révélé mon secret ? De quel démon êtes-vous confidente ?... Ah ! ah ! vous ne riez plus. Vous comprenez enfin que les rires de l’Enfer finissent toujours en grincemens de dents.

— Cet homme est fou ! exclama la Campofiori, soudain alarmée, et se levant... Cecco, amène l’Aiguille : partons.

— N’approche pas, Cecco ! enjoignit le franciscain... Fais ta prière, mon fils, et demande au Ciel de m’assister... Vous, femme, à genoux !

— Tâchons d’accoster, dis-je à Gennaro... Le moine n’a plus sa raison ; peut-être la princesse est en danger. Vite, vite : dépêchons !

— Non, monsieur ! Je ne bougerai pas... Nous sommes, dans notre pays, trop stupides pour comprendre, trop fainéans pour agir... Du reste, moi aussi, j’obéis aux commandemens du padre.

Il s’allongea dans l’esquif, puis goguenard improvisa une égrillarde chansonnette.

Misérable !... Je tentai de saisir les avirons ; mais il me repoussa, meurtri par son poing, et brutalement blessé au visage ; Sant’Angiolo voulut me venir en aide : un coup de pied le coucha sur le fond du canot. Alors, décrochant ses rames, le timonier les jeta au loin, hors de notre atteinte :

— Là ! monsieur le Français. Accostez, maintenant !... Addio, Diva... Toi, le ruffian, reste tranquille !... Addio, materasso d’amore !...

Bientôt, s’en allant à la dérive, notre barquette s’éloigna ; un très faible courant l’entraînait vers la sortie de la Grotte.

— Ne m’abandonnez pas ! suppliait la Campofîori... J’ai peur !... Angelo ! Angelo !

Hélas ! ce vaillant Luna ne pouvait rien pour la secourir. Lui non plus ne savait pas nager, et per Bacco ! cette eau verdâtre était bien profonde ! Consterné, dompté d’ailleurs par la rude caresse de Gennaro, il inclinait la tête sur ses genoux, crispait les poings, et très dramatique me rappelait l’Ugolino dans la Tour de la faim : Ambo le mani di dolor morsi... Magnifique tragédien !

— Angelo !... mon Angelo ! criait éperdument l’abandonnée... C’est un fou !... je suis en péril... Angelo ! ! !... Lâche ! Oh ! lâche !

Vains appels, inutiles injures ! L’héritier des Comnènes n’y répondit que par un superbe geste de désolation... Quant à moi, fort alarmé, j’interpellais Marcellus, lui répétant mon nom, le conjurant de venir nous rejoindre ; il n’entendait pas, ne voulait rien entendre ; Rosina se démenait, en proie à une crise de nerfs ; Cecco marmonnait des patenôtres ; Gennaro chansonnait sa princesse, et emporté par le remous, lentement, très lentement, notre bateau s’éloignait.


Une surprenante transformation venait de se produire chez le franciscain. Le vieil homme presque aveugle que j’avais vu se traînant sur le chemin, caduc, pliant l’échine sous la souffrance, avait recouvré une étrange vigueur de jeunesse. De semblables phénomènes ne sont pas rares chez un névrosé, et les médecins aliénistes nous ont appris quelle force surhumaine développent souvent de subits accès de démence. Lautrem avait saisi dans sa barque un de ces lourds tridens dont se servent les pêcheurs à la madrague ; il l’étreignait à pleines mains, et fixait sur Diva effarée son morne regard d’inquisiteur.

…Dans la glauque et incertaine lumière qui nous éclairait, la haute silhouette de ce revenant des jours passés semblait grandir, d’instans en instans ; fantastique, formidable en sa robe monacale. Esther courbait le front, et s’affaissait peu à peu sur la couche des goémons : on eût dit d’un passereau paralysé par la terreur, sous le vol de l’orfraie. Quelques mots latins m’arrivaient confus : Bête venimeuse !… Astucieux serpent !… Impureté de l’Abime !… Souffle de l’Enfer !… Lazare exorcisait. Mais en dépit d’aussi puissantes formules, Leucosia ne se dissolvait pas en vapeurs, et continuait à nous appeler désespérément.

— Esther ! demanda Lautrem, devenu menaçant… Pourquoi vous glissez-vous, chaque nuit, dans ma cellule, me tourmentant sans trêve, m’obligeant de me supplicier à coups de discipline ? Il faut que cette torture finisse !… Êtes-vous l’Astaroth ?

— Au secours !… Au secours !

— Courtisane, empoisonneuse, chair de luxure, esprit de perversité, le Maudit habite votre corps… Vous êtes l’Astaroth.

— Au secours !… Au secours !

— Non, tu n’es pas une femme ; tu as volé la forme humaine !.. Tu n’es pas une femme, démon ! Je te reconnais enfin. Les eaux de l’Abime ont verdi ton visage !… Tu n’es pas une femme, lémure à l’aspect de cadavre !

— Au secours !… Au secours !

— Pourquoi m’as-tu entraîné ici, dans cette caverne, ton repaire ?… Pourquoi ton rendez-vous ?… Pour me tenter encore, te faire adorer ?… Allons, avoue : tu es l’Astaroth.

Secoué par une frénésie de rage, il leva son harpon sur la voleuse de forme humaine : « Avoue, avoue et disparais ! » Affolée, Esther tomba à genoux :

— Ne me tuez pas !… Au secours ! Au secours !… Ne me tuez pas !… Pitié ! pitié ! J’avoue.

Mais soudain se redressant, elle rejeta sa sortie de bal et, pareille aux catins diaboliques des tentations flamandes, apparut dans une obscénité provocante : pour sauver sa vie, elle essayait un suprême effort !

— Vois !… Je suis belle !… Vois, vois !… Prends-moi donc !… Je… Je…

Et poussant son dernier éclat de rire, elle cria : « Je t’aime ! »

L’arme aussitôt s’abattit sur la tentatrice.

Étourdie, ensanglantée, elle chancela, puis s’effondra dans les fucus qui recouvraient l’eau dormante...

Durant quelques secondes, soutenue par l’épaisse litière des varechs, Leucosia parut flotter ; ses mains s’accrochèrent à la barque ; mais deux nouveaux coups lui brisèrent les doigts... Un hurlement de détresse..., un blasphème, et la Sirène enfonça ; l’Astaroth disparut.

Alors, répondant à nos clameurs :

— Justice est faite ! annonça l’exorciste... La Grande Prostituée est vaincue.

On ne retrouva jamais le corps de la princesse Campofiori.


La fin tragique de la célèbre prima donna fut pour MM. les gazetiers italiens un heureux prétexte à copie. On publia force portraits de la cantatrice ; les courriéristes lui fabriquèrent maints pompeux panégyriques ; des poètes la pleurèrent en stances ou en sonnets, et un savant homme d’Académie lui consacra un fort beau mémoire. Il démontra qu’Esther-Astaroth n’était qu’un même mot, et qu’il signifiait : Charme du soir, Volupté des nuits, Génisse, Brebis ou Richesse. ces hébraïsans ! Enfin comme tout se termine ici-bas par des chansons, un mauvais plaisant mit en complainte la macabre aventure de la Grotta Verde. Caverna, inferna, sempiterna y rimaient aussi richement que chez Dante, et ce fut la dernière oraison funèbre de Diva, princesse Campofiori.

Mais le procès criminel intenté à Lautrem offrait une magnifique occasion de philosopher. Les journalistes catholiques prirent chaudement le parti du franciscain. Peu tendres pour sa victime, ils flétrirent les débordemens de cette autre Messaline, vitupérèrent l’infâme Esther Mosselman deux fois renégate, déplorèrent la faiblesse de la justice humaine que cette courtisane avait su séduire, louèrent l’acte méritoire de Marcellus, véritable conscience. Est-il licite de tuer pour accomplir une œuvre de salut, voire de| propreté morale ? Oui, certes, et ces messieurs citèrent les casuistes : Navarre, Léander, Gomez Hurtado, Diana, le Docleiir Angélique, Aquinas ille !... L’homme s’agite. Dieu le mène : le Très-Haut avait dirigé lui-même une exécution nécessaire.

D’autre part, les publicistes libres penseurs ménagèrent Lautrem. Ils dissertèrent plutôt sur le somnambulisme et « l’état second, » parlèrent de Lélut ou d’Alfred Maury, invoquèrent l’autorité de Lombroso, reconnurent en le « moine assassin » un pauvre être attardé dans l’évolution, ignorant le Progrès, la Solidarité, l’Altruisme ; cerveau atrophié, embourbé encore dans un ignorantisme moyenâgeux, resté, hélas ! contemporain des Torquemada ou des Jacques Clément : atavisme de l’ancêtre moustérien, mentalité de l’anthropoïde ! Toute religion produit la cruauté, disaient ces philosophes : le superstitieux franciscain devait être fatalement féroce. Tel fut, d’ailleurs, devant les assises, l’avis du médecin légiste, darwinien militant, ennemi de saint Janvier et candidat radical. Non, un inconscient ne pouvait être déclaré coupable : pris de doute, le jury acquitta.

Au surplus, cette cause retentissante me suscita d’indicibles ennuis. Convoqué comme témoin à la Vicaria de Naples, j’y fis la connaissance de dame Justice, et appris alors qu’italienne, française, allemande ou anglaise, vêtue de laine ou de soie, de noir, de rouge ou d’hermine, cette vieille Thémis n’est point personne à fréquenter... mes amis, garez-vous de son tête-à-tête !


Or, durant l’hiver de l’année 1909, je me trouvais de nouveau à Naples, au Bertolini. La société y était agréable, bien qu’un peu gâtée par la tapageuse présence de cocodettes françaises ; mais leurs frimousses plâtrées ne m’attiraient guère.

J’avais rencontré, au cours de mon voyage, une respectable Anglaise, Mrs Hatchinson, qu’accompagnaient ses filles, les misses Olivia et Margaret. D’Olivia je n’ai rien à dire. Elle était sèche et rêche, lisant trop la Bible, ne quittant pas la robe montante, et ressemblait à l’une de ces diaconesses qui vont à Shangaï convertir le rusé Chinois. En revanche, le flirt de Margaret avait accompli ma conquête. Ses yeux couleur de myosotis, ses cheveux pareils aux épis mûrissans, ses joues plus roses qu’une pomme d’api du Northumberlaud, ses dents perlées, bien que déjà longuettes, sa figure de keepsake, sa grâce insulaire, ses discrets soupirs lorsqu’elle me regardait, tout en elle faisait battre mon cœur de quadragénaire. J’achevais donc au Palace Hôtel un roman du plus délicat amour.

Dear mamma, avait déclaré Margaret, monsieur Blondel me plaît beaucoup.

Good gracious ! Epouser un Français ? Vous n’y songez pas, j’espère.

— Armand me plaît beaucoup... autant que vous a plu mon pauvre papa. J’épouserai.

— Epousez, darling, épousez ; M. Blondel s’entend à gagner de l’argent ; il serait digne d’être né Anglais.

— Oh mamma !... Vous ne comprenez plus rien à l’amour. Mais en dépit des préventions britanniques, nous étions fiancés : Meg m’appelait my own ; je lui répondais my love. Jugé digne d’être né Anglais, j’absorbais en famille la décoction de Ceylan, les œufs à la coque, la sole frite, le bacon et la marmelade de Dundee. Chaque jour, après notre luncheon, Margaret se mettait au piano pour chanter, à mon intention, la plus sentimentale de ses romances : Some day ! some day !.. Le paradis était descendu au Palace Hôtel !

Un matin, la prudente Mrs Hatchinson me confia ses filles. Elle attendait la visite d’un clergyman qui distribue des tracts aux lazzaroni, et ne pouvait nous accompagner. Olivia revêtit son fourreau noir de quakeresse, se coiffa d’un chapeau salutiste ; Margaret étrenna la plus pimpante de ses toilettes londoniennes, et nous partîmes pour Pompéi.

A peine entré dans la Via Marina, je me retrouvai le Blondel de mon adolescence, élève de la Villa Médicis, passionné pour l’antique. Le morne cimetière pompéien me sembla plus vivant qu’une cité où grouillerait la vie. Aisément, je franchis en pensée l’espace de dix-huit siècles révolus, et, citoyen romain, conversai avec le décurion Salluste, sous les pampres de son triclinium, puis condamnai à regorgement un gladiateur tombé dans l’arène. Enthousiasme de jouvenceau, sans doute : on redevient si jeune lorsqu’on est heureux !...

Mais la nécropole campanienne laissa indifférentes mes deux Anglaises. Olivia mangeait des sandwiches, sur les ruines du forum ; dans le temple d’Isis, Margaret dévorait du plum-cake ; même elles ne surent trouver qu’un shocking ! devant la femme carbonisée et sa douloureuse indécence... De quartier en quartier, notre guide, facétieux Napolitain, nous conduisit dans une villa, exhumée près de la Porte du Vésuve.

— Maison de la prêtresse de Vénus ! annonça ce plaisantin. La gaillarde qui l’habita dut mener une vie de Madame Polichinelle. Voyez plutôt les faunes et les satyres qui décorent l’atrium. On ne pourrait en faire des images pour premières communiantes... Passons, maintenant, dans le sacellum, la chapelle que... Ah ! mais non : pas vous, signorine ! N’entrez pas. Toutes nos fresques ne sont pas à l’usage des demoiselles. Coquins d’anciens !... Vous, monsieur, venez voir la dame qu’un polisson de Grec a osé peindre pour la joie de nos yeux : la vue de tant d’appas ne coûte plus rien.

Malgré la mimique indignée d’Olivia, je suivis ce bavard, et j’entrai.

Le guide avait raison : c’était bien un sacellum, chapelle clandestine consacrée au culte de quelque divinité, jadis interdite. Un trépied à parfums occupait encore le milieu de la cella, et s’étalant sur la muraille, je vis une fresque des plus curieuses. La décrire m’est impossible. Tout l’érotisme de l’antiquité se montrait dans la posture d’une femme qui, debout sur des algues flottantes, semblait surgir d’une mer verdâtre, et dans les gestes d’obscènes tritons entourant sa nudité, la convoitant, la suppliant. J’examinai cette peinture, y distinguai deux mots presque effacés, les déchiffrai, et alors, — ô stupeur ! — je lus :


AΣT... AEYK...


Astarté... Leukôsia....

— Bravo ! approuva le cicérone. Un monsieur du Museo serait moins habile : vous êtes archéologue... Oui : « Dédié à l’Astarté par Leucosia. » Notre Leucosia est la jeune personne dont le portrait tout écaillé figure à la porte du temple... Euh ! euh ! Était-ce un temple ? On trouve beaucoup de ces sortes de temples, dans Chiaia... Quant à cette Astarté, elle doit être la Vénus vulgivaga, la Pandémos des mérétrices, des cocottes, comme vous dites, je crois, à Paris. Ainsi ont décidé nos savans, et ils s’y connaissent... Hein ! quelle pose, cher monsieur ! Mais aussi quelle grâce, quelle délicatesse, quelle science du beau ! Admirez.

J’admirai, encore que préférant les académies du Titien ou de Rubens. Toutefois, prenant mon carnet à croquis, je commençai une rapide esquisse.

— D’aucuns prétendent, continua le discoureur, que la figure de l’Astarté a le type israélite. On suppose qu’une superbe juive a servi de modèle, et...

— Esther,... mon Esther ! interrompit tout à coup une voix. Je sursautai, et tournai la tête.

Un sordide va-nu-pieds, répugnant vieillard en haillons, venait d’entrer dans la villa, s’était enfoncé dans un angle de l’atrium, et paraissait attendre notre départ. Les gestes incertains de ce vagabond annonçaient un aveugle. Pourtant, semblable à un chien en quête, il flairait de loin les misses Hatchinson, poussait des grognemens lubriques, faisait claquer sa langue, haletait bruyamment : un idiot.

Eccolo ! Voici notre fou, me dit le Napolitain... Il vient, comme chaque jour, débiter maintes tendresses à la fresque dont il est épris. Vous allez, monsieur, vous divertir.

— Esther, ma Diva ! soupirait le loqueteux,... pourquoi me refuses-tu l’aumône de ton sourire, toi qui m’as dit : « Je t’aime ! » sous les arceaux de la grotte enchantée, sur le mouvant semis d’émeraudes ?

Dreadful ! j’ai peur, me cria Margaret qui, suivie d’Olivia, accourut se mettre sous ma protection.

— N’ayez aucune crainte, mes jolies dames, déclara notre cicérone : le pauvre hère est plus inoffensif qu’un mouton. Il a passé cependant par la Cour d’assises ; mais qui de nous, per Giove ! ne s’est assis ou ne s’assoira jamais dans la cage de fer ?

— Cet homme habite Castellamare ? demandai-je, angoissé.

— Oui et non. C’est un ancien moine, autrefois fameux par ses miracles... Disgraziàto ! Plus fêlé, aujourd’hui, qu’une soupière du Musée étrusque !... De charitables personnes l’ont placé dans un asile, près de notre ville.

— On le laisse ainsi vaguer, à sa guise ?

— Un innocent ! monsieur. Et si doux, si doux !... Chaque jour, au coup de midi, il vient rendre sa petite visite à Mme Astarté, la cajole, lui conte mille fadeurs, fait le galant, le patito... Comment peut-il se diriger avec des yeux presque aveugles ? Mystère !

— Ou auto-suggestion ! fis-je épouvanté... Vous en avez tous compassion, n’est-ce pas ?

— A quoi bon contrarier un pauvre être du bon Dieu ? Torquato Tasso, — nous le nommons ainsi, parce qu’il est poète, — ne mendie pas ; il accompagne parfois le touriste, l’égaye par ses grimaces, et gagne honorablement quelques sous. On lui fait chanter des airs de sa façon, déclamer des vers de son cru, même sur ses jambes flageolantes il danse comme une ballerine. Vous allez voir... Eh ! Torquato Tasso ! Eh ! le corybante ! exécute-nous cette pyrrhique dont parlait, hier, le professeur allemand.

— Non, de grâce ! m’écriai-je... Epargnez-moi la vue d’une pareille ignominie !

L’idiot cependant s’était rapproché et, tombant à genoux, tendait les bras vers l’image de l’Aphrodite :

— Esther, mon Astarté !... Ah ! que ne puis-je sentir sur mon front brûlant la fraîche, la calmante, l’ineffable douceur d’un seul de tes baisers ?

improper !... Je veux partir, enjoignit durement miss Olivia. Ce vaurien barre le passage : chassez-le !

— A vos ordres, signorina ! mais le chasser d’ici ne sera pas facile... Ouste, l’ami ! décampe : tu nous gênes.

— Esther, mon Astaroth !... Oui, je t’ai adorée plus passionnément que mon Dieu ;... oui, je t’ai tuée, malheureux ! pour ne plus t’aimer. Mais nul n’échappe à son destin : je t’aime ; je t’aime, toujours je t’aimerai.

Il répétait quelques-uns des mots que, railleuse et voulant braver le franciscain, Diva Campofiori avait prononcés dans la Grotte de la Sirène... Et muet d’étonnement, je me rappelais la mystique aventure arrivée à mon camarade d’Ecole ; son vagabondage à travers les rues désertes de Pompéi ; son entrée dans la maison maudite ; son hallucination ; le baiser d’entière, d’exclusive, d’indestructible possession que lui avait donné l’Anadyomène, et les menaçantes paroles de cette Aphrodite, maîtresse de nos actes, arbitre de nos destinées, fin dernière de tout ce qui vit, souffre, meurt ici-bas : « Tu ne connaîtras plus d’autre Dieu que moi. » Sa parole s’était accomplie. Le poète, le musicien, Marcellus l’ardent poursuiveur de l’Idéal, même ce moine de la Campanella qui naguère se débattait contre la tentation, n’était plus ; rien n’en restait qu’un érotomane. Pareille à la Circé du mythe hellénique, l’Astaroth l’avait transformé en bête, et cette bête quémandait encore de l’amour... Hélas ! qui de nous, en sa chair ou dans son cœur, ne recèle une Astaroth ?

Le cicérone ramassa une pierre, la lança sur l’être dégénéré, l’atteignit à la face, et ce misérable débris d’homme s’affaissa en hurlant.


Un mois plus tard, j’épousai la mignonne et rougissante miss Hatchinson. Depuis deux ans, la lune de miel, honeymoon, éclaire notre ménage. Margaret fait ses quatre repas par jour, exhale, comme dit Byron, des parfums de tartines beurrées, médite nos journaux de mode, joue le bridge et, s’estimant heureuse, me rend très heureux. Assis au balcon de mon élégant hôtel Renaissance, je l’ai vue, tout à l’heure, monter en automobile, pour aller à un select five o’clock. C’est vraiment, en sa rose et blonde jeunesse, une délicieuse petite poupée ; mais, bien qu’assez jaloux, je n’éprouve aucune inquiétude...

Non ; avec son chapeau à panache, sa robe entravée, ses dessous pudiques, ma chère Margot n’a rien d’une fresque de Pompéi.


GILBERT AUGUSTIN-THIERRY.

  1. Copyright by Gilbert Augustin-Thierry, 1912.
  2. Voyez la Revue du 1er mars.