La France et les princes allemands au XVIe siècle. — Le siège de Metz en 1552

La France et les princes allemands au XVIe siècle. — Le siège de Metz en 1552
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 90 (p. 240-271).
LA FRANCE
ET
LES PRINCES ALLEMANDS
AU XVIe SIECLE

LE SIEGE DE METZ EN 1552.

En ces longs jours de douloureuses émotions et de patriotiques angoisses, on aime à reporter sa pensée vers des temps meilleurs, et à relever son espérance par les leçons de l’histoire, qui garde en réserve les jugemens de la postérité contre les abus de la force et contre les violations publiques de l’équité humaine. Une grande et noble ville, l’un des boulevards qui restaient à la France accablée, vient encore de succomber à une fatale destinée. En d’autres temps, elle avait eu la gloire de repousser l’agression d’un puissant souverain allemand. La levée du siège de Metz par Charles-Quint a été l’un des événemens les plus mémorables du XVIe siècle, et la vive impression qu’elle produisit en France est encore un de nos meilleurs souvenirs. Le pays s’en émut comme d’une revanche de Pavie, et garda une profonde reconnaissance pour le grand homme de guerre à qui l’on en fut redevable. Je ne chercherai point dans les détails de ce fait d’armes une consolation à d’autres amertumes ; je me propose plutôt d’appeler l’attention sur un côté de la question dont le siège de Metz en 1552 n’a été qu’un épisode, à savoir sur les causes qui amenèrent alors l’appropriation française de Metz, Toul et Verdun, ou des trois évêchés. Parmi ceux qui voudraient aujourd’hui retrancher ces trois héroïques cités de notre territoire se trouvent les descendans des princes qui au XVIe siècle en avaient eux-mêmes doté la France comme d’un monument de leur gratitude. La cession des trois évêchés fut en effet le prix de notre intervention dans les affaires de l’Allemagne à l’époque de sa lutte contre l’oppression de Charles-Quint. Une assistance loyale et dévouée de notre part fut alors récompensée par l’abandon volontaire des trois villes, abandon confirmé cent ans après par la paix de Westphalie, qui rétablit définitivement l’Allemagne dans son antique liberté, grâce encore aux bons offices de la France. Schiller a composé d’une verve indignée une ballade admirable, que tous les Allemands savent par cœur, contre le Faustrecht, le droit du plus fort. C’est ce droit qu’il s’agit aujourd’hui d’appliquer à la France. Exoriare aliquis nostris ex ossibus ultor !


I

Les descendans de Rodolphe de Habsbourg avaient eu beaucoup de peine à recouvrer au XVe siècle l’élection impériale, que les rivalités des autres maisons princières d’Allemagne leur avaient disputée et ravie pendant longtemps. Deux brillans mariages avaient depuis lors élevé la maison d’Autriche à l’apogée de la fortune. Elle avait recueilli la plus belle part de l’héritage de Bourgogne, ainsi que la succession de Ferdinand et d’Isabelle, et la couronne de Hongrie lui apparaissait en perspective. L’orgueil de l’Allemagne fut flatté de voir la couronne impériale portée par les princes les plus riches de l’Europe ; mais ce pays y risqua sa liberté. À la mort de Maximilien Ier (1519), son petit-fils, déjà roi d’Espagne, emporta l’élection sur son concurrent, le roi de France, François Ier. L’Allemagne redoutait alors un péril permanent qui n’existe plus pour elle, l’incursion des Turcs dans la vallée du Danube. La puissance territoriale de Charles-Quint, qui joignait à ses vastes domaines autrichiens les ressources des Pays-Bas et des Espagnes, parut aux Allemands offrir, pour leur défense et leur sécurité, plus d’avantages que l’élection de François Ier. Aucun intérêt ne divisait alors la France et l’Allemagne ; il n’en était pas de même de l’Espagne et des Pays-Bas, où les limites avec la France étaient en litige.

En ce point, l’élection de 1519 était un péril pour nous, et l’empereur élu devenait un voisin redoutable, qui nous menaçait à la fois au nord, à l’est et au midi. L’Allemagne n’avait pas cru devoir s’en préoccuper. C’était son droit ; mais elle prit pour elle-même ses précautions avec Charles-Quint par des capitulations électorales soigneusement stipulées à la diligence des électeurs. Dans l’esprit de la vieille constitution germanique, la couronne impériale donnait droit au respect, à la vénération. L’empereur était une personne sacrée ; il était le chef de la chrétienté, son protecteur : il en portait le glaive. Il était la clé de voûte de la civilisation moderne ; mais la souveraineté administrative résidait dans le corps germanique. L’empereur avait donc peu de pouvoir effectif sur le territoire allemand, de ce pouvoir qui atteint l’homme privé, la commune, la seigneurie. Sur le sol allemand, l’empereur était un souverain constitutionnel ; il régnait dans une sphère élevée, idéale, mais il ne gouvernait pas. Il n’était que le président de la diète germanique, l’exécuteur de ses recez ou sentences, un souverain viager, élu par de petits souverains héréditaires qui, ayant pu l’élire, pouvaient le déposer. Les états d’empire représentés à la diète, souverainetés seigneuriales ou communales comptant par centaines, étaient autonomes en leur administration, ne relevant de l’empereur que par le lien féodal ou politique. Les capitulations électorales, garanties par le serment solennel de l’empereur, étaient le contrat réciproque des électeurs et de l’élu. Le règne de Charles V n’a été qu’un long travail pour en éluder l’application. Aussi ce monarque perdit-il en peu d’années le prestige du respect, tout puissant chez un peuple grave et hiérarchique comme l’Allemand. Doué de très grandes qualités d’ailleurs, Charles V comprenait l’empire au contre-pied des Allemands, et à la façon des romanistes modernes seulement. Ses précepteurs belges l’avaient imbu de la maxime quidquid principi placuit, legis habet vigorem. N’aimant pas l’Allemagne, il y venait comme malgré lui, de loin en loin, et, chose surprenante, il n’en parlait ni n’en entendait la langue. Deux fois, en pleine diète, il se fit traduire le bel allemand de Luther. Son rôle dans les diètes l’embarrassait beaucoup ; aussi abandonnait-il le gouvernement de l’Allemagne aux vicaires de l’empire d’abord, puis à son frère, qu’il fit élire roi des Romains, c’est-à-dire vice-empereur ou empereur en expectative, sauf à s’en repentir plus tard.

Les incompatibilités de cette situation ne tardèrent pas à éclater, et l’occasion s’en présenta, presque au début du règne, à propos de Luther, qui avait commencé ses prédications en 1517, sous la protection de l’électeur de Saxe et d’autres princes allemands. Avant de s’attaquer au dogme, Luther s’était attaqué au droit public, et en ce point l’Allemagne presque entière lui était sympathique. Profondément instruit du droit public ecclésiastique français, il proposait pour exemple aux princes allemands la résistance de nos rois aux prétentions romaines. Le droit de souveraineté de chaque état se trouvait engagé par là dans la question de la réforme, où la doctrine politique se mêlait à la doctrine théologique. Les princes goûtèrent facilement des idées qui aboutissaient à les rendre indépendans d’une influence étrangère, et à leur conférer sur le culte un pouvoir de police qui protégeait la liberté de croyance de chacun. L’appel au concile sur la question théologique avait de nombreux adhérens ; mais la cour romaine y résistait, parce que l’irréformabilité de sa décision y était compromise, en principe du moins, et par suite sa suprématie sur l’église. Voilà comment les questions de politique devenaient les prémisses du droit de libre examen et des discussions de dogme. A l’horizon apparaissait le jus reformandi de chaque état souverain, et pour l’Allemagne en particulier la sécularisation des vastes principautés ecclésiastiques qui couvraient le pays. Tout chrétien devenant prêtre pour l’interprétation des Écritures, la sécularisation générale des personnes et du sol était la conséquence de la réforme ; en un mot, le mouvement qui se manifestait avait le caractère d’une réaction nationale contre l’assujettissement à la cour de Rome, et les princes étaient en tête parce qu’ils avaient le plus à y gagner. Rome se hâta de lancer ses foudres contre Luther (1519), et le pape somma l’empereur de suivre l’exemple de Sigismond contre le nouveau Jean Huss. Charles-Quint convoqua une diète à Worms, à l’effet de prendre un parti sur ces redoutables et difficiles questions (1521). Luther y comparut ; mais, malgré la sympathie des princes, il y fut condamné comme perturbateur de la paix publique. Toutefois la sentence ne reçut pas d’exécution ; elle coïncidait avec la condamnation du duc de Wurtemberg, dont l’empereur poursuivait la spoliation par intérêt personnel, et l’une fit tort à l’autre dans l’opinion. La diète de Worms ne rétablit donc pas la paix dans l’empire. L’envoyé du pape fut mécontent des princes ; les princes furent mécontens de l’empereur, et l’empereur resta mécontent de tout le monde : il n’y parut préoccupé que du soin de faire prévaloir son autorité envers et contre tous, orthodoxes et dissidens, et il s’empressa de quitter l’Allemagne, où l’œuvre de la réforme suivit son cours en son absence.

Charles V se préparait alors à cette première lutte avec Françoise qui fut terminée par la victoire de Pavie (1525) ; les affaires d’Allemagne en tournèrent au pire. L’empereur triomphant se montrait despotique à la diète de Nuremberg, quand éclata un événement inouï, la révolte générale des paysans dans la haute Allemagne. La société germanique y fut mise en péril. Une répression énergique comprima cette insurrection, dont l’Allemagne dut se dégager seule par les efforts de la ligue de Souabe. L’empereur y demeura presque indifférent, les paysans ne s’attaquant point à son autorité. Ses rapports avec les états d’empire en devinrent plus difficiles. Sa prétention au pouvoir absolu ne connut dès lors plus de bornes. Le pape lui-même ne fut pas respecté ; Rome fut prise et pillée par son lieutenant, le connétable de Bourbon. Aussi catholiques et réformés se prononçaient contre lui. Pour se remettre avec les premiers, il se montra cruel envers les seconds. A la diète de Spire (1529), il proposa des mesures qui provoquèrent la protestation des réformés. L’Allemagne indignée laissa les Turcs assiéger Vienne, et Charles-Quint dut convoquer une nouvelle diète à Augsbourg en 1530. Là fut présentée la célèbre confession, rédigée par Mélanchthon. L’empereur essaya de l’intimidation contre les réformés ; mais, son despotisme devenant intolérable, Luther et ses amis contestèrent en droit les pouvoirs de l’empereur allemand, qu’ils avaient ménagés jusqu’alors. On repoussa, comme violant les capitulations, l’élection d’un roi des Romains qui devait assurer la transmission de la couronne à Ferdinand, frère et vicaire de Charles-Quint ; les états d’empire, alliés à Smalkalde, firent appel à tous les princes chrétiens, entre autres au roi de France[1], qu’on regrettait d’avoir autrefois sacrifié à l’oppresseur public. L’empereur irrité levait des troupes étrangères pour les conduire contre les princes d’Allemagne ; ceux-ci se crurent le droit d’invoquer à leur tour l’assistance de princes étrangers. L’appel à la France fut au reste très efficace, car il suffit pour décider Charles-Quint à suspendre l’exécution des recez de la diète d’Augsbourg. Autant peut-être que la ligue de Smalkalde, il protégea la liberté germanique, et l’empereur en pâlit de colère à Bruxelles. On assure que Luther montra quelque hésitation au sujet de cet appel à un souverain étranger qui ne traitait pas chez lui les protestans avec beaucoup de bienveillance ; mais les princes, au nom de la liberté germanique en péril, n’eurent pas les mêmes scrupules. On était d’accord sur ce point à Munich tout comme à Smalkalde. Cette manifestation inquiétante et persistante obligea Charles-Quint à signer la paix de Nuremberg (1532), qui consacrait le sursis et la liberté intérimaire de conscience, en attendant le concile dont le pape, contraint par l’empereur, avait promis la convocation. Les orages ultérieurs auraient été conjurés alors, si les concessions avaient été sincères ; mais elles ne le furent pas : l’empereur dissimulait, gagnait du temps et préparait ses armes.

On devina ses arrière-pensées, et ses relations avec les princes s’envenimèrent. Le landgrave de Hesse recourut de nouveau à la France. Il eut une entrevue secrète à Bar-le-Duc avec François Ier (1533), et le souverain français, prenant la défense du jeune duc de Wurtemberg dépouillé de ses états, promit aux princes un subside de cent mille écus, déguisé sous la forme d’un prêt hypothéqué sur Montbéliard. Un envoyé français parut même à Augsbourg, devant la ligue de Souabe, et y donna l’assurance de la protection de François Ier. Forts de cet appui, les princes de Saxe, de Hesse et de Wurtemberg, tirèrent l’épée contre le roi des Romains, Ferdinand, exécuteur inexorable des décrets impériaux. Ferdinand trembla bientôt devant Vienne ; il eut encore recours à la ruse, aux promesses de tout genre. On négocia même à Cadau, en Bohême, une révision de la constitution germanique. Depuis l’introduction des cercles, elle était en effet très imparfaite, et ne dispensait pas d’avoir recours aux ligues, ou associations privées, pour garantir les personnes et l’ordre public. Sur ces entrefaites, Charles V, revenant de son expédition d’Afrique, obtenait du chevaleresque François Ier la liberté de traverser la France pour aller réprimer la révolte des Gantois. A la faveur de cette diversion dans les Pays-Bas, la ligue de Smalkalde put se renforcer et préparer une plus sérieuse résistance. Ferdinand lui opposa une ligue impériale, et l’empereur convoqua la diète de Ratisbonne. Il y caressa le dangereux landgrave qui était l’âme de la ligue de Thuringe, le captiva et en obtint une transaction dont le premier article était la renonciation à l’alliance française. En échange, l’empereur promulgua le fameux interim de Ratisbonne, qui donnait apparente satisfaction aux intérêts des réformés, mais qui avait l’inconvénient d’augmenter la puissance impériale en lui donnant l’occasion de statuer sur les matières de religion. Cependant Luther admit l’expédient. On y gagna un peu de paix ; on reprit les théories de droit politique. Le jus reformandi fut nettement revendiqué par les princes, et en peu de temps la force des choses ramena les anciens embarras, l’indication d’un concile à Trente excitant la méfiance des réformés. Une nouvelle guerre avec la France occupa Charles V, et l’indépendance allemande fit encore un effort pour se constituer (1544). En présence de ce danger, et pour n’avoir plus que les affaires d’Allemagne à régler, Charles-Quint fit brusquement la paix avec François Ier. Ce fut la paix de Crespi, qui mit en péril les destins des réformés, et dont François Ier fut la dupe.

Par cette paix, le roi consentait à des abandons de territoire contre lesquels le dauphin, qui fut bientôt Henri II, ne craignit pas de protester publiquement ; mais l’habile empereur avait surpris le consentement royal en promettant comme compensation le mariage de sa t fille aînée avec le deuxième fils du roi, et les Pays-Bas pour dot, se réservant toutefois l’alternative à bref délai d’offrir au fils de François Ier, au lieu de la fille de l’empereur, sa nièce, la fille du roi des Romains Ferdinand, avec le duché de Milan pour dot en échange des Pays-Bas. Ces espérances séduisirent François Ier ; mais en ami fidèle il n’oublia point les princes d’Allemagne, et un article du traité consacrait l’engagement de Charles V à leur donner satisfaction dans la mesure du possible. Quoi qu’il en soit, la paix de Crespi, qui avait promis un moment les Pays-Bas, puis le Milanais, à un prince français, se convertit en un mirage passager par la mort du fils du roi, le duc d’Orléans. L’intérêt français n’ayant dès lors plus d’équivalent pour les abandons consentis à Crespi, la paix se réduisit à une suspension d’armes. Des événemens graves et multipliés se produisirent alors, et donnèrent une allure nouvelle aux affaires politiques. En 1546 mourut Luther, au moment même où le pape Paul III et Charles Y s’alliaient secrètement pour porter un coup décisif à la ligue de Smalkalde. Les princes réformés essayèrent de parer le coup en ouvrant de nouvelles relations avec François Ier ; mais la mort du roi suivit de près, et mit tout en suspens (1547). Henry VIII, roi d’Angleterre, autre appui des réformés, mourut dans le même temps. Tout manqua donc à la fois aux princes allemands, le successeur de François Ier, Henri II, étant éloigné par d’autres préoccupations de s’ingérer dans leurs affaires.

Les historiens les plus instruits ont considéré les malheurs qui accablèrent les princes allemands à partir de 1546 comme la conséquence de la paix de Crespi, et surtout de la mort de François Ier, qui avait privé l’Allemagne d’un auxiliaire généreux et entreprenant, disposé de longue main, par des relations cordiales, à secourir les réformés d’outre-Rhin. La politique flottante des princes réformés eux-mêmes avait contribué à les priver de cet appui. Ils ne portaient point dans leur alliance avec la France contre un ennemi commun cette ténacité qui est l’âme du succès en de semblables associations. Aussitôt que Charles V effrayé leur montrait une espérance ou leur concédait un point contesté, ils déposaient les armes, et se retiraient de l’alliance française pour suivre leur intérêt particulier. La France ne leur reprochait pas de préférer un accommodement à la guerre civile, mais la crainte de rester compromise dans son isolement, en face d’un ennemi puissant et irrité, paralysait la manifestation de son intérêt pour l’Allemagne, et la rendait réservée, dans ses actes de coopération. C’est ce qui décida François Ier à traiter avec l’empereur à Crespi, en se bornant à une stipulation générale en faveur de l’Allemagne. Les princes avaient donné l’exemple de faire ainsi leurs affaires particulières en mainte occasion. Aussi ne se plaignirent-ils pas de François Ier. Quoi qu’il en soit, l’empereur, enhardi par les événemens, entra résolument dans la voie des actes despotiques. Il décréta l’interim d’Augsbourg, qui était un essai de papauté impériale, se livra vis-à-vis des personnes à des rigueurs qui rappelaient Frédéric-Barberousse, et y mêla des raffinemens odieux.

Les princes les plus influens de l’Allemagne étaient l’électeur de Saxe, l’électeur de Brandebourg et le landgrave de Hesse ; le premier avait été le soutien le plus constant de Luther. C’était au sein de ses états, à Wittemberg, que le grand réformateur avait préparé, prêché, promulgué sa doctrine ; le second avait profité de la réforme pour séculariser les grands évêchés de la Marche électorale, mais il s’abstint de la ligue de Smalkalde. L’Allemagne protestante du nord avait encore dans la personne du duc de Mecklembourg un de ses princes les plus autorisés et les plus considérables. Le landgrave de Hesse, Philippe le Magnanime, était encore plus redoutable dans l’Allemagne du sud ; sa courageuse résistance à la spoliation du duc de Wurtemberg avait tenu en échec la puissance impériale et vivement agité les esprits. Croyant le moment venu de frapper un grand coup, Charles V s’attaqua directement à ces chefs renommés du parti protestant. A la diète de Ratisbonne du 20 juillet 1546, il en mit trois au ban de l’empire. Le landgrave terrifié se soumit d’abord (1547) ; Ulrich de Wurtemberg en fit autant. Quant à l’électeur de Saxe, Charles V lui réservait un coup plus sensible. Jean-Frédéric avait dans sa famille même un jeune cousin, Maurice de Saxe, dont il avait méconnu l’intelligence et le caractère, et dont il s’était fait un irréconciliable ennemi en froissant son orgueil. Maurice avait embrassé la réforme, comme Jean-Frédéric, et il y tenait d’affection ; mais il avait encore plus à cœur la haine de l’électeur son parent : aucune médiation n’avait pu la calmer. Beau jeune homme, ardent, ombrageux, brave, ambitieux autant qu’habile, il fut un des princes les plus remarquables de cette étrange époque, et il devint l’instrument de la politique de l’empereur. Charles V proscrivit Jean-Frédéric, et choisit Maurice pour remplacer le proscrit dans la dignité électorale et ducale. Maurice en fut enivré, Jean-Frédéric accablé. Charles V distingua aussi dans la maison de Brandebourg un jeune homme également engagé dans la réforme, remuant, ambitieux, violent, brillant de courage, Albert, surnommé l’Alcibiade. Il le séduisit, comme il avait séduit Maurice ; mais, se défiant du bouillant margrave, il ne lui donna que des espérances. Albert et Maurice, capitaines désormais de Charles-Quint, vont jouer un tel rôle que nous avons dû signaler ces deux figures historiques.

Les proscrits de Ratisbonne, revenus de leur premier abattement, essayèrent de se relever par les armes. Une année de lutte animée et de combats sanglans aboutit., malheureusement pour eux, à la défaite de Mühlberg (1548), où ils furent taillés en pièces et réduits aux plus cruelles extrémités. Jean-Frédéric et le landgrave de Hesse obtinrent la grâce de la vie, mais subirent une dure captivité. En vain Maurice de Saxe sollicita leur délivrance et montra de l’humeur d’éprouver un refus ; l’empereur fut inexorable et crut n’avoir plus à ménager personne. Malgré son coup d’œil pénétrant, il n’avait pas distingué dans l’âme de Maurice une générosité qui lui préparait bien des mécomptes. Maurice avait voulu satisfaire un mauvais sentiment à l’égard de Jean-Frédéric ; sa haine n’allait pas au-delà de l’humiliation de son ennemi* D’ailleurs il avait épousé la fille du landgrave de Hesse, et la basse équivoque à laquelle était descendu l’empereur, pour fausser parole à Philippe qui lui rendait son épée, révoltait le cœur de Maurice. Enfin le patriotisme du prince saxon se soulevait en secret à la vue de ces guerriers, victimes du sort des batailles et de la cause nationale, pour laquelle ils avaient combattu à Mühlberg. Maurice fit donc entendre avec insistance et dignité des paroles de miséricorde à Charles V, et celui-ci, craignant de s’aliéner un auxiliaire si utile, promit la délivrance si instamment demandée ; mais il éluda indéfiniment l’accomplissement de sa promesse. Maurice et Albert se crurent joués et résolurent de n’en pas endurer l’outrage. Leurs sympathies allemandes s’étaient réveillées ; ils dissimulèrent, et ils tournèrent les yeux vers la France. C’était Henri II qui régnait ; un émissaire fidèle vint lui révéler les dispositions des deux princes, et les griefs de l’Allemagne asservie ; il répondit prudemment à ces ouvertures par la note suivante :

« Le roi a très bien entendu la juste occasion que le duc Maurice et le marquis de Brandebourg ont de demeurer mal contens de l’empereur, tant pour n’avoir satisfait à la promesse qui leur avait été faite pour le regard du landgrave de Hesse leur beau-père, sans l’assurance de laquelle promesse ledit seigneur sçait bien qu’ils ne l’eussent jamais conduit par devers lui, que aussi pour le peu de respect qu’il a de leurs services, et ne fait doute que, étant princes si magnanimes qu’ils sont, il ne leur soit impossible du pouvoir si longuement supporter un tel sort sans en chercher la vengeance par tous les moyens qu’il leur sera possible, et que déjà ils n’aient disposé et disposent eux et leurs amis, pour à leur point s’en ressentir a rencontre dudit empereur.

« Mais le roi, qui est en paix et pacification de toutes parts, grâces à Dieu, et qui dedans peu de temps, continuant les fortifications de ses places, et l’amas d’argent, comme il a en commencé de faire depuis la paix par lui accordée avec les Anglais, peut rendre son royaume si bien borné et fortifié, et se faire si puissant et pécunieux qu’il ne sera au pouvoir de princes, ni potentats de la chrétienté, quels qu’ils soient, de l’offenser, entamer, ni endommager, n’a pas occasion pour cette heure de se mouvoir, et d’avoir autre dessein que de pourvoir auxdites fortifications et amas d’argent, puisque les deux choses, avec la force de gendarmerie et de gens de pied qu’il a et entretient ordinairement, lui assurent et établissent perpétuellement son état, et davantage, sans entrer es incommodités de la guerre, lui disposent beaucoup d’autres choses pour sa grandeur et accroissement.

« Toutefois, pour ce qu’il a toujours porté et porte telle affection à la conservation de la liberté germanique, et aux princes et états de l’empire, qu’il ne les voudrait voir opprimer, et que ledit duc lui a fait savoir que, le cas advenant que ledit seigneur prît les armes, soit pour se défendre dudit empereur, ou pour l’offendre, et qu’il lui plût y tirer et mêler publiquement l’affaire dudit landgrave, lors, sans justes reproches, pourrait ledit duc avec ses bons amis et alliés se déclarer, pour faire si bon service audit seigneur-roi, qu’il en aurait profit, honneur et réputation ; icelui seigneur-roi désire que ledit sieur duc lui fasse savoir quels amis et alliés il a, qui lui adhèrent, quel traité ils ont ensemble, les forces qu’ils pourraient mettre sus, ensemblement le moyen qu’ils auraient de les entretenir, et pour quel temps, quelle part ils les voudraient dresser, et quels moyens ils auraient d’endommager leur ennemi, afin que, cela entendu, ledit seigneur se puisse résoudre sur ce qu’il lui a fait mettre en avant.

« Cependant ledit sieur duc s’assurera que le roi lui correspondra toujours de pareille volonté et affection que celle que icelui sieur duc lui porte, en laquelle il le prie de continuer[2]. »

Henri II était en effet alors en paix avec Charles V ; il connaissait par M. de Marillac, son ambassadeur à Bruxelles, les embarras de l’empereur en Allemagne. Charles V s’en prenait même au roi de France, qui en était alors fort innocent, de la résistance indomptable qu’il rencontrait, principalement dans les villes anséatiques. « L’empereur ne s’est pu taire, disait M. de Marillac au connétable en 1549, qu’il ne nous avait pas suffi d’avoir aidé les protestans durant la guerre, sans y ajouter les menées et pratiques, lesquelles étaient cause que les villes maritimes de Saxe ne lui prêtaient l’obéissance qu’elles avaient promise. » L’empereur se vengeait des torts qu’il supposait à Henri II en fomentant dans la Guienne des troubles contre lui. Le même Marillac marquait en juillet 1549 que les difficultés, pour l’empereur, croissaient chaque jour en Allemagne, et que, s’il n’y retournait bientôt, il perdrait le fruit de toutes ses victoires, « car non-seulement les protestans demeurent obstinés, mais encore les catholiques commencent à connaître que ledit seigneur y a procédé plus par zèle qu’il avait à sa grandeur qu’à la restitution de la religion. » Ce qui compliquait les ennuis de Charles V, c’est qu’il avait résolu de faire élire son fils roi des Romains à la place de son frère Ferdinand. Cette intrigue mettait le trouble dans la famille impériale, et Marillac écrivait que Ferdinand ne pouvait se résoudre à céder à son frère sur ce point. Il y a deux dépêches curieuses[3] sur cette affaire, qui avorta. Entre le pape enfin et l’empereur, l’entente devenait difficile. Charles V n’avait rien gagné sur les esprits par les supplices et la terreur. Les protestans refusaient de se soumettre à un concile convoqué ailleurs qu’en Allemagne, et Marillac mandait en août 1549 : « Pour le regard de célébrer le concile de Trente en autre ville de la nation germanique, c’est un point nécessaire sans lequel les affaires de l’Allemagne pour le respect de la religion ne peuvent être composées. Et mêmement que pour la diète d’Augsbourg, quand l’empereur requit que les électeurs, princes et états se soumissent de leurs différends à la détermination d’un concile, l’empereur s’y était fait fort, et sur cette condition avait obtenu ce qu’il avait requis, que ledit concile serait célébré en ville de leur nation, laquelle commodité lui étant maintenant ôtée ou empêchée, les affaires de Germanie se tournaient au rebours de son intention, sans mutuelle intelligence du pape, de laquelle il avait maintenant lieu de se défier, d’autant plus que sa sainteté avait de nouveau sommé les prélats de se trouver dans quarante jours à Rome, sous peine de désobéissance. » Charles V, de son côté, avait défendu aux évêques de ses états de s’y rendre.

La situation était tendue au point qu’on vient de voir, lorsque Henri H reçut une nouvelle-et plus pressante dépêche de Maurice de Saxe ; Le duc y invoquait les souvenirs de l’amitié française, demandait de l’argent, des chevaux, des hommes, avec la garantie d’une coopération effective dans les hostilités projetées, offrant au nom des princes, spécialement des jeunes margraves de Brandebourg, des compensations à la France, pour les risques qu’on lui demandait de courir. Henri II hésitait ; les affaires de l’intérieur occupaient son attention. Autour de sa personne, des rivalités puissantes troublaient sa cour, et les protestans français lui inspiraient des inquiétudes. Quant à l’extérieur, c’était bien plutôt vers l’Ecosse qu’étaient tournés ses regards. Un grand intérêt de famille et de politique le poussait de ce côté. Le connétable de Montmorency, son conseil si attaché, l’éloignait d’une nouvelle aventure avec l’Allemagne et Charles V. La maison de Guise, dont le crédit balançait celui du connétable, quoiqu’elle fût vivement engagée aussi dans la question écossaise, où l’intérêt personnel de la maison de Lorraine était en jeu, acceptait cependant les périls d’une guerre avec l’Espagne et l’empereur. Pour éviter la complication d’une rupture avec l’Angleterre, que le mariage de Marie Stuart avec le dauphin avait mécontentée, et qui avait encore un pied dans le royaume par Boulogne et Calais, on fit la paix avec les Anglais, et un ancien soldat de François Ier, attaché aux princes allemands, le maréchal de Vieilleville, trancha la question germanique dans le conseil de Henri II. Une ligue avec Maurice, électeur de Saxe, avec Albert de Brandebourg et autres, pour la défense de l’Allemagne protestante, fut résolue. Henri II adressa une lettre en langue latine, datée de La Fère, du 3 mars 1551, aux princes secrètement confédérés pro Germaniœ patriœ libertate recuperanda, dans laquelle il leur annonçait que, après avoir mûrement examiné leurs propositions, il leur donnait sa parole de roi de les soutenir dans la lutte généreuse et désespérée qu’ils allaient entreprendre contre la tyrannie impériale[4].

La résolution de Henri II eût été folle, tout en restant généreuse, si un grand intérêt national ne l’avait point expliquée. L’habile Maurice et les Brandebourg le comprenaient très bien, et ils avaient triomphé de l’irrésolution du roi par une proposition qui valait en effet les chances d’une nouvelle lutte avec Charles-Quint. C’était celle d’un accroissement de territoire sur un point qui importait singulièrement à la sécurité de royaume. On avait justement reprocha à Louis XI d’avoir laissé sortir de la maison de France les vastes domaines de l’héritage de Bourgogne, que la fille de Charles le Téméraire avait portés dans la maison d’Autriche, et qui, par la crainte chimérique d’un nouveau grand vassal redouté de Louis XI, avaient fait passer sous la puissance d’un souverain étranger une partie de la France de Philippe-Auguste, en découvrant la frontière du royaume par des côtés très vulnérables. Le mal était désormais irréparable ; mais un remède était aux mains de la libre Allemagne, qui, par la séparation des anciens royaumes francs de Neustrie et d’Austrasie, des Francs occidentaux et des Francs orientaux, par la formation des royaumes de France et d’Allemagne à l’époque du démembrement de l’empire de Charlemagne, avait reçu dans le corps germanique des seigneuries et des villes, françaises par la race et par la langue, plus attachées et plus liées à la France qu’à l’Allemagne, à laquelle elles restaient étrangères par les mœurs et inutiles par l’intérêt territorial. Les trois évêchés de Metz, Toul et Verdun étaient de ce nombre. Metz avait été la capitale du royaume franc d’Austrasie. Sa position sur la Moselle et à l’entrée de défilés redoutables en faisait un boulevard, et sa possession, comme celle de Toul et de Verdun, n’avait rien d’agressif pour l’Allemagne. On les comptait alors au nombre de ces villes libres, agrégées à l’empire, où la souveraineté locale se partageait entre un prélat puissant et un corps municipal rival de l’évêque. Tout le passé de ces trois villes épiscopales et libres les rattachait à la France. Leur langue était la nôtre. Les évêques, qu’élisaient leurs chapitres, étaient toujours Français ; elles se mouvaient dans l’orbite de la France plutôt que dans l’orbite de l’Allemagne. En récompense du grand service rendu ou la restitution de la liberté germanique, en présence du péril où se jetait la France pour la défense de cette cause tout allemande, Maurice de Saxe, Albert de Brandebourg, le duc de Mecklembourg et les princes leurs confédérés offrirent leur concours à la France pour la substituer à la suzeraineté germanique dans ces trois évêchés. La guerre contre Charles V avec l’objectif de la liberté germanique devenait ainsi pour nous une guerre d’intérêt national, et Henri II était absous de la témérité que lui avait fait entrevoir le connétable. La correspondance et l’accord qui s’ensuivit à ce sujet entre les princes et le roi sont marqués d’une saisissante et loyale franchise. Les princes désiraient garder leur liberté d’agir pour le pur intérêt allemand et selon l’occurrence vis-à-vis de Charles V, c’est-à-dire de traiter avec lui, s’ils y trouvaient leur avantage, avec le consentement de la France cependant ; mais comme ils auraient exposé Henri II à un grand péril pour les défendre, il était confidentiellement convenu que dans toute hypothèse l’abandon de la suzeraineté germanique sur Metz, Toul et Verdun serait de leur part un fait définitif et accompli, aux risques, bien entendu, de la France relativement aux démêlés ultérieurs qu’on aurait avec Charles V.


II

L’accord établi sur ces bases, un traité secret fut signé entre les parties contractantes, et en voici les articles solennels[5]. Il est intitulé : Traité de confédération et alliance entre Henri II, roi de France, d’une part, et Maurice, électeur de Saxe, et autres princes et états ses alliés, d’autre part, contre l’empereur Charles V, pour la conservation des franchises et libertés des électeurs, princes et états de l’empire. Il est dit dans le préambule que les princes allemands, « voyant clairement les ruses, subtiles pratiques et effets, par lesquels l’empereur, leur ennemi commun, tâche, partie secrètement, partie ouvertement, et tend de plus en plus à trouver le moyen comme il pourra contraindre non-seulement les électeurs et princes, mais encore les comtes, les seigneurs, la noblesse, les villes et autres sujets de notre chère patrie la Germanie, de tomber de leur ancienne franchise et liberté en une bestiale, insupportable et perpétuelle servitude, comme il a été fait en Espagne et ailleurs, et ce en telle sorte que déjà il est venu à bout d’une partie de ses desseins… ; que, par leur icelle patience ou tolérance, eux Allemands ont acquis par tout le monde une mauvaise réputation, et que, s’ils venaient à mourir sans que premier ils eussent fait à l’encontre quelque chose notable, la postérité chargerait encore plus leur honneur qu’on ne fait à cette heure… ; que, ne voulant que cette infamie demeure plus longtemps sur eux,… ils sont entrés de bonne foi en l’intelligence qui s’ensuit avec Henri II, très chrétien roi de France, leur singulièrement aimé seigneur et ami, comme celui duquel les prédécesseurs ont fait le plus de bien et d’avantage à la nation germanique, etc. » Puis, passant au dispositif du traité, il y est stipulé que, « pour l’entretenement des gens de guerre, le roi de France sera tenu de fournir, pour les trois premiers mois, 240,000 écus, et pour chacun des autres mois suivans la somme de 60,000 écus seulement. » L’argent devait être compté à Bâle, et le nombre des troupes à mettre en campagne de part et d’autre était soigneusement détaillé. Les princes signataires se portaient forts pour l’électeur Jean-Frédéric et le landgrave de Hesse, lorsqu’ils auraient recouvré leur liberté. Maurice était constitué général en chef des forces allemandes. Suit une clause menaçante pour les traîtres défectionnaires ou parjures. On lit ensuite cette clause touchante : « Si cette entreprise durait et que quelqu’un d’entre nous, pour avoir longuement fourni sa quotité, devînt si pauvre qu’il ne le sçût plus faire, et que après, tôt ou tard, on fît quelque appointement ; ce nonobstant, celui qui serait ainsi appauvri ne sera exclu dudit appointement ; ainsi, aussi bien que l’un de nous autres, jouira de tout ce qui reviendra dudit appointement, sans en être exclu, le tout sans fraude. » Il est aussi convenu qu’on donnera des otages des deux côtés : Henri II donne les siens aux princes allemands ; ceux-ci donnent les leurs au roi de France. Après il est dit « qu’on trouverait bon que ledit seigneur roi s’impatronisât, le plus tôt qu’il pourrait, des villes qui appartiennent d’ancienneté à l’empire, et qui ne sont de la langue germanique, savoir de Cambrai, Toul, Metz et Verdun et autres semblables, et qu’il les gardât comme vicaire de l’empire, auquel titre les princes sont prêts à le promouvoir à l’avenir. » Enfin, après d’autres stipulations conçues dans le même esprit, l’acte est clos par cette conclusion : « Et attendu que le roi très chrétien se porte envers nous Allemands, en cette affaire, avec secours et aide, non-seulement comme ami, mais comme père charitable, nous en aurons tout le temps de notre vie, souvenance. Et si Dieu veut favoriser nos affaires, de tout notre pouvoir le porterons et favoriserons au recouvrement de ses seigneuries patrimoniales qui lui sont occupées ; aussi, à l’élection de l’empereur et chef chrétien futur, nous y tiendrons telle mesure qu’il plaira à sa majesté, et n’en élirons point qui ne soit ami de sa majesté, et qui ne veuille continuer en bon voisinage avec elle, et qui ne s’oblige suffisamment à ce faire. Et quand lors la commodité dudit seigneur serait de vouloir accepter une telle charge, nous l’aimerons mieux qu’un autre. »

Henri II était représenté au traité par Jean du Fresne, évêque de Bayonne, que les historiens allemands ont appelé Fraxinus, de son nom latinisé. Le roi donna sa ratification à Chambord le 15 octobre 1551 ; les princes avaient signé à Friedewald le 5 du même mois : c’étaient le landgrave Guillaume de Hesse, le duc Jean-Albert de Mecklembourg, les deux marquis de Brandebourg, Maurice duc de Saxe, agissant pour eux et leurs confédérés. Le traité fut couvert d’un grand mystère, pour donner le temps à chaque intéressé de prendre ses mesures et de préparer ses armemens[6] ; mais Henri II et l’empereur avaient déjà commencé les hostilités en Italie, où le pape prit le parti de Charles V. Au commencement de 1552 seulement, la guerre éclata en Allemagne. Maurice de Saxe publia un manifeste dans lequel il exposa que, malgré la parole que l’empereur avait donnée, ce dernier s’obstinait à retenir les princes de Saxe et de Hesse dans une rigoureuse captivité ; qu’il attentait sans cesse aux libertés du corps germanique, et qu’il transgressait journellement sa capitulation électorale. Pour tous ces griefs, les princes appelaient Dieu à leur aide et l’Allemagne aux armes. Henri II de son côté, après avoir porté au parlement des édits pour de nouveaux impôts, nécessaires au soutien de la guerre, publia un manifeste en langue latine, dans lequel, exposant tout ce qu’il avait fait depuis son avènement à la couronne pour assurer la sécurité du royaume et la tranquillité publique, il se plaignait des sourdes menées de l’empereur en Guienne, en Italie, en Lorraine, et de sa constante hostilité, qui se produisait partout. « De plus, disait-il, les princes d’Allemagne m’ont fait des plaintes bien fondées, et m’ont conjuré, par l’ancienne amitié qui règne entre nous, de ne pas leur manquer dans une occasion où il s’agit de la cause commune, et de nous opposer avec eux à l’oppression de la liberté publique, car il n’est que trop vrai que l’empereur, sous prétexte d’apaiser les troubles religieux, de faire la guerre aux Turcs et de réprimer la révolte, ne tend qu’à ruiner la liberté du corps germanique, à fomenter la discorde et les factions, à épuiser l’Allemagne, afin de fondre ensuite sur la France et de parvenir à cette monarchie universelle de l’Europe, qui est l’objet déclaré de son ambition… Qui ne serait touché de voir les pays de Hesse et de Wurtemberg indignement ravagés par des Espagnols, l’électeur de Saxe et le landgrave Philippe odieusement retenus prisonniers contre la foi jurée, et le tribunal aulique de Spire porter partout la terreur et la mort ? Or, de peur que la postérité n’accuse les princes d’avoir lâchement souffert qu’on opprimât l’ancienne liberté de leur pays, ils se sont ligués avec moi, et, renouvelant l’ancienne alliance des deux nations, ils ont résolu de s’armer courageusement pour le salut de leur patrie… Je me suis joint aux princes d’Allemagne pour entreprendre une guerre non-seulement juste, mais nécessaire. Je prends Dieu à témoin que tout le fruit que j’en attends, c’est de remettre l’Allemagne dans son ancienne dignité, de garantir sa liberté, de délivrer Jean-Frédéric de Saxe et le landgrave de Hesse de leur longue et injuste captivité, et de donner par là un illustre témoignage des égards que j’ai pour l’ancienne union qui est entre les rois de France et les princes d’Allemagne, et j’engage ma parole royale que je ferai tous mes efforts pour empêcher que l’innocent ne soit confondu avec le coupable. »

La guerre étant ainsi déclarée, l’alliance royale avec les princes allemands étant proclamée, Henri II entra en campagne dès les premiers jours du printemps 1552, et se présenta devant Toul, qui lui ouvrit ses portes avec des témoignages de joie non équivoques, pendant que le connétable de Montmorency se présentait à Metz, dont les ponts-levis s’abaissèrent aussi sans difficulté devant le lieutenant du roi de France malgré la mauvaise humeur d’un faible parti d’impériaux facile à maîtriser. L’évêque de Metz, M. de Lenoncourt, était engagé de cœur aux intérêts français. Le roi voulut faire une entrée solennelle dans cette ancienne et noble capitale du royaume d’Austrasie ; il y fut reçu avec acclamation, comme un souverain d’origine nationale, et le maître échevin, suivi des treize jurats formant le corps de ville, prêta serment en ses mains dans les termes qui suivent : « Nous, etc., ayant entendu de vous que, pour le bien du saint-empire, recouvrement et conservation de sa liberté, a été, ces jours passés, fait traité et accord entre vous et les princes de Germanie, ligue offensive et défensive à l’encontre de Charles, empereur, des noms, à présent régnant, et de ses adhérens, pour le bien de laquelle ligue vous vous êtes en personne, avec votre armée, acheminé jusques en cette ville et cité de Metz, ne voulant, comme il ne serait raisonnable, nuire et défavoriser ladite ligue et entreprise, tendante au bien commun de ladite Germanie, nous jurons et promettons, sur nos honneurs et la part que prétendons en paradis, de ne jamais aider et favoriser, ni supporter ledit empereur, ni ses adhérens, en quelque sorte ni manière que ce soit, contre vous, ni contre vos amis et alliés, ains au contraire de vous porter toujours honneur, faveur, assistance, aide et comfort, tant de notre ville et places qui en dépendent que de nos biens, personnes, facultés, vivres et commodités dont vous aurez besoin à l’encontre d’icelui empereur et de sesdits adhérens. »

Pour ce qui est de l’Allemagne, Maurice, aidé de l’argent du roi de France, y leva rapidement une armée et tomba comme la foudre sur les impériaux pris au dépourvu. Le patriotisme, qui partout se réveillait à sa voix, en retrouvant la certitude d’être soutenu par un puissant auxiliaire, doubla les forces dont il disposait, et, secondé par le margrave Albert de Brandebourg, il surprit Ponawert, s’empara d’Augsbourg, dispersa les bandes impériales, mit à contribution le bas Danube, sema partout le découragement et l’effroi, força le château d’Erenberg, et marcha audacieusement sur la ville d’Inspruck, où l’empereur gisait malade, défendu seulement par une troupe affaiblie et démoralisée. A peine Charles V eut-il le temps d’échapper à l’attaque de Maurice, et le grand potentat qui quelques jours auparavant voyait tout trembler devant lui était à cette heure obligé de fuir rapidement devant le beau-fils du landgrave de Hesse, dont il avait cru faire son homme par d’avilissantes faveurs. Voilà ce qu’avaient produit en quelques semaines le traité du 5 octobre 1551 et le bruit seul de l’assistance française.

A peine revenu de son émoi, humilié, irrité, mais fécond en expédiens, Charles V changea la direction de ses batteries. Il résolut cette fois de pacifier l’Allemagne, pour reporter toutes ses forces contre Henri II, dont il avait dit à M. de Marillac qu’il le réduirait à la condition du plus modeste gentilhomme de son royaume. Il mit en liberté Jean-Frédéric de Saxe, et le rétablit dans ses honneurs et dignités, croyant par là punir Maurice de son ingratitude. Il donna plein pouvoir à Ferdinand, roi des Romains, pour traiter avec les insurgés, d’abord d’une trêve, et puis d’un accommodement définitif. Maurice ne voulait pas traiter de la paix sans y comprendre le roi de France, allié des princes ; mais, Ferdinand ayant déclaré que l’empereur ne pourrait admettre qu’on parlât du roi comme d’un ami de l’empire, Maurice craignit de perdre une occasion favorable aux intérêts de son pays, et, confiant en la loyauté de Henri II, il prêta l’oreille à la transaction proposée. Ce fut la célèbre transaction de Passau du 2 août 1552. Le landgrave fut remis en liberté, les princes dépouillés furent rétablis ; le formulaire provisionnel, connu sous le nom d’interim, fut cassé et annulé. L’empereur promit qu’une diète serait prochainement assemblée pour terminer à l’amiable les disputes sur la religion ; il fut convenu que les protestans jouiraient en attendant d’une pleine liberté de conscience, et que les assesseurs de la chambre impériale de Spire, si sévère et si redoutée, seraient désormais tirés indifféremment des deux religions. On arrêta de plus que, si l’on ne parvenait pas dans la diète prochaine à réunir les esprits sur le point du dogme, cette transaction aurait force de loi perpétuelle. Enfin il fut stipulé qu’une amnistie complète serait accordée aux anciens alliés de Smalkalde qui n’avaient point encore fait leur soumission à l’empereur[7]. Telle fut la conclusion inespérée de l’entreprise hardie de Maurice de Saxe. Elle fit le plus grand honneur à son habileté et lui assure une mention honorable dans l’histoire.

Il lui restait à liquider une situation délicate avec Henri II. Il s’en tira heureusement par le moyen le plus honnête, qui fut en même temps le plus habile. Il avoua sincèrement et franchement au roi tout ce qui s’était passé dans son âme en ces momens difficiles, et il fit appel à ses sentimens généreux. Sa lettre est du jour même où furent accordés les premiers articles entre lui et Ferdinand à Lintz, dans la haute Autriche. Henri II y répondit avec le même sentiment de confiance et d’amitié par la belle dépêche que voici : « J’ai reçu, mon cousin, votre lettre du 2 de ce mois par ce gentilhomme présent porteur, et par icelle entendu comment les choses se sont passées, entre le roi des Romains et vous, au voyage qu’avez fait devers lui à Lintz, d’où, à ce que je vois, vous avez rapporté promesse de la délivrance de mon cousin le landgrave de Hesse, votre beau-père, et de plusieurs autres choses, par où vous espérez être satisfait de l’empereur, ayant pris assignation au 26 de ce mois à Passau, pour l’entière résolution de ce négoce ; me remontrant les considérations qui vous ont meu à entendre auxdites conditions, tant pour le bien et repos de la Germanie que pour éviter l’effusion du sang humain ; aussi que lesdites conditions sont telles que vous ne pouvez mieux espérer de l’issue d’une longue guerre que ce qui vous est présentement offert et accordé. Sur quoi je vous dirai, mon cousin, que je vous ai toujours estimé si prudent et tant avisé, que je m’assure que vous aurez bien mis en considération toutes les choses présentes et futures qui dépendent et appartiennent à une affaire de si grande importance ; en quoi Dieu veuille que vous ne soyez point trompé, pour être la parfaite confirmation de mon désir et de l’intention de mon entreprise.

« Car, en premier lieu, il sera en perpétuelle mémoire de tout le monde que, comme prince d’honneur, de vertu et de foi que je suis, j’ai pour le bien de la Germanie, et à la très instante requête de vous et des autres princes d’icelle, affligés comme ils étaient, et par traité fait avec eux, amené mon armée en personne jusques au Rhin, et fait tel devoir de poursuivre mon entreprise, que par ce moyen lesdits princes auront obtenu ce qu’ils demandaient. J’aurai mis en liberté un prince mon ami de longtemps, assuré ses états, rétabli les choses gâtées par la puissance et oppression d’autrui, et, au demeurant, rachapté et rendu, par ma force et faveur, à votre nation et patrie ses anciennes libertés ; de quoi j’attends une immortelle obligation et bienveillance de vous, desdits princes, et généralement de toute ladite nation, pour l’assurance que j’ai que vous ni eux ne l’oublierez jamais, étant nés et sortis de sang si grand et si illustre qu’est la maison dont vous portez le nom, et que, m’étant débiteurs de ce bien, vous me tiendrez ce que vous m’avez promis, et en ferez la reconnaissance par effet, quand le besoin le requerra, en mon endroit.

« Cependant, voyant ma présence par-deçà n’y être plus nécessaire, je m’en vais donner ordre à mes affaires particulières, en quoi Notre-Seigneur m’a pourvu de tels moyens que je n’en puis espérer moins favorable issue. Quant à ce qui est entre l’empereur et moi, si la guerre doit durer, j’ai forces et de quoi la lui faire trouver aussi ennuyeuse qu’il saurait faire à moi, et d’avoir la raison à bon escient du tort qu’il me tient. En quoi je suis sûr que l’assistance de mes amis ne me faudra point, et principalement de vous, mon cousin, et desdits princes, suivant vos promesses, sceaux, et les obligations authentiques que j’en ai par devers moi, dont toutefois je ne fais pas tant d’état que de la foi et parole que vous m’avez donnée. Le demeurant, vous l’entendrez de l’évêque de Bayonne, auquel je vous prie ajouter foi, et le croire, de tout ce qu’il vous dira sur ce de ma part, tout ainsi que vous feriez moi-même. »

Encouragé par ces paroles véritablement royales, qui n’excluent pas l’habileté dans leur droiture, Maurice continua la négociation pacifique qu’il poursuivait avec Ferdinand. Rien n’est plus digne de mémoire que le discours de Jean du Fresne, évêque de Bayonne, à l’assemblée de Passau, où Maurice l’avait amené pour que le roi eût une exacte connaissance de tout ce qui s’y passerait. Il leur parla d’abord, selon l’esprit du temps, de l’ancienne amitié qui avait existé entre les Germains et les Gaulois, et depuis entre les Allemands et les Français, de leur réunion sous les lois de Clovis et dans le grand empire de Charlemagne, dont le roi de France était un héritier ; il leur dit que l’empire d’Occident ayant été fondé dans cette famille royale, il avait été composé des deux nations, en sorte que l’empire appartenait à l’une et à l’autre, qu’il avait été depuis transféré aux empereurs saxons comme issus de nos rois, que Philippe-Auguste avait renouvelé cette ancienne alliance presque éteinte, qu’elle avait été depuis abolie par quelques princes étrangers parvenus à la couronne impériale sans être dignes de la porter, mais que l’empereur Albert, leur ayant succédé, avait signalé son amitié pour la France en résistant aux sollicitations de Boniface VIII, homme turbulent et superbe, et en refusant de prendre les armes contre Philippe le Bel et d’attaquer son royaume, que ce pape avait abandonné au premier occupant. Il ajouta que les princes de la maison de Luxembourg, de famille française, rendirent à l’Allemagne sa splendeur, et que l’un d’eux, Charles IV, avait donné à l’empire la bulle d’or, le palladium des libertés germaniques ; que ces beaux exemples auraient dû détourner l’empereur Charles-Quint de ses desseins contre la France et contre les princes allemands, qu’il avait rempli l’Allemagne de garnisons espagnoles, qu’il s’était rendu redoutable à tout l’empire par ses violences, ses exactions et la transgression des lois ; qu’il avait attenté à la liberté des diètes, dépouillé les Allemands de leurs biens, proscrit leurs princes comme des criminels, sapé l’autorité des électeurs et des états d’empire, violé le serment de ses capitulations ; que l’amour de la patrie avait armé le prince Maurice et ses confédérés, dont la voix avait été entendue par le roi de France, qui s’était porté sympathiquement à leur aide pour rétablir la Germanie en sa liberté ;, que, sacrifiant son repos à leur intérêt, le roi s’était lié avec eux par un traité contre l’ennemi commun ; que Maurice néanmoins, pour procurer la tranquillité des peuples, avait ouvert l’oreille à des propositions pacifiques, dont sa loyauté avait fait part au roi de France ; que sa majesté très chrétienne, plus touchée du bien public de l’Allemagne que de l’intérêt particulier de son royaume, n’empêcherait point qu’on traitât de la paix, pourvu que les anciennes plaies fussent guéries, que les princes prisonniers fussent mis en liberté, que la liberté de la nation germanique fût solidement garantie, et qu’enfin l’ancienne union de l’Allemagne et de la France demeurât confirmée. Quant aux griefs spéciaux de la France contre l’empereur, le roi se réservait son droit et la faculté de les faire valoir[8].

Les princes répondirent qu’ils avaient avec plaisir ouï parler de l’ancienne amitié de la France avec l’Allemagne, qu’ils remerciaient le roi de l’affection qu’il leur témoignait en préférant le bien public à ses intérêts particuliers, jusqu’à permettre que ceux de la ligue entrassent en accommodement avec l’empereur, et qu’ils en garderaient une reconnaissance perpétuelle en montrant au roi en toute conjoncture leur dévoûment. L’évêque de Bayonne évita de traiter les questions religieuses, comme on a pu le remarquer, et après la signature de la transaction il vint lui-même rapporter au roi le message de Maurice, qui l’en instruisait. Henri II y répondit par cette nouvelle lettre, datée de Villers-Cotterets, le 26 août 1552 : « L’évêque de Bayonne est arrivé par devers moi, lequel m’a fait entendre les grandes, honnêtes et amiables offres que vous l’avez prié me faire de votre part, que j’ai reçues à bien grand plaisir, pour être assuré qu’elles partent de la bouche d’un prince pour qui je pense avoir tant fait, qu’il ne me peut ni doit être autre que perpétuellement ami, et encore que pour le bien commun de la Germanie, restitution de son ancienne liberté, et en particulier pour votre grandeur, j’eusse bien désiré que les choses si grandes et louables, si bien et vertueusement par nous respectivement encommencées, eussent pris autre fin, toutefois ayant su par ledit évêque de Bayonne les causes et occasions qui vous ont été motives de votre accord, j’ai le tout pris en bonne part, et m’est demeuré cet aise et contentement, que je vois que, avec la faveur de mon aide, l’empereur a été réduit à cette nécessité de s’obliger si avant, comme il l’a fait, à la restitution de la liberté germanique et à la délivrance de mon cousin le landgrave de Hesse, votre beau-père, qu’il a si longuement et misérablement détenu prisonnier. Reste de voir ce que le temps apportera, et si ledit empereur sera aussi soigneux et fidèle observateur de sa foi et promesse que l’on pourrait bien s’être trop avant promis en cet endroit. Quant à moi, l’on se peut assurer que je demeure au même désir et affection que j’ai porté et porte au bien, protection et conservation de la liberté germanique ; délibéré, toutes et quantes fois que les occasions s’en présenteront, de continuer à en faire telle preuve et démonstration qu’il appartient à prince de foi, d’honneur et de vertu. » Henri II et les princes allemands se séparaient ainsi, amis loyaux et satisfaits, après la transaction de Passau, avantageuse pour l’Allemagne, mais qui laissait le roi de France seul en présence d’un adversaire redoutable, toutefois en signant la transaction les confédérés avaient réservé ce qu’on nomme en diplomatie la satisfaction de la France leur alliée, et vivement insisté pour la faire admettre. Les représentans de l’empereur s’étaient obstinément refusés d’obtempérer à ce vœu des confédérés, dont l’inexécution sembla laisser quelque regret à l’évêque de Bayonne. Le roi avait noblement rendu leurs otages à ses alliés, mais en retenant leur parole pour le maintien, en ce qui les touchait, du traité de 1551 relativement aux compensations, c’est-à-dire aux trois évêchés occupés. Ils s’y étaient obligés, car après que Henri II fut établi dans Metz et y eut constitué un lieutenant de roi, Maurice et les princes allemands avaient envoyé des députés dans cette ville pour régler sa soumission à la loi française, tout en respectant ses libertés municipales[9]. Le roi avait donc résolu de garder ces villes de Lorraine, qui par un ancien droit appartenaient à la France, et qui lui avaient été cédées par le traité. Elles étaient en sa puissance, et il les regardait comme nécessaires pour défendre sa frontière de Champagne.

Il survint alors un incident fort singulier, signe des temps calamiteux de cette époque. Albert de Brandebourg ne voulut point suivre Maurice dans la voie des négociations. Nature violente et emportée, il aimait la guerre pour la guerre, au rebours de Maurice, qui ne la faisait que pour avoir la paix. Il se sépara donc du duc de Saxe dès que ce dernier parut se prêter à une pacification. Il quitta l’armée des princes, suivi de quelques partisans, ravagea les terres de l’ordre teutonique, et frappa de contribution la ville de Nuremberg, à laquelle Maurice avait donné garantie et sauvegarde. Honni de ses anciens alliés, il ne mit aucune borne à sa fureur, brûla villages et châteaux, églises et abbayes, et obligea les évêques de Bamberg et de Wurtzbourg à des capitulations ruineuses. Toute la haute Allemagne trembla devant ce forcené, qui se prévalait toujours de l’alliance d’Henri II. L’évêque de Bayonne désavoua hautement le margrave, dont les déportemens insensés furent plus tard réprimés par la justice de son pays. Il ne faut pas confondre cet extravagant Albert avec un autre margrave de ce nom[10]. Celui-ci était grand-maître de l’ordre teutonique en 1525, et à ce titre administrateur de la vieille Prusse, vaste territoire conquis jadis par l’ordre sur les Slaves ses voisins. Albert, le grand-maître, embrassa chaudement la réforme ; s’appliquant à lui-même la sécularisation générale proclamée par Luther, il se maria et s’appropria, comme duc souverain, une partie des provinces qu’il gouvernait comme grand-maître, secondé, il faut le dire, par le roi de Pologne, son oncle, avec lequel il partagea la proie. Il fut mis au ban de l’empire à Augsbourg en 1530 ; mais, non moins prudent pour conserver qu’il avait été prompt à acquérir, il évita de trop se commettre, resta au nombre des confédérés fidèles à Maurice, demeura possesseur de la Prusse ducale en vertu de la transaction de Pas-sau, et comme ami de la France obtint d’Henri II d’être compris dans l’uti possidetis du traité de Vaucelles, conclu entre la France et Charles-Quint en 1556.

Mais revenons à 1552. Charles-Quint, surpris par un revers inouï de la fortune, renversé à l’improviste par un ennemi dont il n’avait pas soupçonné la force et la valeur, qu’il croyait avoir étouffé quand il ne l’avait que terrassé, rejeté subitement à Inspruck des hauteurs de la majesté triomphante dans les anxiétés d’une fuite humiliée par un prince, son sujet, qui l’avait parfaitement trompé, lui le trompeur universel et couronné ; Charles V, étonné, mais non abattu, s’était relevé rugissant et avisé tout à la fois. De deux adversaires qu’il avait sur les bras, il avait fait la paix à tout prix avec l’un, et il s’apprêtait à écraser l’autre de tout le poids de ses forces réunies, se promettant d’en faire un exemple mémorable aux yeux de l’Europe attentive à ce spectacle tout nouveau. Délivré, par le traité de Passau, du souci de l’Allemagne, dont il espérait bien avoir raison plus tard, c’était dans Metz, lieu choisi par son ressentiment, qu’il comptait immoler son autre adversaire à sa vengeance, se proposant de punir du même coup une ville infidèle de l’empire et le fils oublieux du vaincu de Pavie. Metz, fortifiée par la nature, était bien loin alors d’avoir reçu de l’art l’accroissement de défenses qui en ont fait depuis deux siècles un boulevard de la France, une place de guerre de premier ordre ; mais en ces temps voisins des entraînemens chevaleresques la menace d’un siège de Metz fut reçue comme le défi d’un duel entre la monarchie de Charles V et la monarchie des Valois, comme l’indication d’un tournoi formidable où la chevalerie flamande, espagnole, italienne et autrichienne viendrait se mesurer avec la chevalerie française. Metz n’était pas loin de Bouvines, le rendez-vous fut accepté. Charles V y dirigea rapidement des forces immenses ; l’empire proprement dit ne l’y suivit pas, mais le patriotisme français s’y porta d’un élan admirable.

Il y avait alors une noblesse française, forte et vigoureuse, endurcie aux fatigues de la guerre, accoutumée à partager le pain d’un peuple qui la suivait fidèlement, à vivre de peu dans ses donjons, comme à mourir sur les champs de bataille ; soumise à la discipline sévère de l’honneur, brave jusqu’à la témérité, populaire et respectée ; consacrée par les croisades, par la guerre de cent ans et par la reprise du sol français sur les Anglais ; héritière de toutes les gloires nationales, et souffrant de toutes les infortunes publiques. Elle avait suivi Charles VIII, Louis XII, François Ier et Henri II en Italie, et pour un jour néfaste, à Pavie, elle y avait compté bien des journées glorieuses, Agnadel, Marignan, Cérizolles ; les impériaux n’étaient point pour elle un objet d’effroi. Il y avait surtout autour du trône et en tête de cette noblesse, à côté des Montmorency, des Châtillon, une race magnanime, douée de toutes les qualités qui donnent de l’empire à la grandeur, et jouissant d’une immense autorité sur les esprits, qu’elle fascinait par un ascendant irrésistible, — intrépide, ambitieuse, magnifique, dévouée, téméraire, tenant des héros de la fable autant que des héros de l’histoire ; c’était la race des Guise. Simple cadet de la maison de Lorraine, Claude de Guise, à la mort du duc René II, avait eu en partage les seigneuries éparses et détachées de son père, pendant que son frère aîné avait recueilli les souverainetés de Lorraine et de Bar. Race allemande d’origine, mais française d’alliance, de langue et d’habitude, la maison de Lorraine résidait à la cour de nos rois autant qu’à Nancy. Claude, après son partage, fixa son établissement définitif en France, et devint un des personnages les plus considérables de son temps, allié des rois, esprit élevé, noble caractère et redoutable épée. Père d’une nombreuse et superbe lignée, chacun de ses enfans fut une gloire de la France ; mais au premier rang son fils aîné, François de Lorraine, que l’histoire a nommé le grand duc de Guise, père lui-même de cet autre grand duc de Guise qu’on appela le Balafré. Selon les idées du temps, il n’y eut auprès de la royauté rien de grand comme les Guise. Aucune autre personnalité ne passionna plus vivement les contemporains. Ils avaient le secret de tout ce qui émeut, passionne, entraîne les hommes, et François de Guise plus qu’aucun autre de sa race : grand par la fortune et par le sang[11], grand surtout par l’élévation de l’âme et la hauteur du caractère, il fut aussi l’un des plus renommés capitaines de son temps. Personne n’a dominé la noblesse française avec plus de puissance que François de Guise. Il avait l’instinct de la fibre française, et nul ne l’agita plus profondément que lui. En deux occasions suprêmes, la France mit en lui son espoir et n’y fut pas trompée, — au siège de Metz d’abord, puis, après la bataille de Saint-Quentin, où François de Guise, rappelé d’Italie au milieu d’un désarroi universel, releva comme par enchantement les courages en arrachant aux Anglais le dernier lambeau de leur invasion de cent ans, la ville de Calais, réputée par eux imprenable, et dont ils avaient fait un Gibraltar anticipé. On ne saurait dire combien Metz et Calais ont occupé la France au XVIe siècle.

Le bruit des préparatifs de Charles-Quint pour son expédition en Lorraine retentissait dans toute l’Europe ; il y venait de sa personne, suivi du célèbre duc d’Albe, de Louis d’Avila, du marquis de Marignan et de ses plus fameux capitaines d’Espagne, d’Italie et des Pays-Bas, traînant avec lui une artillerie formidable pour l’époque et toutes les bandes allemandes que la paix de Passau rendait disponibles à son service. L’opinion publique indiquait François de Guise pour défendre cette terre de Lorraine, berceau de sa race, théâtre de la gloire de ses pères, et siège principal de leur fortune. Il y accourut avec ardeur, et toute la noblesse de France vint se ranger sous sa bannière. Les princes du sang royal, les Condé, les Vendôme, étaient en tête, et autour d’eux les frères de François de Guise, puis les Montmorency, les Rohan, les Nemours, les Coligny, les La Rochefoucauld, les Luxembourg, les Cossé-Brissac, les Biron, la plus renommée chevalerie de France, tous déterminés à s’ensevelir sous les ruines de la ville de saint Arnoul et de Godefroy de Bouillon. Le 18 août, le duc de Guise prenait possession de la place, et en visitait les fortifications. Il n’avait pas beaucoup de canons, mais il disait que « l’esprit d’une troupe est sa meilleure artillerie. » Cependant il s’en pourvut à suffisance.

François de Guise avait amené avec lui d’Italie un auxiliaire précieux, illustré dans les guerres de la péninsule par la science spéciale des sièges : je veux parler de Pierre Strozzi. L’art de l’attaque et de la défense des places était alors déjà changé par la substitution de l’artillerie aux autres moyens de destruction. Les guerres d’Italie et les sièges fréquens qu’on y avait pratiqués avaient développé des procédés techniques et des aptitudes personnelles à cet égard, quoique la profession d’ingénieur ne fût pas encore, comme elle est aujourd’hui, le partage d’officiers d’élite destinés spécialement à cette carrière. Tout homme de guerre au XVIe siècle s’occupait de fortification et d’artillerie. Le savoir et les travaux de ces deux armes sont devenus plus tard trop étrangers peut-être au reste de l’armée. Au XVIe siècle, l’étendue des connaissances nécessaires pour ces deux genres de service n’a point encore donné naissance aux corps savans du génie et de l’artillerie. Pierre de Navarre, qui le premier fit usage de la poudre pour renverser les murailles, était un capitaine de fantassins parvenu par sa valeur aux plus hauts grades militaires[12]. Une disposition particulière de l’esprit faisait d’un homme d’armes un ingénieur. Tel fut Pierre Strozzi, que son habileté pour les sièges, jointe à son mérite de chef de guerre, éleva aux premières dignités de l’armée dans le service de la France, et auquel Brantôme a consacré une si curieuse notice. Tel fut plus tard Montluc lui-même, si distingué à d’autres titres. Le premier soin de François de Guise et de Strozzi fut de reconnaître exactement leur théâtre d’opération. La position de Metz était très forte par elle-même, alors surtout que l’obusier n’avait point été encore inventé, et que la projection de la bombe n’était guère pratiquée, si elle était connue. L’incendie par l’artillerie étant plus difficile, l’intrépidité résolue de l’assiégé offrait plus de ressources qu’aujourd’hui. Metz avait environ neuf milles de circuit, — baignée à l’ouest et au nord par la Moselle, qui se partage auprès de la ville en deux canaux, dont l’un longeait les murailles, tandis que l’autre, pénétrant dans la ville, assurait à l’habitant un secours précieux. Une petite rivière, la Seille, couvrait la place à l’est et au midi, joignant la Moselle à sa sortie, et se partageant comme elle en deux canaux. Par cette situation, Metz était à l’abri de la sape et de la mine, et la hardiesse des sorties y pouvait se produire avec beaucoup d’avantages ; mais la ville n’était couverte par aucun rempart, elle avait paru aux habitans assez fortifiée par la nature. Par un côté seulement, au sud-ouest, en un point non défendu par la Moselle ni la Seille, un vieux bastion dominait et couvrait la porte de Champagne. Le duc de Guise, de l’avis de Strozzi, fit abattre des constructions nuisibles à la défense, et, sur tous les points vulnérables, élever des remparts ou des plates-formes, d’où l’on pût répondre au feu de l’ennemi. Il excita par son exemple les pionniers au travail, pourvut là place de poudre, disposa les batteries et s’approvisionna de vivres. La confiance entra dans tous les cœurs. Une première et singulière difficulté se présenta, et il fallut y pourvoir. C’était Albert de Brandebourg, que nous avons laissé désolant l’Allemagne, et qui, ne sachant plus comment y subsister, se rapprochait de la Lorraine sous le prétexte de venir au secours de son allié le roi de France, en réalité pour demander de l’argent et des vivres, dont il avait besoin. Le duc de Guise se défiait de lui, et se trouva sur ce point d’accord avec le roi. Arrivé près de Thionville, Albert envoya demander deux fois des vivres au duc de Guise, qui lui en fit passer ; mais sur une troisième demande le duc envoya Strozzi pour remontrer au margrave qu’aux approches du siège il ne lui était pas permis de se dégarnir de vivres, et qu’il serait de l’intérêt commun que le margrave passât en Franche-Comté, pays fertile, du domaine de l’empereur, par où il inquiéterait sa marche sur la Lorraine. Albert feignit de se rendre à ces raisons, demanda des guides pour sa route, et pria le duc de lui faire l’honneur d’une visite. François de Guise s’en excusa sur ses devoirs, qui ne lui permettaient pas de sortir d’une ville confiée à sa défense. Albert, se croyant deviné, demanda la permission de mettre dans la ville ses canons et ses bagages, qui le gêneraient dans sa marche sur la Franche-Comté. Le duc de Guise satisfit poliment à sa demande, puis, les canons et les bagages entrés, il renvoya au margrave la troupe et les gens qui conduisaient ce train. Ils étaient au nombre de quatre cents. Albert, voyant toutes ses ruses sans succès, prit de nouveaux prétextes pour rester vers Thionville, et fit redemander son artillerie ainsi que ses bagages, qu’on lui rendit. Peu de jours après, il avait fait son accommodement avec l’empereur.

On était cependant au commencement d’octobre, et l’empereur, empêché dans sa marche à travers l’Allemagne, arrivait à peine sur le Rhin. À ce moment, le duc de Guise fit sortir de la place tous ceux que l’âge ou la santé rendait incapables de porter les armes, avec permission d’enlever leurs meubles et ce qu’ils pourraient de leurs biens. La ville fut exactement nettoyée ; il fut défendu de sonner les cloches sans permission, et l’on fit provision de gabions, de barils, de planches ferrées, de balles de laine, de sacs à terre, de claies, de herses, de mantelets, de chevaux de frise et autres engins ou matériaux de défense. On rasa tous les faubourgs sans aucun ménagement. Les églises extérieures furent minées, attendant le jour de l’arrivée des ennemis pour les détruire. Quant à la vieille église de Saint-Arnoul, qui était une sorte de citadelle, et dont les voûtes, fort hautes, auraient pu servir de plate-forme pour du canon, on résolut de l’abattre immédiatement, avant l’approche de l’ennemi. La nécessité présente l’emporta sur le respect ; mais, comme il y avait dans cette basilique des tombes royales et de saints personnages, le duc de Guise, une torche à la main et tête nue, accompagné des principaux de l’armée, les fit transporter dans la ville avec la plus respectueuse solennité. Là reposaient Hildegarde, épouse de Charlemagne, Louis le Débonnaire et deux de ses sœurs, Drogon, leur frère, les anciens comtes de Metz, saint Amalard, archevêque de Trêves, et autres, dont les ossemens furent confiés aux religieux de Saint-Dominique. Ces précautions prises, on distribua les quartiers de la ville entre les premiers officiers pour les défendre. Les deux princes de Bourbon, Jean duc d’Enghien, et Louis de Condé, son frère, furent chargés de la porte de Saint-Thibaut. Charles de Bourbon de la Roche sur Yon dut défendre le bas du pont de Bar, et le duc de Nemours le terrain qui s’étend de l’autre côté de la Seille jusqu’à la Moselle ; le grand-prieur de France avec le duc d’Elbeuf, tout l’espace jusqu’aux moulins de la Seille ; Strozzi, avec les deux Montmorency, la porte de la Moselle ; Brissac, un retranchement qu’on avait fait en dedans ; La Rochefoucauld, avec Randan son frère, la plate-forme de la porte de la Moselle, et François de Vendôme, tout ce qui était de l’autre côté de la ville, depuis la porte de Bar. Les quartiers restans furent consignés aux autres officiers-généraux[13].

Tout était prêt quand la grande armée de l’empereur arriva. « A considérer, dit Brantôme, la grand’force que mena ce grand empereur devant Metz, dont jamais de pareille il ne peupla et couvrit la terre, la faiblesse de la place, qui n’avait garde d’être la quarte partie forte comme aujourd’huy, et la grand’prévoyance dont il usa pour s’amunitionner,… les règlemens, polices et autres choses nécessaires qu’il établit, — qui mettra aussi le bel ordre de guerre qu’il y ordonna, la belle obéissance surtout qui lui fut rendue, confessera que ça été le plus beau siège qui fût jamais. » C’était la vigile de la Toussaint ; le duc de Guise voulut faire la bienvenue à l’ennemi. Le duc d’Albe s’était avancé pour reconnaître la ville, à la belle Croix de Messin, avec 2,000 Italiens ou Espagnols, suivis de deux bataillons allemands, et de 2,000 chevaux. La chevalerie française vint bravement offrir la partie à la chevalerie impériale, qui accepta le combat. Cette « belle escarmouche, » comme l’appelle Brantôme, « dura quasi tout le jour. Il n’y alla rien du nôtre que tout bien, » et après un engagement obstiné l’ennemi fut obligé de reculer. Trois jours après, le duc d’Albe revint avec des masses compactes et reprit la position. Le grand nombre des Allemands, dit Salignac, devait suffoquer les nôtres de leur seule haleine. Au pont de Magny, quelques jours après, le duc de Vendôme, Nemours, Farnèse et La Rochefoucauld disputèrent le passage aux impériaux ; mais ils furent obligés de céder aux troupes fraîches qu’on y envoyait sans cesse pour recommencer la charge, de sorte que l’ennemi, ayant passé la Seille, s’empara des abbayes de Saint-Arnoul et de Saint-Clément, en face de la porte de Champagne. Dans ce moment, Louis Davila, général de la cavalerie ennemie, envoya un trompette au duc de Guise pour réclamer un esclave fugitif qui lui avait enlevé un cheval de prix auquel il tenait beaucoup. Le duc fit chercher le cheval, le racheta de l’acquéreur et le renvoya à Davila, auquel il fit répondre que, pour l’esclave, il était devenu libre en mettant le pied sur le sol français, et qu’il ne pouvait en disposer.

Vers le même temps, le duc d’Aumale, frère du duc de Guise, que le roi avait envoyé avec un corps de cavalerie au secours de la place assiégée, et spécialement pour suivre Albert de Brandebourg comme ennemi ou l’observer comme suspect, ayant ouï que le margrave, après sa jonction avec l’empereur, se disposait à une attaque, vint lui présenter la bataille, qui fut reçue sans hésitation. Albert se battit bien, fit le duc d’Aumale prisonnier, et en tira plus tard 60,000 écus d’or pour sa rançon. La nouvelle de cet échec attrista le duc de Guise ; mais la joie qu’en éprouva l’empereur fut bientôt modérée par un retour de fortune plus sensible. Dans une brillante sortie, Brissac avait fait le duc d’Albe prisonnier. Charles-Quint, quoique malade, se montrait de sa personne, encourageait de son mieux les assaillans. Son artillerie foudroyait la ville ; le 24 novembre, on avait tiré plus de 5,000 coups de canon. On prétend qu’à certain jour de décembre on avait été jusqu’à 14,000 coups, et qu’on entendait le bruit de Strasbourg. C’était une opiniâtreté, un acharnement incroyables ; « mais à toute heure, dit Brantôme, les assiégés faisaient les plus belles sorties du monde, qui valaient bien des soutènement d’assauts, et donnèrent à songer aux ennemis. Ces saillies se faisaient à pied, jusques à fausser les tranchées souvent, et à cheval bien loin de la ville, et surtout sur le camp du marquis Albert, à qui M. de Guise en voulait spécialement. » Le duc de Guise, jugeant bien que l’empereur, s’attachant à ce siège avec une si vive obstination, ne pouvait le lever avec honneur qu’après les dernières extrémités, fit connaître au roi combien une diversion était souhaitable malgré l’excellent état de la place, qui résistait héroïquement à toutes les attaques. Le roi, suivi du connétable, vint à cet effet en Champagne avec une suite nombreuse, d’où il inquiéta beaucoup l’armée impériale en interceptant ses convois et en menaçant ses lignes. L’empereur, irrité de la résistance inattendue de Metz, détacha le comte d’Egmont sur Toul, espérant par une marche rapide surprendre cette ville et obtenir au moins ce succès, si Metz lui échappait. Toul se défendit admirablement, quoique ses fortifications fussent fort délabrées. L’empereur était désespéré. On était au cœur de l’hiver ; la maladie, les privations, la rigueur de la saison, la mutinerie, désolaient son armée. La guerre de détail que lui faisait le duc de Guise le ruinait. Il essaya de la sape sur un point, mais l’eau que l’on trouvait à mesure qu’on creusait obligea d’y renoncer. Jamais les troupes françaises n’avaient été si bien commandées, ni animées d’un tel esprit. Vaincre ou périr, dit un témoin oculaire, était le cri général.

L’empereur accablé, comprenant la portée d’un revers qu’il redoutait, assembla son conseil de guerre vers le 10 janvier, et, croyant une brèche praticable vers la porte de Champagne, il proposa de faire un dernier effort pour y donner l’assaut avec toutes les masses de l’armée réunies. Ses généraux lui remontrèrent combien l’entreprise était téméraire, et ne lui cachèrent pas qu’on ne pouvait livrer un assaut, où le nombre des assaillans n’était qu’un élément de désordre, contre la fleur de la noblesse française, aussi résolue que bien disciplinée, contre des troupes d’élite pleines de confiance, — qu’on attaquerait avec des soldats affaiblis et découragés, empruntés à tant de nations, et dont la plupart ne cherchaient que l’occasion de déserter. Malgré ces représentations, l’empereur donna l’ordre de se préparer à un assaut général, espérant que la constance des assiégés ne résisterait point à un appareil si redoutable, et qu’un si grand péril, vu de si près, les déciderait à capituler ; mais ce n’était point ainsi que l’entendait le duc de Guise. Au jour annoncé pour l’assaut, l’armée française apparut, rangée en bataille, sur le rempart en ruine, le duc de Guise à la tête, chaque prince, chaque seigneur sur le front de sa troupe, tous la pique à la main, et dans ce moment solennel François de Guise, se tournant vers les siens avec une contenance assurée, leur adressa d’une voix vibrante une de ces harangues à l’antique, telle que tous les esprits cultivés en pouvaient faire au XVIe siècle. La tradition contemporaine nous a conservé des fragmens de ce discours, auquel l’armée répondit par une bruyante acclamation. L’armée ennemie était en face, également en bataille. L’empereur souffrant se fit porter au milieu des rangs ; mais vainement il commanda l’assaut. Ses officiers crurent insensé de lui obéir. Ses soldats, étonnés et abattus, ne répondirent aux cris provocateurs de l’armée française que par le silence. Désespéré de voir la brèche, sans que personne voulût y monter, l’empereur dit qu’il n’avait plus de soldats autour de lui, et retourna dans son quartier. La garnison commit alors une imprudence toute française. Voyant l’hésitation de l’ennemi, elle fit une sortie furieuse et chargea les impériaux ; mais Charles V arrêta cet élan, et les assiégés durent rentrer dans la ville après des pertes sensibles. Heureusement le lendemain une entreprise non moins hardie de Davila fut repoussée avec un succès complet. Ce fut alors, et dans la poursuite un peu vive de la cavalerie ennemie, qu’un cornette espagnol se retourna pour demander s’il y avait quelqu’un dans l’armée française qui voulût combattre en duel. Randan, ayant accepté le défi, se battit, avec la permission du duc de Guise, contre Henri de Manriquez, lieutenant de Davila. Après plusieurs passes habiles, Randan rompit sa lance contre le bras droit de Manriquez, qui laissa tomber la sienne, et les deux armées applaudirent.

Une nouvelle et considérable sortie fut faite quelques jours après, et l’ennemi en reçut un notable dommage. On était au 20 janvier 1553 ; l’empereur avait perdu 30,000 hommes, et n’était plus en état de tenir la campagne : il résolut de lever le siège. Le duc de Guise l’avait prévu, et s’était mis en mesure de poursuivre l’ennemi avec une prudente activité. Il lui infligea de nouvelles et grandes pertes dans sa retraite. Les routes étaient couvertes de mourans et de blessés, et François de Guise s’honora par son humanité après s’être couvert de gloire par sa valeur. Ronsard chanta sa victoire ; l’enthousiasme fut au comble. En Champagne, en Picardie, à Paris, les bénédictions des peuples accompagnaient le vainqueur, et les cloches sonnaient à toute volée partout sur son passage. Quant à l’empereur, « il s’en leva de là fort à regret, dit Brantôme, car il avait promis aux Allemands, pour se faire mieux aimer d’eux que par le passé, de remettre Metz, Toul et Verdun à l’empire, et les y réunir mieux que jamais ;… mais sa bonne destinée lui faillit là. » Il assiégea et prit une bicoque, Thérouanne, pour s’en consoler. Quant à Albert de Brandebourg, il fut abandonné aux malédictions de l’Allemagne, qui le mit au ban de l’empire, et commit Maurice de Saxe pour en avoir justice. La fuite d’Inspruck avait perdu Charles V aux yeux de l’Allemagne ; la fuite de Metz le perdit aux yeux de l’Europe. Charles-Quint n’imposait plus. Rongé de chagrin, dégoûté du pouvoir, il conçut dès lors peut-être la pensée d’abdiquer, qu’il réalisa deux ans après. Toutefois, avant de quitter le monde, il conclut avec Henri II, après les conférences de Mar-sur-Ardres, la convention de Vaucelles, du 5 février 1555, par laquelle l’uti possidetis, base du traité, garantit provisoirement à la France la possession des trois évêchés, que le traité du Cateau-Cambrésis nous assura définitivement en 1559. Au congrès de Munster, en 1648, pas une voix de l’empire ne s’éleva pour la revendication des trois évêchés. En ce qui regarde l’Allemagne, Charles-Quint approuva les deux recez d’Augsbourg, de la même année 1555, dont le premier acceptait la confession d’Augsbourg, rejetée en 1530, et le second sanctionnait la transaction de Passau avec le maintien du statu quo pour tout le monde. Du reste l’Allemagne avait été si reconnaissante envers la France des événemens accomplis en 1552 et 1553, que, le bruit ayant couru à cette époque d’une maladie qui mettait en péril les jours de l’empereur, les princes allemands songèrent sérieusement à porter Henri II au trône impérial. Une correspondance fut ouverte à ce sujet, en 1553, avec le comte de Mansfeld et Maurice de Saxe, et le rétablissement seul de la santé de l’empereur y coupa court[14].

Jamais, dit le célèbre historien de la Guerre de Trente ans, la puissance impériale ne s’était élevée plus haut qu’après la victoire de Mühlberg. Avec la ligne de Smalkalde parut avoir péri pour jamais la liberté germanique. Elle renaquit cependant dans la personne de Maurice de Saxe, qui avait été d’abord son redoutable ennemi. Grâce à lui et à l’alliance française, les funestes desseins de Charles V s’évanouirent au congrès de Passau, et le traité d’Augsbourg accorda aux princes allemands des conditions satisfaisantes, dont la violation provoqua plus tard la guerre néfaste qui jeta de nouveau l’Allemagne dans un abîme de maux, et dont elle ne s’est tirée que par l’appui nouveau de la France. Il est en Europe un équilibre d’influence et de pouvoir qu’on ne rompt pas impunément pour la civilisation et le repos des états. Nous souhaitons que les princes de Saxe, de Bavière, de liesse, de Mecklembourg, de Wurtemberg, d’Anhalt et autres, dont les pères signèrent jadis la ligue de Smalkalde, invoquèrent le secours de nos rois, et, après leur avoir cédé les trois évêchés, se réjouirent de la résistance de Metz en 1553, ne regrettent point amèrement un jour le malheur de la noble cité austrasienne, qui a succombé, en 1870, après avoir tenu trois mois en échec les armées puissantes du présomptif successeur de Charles-Quint.


CH. GIRAUD, de l’Institut.

  1. Voyez Pfister, Histoire d’Allemagne, liv. III, § 4, A, et les recueils allemands de Lünig et de Hortlieder.
  2. Cette pièce n’était point connue. C’est M. de Larigenn qui l’a publiée, d’après les archives de Saxe, dans son Hist. de Maurice, Leipzig 1841, 2 vol. in-8o (en allemand).
  3. On peut les lire dans la collection de Menken, II, p. 1397 et 1401.
  4. La lettre est imprimée dans l’ouvrage de M. de Langenn, trop peu connu en France, et où la figure si remarquable de Maurice se dessine en traits attachans et nouveaux.
  5. On est étonné que M. de Langenn n’ait pas imprimé ce traité parmi les pièces qu’il a jointes à son ouvrage. On peut le lire in extenso dans l’Appendice de Dumont au quatrième volume de sa collection, p. 31 et suiv. Il est en original aux Archives nationales à Paris.
  6. On ne garda point le même secret relativement à un traité de commerce conclu avec ces villes maritimes dont Charles-Quint se plaignait si amèrement à M. de Marillac. Les négociations se poursuivaient en même temps que celles des princes ; mais les signatures ne furent données que le 20 janvier 1552. Les plus grands avantages, une sorte de monopole commercial, y étaient assurés aux villes libres et commerçantes de la nation et hanse teutoniques, qui en ont joui jusqu’au règne d’Henri IV. Voyez Dumont, loc.,cit., p. 53, et Sartorius, Gesch. D. hanseat. Bundes, t. IV.
  7. Voyez Pfeffel, Abrégé chronol. sur l’année 1552, et le texte des différens actes souscrits à Passau, dans Dumont, loc. cit.
  8. Voyez de Thou, liv. X, où tout le détail de cette affaire est amplement exposé, probablement d’après les mémoires de du Fresne (Fraxinus), que le traducteur français appelle de Fresse.
  9. Les pouvoirs relatifs à ce règlement sont dans Menkon, loc. cit. , p. 1444.
  10. A la mort d’Albert l’Achille, deuxième électeur de Brandebourg, de la maison de Hohenzollern (1486), ses domaines avaient été partagés. L’électorat fut transmis au fils aîné, Jean Cicéron, dont les descendans ont gardé la couronne électorale et sont devenus rois de Prusse. Les autres biens d’Albert l’Achille, compris dans l’ancien burgraviat de Nuremberg, alors transformé en margraviat d’Anspach et de Bayreuth, passèrent au fils cadet, Frédéric, duquel sont descendus les premiers marquis de Brandebourg. Albert, grand-maître de l’ordre teutonique, était fils de ce margrave Frédéric-Albert l’Alcibiade et son cousin George-Frédéric, signataires du traité de 1551, étaient les petits-fils de Frédéric et les neveux du premier duc de Prusse.
  11. L’aïeule de François de Guise était Yolande d’Anjou, fille du roi René ; sa mère était Antoinette de Bourbon, fille du premier prince du sang ; sa sœur était reine régente d’Écosse ; sa femme était petite-fille de Louis XII, et sa nièce, Marie Stuart, était alors dauphine de France.
  12. Voyez Brantôme, tome Ier, page 221, édit. Jannet.
  13. Le siège de Metz a été l’objet de relations particulières, de la part d’écrivains contemporains français et étrangers, sans parler de nombreuses ballades, légendes rimées et chansons populaires. Un gentilhomme français présent au siège, Bertrand de Salignac, a fait imprimer son récit, en l’année même de l’événement, à Paris, en petit in-4o de 88 feuillets, avec un plan de Metz. Ce document a été connu et employé par de Thou dans sa grande histoire, livre XI. Il a été souvent réimprimé. Le célèbre Ambroise Paré a consacré aussi quelques pages à la relation de son voyage à Metz, où il fut appelé par le duc de Guise après la levée du siège. D’autres écrits contemporains sur le même sujet sont connus des bibliophiles. Une relation italienne, composée et réimprimée à Florence en 1553 même, et provenant d’une plume inconnue, offrait assez d’intérêt pour être traduite en français et reproduite à Lyon la même année. On lit avec intérêt, dans l’Histoire des ducs de Guise, de M. de Bouillé, des détails auxquels nous ne pouvons donner place ici.
  14. Voyez la collection de Menken, tome II.