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LE PROGRAMME DU PARTI OUVRIER
INTERVENTION DE KARL MARX DANS LE MOUVEMENT SOCIALISTE FRANÇAIS

Le congrès national ouvrier, tenu à Marseille, vota, par soixante-treize voix contre vingt-sept, la nécessité de la rentrée à la collectivité de tous les moyens de production et le recours pour accomplir cette appropriation à la force, c’est-à-dire à la révolution. Il adopta encore un projet d’organisation du parti des travailleurs socialistes[1]. Il décida que le prolétariat entrerait dans les luttes électorales pour conquérir les pouvoirs municipaux et législatifs.

À ce parti nouveau il fallait un programme. Laisserait-on chaque groupe interpréter à sa manière les votes de Marseille ? Cette anarchie eût rendu les hérésies trop faciles et trop nombreuses.

M. Jules Guesde s’entretenait par correspondance avec M. Benoît Malon, alors réfugié en Suisse, avec M. Paul Lafargue, gendre de Karl Marx, avec un homme dont nous allons avoir bientôt à étudier le rôle, M. Paul Brousse, et directement avec ses amis de Paris de la nécessité de rédiger un programme unique, qui serait le programme national du parti socialiste français. Tous s’accordaient à désirer que ce programme fût élaboré. M. Guesde, en mai 1880, se décida à agir. Il se rendit à Londres pour conférer avec Karl Marx. Il passa deux jours auprès du célèbre socialiste dont il était le disciple et en France le continuateur. Marx réunit quatre ou cinq personnes marquantes du parti révolutionnaire pour travailler au programme que M. Guesde venait chercher. Il y eut des conférences auxquelles prirent part, avec Karl Marx, MM. Fr. Engels, Jules Guesde, Lafargue et Lombard.

M. Paul Brousse, qui était à Londres le familier de la maison de Marx, ne fut pas admis dans ces entretiens. Son amour-propre en souffrit.

Plus tard il devait faire sentir son dépit à M. Guesde en ameutant contre lui toutes les envies des socialistes, en l’expulsant du parti et en amendant le programme.

Voici le texte de ce document, tel qu’il fut arrêté par les cinq chefs socialistes :

PROGRAMME

Elaboré en conformité des décision du Congrès national tenu à Marseille du 20 au 31 octobre 1879, adopté au Congrès régional de la Fédération du Centre tenu à Paris du 18 au 25 juillet 1880, confirmé par le Congrès national tenu au Havre du 16 au 22 novembre 1880.

Considérant, Que l’émancipation de la classe productive est celle de tous les êtres humains, sans distinction de sexe ni de race ;

Que les producteurs ne sauraient être libres qu’autant qu’ils seront en possession des moyens de production (terres, usines, navires, banques, crédit, etc.) ;

Qu’il n’y a que deux formes sous lesquelles les moyens de production peuvent leur appartenir ;

1° La forme individuelle, qui n’a jamais existé à l’état de fait général, et qui est éliminée de plus en plus par le progrès industriel ;

2° La forme collective, dont les éléments matériels et intellectuels sont constitués par le développement même de la société capitaliste ;

Considérant,

Que cette appropriation collective ne peut sortir que de l’action révolutionnaire de la classe productive — ou prolétariat — organisée en parti politique distinct ;

Qu’une pareille organisation doit être poursuivie par tous les moyens dont dispose le prolétariat, y compris le suffrage universel transformé ainsi d’instrument de duperie qu’il a été jusqu’ici en instrument d’émancipation ;

Les travailleurs socialistes français, en donnant pour but à leurs efforts l’expropriation politique et économique de la classe capitaliste et le retour à la collectivité de tous les moyens de production, ont décidé, comme moyen d’organisation et de lutte, d’entrer dans les élections avec les revendications immédiates suivantes :
A. — Partie politique.

1° Abolition de toutes les lois sur la presse, les réunions et les associations et surtout de la loi contre l’Association internationale des Travailleurs. — Suppression du livret, cette mise en carte de la classe ouvrière, et de tous les articles du Code établissant l’infériorité de l’ouvrier vis-à-vis du patron et l’infériorité de la femme vis-à-vis de l’homme ;

2° Suppression du budget des cultes et retour à la nation « des biens dits de mainmorte, meubles et immeubles, appartenant aux corporations religieuses » (décret de la Commune du 2 avril 1871), y compris toutes les annexes industrielles et commerciales de ces corporations ;

3° Suppression de la Dette publique ;

4° Abolition des armées permanentes et armement général du peuple ;

5° La Commune maîtresse de son administration et de sa police.

B. — Partie économique.

1. Repos d’un jour par semaine ou interdiction légale pour les employeurs de faire travailler plus de six jours sur sept. — Réduction légale de la journée de travail à huit heures pour les adultes. — Interdiction du travail des enfants dans les ateliers privés au-dessous de quatorze ans ; et de quatorze à dix-huit ans, réduction de la journée de travail à six heures ;

2. Surveillance protectrice des apprentis par les corporations ouvrières ;

3. Minimum légal des salaires, déterminé, chaque y année, d’après le prix local des denrées, par une commission de statistique ouvrière ;

4. Interdiction légale aux patrons d’employer les ouvriers étrangers à un salaire inférieur à celui des ouvriers français,

5, Égalité de salaire à travail égal pour les travailleurs des deux sexes ;

6. Instruction scientifique et professionnelle de tous les enfants mis pour leur entretien à la charge de la société, représentée par l’Etat et par la commune

7. Mise à la charge de la société des vieillards et des invalides du travail ;

8. Suppression de toute immixtion des employeurs dans l’administration des caisses ouvrières de secours mutuels, de prévoyance, etc., restituées à la gestion exclusive des ouvriers ;

9 Responsabilité des patrons en matière d’accidents, garantie par un cautionnement versé par l’employeur dans les caisses ouvrières, et proportionnée au nombre des ouvriers employés et aux dangers que présente l’industrie ;

10, Intervention des ouvriers dans les règlements spéciaux des divers ateliers ; suppression du droit usurper par les patrons de frapper d’une pénalité quelconque leurs ouvriers sous forme d’amendes ou de retenues sur les salaires (décret de la Commune du 27 avril 1871) ;

11. Annulation de tous les contrats ayant aliéné la propriété publique (banques, chemins de fer, mines, etc.), et l’exploitation de tous les ateliers de l’État confiée aux ouvriers qui y travaillent ;

12. Abolition de tous les impôts indirects et transformation de tous les impôts directs en un impôt progressif sur les revenus dépassant 3.000 fr. — Suppression de l’héritage en ligne collatérale et de tout héritage en ligne directe dépassant 20.000 francs.

Le programme rapporté de Londres fut envoyé aux Chambres syndicales et aux Cercles d’études sociales, qui l’étudièrent et le complétèrent même. Ainsi les groupes de Lyon ajoutèrent à l’article 2 de la partie politique relatif à la sécularisation des biens des congrégations religieuses, le membre de phrase : y compris les annexes industrielles et commerciales de ces corporations. Au mois de juillet 1880, le Congrès de la Fédération du Centre, tenu à Paris, dans la salle de l’Alhambra, l’adopta. Au mois de novembre suivant, le quatrième Congrès national, tenu au Havre, ratifia le vote de la Fédération parisienne.

Le programme rédigé par Marx, Engels, Guesde, Lafargue, Lombard devint le programme officiel, imposé à tous les candidats du parti socialiste révolutionnaire.

On vit, cependant, à l’occasion de ce programme, poindre dans la classe ouvrière française le petit schisme anarchiste. À Paris, comme au Havre, certains citoyens prêchèrent l’abstention électorale et l’action révolutionnaire[2].

Un autre fait important marqua le Congrès ouvrier national du Havre. Il y eut rupture complète entre les révolutionnaires et les débris du parti coopératiste, restés fidèles aux traditions progressistes du Congrès de 1876 et de 1878, et qui répudiaient la politique violente inaugurée à Marseille en 1879. On vit le Congrès du Havre se scinder en deux assemblées. Les collectivistes et les anarchistes sortirent avec éclat de la salle où se tenaient les organisateurs coopératistes du Congrès. Ils allèrent dans un autre local[3]. C’est donc entre eux que les révolutionnaires, collectivistes et anarchistes examinèrent et adoptèrent le programme de Londres, l’œuvre de M. Jules Guesde qui put, après le vote, se considérer comme le Père du socialisme en France. Ne venait-il pas de lui donner son Credo ?




  1. La France fut divisée en six régions : celle de Paris ou du Centre, celle de Lyon ou de l’Est, celle de Marseille ou du Midi, celle de Bordeaux ou de l’Ouest, celle de Lille ou du Nord, celle d’Alger ou de l’Algérie.
  2. Voir le chapitre : Anarchie.
  3. Nous n’aurons plus l’occasion de parler de ces ouvriers si raisonnables en leurs demandes de 1876 et de 1878. Le gouvernement ayant organisé vers 1880, au ministère de l’intérieur, un bureau des Sociétés professionnelles, son contact a été funeste au mouvement ouvrier conservateur. Les prolétaires sont entrés en défiance contre un socialisme à qui le pouvoir a donné en quelque sorte, en le subventionnant, un caractère officiel.

    Un autre Congrès ouvrier conservateur s’est tenu en 1882, croyons-nous, à Saint-Mandé. Mais il n’a pas eu d’importance. Les militants de la classe ouvrière sont tous passés à la révolution.