La France pacifique

La France pacifique
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 24 (p. 647-653).
LA FRANCE PACIFIQUE

Les événemens qui viennent de se succéder avec une rapidité foudroyante laissent bien peu de liberté à la pensée. Il faut faire effort pour réfléchir, comprendre, déduire, ne pas se laisser emporter, contre les barbares agressions des Germanies, par le torrent de l’universelle indignation. Je vais donc essayer d’exposer ici avec sérénité, — la sérénité est-elle possible en de tels jours ? — quel doit être notre état d’âme, si, au milieu des clameurs de la guerre, nous ne voulons pas perdre de vue l’idée sainte de la paix.

Il semble, à l’heure présente, que la cause de la paix soit compromise pour longtemps, pour toujours peut-être. Et en effet, à voir l’impétueux élan de la plus libre partie de l’Europe vers les batailles de l’indépendance, à voir cette vaillante ardeur guerrière qui a confondu dans une commune espérance toutes les classes et tous les partis, parmi le fracas des canons et les cris des blessés, on serait tenté de dire que la conception d’une humanité pacifiée et pacifique est chimère et folie. Mais ce serait bien mal comprendre le sens profond de cette formidable lutte.

Il ne faut pas que le présent obscurcisse l’avenir, et que les fumées des incendies et des mitrailles nous masquent l’aurore prochaine. La guerre actuelle provient de deux causes qu’elle supprimera. De sorte que, ces causes une fois supprimées, la paix enfin rétablie reposera sur une base solide qui sera, nous le croyons fermement, inébranlable.

Ces deux causes de guerre étaient l’asservissement de l’Alsace-Lorraine et l’hégémonie de l’absolutisme prussien sur l’Allemagne.


Le traité de Francfort avait attribué à l’Allemagne victorieuse deux provinces françaises, et essayé de transformer en Allemands deux millions d’hommes résolus à rester Français. Jadis, au XVIIe et au XVIIIe siècle, en 1815 même, de tels partages pouvaient se pratiquer et durer. Les gouvernemens répartissaient entre eux des populations humaines comme des bergers se distribuent les moutons de leurs troupeaux. Mais peu à peu, par suite d’une évolution intellectuelle progressive, les âmes des peuples ont pris conscience d’elles-mêmes ; les nationalités opprimées ont opposé à l’oppression une résistance irréductible. Cela s’était déjà vu pour la Pologne, qui n’avait pas voulu mourir, qu’on n’avait pas pu tuer, et qui, grâce à l’admirable décision de Nicolas II, est plus vivante que jamais. Et cela se voit pour l’Alsace-Lorraine qui, arrachée à la France par la force, n’a pas cessé de vouloir être française. De là un trouble et une inquiétude qui rendaient la paix toujours précaire et la guerre toujours menaçante.

Et pourtant, la France a, pendant quarante-trois ans, presque un demi-siècle, non seulement consenti à la paix, mais voulu la paix. Elle n’a rien eu d’agressif ni de belliqueux à se reprocher. Et son silence a été héroïque. Elle n’a augmenté ses arméniens que lorsque l’Allemagne a accru ses dépenses militaires dans des proportions redoutables. Elle n’a fait alliance avec la Russie que pour se défendre contre une attaque vraisemblable. Il est vrai, elle a étendu son domaine colonial et a longtemps occupé son activité en Tunisie, au Tonkin, à Madagascar, au Maroc. Mais sa politique, civilisatrice hors d’Europe, a été pacifique en Europe, respectueuse d’un statu quo qu’elle ne pouvait changer sans troubler la paix du monde.

Malgré tout, la raison ne parvenait pas à étouffer le sentiment. La question de l’Alsace-Lorraine pesait sur toute politique. La formule même que les pacifistes avaient adoptée : La paix par le droit, était à elle seule un symbole et un programme : car le mot droit n’a plus, dans la conscience moderne, le même sens qu’autrefois. Le droit ne résulte plus seulement des traités, mais aussi, et avant tout, de la volonté des peuples. Metz et Strasbourg protestaient contre leur annexion à l’Allemagne, et nos cœurs protestaient avec Metz et Strasbourg. Il aurait fallu, pour nous imposer silence, que l’Alsace et la Lorraine eussent accepté leur incorporation à l’Allemagne, et, en 1914, elles en étaient plus éloignées que jamais.

En vain les amis de la paix essayaient-ils de concilier ce qui était inconciliable : ils comprenaient ce qu’avait de périlleux la situation d’un pays pacifique accolé à un pays guerrier. Aussi, au moment où la discussion de la loi de trois ans s’est ouverte, ont-ils tous jugé que cette durée de trois ans était nécessaire, et que les propositions de désarmement, voire de moindre armement, avant que l’arbitrage obligatoire fût accepté par l’universalité des gouvernemens, étaient absurdes et même coupables. « Derrière le rideau d’une armée invincible, disait M. Léon Bourgeois, nous instituerons l’arbitrage obligatoire. » « N’intervertissons pas les termes, ai-je répété cent fois ; ne disons pas : le désarmement d’abord, et la justice après. Ce serait une colossale erreur, et une imprudence sans excuse ; disons : la justice d’abord, et le désarmement après. »

Et qui donc s’est refusé à la justice, — c’est-à-dire à l’obligation de l’arbitrage, — sinon l’Allemagne et l’Autriche, suivies de la Turquie ? Ce sont ces trois gouvernemens, qui, à la dernière conférence de La Haye, ont seuls mis leur veto à l’institution d’un tribunal international obligatoire. Ils voulaient garder les mains libres pour la guerre, cette épouvantable guerre qu’ils ont déchaînée.

Quant à nous, nous avons toujours, associé la paix et la justice. Jamais nous n’avons cru possible de créer une société qui ne fut pas fondée sur la souveraineté du droit. Et nous prenions comme devise cette fière parole que, dès les premiers jours de la Révolution, Mirabeau jetait aux peuples éblouis : « Le droit est le souverain du monde. »

La France a été pacifique, puisque, pendant quarante-trois ans, elle a maintenu la paix ; mais elle n’a jamais consenti à sacrifier le droit.

Certes, quand nous cherchions à éviter la guerre, féconde en douleurs et en misères, nous savions que, dans les conditions actuelles, la paix définitive était impossible. Comment croire à cette paix, quand la volonté nationale de peuples généreux est foulée aux pieds ? Metz et Strasbourg à l’Allemagne ; Trieste et Trente à l’Autriche ; la Pologne écartelée ; trois millions de Roumains et deux millions de Serbes séparés de leur patrie, et contraints de servir contre leur propre patrie, n’est-ce pas un défi au bon sens et à la justice ? Paix boiteuse et mal assise qu’une paix semblable ! Le miracle est qu’elle ait pu durer quarante-trois ans.

Cette paix de Damoclès, comme l’appelait notre ami Novikoff, a pris fin. Qui s’en étonnerait ? Ce ne sont pas, en tout cas, les amis de la paix véritable, sincère, stable, de la paix qui peut sortir, et qui sortira, de la cruelle, mais dernière convulsion imposée au monde.


De la guerre actuelle, nécessaire peut-être, ou pour mieux dire inévitable, qui est responsable ? L’histoire dira que ce sont l’Allemagne inféodée à la Prusse et l’Autriche inféodée à l’Allemagne.

Et, en effet, l’hégémonie européenne, ni la France, ni la Belgique, ni l’Angleterre, ni l’Italie n’y songeaient. Dans ces heureux pays, les peuples, sous des formes gouvernementales différentes, monarchies ou républiques, restaient maîtres de leur sort, ne demandant qu’au travail et à l’énergie de leurs enfans la richesse et la prospérité. Leurs citoyens, souvent divisés d’opinions, — car la liberté implique la discussion, — mais unanimes dans leur patriotisme, aimaient la paix et en acceptaient les conditions. La première est le respect de la liberté d’autrui.

En Autriche et en Allemagne, l’esprit était tout autre. Là, des populations plus lourdes, ouvertes parfois cependant à des cultures intellectuelles très hautes, si elles n’étaient pas assoiffées de sang ou de pillage, étaient malheureusement atteintes d’un mal terrible, inexorable : l’habitude de la soumission aveugle à des maîtres. Gardant le libre exercice de leur esprit dans le domaine de la raison pure, elles l’avaient abdiqué dans celui de la raison pratique. Il est difficile de voir en ces peuples des citoyens : ils n’en avaient pas l’âme. Tous mettaient leur vertu à obéir, et leur bagage politique était celui que leur confectionnait une presse vénale. Ils ne comprenaient pas que le métier militaire, si noble quand il s’agit de défendre la liberté de son pays, cesse de l’être quand il consiste seulement à revêtir un uniforme pour marcher à la suite d’un reitre quelconque, couronné ou non, sans s’embarrasser de savoir où il vous conduit. Et comme ils sont nombreux, prolifiques, méthodiques, ils apportent une grande force à la camarilla militaire qui fait peser sur l’Europe une volonté éclairée par une intelligence limitée, mais soutenue par une présomption sans égale.

Quant aux deux grands chefs eux-mêmes, l’empereur d’Allemagne et l’empereur d’Autriche, il ne nous appartient pas en ce moment de les juger. L’histoire le fera ; déjà ils lui appartiennent ; tous deux s’étant longtemps refusés à commander le grand carnage, mais tous deux, sans se rendre bien compte des conséquences effroyables de l’acte qu’ils accomplissaient, ayant finalement cédé aux impérieuses suggestions du parti militaire qui les domine. Dans ce parti sont les vrais coupables, ceux qui ont si légèrement mis aux prises des millions d’hommes et sacrifié des milliers et des milliers de nobles existences humaines.

Quels aveuglemens ! Quelles illusions ! Quelles fourberies naïves et cyniques à la fois ! Quand l’histoire racontera leurs hauts faits, ce sera comme un étrange anachronisme. Ils ont procédé à la manière antique : comme Charles le Téméraire attaquant les Suisses, Philippe II attaquant l’Angleterre, Charles XII attaquant la Russie, Napoléon attaquant l’Espagne et l’Europe entière, et ils se sont imaginés qu’il suffit d’une armée puissante pour tout oser contre les libertés des peuples. Ils ont cru que l’Italie, cette nation latine, fière de sa jeune indépendance et mère du droit, les approuverait et les suivrait dans leur lutte contre le droit. Ils ont cru que l’Angleterre leur permettrait de déchirer impunément des traités auxquels elle avait apposé sa puissante signature. Ils ont cru que la Belgique, si vaillante dans le passé, consentirait, pour la première fois au cours de sa glorieuse histoire, à se laisser fouler aux pieds par une soldatesque étrangère, sans que son vieil honneur se révoltât ! Ils ont cru que la France, menacée dans sa vie, ne se tournerait pas tout entière, splendidement unifiée, contre l’agresseur ! Ils ont cru que nous n’avions plus dans nos veines le sang de nos arrière-grands-pères, qui, en 1792, se sont levés contre les souverains coalisés ; et ils ont repris la politique insultante et haineuse que leurs aïeux à eux, à Cobourg et Coblence, avaient machinée contre la jeune République, jalouse de sa liberté ! Leurs déclarations sont une nouvelle édition du manifeste de Brunswick, et il semble que ce soit la Marche de Sambre-et-Meuse que répètent nos musiques militaires.

Si les soldats allemands comprenaient la Marseillaise que chantent nos soldats, ils saisiraient peut-être le sens de ce vers fameux :


Que veut cette horde d’esclaves ?


Le droit, la liberté, l’indépendance des nations, voilà ce que défendent aujourd’hui les armées alliées de France, de Russie, d’Angleterre et de Belgique. Mais cela, c’est aussi la paix. Car on ne peut dissocier ces augustes divinités. Tant qu’il y avait au centre de l’Europe un peuple asservi, tant qu’il y avait des nationalités frémissant sous une domination étrangère, que ce fût à Metz ou à Trieste, à Serajevo ou à Posen, à Trente ou à Strasbourg, la pacification de l’Europe était une chimère. Que de questions sont posées, que la guerre va résoudre ! Et, quand elle les aura résolues, il n’est pas téméraire d’espérer que cette guerre, hélas ! si sanglante, aura du moins établi une paix durable. Car, si les peuples sont indépendans, si les nationalités sont libres, si les sujets sont devenus des citoyens, toute guerre internationale sera sans objet.

La France était pacifique ; et elle l’est encore, résolument, sincèrement, profondément. Mais on l’a provoquée, on l’a contrainte à une guerre de légitime défense. Et, par la logique des événemens, plus puissans que les hommes chétifs, il arrive que cette guerre de légitime défense s’est transformée en une guerre de libération.

Libération de l’Europe, qui n’aura plus à trembler devant l’intolérable et intolérante hégémonie de deux empereurs ! Libération des nationalités opprimées par l’Autriche, libération des Allemands eux-mêmes ! Bientôt, sans doute, voyant ce que des maîtres jusqu’ici irresponsables ont fait de leurs destinées, ils voudront devenir des citoyens libres et raisonnables. Ils ne s’abandonneront plus aux délices d’une mégalomanie grotesque. Cet anachronisme médiéval qu’est aujourd’hui l’Empire allemand devra se transformer et se moderniser. N’avait-on pas raison de dire tout à l’heure que la guerre actuelle conduisait à la paix ? A l’anarchie internationale elle substituera l’ordre juridique international : c’est-à-dire l’arbitrage. On a pu croire, à la Haye, que le principe allait en être accepté par tous. Par qui a-t-il été repoussé ? Par l’Allemagne. A partir de ce moment, les moins clairvoyans ont pu comprendre qu’elle visait la guerre, ou plutôt qu’elle la voulait.

Sa volonté a prévalu : la guerre a éclaté. Et il a été établi clairement que le devoir des citoyens de l’Europe était d’arracher le monde à l’absolutisme d’un homme, ou de quelques hommes, afin de donner pour fondement solide à la paix une loi internationale établie sur la justice, et un tribunal chargé d’appliquer la loi.

Pour un tel bienfait, de cruels sacrifices auront été nécessaires. Que de sang, que de larmes, que de ruines ! — Mais qui sait si la liberté ne s’achète pas par la douleur ? — Après tout, ces nations libres qui, avec une abnégation héroïque, se sacrifient pour un noble idéal, c’est un beau et sublime spectacle, qui transporte d’admiration. En ces heures inoubliables que nous venons de vivre, tous les citoyens, — toutes les citoyennes, — de France, de Belgique, d’Angleterre, de Serbie, de Russie, ont compris qu’ils étaient gardiens, non seulement de leur nationale indépendance, mais encore de la civilisation mondiale. Ce qui fait la force de nos armées, c’est que tous les combattans savent qu’ils combattent pour cette juste cause.

Quand la victoire aura été obtenue, il faudra reprendre les grandes pensées pacifiques de la France républicaine et démocratique. La guerre qui nous a été infligée est, malgré tout, une offense éclatante au bon sens, à la raison, à la justice, à la pitié. C’est Y irréparable pour des milliers de mères et d’épouses innocentes. Et, cependant, nous l’avons acceptée avec confiance, et nul d’entre nous n’a reculé devant l’horreur qu’elle inspire.

Mais, si nous la faisons dans le présent, c’est pour nous en préserver dans l’avenir. Si nous répondons par les armes à la provocation qui nous a été adressée, si un enthousiasme généreux, et presque joyeux, nous anime tous, c’est parce que tous nous savons, — en plus ou moins nette conscience, — que nous luttons pour la paix, et que cette paix sera un affranchissement.

Et ainsi se réalisera, — par la guerre, hélas ! — la parole prophétique de Michelet : « Au XXe siècle, la France déclarera la paix au monde. »


CHARLES RICHET.