La France et les Français jugés à l’étranger

La France et les Français jugés à l’étranger
Revue des Deux Mondes3e période, tome 101 (p. 148-171).
LA
FRANCE ET LES FRANCAISE
JUGES A L'ETRANGER

I. Karl Hillebrand, Frankreich und die Franzosen in der zweiten Hälfte des XIX Jahrhunderts. Berlin, 1874. — II. P. -G. Hamerton, Round my house, notes on rural life in France, 4e édition. Londres, 1880. — III. P. -G. Hamerton, French and English, 2 vol. ; Tauchnitz, 1889. — IV. W. -C. Brownell, French traits, an essay in comparative criticism. Londres, 1889.

Ce n’est pas une enquête méthodique sur la psychologie de la nation française qui forme le sujet des livres inscrits en tête de cette étude : on y trouvera des impressions d’étrangers après une longue résidence, de simples notes sur les traits qui nous distinguent des Allemands, des Anglais, des Américains, leurs compatriotes. Ces aperçus, exprimés par des Germains sur des Latins, nous laissent entrevoir comment les deux races peuvent s’interpréter et se comprendre.

M. Hamerton est un peintre anglais, marié à une Française. Il s’est fixé durant quelques années dans un de nos pittoresques départemens de l’Est, et il y a observé la vie de province, que si peu de Parisiens connaissent, comme un naturaliste pour qui toutes les classes sociales, toutes les espèces semblent également dignes d’attention. Grâce à la méthode anglaise, aux petits faits journaliers réunis avec exactitude, et groupés ensuite selon leurs ressemblances et affinités, Autour de ma maison est un de ces livres qui donnent la sensation de la réalité. Français et Anglais, du même auteur, comparaison abstraite des vertus des deux peuples, n’offre pas la fraîcheur de son premier ouvrage. M. Brownell, esprit généralisateur, a vu la France à travers Paris, et Paris à travers New-York. La France et les Français dans la seconde moitié du XIXe siècle, par M. Hillebrand, paraissait en Allemagne au lendemain de la guerre. La situation particulière de M. Hillebrand, mort depuis, rendait malaisé d’en parler avec impartialité. C’est lui qui a pénétré le plus avant dans l’esprit de notre société française, de nos institutions et de nos mœurs.


I

Ces auteurs ont eu soin de se mettre en garde contre l’uniformité apparente qu’implique ce terme géographique, la France. Il n’y a que de très petits peuples qui soient homogènes. Contrastes et diversité se rencontrent dans tous les pays. Le climat, le milieu, façonnent diversement les habitans de la plaine et de la montagne, les populations agricoles et marines, les gens du Nord et ceux du Midi. Des traits ineffaçables distinguent entre eux, Bretons, Flamands, Provençaux et Gascons. Malgré la monotonie dont la civilisation industrielle nous menace, des traditions aussi se perpétuent, d’anciennes provinces conservent quelque chose de leur esprit séculaire, que M. Montégut, avec la pénétration du sens historique, évoquait ici même. A quelques lieues de distance, une petite ville manufacturière, démocratique et radicale, grandit à côté d’une autre ville où ces idées modernes sont ignorées ou méprisées. Les deux extrêmes peuvent même, comme à Lyon, se trouver en présence. Que de Paris enfin dans Paris !

Comme elle est dans l’espace, cette variété est aussi dans le temps. Il y a bien une physionomie essentielle de la nature française que les écrivains anciens ont déjà signalée avec une précision lapidaire, mais son caractère principal est la mobilité. Caton l’Ancien dit des Gaulois qu’ils aiment passionnément deux choses, se battre et parler avec finesse : César les décrit variables dans leurs desseins, inconstans dans leurs résolutions et surtout avides de nouveautés ; Flavius Vopisque les proclame la nation la plus turbulente de la terre, toujours impatiente de changer de chef ou de gouvernement ; et Tite-Live mentionne leurs alternatives d’enthousiasme facile et de découragement soudain. Tels encore les juge M. Hillebrand au XIXe siècle. Tantôt, dit-il, c’est le prestige éclatant et tantôt la défaite, une égale promptitude à l’exaltation comme à l’abattement et à la tristesse, une participation passionnée à l’état, ou une indifférence désespérée. Pessimisme et optimisme se succèdent dans la vie publique presque sans transition. Légers en politique, prodigues des deniers de l’état, ne suivant que l’impulsion du moment, ces mêmes Français, lorsqu’il s’agit de leurs circonstances personnelles, deviennent réfléchis, prudens, économes. Chez eux, superstition et manque de foi, frivolité de mœurs et sens de la famille, rhétorique pompeuse et goût le plus sobre, se rencontrent pareillement. C’est aux Français que s’applique le mieux la définition que donne Montaigne de la nature humaine « ondoyante et diverse. »

Le secret de tant de variations, M. Hillebrand l’a découvert dans l’opposition directe de notre tempérament infiniment excitable et de notre intelligence claire et lucide.

Notre goût de l’ordre, cette lumière de l’esprit, de la netteté, de la précision se révèle dans notre langue de plein soleil, qui écarte les ambiguïtés, les faux-fuyans, qui est la langue même des contrats et des traités. Mais cette clarté même parfois nous égare ; parce qu’elle est dans nos idées, nous sommes tentés de croire que la logique est dans la nature, et de conclure avec Descartes que toutes les choses clairement conçues sont vraies. Il faut vaincre ces dispositions de l’entendement si l’on veut pénétrer les problèmes de la vie. M. Brownell s’autorise sur ce point des critiques de M. Doudan, de M. Taine, qui a si puissamment réagi contre le rationalisme classique. « Nous ne pouvons, écrit M. Doudan, nous accommoder d’idées vagues, et l’homme qui n’a que des idées claires ne découvrira jamais rien. » — « Le Français, dit de même M. Renan, ne veut exprimer que des choses claires ; or les lois les plus importantes, celles qui tiennent aux transformations de la vie, ne sont pas claires ; on les voit dans une sorte de demi-jour. C’est ainsi qu’après avoir aperçu la première les vérités qu’on appelle maintenant le darwinisme, la France, a été la dernière à s’y rallier. » Ce même penchant rationaliste, d’après M. Brownell, incline nos romanciers à peindre les caractères non pas complexes, illogiques, comme ils apparaissent dans la réalité, mais simples, ne se démentant presque jamais. C’est surtout en politique que la méthode rationaliste présente le plus d’inconvéniens, car elle s’exerce sur la matière vivante, elle cherche à fondre l’état et la société dans le moule de ses constructions idéales, sans tenir compte des intérêts de tout ordre, et au méprisse l’expérience traditionnelle. Le danger du rationalisme devient extrême, lorsque ce genre d’esprit se joint à l’Erregbarkeit, à cette irritabilité française, comme l’appelle M. Hillebrand, qui nous engage si promptement dans les aventures, nous pousse à tout renverser, avec la certitude d’édifier aisément sur table rase avec plus de symétrie et de logique, et qui a donné à la révolution française son double aspect de rationalisme et de sauvagerie, de déesse Raison et de Guillotine.

Après le rationalisme et l’excitabilité, c’est notre instinct social qui frappe les Anglais, les Allemands, les Américains du Nord, si flegmatiques et individualistes, si aisément éloignés de leurs semblables par les moindres divergences, ne s’associant que par groupes restreints, contrairement aux Français, êtres sociables par excellence, soumis à toutes les influences de l’opinion et de la mode, divisés sans doute comme partis, mais étroitement unis comme peuple, et enserrés dans le réseau d’une centralisation excessive.

Telles sont, d’après M. Hillebrand et M. Brownell, les facultés maîtresses, dont nous allons suivre l’influence déterminante sur la religion, l’éducation, la famille, les mœurs sociales, l’art et la vie publique.


II

Rien n’accuse mieux les dissemblances entre nations que la nature du sentiment religieux propre à chacune d’elles. Les dispositions natives contribuent à modeler les idées religieuses, qui réagissent à leur tour. Un peuple se forme sa religion comme la tortue fabrique sa carapace. Arrivée à l’âge adulte, la tortue, pour peu qu’elle soit douée, s’apercevra que sa carapace la ralentit ; mais comment s’en délivrer ? Sa structure détermine sa manière d’agir.

Considérez en Angleterre le puritanisme. Sorti de la vie même du peuple, à un moment de son histoire, il en a transformé les habitudes morales. De la joyeuse Angleterre, comme l’appelait Shakspeare, il a fait une nation sévère et rigide. Ce pli qu’il a laissé à la classe moyenne n’est pas encore effacé. Or qu’est-ce que le puritanisme ? M. Brownell le définit : « L’excès de l’esprit individuel, manifesté par l’éducation de la conscience. » En d’autres termes, c’est l’exaltation de l’individualisme dans la sphère morale.

La France, au contraire, d’après M. Brownell, a conservé le catholicisme parce qu’il est l’expression de l’instinct social. Les liens des fidèles avec leur église sont bien plus resserrés que dans les pays protestans. Par la confession, par la fréquence de ses rites, l’église, confidente, directrice et consolatrice, prend charge entière du domaine de la conscience. « Comme la conscience est la source la plus élevée des actions humaines, dans la mesure même où l’individu se résigne à mettre cette charge en d’autres mains, il place en dehors de lui le vrai sens de sa nature morale, » son individualité tend à s’effacer, son initiative personnelle à s’alanguir. Au contraire, ses rapports avec autrui deviennent plus sensibles et plus importans : de là son respect pour l’opinion, son souci de se mettre en harmonie avec son milieu, son zèle à remplir des devoirs sociaux. L’homme qui n’a d’autre guide que la conscience devient aisément la proie du doute, de l’anxiété, sa conduite peut être, par suite, hésitante, incertaine ; le catholicisme implique, au contraire, soumission à une tutelle extérieure, à une règle précise : il est plus aisé de s’y conformer. — Toute morale française est en une certaine mesure une morale sociale. Détaché de l’église, le Français a pour le diriger dans la vie une autre religion, l’honneur. Le code de l’honneur est également simple, car la société, qui l’a créé et qui l’impose, sait ce qu’elle estime et ce qu’elle méprise ; tandis que le devoir est souvent obscur. Le connaître semble parfois plus malaisé que de l’accomplir.

De même qu’il favorise l’individualisme moral, le protestantisme, avec sa multitude de sectes, offrant un minimum de religion, se concilie plus aisément avec l’individualisme intellectuel, s’adapte d’une façon plus souple à l’évolution de la pensée moderne. L’anglicanisme philosophique, dont M. Hamerton cite de curieux exemples, ne garde de la religion que le nom et la forme (et les gros traitemens), et s’associe à la liberté mentale la plus absolue, aux derniers résultats de l’exégèse, à la parfaite indifférence au dogme. Imaginez des clergymen, pour qui l’existence d’une déité consciente et pensante semble fort douteuse et la survivance au-delà du tombeau un pur rêve, qui prétendent concilier la religiosité et la liberté d’examen, qui unissent l’agnosticisme philosophique à la morale chrétienne et n’ont conservé que le parfum du vase vide. Rien d’analogue dans le catholicisme. Les opinions personnelles en matière de dogme ne sont pas tolérées chez le laïque, ni la moindre dissidence chez le prêtre, plus tourné vers la direction des consciences et la charité que vers la culture intellectuelle. L’organisation des œuvres pratiques, des institutions charitables, est une des plus belles pages du catholicisme contemporain et compense le peu d’activité qu’il développe dans le domaine de la pensée.

En matière politique, enfin, bien que la France soit devenue depuis un siècle le théâtre de la lutte ardente entre l’esprit sacerdotal et l’esprit laïque, en réalité, l’Église catholique, qui continuait les traditions despotiques de la Rome païenne, n’a pas été sans influence sur l’État moderne, qui se tourne aujourd’hui contre elle. La révolution, par son infaillibilité, son intolérance, sa centralisation, son zèle à établir en France l’unité de pensée et l’unité de dogme, ses visées universelles, se rapproche, d’après M. Hillebrand, du catholicisme, qu’elle prétend anéantir. La domination, la tutelle excessive de l’État, substituée à celle de l’Église, ne favorise guère l’initiative individuelle, le sentiment de l’indépendance, le libre développement de l’énergie personnelle, et un peuple vaut ce que valent les individus qui le composent.

La religion romaine ne convient plus qu’à une partie du peuple français. Parmi ses fidèles, s’il faut en croire M. Hamerton, il en est dont l’adhésion est purement extérieure, tient à la mode et au bon ton, à la décence et à la pompe que l’Église prête seule aux circonstances solennelles de la vie : naissance, mariage et mort, dans une société civile misérablement dépourvue d’éclat. Chez ceux mêmes dont la pratique est plus assidue, elle se concilie avec une sorte d’épicurisme doux et tempéré. L’ascétisme qu’elle a organisé dans son sein, l’Église n’a jamais pu l’imposer à la société. En France, comme en Angleterre, les hautes classes, qui vivent dans le confort et dans le luxe, sont celles qui se piquent le plus de suivre la doctrine de Jésus, toute de renoncement et de simplicité de vin. Les femmes surtout sont attachées à l’Église, qui leur prodigue ses consolations, ses trésors d’indulgence. Elles voient le monde à travers ses vitraux colorés. M. Hamerton est étonné de l’importance d’un évêque dans son diocèse, des titres de prince du sang, monseigneur, Votre Grandeur, qu’on lui donne, des honneurs qu’on lui prodigue ; c’est la seule autorité morale encore debout, le seul représentant d’une institution auguste et d’une tradition sacrée.

L’éducation, non moins que la religion, présente en France des caractères très tranchés, lorsqu’on la compare aux habitudes anglaises et germaniques. Les jeunes gens de la classe moyenne sont élevés dans les lycées, ces tristes geôles de la jeunesse captive. La direction morale y est à peu près nulle. « Elle se borne, en réalité, écrit M. Hillebrand, à soumettre tous les élèves à une égale discipline, à demi militaire, à demi claustrale. Il n’est pas jusqu’à l’uniforme du collège qui n’indique que le soin de l’individualité vivante est le moindre souci des éducateurs. » La seule éducation réelle, c’est celle que les jeunes gens se donnent les uns aux autres. Ils se forment entre eux le caractère ou le dépravent. Joignez à cela les conditions défavorables qui résultent du séjour des grandes villes. « Déjà, dit M. Hamerton, les médecins distinguent (chez les jeunes gens) un type à l’esprit aiguisé et sarcastique, d’une infériorité physique visible, » pur produit de l’éducation parisienne. Après avoir passé nombre d’examens, fait choix d’une carrière, le jeune homme, vers trente ans, songe à fonder une famille, à se mettre à la recherche d’une union convenable. Mais il importe, au préalable, qu’il connaisse la vie, qu’il ait fait les expériences dangereuses et comme épuisé sa curiosité : la maxime Il faut que jeunesse se passe a été élevée en France, d’après M. Hillebrand, à la hauteur d’un principe moral.

M. Hamerton a observé avec étonnement l’éducation provinciale de la jeune fille de bonne famille, fort différente de celle des jeunes filles déjà mondaines que l’on rencontre à Paris. Le principe dominant, c’est que l’atmosphère morale de cette éducation ne saurait être trop innocente, trop vertueuse, trop religieuse. Pas un seul livre qui n’ait été examiné ne tombera entre ses mains ; l’histoire même est expurgée, comme toute notion d’art et de science. Elle n’aura, pour ainsi dire, d’opinions personnelles sur quoi que ce soit ; elle vit au milieu des siens, joyeuse, obéissante, cordiale. Peu de distractions, beaucoup d’exercices de piété. L’entrée au couvent en est parfois la conséquence[1]. « Toute jeune fille bien élevée éprouve des accès de saint enthousiasme où elle considère le cloître comme la vocation la plus haute, » et il suffit souvent d’un rien, d’un nuage, d’une déception pour décider si elle sera mondaine ou carmélite. Il en est qui consentent au mariage par soumission à leurs parens ; mais alors, c’est le prêtre et non le mari qui reste le confident des peines et des pensées secrètes. Toutes, assurément, ne reçoivent pas une éducation aussi religieuse ; mais on les maintient dans cette innocence, elles n’ont aucune liberté, elles ne sortent pas qu’on ne les accompagne. L’appréhension des parens, c’est que, livrée à elle-même, leur fille ne fasse quelque sot et fâcheux mariage. — Quel contraste avec l’indépendance des jeunes Anglaises et Américaines, dont la préoccupation constante est de s’emparer de l’imagination d’un homme, de conquérir un mari ! En France, il n’y a que dans la classe des paysans et des ouvriers où les jeunes filles aient autant de liberté qu’en Angleterre, en Amérique ou en Allemagne. Si les romanciers français choisissent l’adultère comme sujet de prédilection, M. Hamerton ne l’attribue nullement à sa fréquence, mais uniquement à ce fait qu’il est interdit aux jeunes filles françaises d’éprouver avant le mariage la moindre velléité d’attachement de cœur, et qu’elles n’offrent, dès lors, aucun intérêt romanesque.

Dans le mariage français se retrouvent les deux traits dominans de notre caractère, rationalisme et instinct social. « Il n’est ignoré de personne, dira M. Hillebrand, que la famille française est fondée sur le mariage de raison. » D’après M. Brownell, l’individualisme étant inconnu en France, tout y étant organisé en vue de la société et de l’opinion, il serait contraire aux tendances nationales de laisser une institution aussi importante que le mariage entièrement à la fantaisie des personnes intéressées. On se marie, en France, moins pour soi que pour les autres, rarement au-dessus ou au-dessous de sa classe. Les mésalliances inspirées par la passion y sont fort rares. Pendant les vingt années qu’il a vécu en France, M. Hillebrand n’a jamais entendu citer un jeune homme de famille qui ait épousé l’institutrice de sa sœur, ni une jeune fille qui se soit laissé enlever par le précepteur de son frère. « On sait, ajoute-t-il, que de pareils faits se produisent presque journellement dans les pays de race germanique, sans parler d’extravagances plus grandes encore en Angleterre. » M. Hamerton considère le mariage français comme une alliance entre deux positions sociales plutôt qu’entre deux personnes. On pourrait le définir un acte notarié suivi d’une marche nuptiale. Non que les Français soient précisément des coureurs de dot ; mais les considérations de fortune pèsent pour eux d’un grand poids.

Dès lors il importe peu que les personnes se connaissent avant de s’épouser. Il y a même à cela de très grands obstacles. M. Hamerton remarque que, dans la bonne société de province, « les règles pour les préliminaires du mariage sont aussi sévères que celles qui imposent l’observation du dimanche en Angleterre ou en Écosse. » La conclusion humoristique des exemples qu’il cite, c’est que l’idéal serait de demander la main d’une personne qu’on n’a jamais vue. Ils se sont rencontrés peut-être pour la première fois un mois avant de se rendre à la mairie et à l’autel. Les découvertes viendront après.

Ces découvertes seront la plupart du temps assez agréables, nos auteurs se plaisent à le constater. Élevée comme nous l’avons vu, la jeune fille, selon les probabilités, deviendra une femme fidèle, ordonnée, attachée à ses devoirs. Le mariage de convenance n’exclut même pas l’idée d’amour. » Au témoignage de M. Hillebrand, « la plupart des mariages français sont plus heureux que nos mariages d’inclination. »

Une telle conception du mariage a pour conséquence logique l’indissolubilité : « Le mariage allemand, étant fondé sur l’inclination, doit cesser lorsque l’inclination cesse. A une conscience délicate il peut même paraître coupable s’il survit à l’inclination. » Le mariage français est au contraire une institution purement civile et sociale, dans laquelle sont placés les intérêts de tiers mineurs, et qui, en tant que garantie d’ordre public, ne devrait pas être touchée. L’extrême facilité du divorce, qui existe en Amérique, est sévèrement jugée par M. Brownell comme l’abandon d’une des conquêtes les plus précieuses de la civilisation sur l’anarchie originelle.

La famille une fois constituée, un autre trait caractéristique de nos mœurs françaises, c’est le petit nombre des enfans dans la classe moyenne et la haute classe : on en compte rarement au-delà de trois. Là encore agit ce rationalisme prudent qui a présidé au mariage, et qui exige maintenant qu’on n’ait pas plus d’enfans qu’on n’en pourrait élever dans la richesse et le bien-être. En limitant la liberté de tester, le code a eu pour conséquence de restreindre la procréation dans les familles aisées. Le père n’est pas propriétaire, il n’est que le dépositaire de sa fortune ; il ne peut en disposer à son gré, déshériter le fils indigne, favoriser au-delà d’une mesure très restreinte le plus méritant. Cette part assurée de l’héritage paternel énerve singulièrement, chez les enfans, l’esprit d’entreprise et d’initiative. L’opposition, à ce point de vue, est extrême entre la France et l’Angleterre, où les filles sont à peine dotées, où les cadets de famille n’ont d’autre patrimoine qu’une bonne éducation et une instruction supérieure, et vont chercher fortune au loin.

M. Hillebrand note encore la tendresse extrême, aveugle, des parens français pour leurs enfans. L’enfant devient le personnage principal de la maison, le seul intérêt, le seul souci. L’éducation de la famille le laisse la plupart du temps livré à toutes ses fantaisies, à tous ses caprices ; le collège et l’internat sont destinés à y remédier. Les études terminées, les parens ne se séparent pas de lui volontiers. Les filles ne se marieront pas au loin. Les fils, autant que possible, continueront dans la ville natale les affaires de leur père, ne chercheront pas à émigrer, à se rendre indépendans. La famille germanique, anglaise, américaine, se dissout naturellement par l’émancipation des enfans et la fondation de nouveaux foyers, les liens qui relient les divers membres sont assez faibles et faciles à relâcher : la famille française, au contraire, œuvre de l’intelligence ordonnatrice, organisatrice et sociale, forme une association plus étroite et plus durable. Rien n’est touchant comme l’amour des fils pour leur mère, l’union des frères et des sœurs, des cousins et des cousines, l’assistance et les secours qu’on se prête, les sacrifices à l’honneur du nom, la mémoire, le culte des morts.


III

Les Français ont l’instinct de la sociabilité développé au plus haut degré, tous nos auteurs sont d’accord sur ce point. Mais il faut distinguer Paris et la province, avec sa vie paisible, un peu somnolente et retirée. La société y est en outre très divisée par les opinions politiques et religieuses ; une importance bien plus grande est attachée à la situation extérieure qu’à la culture d’esprit ; les sexes vivent très séparés. Les dames de province, surtout excellentes ménagères, évoquent aux yeux de M. Hamerton le gracieux tableau de Murillo, où l’on voit des anges occupés à la cuisine. Elles ont le goût de la propreté et de l’ordre. « Aucune jeune bourgeoise, dit M. Hillebrand, ne porterait la soie mince, le linge douteux, la chaussure éculée d’une baronne allemande. » Mais ce n’est plus l’élégance parisienne : « Il faut connaître la province, ses académies, ses jockey-clubs, ses filles entretenues, son journalisme, si l’on veut se rendre compte que les Français sont pourtant susceptibles d’une certaine lourdeur. »

M. Hamerton a su esquisser avec l’humour d’un peintre de genre la vie d’une petite ville de province aisée, avec son tribunal, sa sous-préfecture, le vrai cadre d’une vie de philosophe par la simplicité des habitudes, la modération des désirs. Mais cette vie se résume ainsi : bonne chère et commérages, curiosité microscopique, grande paresse intellectuelle, perte de temps effroyable en flâneries, ignorance extrême des autres pays, des langues, des voyages, de tout ce qui dépasse l’horizon borné, et, aux yeux d’un moraliste sévère, absence complète de tout noble effort.

Ce qu’il y a surtout de notable dans la vie de province, c’est l’économie. On songe aux enfans, à la dot des filles. Il est rare qu’on dépense son revenu. La fortune financière de la France repose sur l’épargne, comme celle de l’Angleterre et de l’Amérique sur l’extension des besoins, qui exige un double travail et une double production. Les Anglais et les Américains ne sont pas aussi prudens que les Français, pas aussi capables de limiter leurs désirs, d’accepter de modestes positions avec contentement. Gagner énormément d’argent, pour le dépenser souvent d’une façon extravagante, c’est là où tendent toutes les pensées, toutes les actions. Le bien-être que les Français cherchent à s’assurer par l’exercice continu de l’épargne, les Anglais, les Américains se le procurent par l’esprit d’entreprise, puissant stimulant à l’initiative de l’individu, à l’expansion coloniale.

Il n’y a qu’un far-west où les Français aient le goût d’émigrer, où tous ceux qui ont courage, énergie, talent, viennent chercher fortune, mais où l’on ne trouve ni terrains à distribuer, ni vastes territoires libres ; ce far-west, c’est Paris. Là, dans la concurrence acharnée, dans la poussée effroyable, il faut se faire sa place au soleil, conquérir la notoriété, la richesse et la mode. Là que d’illusions déçues, de rêves envolés ! que d’amertumes, que de désespoirs, que de soifs de vengeance dans l’énorme ville, gloire du pays qu’elle a parfois menacé de ruine !

Si vous ne regardez que les sommets de la société, l’instinct social, dont parle sans cesse M. Brownell, s’y épanouit dans toute sa fleur, a Nature et culture, dit de même M. Hillebrand, ont fait du Français l’être le plus achevé que l’humanité connaisse. » II possède toutes les qualités qui rendent la vie élégante et facile : gaîté d’esprit, philosophie enjouée, contraire à la morosité habituelle des Septentrionaux, besoin d’une perpétuelle excitation du dehors, large tolérance pour les idées et pour les personnes, relations aisées, égoïsme tempéré, amour-propre qui veut plaire plutôt que s’imposer, et se tourne en amabilité, amitié discrète, sans trop d’intimité, qui fait ouvrir le salon, non la maison, car une amitié exclusive nuirait à la sociabilité ; bref, une facilité de relations également éloignée de la raideur britannique, de la morgue allemande, de l’obséquiosité italienne, de la rudesse américaine. L’Allemand, tel que le peint M. Hillebrand, est grossier, susceptible, d’un abord peu agréable, parfois même intraitable en sa pédanterie lourde, ou bien d’une familiarité indiscrète, d’une franchise qui, sous prétexte de sincérité, consiste à dire des choses désagréables. Non-seulement le Français se garde de blesser son prochain, mais il ne peut s’empêcher de le caresser, même aux dépens de la vérité. La parfaite sincérité et le désir de plaire sont inconciliables. Les Anglais, d’après M. Hamerton, se montrent peut-être plus sincères ; leur hypocrisie s’exerce surtout en matière religieuse. En France, la société doit au léger mensonge beaucoup de sa douceur.

Les femmes françaises font le charme de la vie sociale. M. Hillebrand refuse aux Allemandes la grâce, la dignité ; elles lui paraissent à la fois gauches et sentimentales. M. Hamerton reproche aux Anglaises leur puritanisme anguleux. Les Américaines, d’après M. Brownell, se conduisent presque en rivales de l’homme, dans la lutte pour la vie ; elles regrettent leur infériorité, aspirent aux vertus masculines, dominent leurs émotions et leurs sentimens. Les Parisiennes au contraire, telles que les jugent nos trois auteurs, restent femmes et n’ont rien perdu de leur influence. Elles savent régner dans un salon, se procurer des relations flatteuses et utiles, éveiller perpétuellement l’intérêt. Un peu frivoles peut-être, s’il s’agit de religion, de morale, de constance ou de sensibilité, — elles apportent à la coquetterie, à la toilette, le plus grand sérieux. Elles s’entendent à faire valoir leurs avantages, un joli pied, une voix agréable. Mais leur coquetterie est plus innocente qu’on ne le suppose ; en tout cas, le désir d’être préférée semble plus naturel que le contraire. Jamais elles ne se résignent à vieillir.

M. Brownell ne peut assez admirer la conversation, la gaîté, la malice raffinée d’un salon parisien. La France, où s’est fondé l’ordre des silencieux trappistes, représente aux étrangers la nation jaseuse par excellence. Cette conversation parisienne les étonne comme quelque chose d’unique. Glisser légèrement sans appuyer, s’arrêter sur la pente d’un développement qui exigerait trop d’attention, tournerait au monologue et finirait par ennuyer, passer des idées les plus générales aux plus gracieuses médisances, railler et complimenter, élever des idoles pour les cribler de traits moqueurs, voilà qui est parisien. Quelle dépense, dans nos salons, d’esprit délicat, sans autre avantage que l’amusement de l’heure présente ! Mais que reste-t-il de la fusée brillante et rapide une fois tirée, de la bulle de savon irisée qui éclate au premier souffle ?

Une manière d’être, inséparable de toute vie sociale, c’est la vanité. On se recherche, on s’assemble par désir de gagner l’approbation, de faire effet, de « montrer soi supérieur. » Cette pénétration si fine et si aiguisée des ridicules de chacun, n’est-ce point en fin de compte une façon indirecte de se rendre secrètement hommage à soi-même ? Aussi notre passion d’égalité, inscrite et proclamée sur tous nos monumens, semble-t-elle à M. Hillebrand singulièrement ironique, quand il voit quelle considération, quelle recherche, quelle envie s’attachent aux distinctions de tout ordre, particules, croix, dignités académiques, etc. On les sollicite passionnément, car les honneurs ne viennent pas d’ordinaire trouver le mérite silencieux, comme dit Hamlet. Pour nos talens, nos vertus et nos vices, il nous faut la galerie. Si nous défendons notre honneur, il importe que les journaux citent nos noms et les témoins du duel. Il n’est pas jusqu’au criminel qui, du fond de sa cellule, ne se préoccupe de la presse. « Rien, dit Voltaire, n’est aussi désagréable que d’être pendu obscurément. »

Beaucoup de vie sociale a pour conséquence peu de vie personnelle intime et profonde : dans la proportion même où l’une se développe, l’autre se restreint et s’atrophie. Allemands et Anglais prétendent que les Français vivent pour le présent, la mode, l’actualité, le désir de plaire, beaucoup plus que pour eux-mêmes. L’individu a moins d’importance que n’en ont les relations des individus entre eux. On se demande, non « Qui êtes-vous ? » mais « Qui connaissez-vous ? » C’est moins par l’énergie individuelle que par ses relations, que l’on se pousse très avant dans le monde, par l’intelligence du milieu social, l’art avec lequel on se concilie la bienveillance, l’approbation, l’estime autour de soi. Dès lors, la lutte pour la vie ne présente pas cette rudesse, cette âpreté, cette sécheresse, que lui donne l’individualisme à outrance des Américains. Cet individualisme, écrit M. Brownell, nous a débarrassés du despotisme politique et du despotisme social qui règne en Angleterre ; nous lui devons nos opinions, nos religions individuelles, mais nous ne sommes pour ainsi dire que des individus sans individualité, tous absorbés par une occupation identique, les affaires et les entreprises. Notre société américaine est encore à l’état de chaos. En nous donnant l’homme, elle nous a privés du milieu qui le forme et l’affine. A Paris, au contraire, sous l’uniformité extérieure et les manières impersonnelles, on discerne bien vite une étonnante variété de mondes et de milieux.

Un dernier trait de notre société parisienne, que soulignent M. Hamerton et M. Brownell, c’est l’esprit positif, l’absence d’enthousiasme, un certain penchant à l’ironie, au persiflage universel. Les Français, d’après M. Hamerton, semblent moins disposés que les Anglais aux sentimens de respect et de mépris, ils considèrent d’habitude le monde avec une indifférence plus aisée, ils ne vénèrent pas beaucoup quoi que ce soit ou qui que ce soit, mais ils sont prompts à reconnaître les qualités et les mérites des gens et des choses. Ils subordonnent, d’après M. Brownell, leur sensibilité à leur intelligence. Le modèle de bon goût et de bon ton, c’est Philinte qui veut que l’on soit sage avec sobriété. Même en amour, où l’Italien est passionné, l’Allemand sentimental, l’Anglais sérieux, le Français se montre peut-être plus spirituel que sincèrement ému. Il n’est pas jusqu’au dévergondage qui ne soit modéré par le rationalisme. Mme Cardinal, en mère pleine de sens, exige que ses filles gardent toujours le sentiment des convenances. Si l’on excepte le naturel méridional, il y a une tempérance générale dans les discours, les gestes, les habitudes. Rien de cette ivrognerie, de cette gloutonnerie, si fréquentes en Allemagne et en Angleterre. En somme, un caractère raisonnable, peu favorable à l’exaltation. M. Brownell cite à l’appui de sa thèse M. Taine, qui compare les Parisiens aux Athéniens ; et Victor Hugo, lorsqu’il écrit avec son emphase habituelle : « Paris a été trempé dans le bon sens, ce Styx qui ne laisse pas passer les ombres. »


IV

C’est dans notre art que les critiques étrangers cherchent le reflet de nos mœurs et de notre esprit. Il n’y a pas de nation, remarquent-ils, où les artistes vivent plus rapprochés de la société, forment moins une classe à part, pensent plus au public, pour accepter ses goûts ou pour lui imposer les leurs. Joseph Prudhomme a consacré par un axiome le prestige dont les artistes jouissent dans la société parisienne : « La seule aristocratie est l’aristocratie du talent. » L’art participe à la sainteté que le rang et la richesse obtiennent seuls en Angleterre. Notre littérature, ainsi pénétrée de vie sociale, ne répand pas cette odeur de mansarde, de bibliothèque, d’atelier ou d’école que M. Hillebrand trouve si désagréable à respirer dans la littérature allemande.

De tous nos genres, le plus original, ou du moins celui que nous avons poussé à son plus parfait développement, c’est la comédie. Addison qualifie en ce sens la France de nation comique, et Henri Heine nous désigne irrévérencieusement comme « les comédiens ordinaires du bon Dieu. » Pas de comédie sans vie de société ; aussi serait-on fort en peine de citer une pièce passable dans tous les ouvrages classiques de l’Allemagne : leur ironie est commune ou basse, ou trop amère, leur satire tourne à la farce. Chez nous, au contraire, de Molière à notre temps, quelle abondance d’auteurs, quelle fécondité, quelle variété d’observation, quelle vivacité du dialogue, quelles vues légères sur le monde, quelle intuition des ridicules, quelle expression claire et profonde de notre instinct social et mondain ! Rien n’est plus apprécié, plus exporté, que notre littérature dramatique, de Stockholm à Séville, de Londres à Odessa, de New-York, à Buenos-Ayres.

Il en est de même de nos romans. Mais des juges exigeans, tels que M. Brownell, trouvent que nos romanciers créent des caractères trop simples, trop logiques, soit que les modèles eux mêmes manquent de complexité, soit que l’intelligence rationaliste de l’auteur recule devant la peinture « de quelque chose d’aussi peu systématique, d’aussi vague dans ses contours, d’aussi changeant, d’aussi discordant qu’un caractère réel, » avec ses alternatives de sécheresse et de ferveur, les mouvemens inconsciens, l’obscurité et l’imprévu qui sont au fond de chacun de nous. Souvenez-vous des personnages de Tourguénef et de Tolstoï, ou bien comparez Alceste à Hamlet ou à Faust. Comme la figure d’Alceste se découpe nette et arrêtée, semblable à un profil de médaille ! Faust et Hamlet se perdent comme des fantômes dans le crépuscule et dans la nuit. Ils échappent à notre analyse. Nous ne pouvons leur donner qu’un long commentaire de rêveries.

La rêverie, la sensibilité profonde et, pour tout dire, la poésie, voilà ce que nous refuse M. Brownell, et cela à cause de l’excès même de notre civilisation. « A mesure que la civilisation avance, la poésie décline, » remarque Macaulay. Il est certain qu’aucune œuvre n’égalera jamais la Bible, Homère, fruits de la barbarie au contact d’une civilisation naissante. D’après l’auteur américain, nous sommes trop impersonnels, trop livrés à la vie sociale pour sentir et créer des œuvres poétiques. La sensibilité ne s’exalte que dans la solitude, au spectacle du sublime, qu’inspire la grande nature. C’est ce qui faisait dire à Stendhal qu’une haute chaîne de montagnes aux pics neigeux, à l’horizon de Paris, eût changé toute la littérature française. Notre sensibilité poétique nous vient du Léman avec Rousseau, des tropiques avec Bernardin de Saint-Pierre, de la forêt germanique avec Goethe, de la plaine russe avec Tolstoï. — Ainsi présentée, la thèse de M. Brownell paraîtra beaucoup trop systématique. Un critique anglais en a fait la remarque dans l’Athenœum ; son appréciation du caractère français rappelle la définition du caractère normand que donne M. Anatole France, à propos de M. Guy de Maupassant, « plein de ferme et haute raison, point rêveur, peu curieux des choses d’outre-tombe. » Elle ne saurait convenir à l’esprit religieux du Breton, par exemple. Bien des courans ont sillonné la France en sens contraire depuis un siècle ; esprit guerrier du premier empire, lyrisme religieux de la Restauration, enthousiasme romantique de 1830, esprit positif du second Empire, pessimisme après nos défaites. Qui refuserait la personnalité intense et la vie intérieure à un Alfred de Vigny, à un Sully-Prudhomme, la sensibilité féminine presque maladive à un Michelet, la religiosité naïve à un Millet, le sens de la nature à notre école de paysagistes ? Tout au plus pourrait-on soutenir que nous goûtons ces émotions chez nos peintres et nos poètes moins par affinité que par contraste avec l’aridité de nos cœurs, desséchés par la vie mondaine.

Accessibles à la poésie, à nos heures propices et attendries, nous formons surtout, dans notre élite, une race d’artistes achevés. M. Brownell, M. Hillebrand, nous accordent sans conteste le goût, le sens de la forme et de l’élégance, par lequel nous nous rattachons étroitement à la renaissance italienne. Cette divinité multiple et confuse qu’on appelle la nature nous a doués du génie plastique, comme les Allemands du génie musical. Notre sculpture française reste sans rivale. Nous n’admettons pour chef-d’œuvre, dans tous les genres, que les œuvres d’une exécution achevée. Les intentions les plus élevées, les conceptions les plus profondes, dont, par exemple, les historiens de la littérature allemande font tant de cas chez leurs classiques, ne comptent pas pour nous, sans la perfection de la forme. Gréer et inventer ne sauraient nous suffire, nous voulons construire et ordonner. Le style est en France une religion qui a eu jusqu’à des martyrs[2].

Il est enfin un argument que les étrangers sont assez disposés à tirer de notre art français pour formuler des conclusions défavorables à notre moralité. Rien, assurément, n’est difficile à apprécier comme la moralité d’une société prise dans son ensemble. Les documens officiels renseignent d’une manière insuffisante sur les habitudes clandestines. Mais un signe assez probant, ce sont les sujets traités par les romanciers, bons observateurs d’ordinaire, et le goût du public pour ces sujets-là. Jugez donc les mœurs anglaises d’après la décence extrême de sa littérature romanesque. Les écrivains tudesques se croiraient déshonorés s’ils cherchaient à amuser leurs lecteurs. Au contraire, les écrivains français se sont attribué le monopole d’une certaine littérature que déjà Goethe jugeait sévèrement : il accorde à nos auteurs la clarté, la grâce, l’art de persuader et de plaire, mais il leur refuse « principes et piété. » — M. Matthew Arnold va plus loin encore : il ne voit en France que des sectateurs de la déesse Lubricité.

M. Hillebrand, M. Hamerton, M. Brownell, sont unanimes à combattre un préjugé si ridicule. C’est, disent-ils, banalité de mauvais goût chez les Allemands et les Anglais, que cette dépréciation des mœurs françaises. Ce n’est pas toujours la société que peignent les gens de lettres, c’est souvent aussi leur société, ce qui est un peu différent. M. Hamerton nous a déjà expliqué pourquoi les Français, dans les romans, ne se livrent à d’autre occupation que de courtiser la femme de leurs voisins ou de leurs amis ; c’est que la sévérité de l’éducation des jeunes filles et la rigidité des préliminaires du mariage ne laissent aucune place aux histoires d’amour innocentes et intéressantes ; le romancier aux abois n’a d’autre refuge que l’adultère. D’ailleurs, le reproche d’immoralité s’adresse en ce cas à tout le public d’Europe et d’Amérique, car, avec les classiques grecs et latins, les romans français forment la plus cosmopolite des littératures. Originaux et traductions se débitent à Londres par milliers, et les revues morales, telles que le Saturday Review, reprochent aux jeunes mariées d’en faire leurs livres de chevet. Nous nous fournissons abondamment chez les Anglais de livres décens et nous offrons en échange aux lectrices d’outre-Manche nos livres d’une saveur plus accentuée, dont elles se montrent très friandes.

Le décorum anglais est plein de contradictions, d’anomalies bizarres. M. Hamerton observe que les cas d’immoralité dans la société anglaise, révélés par les journaux, au cours des procès en divorce, jusque dans les détails les plus crus et dans les termes les moins voilés, suffiraient chaque année à approvisionner largement toute une école naturaliste qui ne le céderait en rien à la nôtre. Cette publicité, autorisée en Angleterre, sans doute dans le dessein honnête d’effrayer par l’exemple et d’humilier les coupables, est interdite en France. En sorte que les Français tolèrent certains récits scabreux, pourvu qu’ils soient fictifs, tandis que les Anglais ne les autorisent et ne les acceptent qu’à la condition qu’ils soient réels.

D’après M. Hamerton, la moralité de la France et de l’Angleterre diffèrent peu. Les mœurs de la haute société riche et oisive se ressemblent à peu près en tout pays. L’opinion leur est indulgente, pourvu que les apparences soient sauves. Les jeunes filles, ici et là, ne sont même pas effleurées par le soupçon. Le clergé anglais et le clergé français, privé pourtant de la sauvegarde du mariage, jouissent d’une réputation très honorable. Peut-être le séjour des petites villes, les exercices physiques, la vie en associations, détournent-ils mieux les jeunes gens d’Oxford et de Heidelberg de la galanterie facile. Les deux pays souffrent également de certaines plaies. Londres a son défilé nocturne, et même, s’il faut en croire les médecins alarmistes, un mal secret met en péril l’armée anglaise et la défense nationale. Mais la pruderie des Anglais résiste à toute évidence. Ils ont gardé de leurs ancêtres puritains ce trait d’associer leur orgueil national à leur moralité, tandis que les Français l’associent à la générosité, au courage, au point d’honneur, mais nullement à la sévérité de mœurs, hormis dans la vie religieuse.


V

Toutes les qualités privées des Français, d’après nos auteurs, sont éminemment de nature sociale. Ils ont l’esprit, la grâce, ils se montrent aimables, secourables, sobres, modérés, économes, consciencieux, honnêtes. Comment expliquer que tant de qualités ne rejaillissent pas sur la vie politique et l’organisation de l’État, que ces mêmes hommes, si prudens lorsqu’il s’agit d’eux-mêmes, pour qui les actes les plus importans de la vie privée, vocation, mariage, accroissement de famille, gestion de fortune, sont œuvre de réflexion et de sagesse, que ces mêmes hommes mettent la légèreté la plus frivole et parfois la plus coupable dans la gestion des affaires publiques, à la fois frondeurs et routiniers, prêts à se jeter ou à se laisser entraîner dans les guerres ou les aventures ? À cette question qu’il s’est posée, M. Hillebrand a déjà répondu que la clef de cette contradiction singulière se trouve dans le contraste de nos facultés maîtresses, de l’intelligence rationaliste, du tempérament excitable, de l’instinct social enfin, qui étouffe l’individualisme et laisse, aux jours de crise et de tempête, les meilleurs d’entre les Français sans résistance et sans boussole.

Le trait qui distingue le plus profondément la conception politique des Français de celle de l’Angleterre, c’est que, plus que tout autre peuple, ils ont appliqué le rationalisme à la construction de l’État moderne. On ne peut nier que le rationalisme n’ait eu ses effets bienfaisans. Mais s’il a été salutaire, c’est qu’il s’est renfermé, comme en Angleterre, dans son rôle de critique et de réforme, qu’il s’est borné à ouvrir des voies et des éclaircies dans les broussailles du passé. S’il veut fonder, il devient dangereux, car il n’y a de créations utiles que celles qui correspondent à des intérêts, à des besoins, à des habitudes permanentes. En France, ce sont les idées politiques abstraites qui sont devenues des intérêts[3]. L’idée dominante de la révolution, comme l’ont démontré de Maistre, Tocqueville et M. Taine, c’est le rationalisme, c’est cette conception plate et mécanique du siècle dernier, d’après laquelle une constitution, une langue, une œuvre d’art, une religion, sont choses volontaires et réfléchies, créées pour l’expédient, l’opportunité, et construites de toutes pièces sur table rase. C’est un fruit desséché de l’esprit géométrique, absolument fermé à l’idée d’organisme, d’évolution naturelle et inconsciente, selon une loi intérieure. L’esprit rationaliste balaie la coutume, la tradition, le préjugé héréditaire, résultat de l’expérience des siècles, les institutions augustes, gages de stabilité, de mouvement sans secousse. Il a tué le loyalisme en France, c’est-à-dire l’ensemble de sentimens sur lesquels repose l’autorité traditionnelle. Cette union étroite du pays et de la dynastie, telle qu’elle existe en Allemagne, en Autriche, en Angleterre, telle qu’elle se manifestait chez nous sous l’ancien régime, n’existe plus en France, en dehors d’un parti ; nous ne la comprenons même plus. Les trois familles qui se sont succédé en France depuis un siècle ont fait de vains efforts pour la faire renaître. Attaquées avec fureur, elles ont été abandonnées avec indifférence au lendemain de leur chute, sauf par un petit nombre de fidèles. Ce sentiment n’est pas agonisant en France, il est bien mort.

La perte du loyalisme a eu pour conséquence l’instabilité, depuis un siècle, qui a coûté à la France tant de biens et tant de sang, et qui se concilie malaisément avec une saine force politique. Le pays a subi trois invasions, changé treize fois de gouvernement. Chaque nouveau régime a eu la prétention de modifier les mœurs publiques, d’accommoder à ses constitutions symétriques la réalité vivante, irrationnelle, irrégulière. Nous passons, aux yeux des étrangers, pour avoir foi aux théories plus qu’à l’expérience, à l’efficacité des formules abstraites, claires, intelligibles, pour des gens pressés d’appliquer l’idéal qu’ils ont conçu. Les phrases, disent-ils, et les mots ont une influence dangereuse sur un peuple si excitable. Ils admirent notre fétichisme pour la grande révolution de 1789 ; c’est merveille et miracle qu’elle n’ait pas encore conduit la France à sa perte.

Ce qui l’a sauvée, c’est que tous ces changemens, dit M. Hillebrand, ont été de façade et de surface. Ils n’ont pas touché aux pierres fondamentales établies par Napoléon pour y construire sa démocratie césarienne, et, depuis, les révolutions, les dynasties, les républiques et les guerres n’ont pas réussi à ébranler l’édifice. On y a fait quelques modifications, mais il est resté ce qu’il était à peu près en 1804. « Ni Alexandre, ni César, ni Charlemagne, ni Frédéric, n’ont rien exécuté de plus grand que cette œuvre de législation et d’organisation napoléonienne, esquissée par la Convention et les Cinq-Cents… Si c’est pour le bien ou le mal de la nation, l’avenir le dira… » Code civil, concordat, université, justice, administration, Bonaparte a créé ces organes de la vie publique et de l’État moderne, et la fragilité de ses créations politiques n’a eu d’égale que la durée de ses créations législatives.

Sur ce despotisme administratif, sur cette tutelle qui exclut le self-government, nous avons essayé de greffer les institutions parlementaires importées d’Angleterre, le gouvernement des majorités, qui peut dégénérer aisément en oppression quand le pays n’est pas divisé en deux fractions à peu près égales qui se succèdent au pouvoir. Libertés dites parlementaires en haut, despotisme administratif en bas. C’est pourtant cette tutelle et cette routine de l’organisation napoléonienne qui permet à la machine de fonctionner, sans trop d’interruption, à travers les changemens de régime et le désordre des assemblées. En même temps, les vertus de certaines classes « fournissent l’huile. » Non moins que les institutions, ce sont les classes qu’il faut observer, si l’on veut connaître la France nouvelle.

M. Hamerton a fort bien étudié l’aristocratie française, non à Paris, où l’on ne s’occupe guère de vos ancêtres, si vous possédez d’ailleurs esprit, talent, richesse, mais en province, où l’on attache plus de prix aux distinctions sociales. Il croyait, au début, que la noblesse n’avait pas d’importance en France ; des personnes mêmes appartenant à cette classe, et qui songeaient à son ancien rôle, le lui avaient dit. Il est revenu bien vite de cette impression première. En France, écrit-il, il y a une aristocratie, au sens propre du mot, comme en Allemagne et en Espagne, tandis qu’en Angleterre il n’y a qu’un peerage, qui jouit assurément d’un très grand prestige, mais qui n’est héréditaire que pour le fils aîné, et dont la plupart des descendans deviennent des commoners. En dépit de tout ce qu’on a écrit sur l’esprit de caste en Angleterre et l’esprit d’égalité en France, le préjugé féodal est plus fort dans le département français que dans la province anglaise. Il n’y avait pas dans le Lancashire, lorsque M. Hamerton y vivait, hostilité amère entre les classes. Des quatre grandes maisons aristocratiques du pays, deux étaient libérales et deux conservatrices. En France, la particule de sépare la province en deux camps, et rien ne prouve mieux sa valeur[4] que la façon dont les Français l’usurpent ; dans un voisinage assez restreint, on ne citait pas à M. Hamerton moins d’une cinquantaine de faux nobles. Usurpée, elle donne à la longue autant de considération que si on la possédait légitimement, et on ne la refuse jamais à une personne qui l’inscrit sur sa carte. On s’étonne que les vieilles familles supportent l’intrusion de tant de gentilshommes improvisés ; c’est qu’elles recrutent ainsi des alliés politiques. Le faux noble ne tarde pas à se faire accepter par le zèle de ses opinions orthodoxes, il devient légitimiste fougueux. Un membre de l’aristocratie authentique, au contraire, qui ferait adhésion à la république modérée, passerait pour un transfuge et pour un traître. Le républicain est traité en paria, dans la bonne société de province, comme l’était en Angleterre l’homme irréligieux, toléré aujourd’hui sous le nom d’agnostique. Les idées politiques du hobereau de village se distinguent par leur extrême simplicité, comme sa culture d’esprit : il méprise le commerce et l’industrie, n’estime que la chasse et la carrière militaire, ne comprend du gouvernement que l’autorité d’un chef despotique. Très patriote, très dévoué à l’administration de son département ou de sa commune, il acquiert souvent une influence fort justifiée, mais toute personnelle, toute locale et toujours précaire. Les anciennes fautes de la noblesse française, son attachement chevaleresque à un passé impossible à restaurer, la perte du loyalisme dans le pays, ôtent à cette classe toute chance d’arriver à la domination qu’elle n’a exercée en ce siècle qu’avec Charles X. En vain trente mille prêtres et cent mille dames légitimistes, par leur zèle charitable et leurs œuvres bienfaisantes, s’efforcent de gagner à leur cause les suffrages des paysans. Le sol est resté réfractaire à la semence.

Le chapitre le plus original du livre de M. Hamerton, Autour de ma maison, est consacré aux paysans, cette classe immense qui tient, par le bulletin de vote, les destinées de la France entre ses mains calleuses. Combien restreint est le nombre de ceux qui s’occupent de science, d’art, de littérature, en comparaison de ceux qui travaillent aux champs ! Artistes, penseurs, savans, sont isolés dans ces masses, comme des nageurs à la surface de l’Océan. On a comparé nos pays civilisés à de vastes Scythies, où dans les ténèbres épaisses, des petits points de culture intellectuelle brillent çà et là. Les habitudes nouvelles, les journaux, les livres, les chemins de fer, rapprochent ces points de lumière, ou du moins font oublier la largeur des intervalles qui les séparent, et les millions de gens qui vivent d’une autre vie. La différence entre le paysan et le bourgeois des villes est certainement plus grande que celle qui sépare les gens cultivés, d’une nation à l’autre. — Ce n’est pas que l’intelligence manque au paysan français, loin de là. — Comparant nos paysans de l’Est à ceux du comté de Kent, par exemple, M. Hamerton constate la supériorité des premiers. Il ne les peint pas idylliques comme George Sand, ni crapuleux comme Balzac et M. Zola. Il admire leurs manières excellentes, leurs perceptions délicates, leur dignité tranquille dans la fixité des usages, surtout leur intelligence jointe à leur ignorance. Cette ignorance est difficile à imaginer quand on ne les connaît pas, et plus difficile à croire quand on les connaît. Très capables, très avisés dans leur sphère étroite, ils n’éprouvent pas le besoin d’en savoir plus long. Peu lisent aisément : toutes leurs idées leur viennent de deux sources, la tradition et la rumeur, l’une qui découle d’un lointain passé, du souvenir obscur et vague, mais singulièrement vivace de leur ancienne oppression, l’autre qui jaillit spontanément, vient on ne sait d’où, circule on ne sait comment, d’une absurdité souvent inimaginable, et qui décide de leurs votes au dernier moment. Ils comprennent du reste assez bien la légitimité, le bonapartisme, la république, mais beaucoup moins la doctrine compliquée et subtile de l’orléanisme. Ils redoutent à la fois l’ancien régime et l’anarchie. On peut faire des révolutions sans eux, mais on ne les maintient que par eux. Cette population de petits propriétaires, que le Code civil nous a donnés, et qui finira peut-être par posséder la France entière, sert de contrepoids à la démocratie des villes, turbulente et agitée par la propagande socialiste. L’école modifie, il est vrai, peu à peu la simplicité antique de cet état mental. Elle brise une tradition de mille ans. Le père croit encore à la sorcellerie, le fils a entre les mains des manuels scolaires signés du nom d’un philosophe. Avec cette demi-instruction, le paysan perdra aussi quelques-unes de ses vertus anciennes qu’implique la vie rurale, elle le laissera moins satisfait de son sort. C’est un monde qui se transforme.

Depuis plus d’un demi-siècle, les différentes « couches » de la bourgeoisie forment la classe dirigeante en France, plus nombreuse, plus riche, plus cultivée que dans les autres pays. C’est à elle surtout que M. Hillebrand a consacré son étude sur la France et les Français. Pour la faire connaître, il a expliqué, à son point de vue, l’esprit et les tendances de la grande institution qui la modèle et la façonne à son image, l’Université. L’organisation même de notre enseignement révèle le rationalisme symétrique et niveleur de la révolution française ; l’Université a remplacé les universités[5], ces créations du moyen âge, qui avaient autrefois leur organisation complète, fondée sur l’histoire et la tradition, leur autonomie, leurs franchises encore maintenues dans les universités allemandes et anglaises. L’objet de cette machine centralisée, géante, n’est pas d’instruire l’élite, le petit nombre, comme en Angleterre, mais bien de donner à la multitude une doctrine uniforme. En cela, l’Université répond parfaitement à son but : mettre une éducation libérale à la portée de la classe moyenne dans tout le pays.

La France, en matière d’enseignement, est gouvernée, depuis la renaissance, par les principes d’éducation classique, latine et grecque. C’est un point très controversé, de savoir si ce programme répond aux exigences de la vie contemporaine, de la civilisation économique et industrielle. Les Français voyagent, émigrent, colonisent moins que les autres peuples, eux si colonisateurs autrefois, et qui ont laissé perdre une partie de leur empire au siècle dernier, en faisant de la philosophie abstraite : — l’enseignement universitaire, d’après les novateurs, l’étude insuffisante des langues, des littératures, des institutions de l’étranger, en est, pour une certaine mesure, responsable.

Les deux parties de notre enseignement que M. Hillebrand considère comme absolument supérieures et sans rivales, sont celles qui présentent le plus d’affinités avec notre caractère logique, déductif, aimant la clarté, épris des belles ordonnances, c’est-à-dire les mathématiques et la rhétorique. Par son culte de la forme, la France a été l’institutrice de l’Europe. Il peut y avoir en cela même exagération et excès ; la première question qu’un Français est tenté de se poser à propos d’un ouvrage est la suivante : « Comment est-il écrit ? » Ces autres questions non moins importantes : « Comment est-il pensé ? Comment est-il senti ? » ne viennent qu’en second lieu. L’Université, du moins, entretient chez les Français cette piété de leur langue, plus marquée que chez tous les autres peuples. Voilà ce qu’ils ont sauvé du naufrage de leurs traditions.

Une tendance de notre enseignement secondaire que critique M. Hillebrand, — c’est qu’il a moins pour but de développer l’esprit, de donner le goût des bonnes méthodes, qui servent à travers la vie, que de procurer des connaissances positives. Ces connaissances, on les acquiert moins, pour elles-mêmes, pour satisfaire la curiosité de l’esprit, que pour obtenir des prix, être le premier de la classe, briller dans les concours, et passer l’indispensable baccalauréat. Dix années s’écoulent sur les bancs du collège, en vue de cet examen si décrié où le candidat est interrogé pendant un quart d’heure sur le grec et le latin, les langues vivantes, la littérature française, l’histoire, la physique, la chimie, les mathématiques, bref sur la science universelle. Enfin l’abus des concours, à l’entrée de toutes les carrières, indique que l’on fait plus de cas des théories apprises, que de la capacité acquise par l’expérience et la pratique. Après les efforts et la fatigue des examens et des écoles, on cesse de s’instruire en dehors des occupations techniques. M. Hamerton est frappé, autant qu’il a pu le constater, du petit nombre de gens studieux, au milieu de la foule absorbée par ses plaisirs et par ses affaires.

Le journal, la revue, semblent faire tort au livre. La presse passe en chaque pays pour le miroir de l’esprit national, du goût et de l’opinion. En France, les meilleurs journaux recrutent leurs écrivains parmi les élèves les plus distingués de l’Université, jeunes gens qui ont brillé dans les concours, à l’École normale, munis d’une science très complète, mais surtout théorique, et d’une culture très littéraire. Sauf les exceptions de quelques grands journaux, cette presse, selon M. Brownell et M. Hamerton, se montre moins soucieuse de surveiller la puissance de l’état, comme en Angleterre, ou d’instruire le public des choses étrangères, comme la presse allemande, que de sacrifier à l’esprit et à la mode, ces deux idoles de la grande ville. La littérature, le théâtre, y tiennent une place considérable. Il s’agit de ne jamais ennuyer, d’être piquant et varié, de fixer l’attention d’un public distrait et blasé. Le reportage y est moins puéril qu’en Amérique, mais la presse française souffre « d’une hypertrophie d’esprit. » Elle est pour le goût parisien une absinthe qui excite et corrompt.

Puissante et libre, comme elle est, fait-elle toujours le meilleur usage de sa puissance et de sa liberté ? La presse participe en France au gouvernement de l’opinion, qui n’est nullement synonyme de liberté, de justice et de droit, opinion excitable, impressionnable, sur laquelle pèse la responsabilité des révolutions et des désastres. Peut-on dire qu’elle représente l’esprit public ? Pas plus que les dix mille politiciens, députés, journalistes, professeurs, avocats, dilettantes de la science de l’état, qui forment les majorités oppressives et les minorités violentes et ébranlent l’air de leur éloquence et de leurs querelles, ne représentent la nation.

Derrière ces personnages qui paradent bruyamment sur les tréteaux politiques, M. Hillebrand aperçoit une deuxième France, tranquille, modérée, économe, laborieuse, intelligente, qui disposera d’une majorité colossale, chaque fois que l’apathie, le scepticisme, ne l’empêcheront pas de prendre part à la politique qu’elle abandonne aux faiseurs. Il lui suffirait parfois de voter, de faire usage de ses droits, et elle s’abstient. Ce qui manque aux Français, dans les jours de crise, ce n’est pas le courage matériel, c’est le courage civil, auquel leur éducation les a si mal préparés. L’Église, l’État, l’école, la famille, tout contribue à énerver en eux l’individualisme, le sens de la responsabilité personnelle ; ils s’habituent à compter sur les autres plus que sur eux-mêmes. Une crainte morbide de se distinguer, de se mettre en avant, les laisse désemparés au jour du danger. « L’homme, en France, dit Goethe, qui ose penser ou agir d’une manière différente de tout le monde, est un homme d’un grand courage. » Et c’est pour cela que quiconque ose se mettre en avant aura toujours parmi nous la partie si belle.

Cette France, que M. Hillebrand nous présentait, en 1871, comme incapable de self-government, marche au contraire, d’après M. Hamerton, vers la liberté politique. Le rationalisme abstrait qu’on lui reproche, l’excès de législation, ce sont là, d’ailleurs, des tendances communes à tous les états modernes. Elle a, sans doute, ses difficultés intérieures, un gouvernement qui n’est pas accepté de tous, les partis à l’état de guerre civile latente. Elle est soumise enfin à la nécessité de se préparer à une guerre européenne de proportions telles que l’imagination a peine à les concevoir ; et le résultat de cette guerre dira si la Révolution a été pour la France une cause de ruine ou un principe de régénération. Malgré ces sombres nuages, les Français ont foi en leurs institutions démocratiques ; ils se croient moins menacés que les autres peuples par les transformations sociales, ils envisagent l’avenir avec confiance.

Tout en considérant les Allemands, ses compatriotes, comme des-diamans encore à l’état brut, M. Hillebrand réagit contre leur dédain, leurs préjugés à notre égard. Il consent à reconnaître que notre décadence n’est que fictive, que du moins pour l’art, la vie morale et intellectuelle, les Français ne le cèdent à aucune autre nation. Dans le parallèle qu’il poursuit entre la France et l’Angleterre, M. Hamerton conclut que les Anglais deviennent plus tolérans, plus ouverts, que les Français gagnent en sens pratique et en prudence ; il n’accorde à aucun des deux peuples une supériorité marquée sur l’autre. M. Brownell exalte la France comme la nation la plus civilisée, la plus socialement développée du monde moderne ; elle est pour lui, comme pour le président Jefferson, la seconde patrie de tout homme cultivé : la nation où, selon Matthew Arnold, le peuple est le plus vivant, où le contraste est le plus adouci entre la pauvreté et la richesse, où, d’après les étrangers, la vie est la plus douce et la plus facile, et où il fait le meilleur vivre.


J. BOURDEAU.

  1. Le nombre des femmes engagées dans les ordres monastiques a doublé en France depuis un siècle.
  2. Gustave Flaubert.
  3. K. Hillebrand, la France et les Français (passim). Nous résumons de même, sans la critiquer, la pensée de l’auteur dans les lignes qui suivent.
  4. Le de n’a pas seulement une valeur d’amour-propre, il a aussi une valeur réelle. M. Hamerton estime qu’il équivaut à une dot d’une centaine de mille francs chez celui qui le possède à juste titre ou autrement, lorsqu’il cherche à se marier.
  5. On sait qu’un projet de loi pour la constitution des universités a été présente à la chambre par le ministre de l’instruction publique le 22 juillet 1890.