La France et la question d’Extrême-Orient

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La France et la question d’Extrême-Orient
Revue des Deux Mondes4e période, tome 156 (p. 5-41).
LA FRANCE
ET
LA QUESTION D’EXTRÊME-ORIENT

Depuis des siècles, la Chine vivait isolée, enfermée dans ses traditions et dans la contemplation de sa grandeur passée, fière de son immobilité et dédaigneuse des « barbares d’Occident. » La civilisation moderne, bruyante, expansive, conquérante par nécessité économique, venait se heurter aux portes hermétiquement closes du Céleste Empire ; elle envahissait l’Inde, elle entamait l’Indo-Chine, elle pénétrait par le nord jusqu’aux rives du Pacifique, elle transformait en quelques années le Japon ; les races européennes peuplaient le monde ; l’Amérique et l’Océanie s’animaient d’une vie nouvelle ; l’Afrique allait livrer ses secrets ; mais la Chine restait vierge de tout contact étranger : il semblait que le peuple le plus anciennement civilisé dût être aussi le dernier à adopter les procédés et les modes de la civilisation nouvelle. Sa vie économique, tout interne, ne lui faisait point une loi de l’exportation et de l’échange avec l’étranger ; elle se suffisait à elle-même, à peine effleurée par les caravanes mongoles ou les vaisseaux anglais. Grouillant et pullulant comme une race de fourmis, les Célestes vivaient d’une vie très intense, cultivaient leurs champs, trafiquaient entre eux par leurs fleuves, leurs canaux et les restes de leurs routes ; ignorans du monde extérieur, ils ne souhaitaient pas d’être connus de lui ; le mystère de leur âme restait, comme leur langage, impénétrable et intraduisible aux Occidentaux. Il fallut des coups de canon pour que les Européens pussent enfin, en certains points, s’accrocher, pour y faire du commerce, aux flancs de l’immense empire, où, jusque-là, quelques missionnaires chrétiens avaient seuls eu l’audace, souvent mortelle, de s’introduire.

La force des choses devait à la fin rompre ces barrières et faire cesser cet isolement. Les nations européennes, industrielles et commerçantes, que les besoins de leur existence obligent à chercher toujours des marchés nouveaux, devaient fatalement désirer d’ouvrir à leur négoce ce centre incomparable de production et de consommation. Brusquement, avant que les travaux d’approche des Occidentaux fussent achevés, les victoires du Japon, dans la guerre de 1894-1895, posèrent devant le monde la question d’Extrême-Orient et mêlèrent le Céleste Empire à la vie politique et économique universelle. Du coup, les affaires de Chine passèrent au premier plan des préoccupations des gouvernemens.

Pays surpeuplé, riche, producteur et commerçant, la Chine n’est pas et ne peut pas être une terre de colonisation. L’action des grandes puissances ne saurait y ressembler à ce qu’elle a été dans les solitudes de l’Australie ou dans l’Afrique noire. Une exploration comme celle de Stanley, une expédition comme celle du Dahomey ou de Madagascar, ne seraient point ici de mise : tout l’effort des étrangers se résume en une conspiration générale pour obtenir la plus grosse part des bénéfices de la mise en valeur de ce monde nouvellement ouvert à leurs convoitises Ils n’ont ni l’ambition de conquérir ou de peupler la Chine, ni la noble passion de la civiliser ou, — si l’on met à part l’œuvre des missionnaires, — de la christianiser ; ils cherchent avant tout, par l’introduction des procédés de l’Occident, à stimuler sa production naturelle, à augmenter ses besoins pour augmenter sa puissance de consommation, à mobiliser ses ressources économiques pour les lancer dans le torrent toujours grossissant de la circulation universelle de la richesse.

Ni la passivité des populations, ni la mauvaise volonté des mandarins, ni l’hostilité des lettrés, ni l’amas des vieux préjugés, n’empêcheront l’œuvre colossale de s’accomplir : comme la coquille qui a laissé glisser la pointe d’une lame entre ses valves entre-bâillées, la Chine aujourd’hui ne saurait plus se refermer. Malgré son incuriosité de tout ce qui n’est pas elle-même, elle est entraînée dans un tourbillon irrésistible, elle est saisie par cette fièvre d’activité créatrice qui est le caractère même des civilisations modernes. Elle n’est point conquise par des armées : les États qui entendent commercer avec elle, même malgré elle, et qui ont occupé sur ses bords quelques « points d’appui » pour leurs escadres ou quelques forteresses pour leurs soldats, ont surtout pris ces précautions militaires parce qu’ils se jalousent entre eux et se défient les uns des autres. Elle n’est pas non plus séduite par une culture dont elle ne comprend pas la supériorité. Le spectacle auquel nous assistons est tout autre : c’est la Chine envahie par les capitaux étrangers en quête d’un intérêt qui dépasse le modeste 3 pour 100 de nos rentes sur l’Etat ; c’est la Chine ouverte aux procédés et aux outils de la civilisation occidentale, transformée par les banques, les chemins de fer, les exploitations minières : la Chine s’ouvre à l’argent et aux machines. Russes, Anglais, Français, Allemands, Américains, Japonais, Belges, Italiens, dans l’œuvre de la mise en valeur de tant de richesses improductives, aspirent au rôle lucratif de directeurs et de courtiers ; ils veulent être les agens et les premiers bénéficiaires d’une transformation économique que les Chinois n’ont pas désirée, mais dont, peut-être, ils sauront profiter.

Dans le recul de l’histoire, cette éclosion d’une Chine nouvelle, au contact longtemps évité de la civilisation européenne, apparaîtra comme le fait capital de la fin de notre siècle ; lorsque se développeront les révolutions économiques et politiques qui sont en germe dans cette métamorphose de l’antique Cathay, on appréciera quelle place occupe dans l’histoire du monde ce fait sans précédent que, chez nous, on semble à peine apercevoir.

Notre France a été en Extrême-Orient, selon la tradition de son histoire, une initiatrice : la première, avec l’Angleterre, elle a noué des relations avec la Chine ; elle y a assumé la protection des missionnaires et obtenu l’ouverture de ports de commerce. Elle gouverne à ses portes un empire de vingt millions d’âmes, elle est devenue une puissance asiatique : elle ne saurait rester indifférente à cette grandiose préparation d’avenir qui s’élabore dans le monde jaune. Nous avons, dans l’Empire du Milieu, une influence à conserver et à agrandir, un rôle glorieux d’éducateurs à soutenir ; nous avons aussi une part de bénéfices à tirer du nouvel essor économique qui s’annonce. Quelle est, à l’heure actuelle, notre situation en face de la question d’Extrême-Orient, dans quelles voies s’est engagée notre politique et dans quel sens il convient d’orienter nos efforts, c’est ce que nous voudrions ici tenter de dégager. Aussi bien est-ce pour notre destinée dans le monde une question vitale, car c’est dans le partage actuel des territoires, des influences et des sources de richesses du globe tout entier que se préparent des lendemains de prospérité et de puissance pour les nations qui seront, aux siècles prochains, les directrices de la vie civilisée et les protagonistes de l’histoire humaine. La France doit à elle-même et à son passé d’être l’une de celles-là.


I

Le coup de force de Kiao-tchéou ouvre une crise décisive dans l’histoire de la question d’Extrême-Orient. Commencées avec la guerre sino-japonaise, les premières péripéties du grand drame politique qui se joue autour de la Chine sont closes : nous assistons au second acte[1]. Si les personnages restent les mêmes, leurs attitudes changent ; ils se conforment au cours nouveau qu’a donné aux affaires l’ordre inattendu de l’empereur d’Allemagne aux marins de l’amiral Diederichs et leur débarquement sur le territoire du Chan-toung (17 novembre 1897). Cette prise de possession violente, en pleine paix, d’un morceau de l’une des dix-huit provinces, modifia les élémens du problème et la situation respective des grandes puissances vis-à-vis du Céleste Empire : la politique française, comme les autres, en ressentit les effets et s’en trouva troublée.

Depuis qu’avec la Russie et l’Allemagne, la France avait arrêté la marche victorieuse des armées japonaises et sauvé l’intégrité de l’Empire du Milieu, elle exerçait, à côté de son alliée et d’accord avec elle, une influence prépondérante à la cour de Pékin. Les trois puissances qui s’étaient concertées pour donner aux Japonais le « conseil amical » d’évacuer le Liao-toung, avaient acquis, de ce fait, un très utile ascendant sur le gouvernement chinois ; il était, dans une certaine mesure, leur client, en tout cas leur obligé, et l’on savait au besoin lui rappeler les services rendus. Si cet heureux accord se fût prolongé, la Russie, la France, l’Allemagne, auraient pu devenir les éducatrices d’une Chine régénérée et présider à la lente évolution qui, d’un pays fermé, fait un domaine ouvert à l’activité européenne. L’Angleterre portait la peine des fluctuations d’une politique dont, à Pékin comme à Tokio, on avait, pendant la guerre sino-japonaise, pénétré le double jeu ; l’on savait faire entendre au Tsong-li-Yamen qu’il ne pouvait, en bonne équité, traiter avec la même faveur la Russie, l’Allemagne, la France, qui avaient sauvé la Chine, et la Grande-Bretagne qui l’avait abandonnée à l’heure du péril. Mais, des trois grands Etats, dont l’entente faisait la force, l’Allemagne manquait en Extrême-Orient d’un point d’appui territorial ; tandis que son commerce ne cessait de s’accroître, elle ne possédait pas un pouce de sol : sur les rivages chinois, ses vaisseaux et ses marchands étaient, si l’on ose dire, en l’air. La Russie et la France, au contraire, appuyées sur leurs empires de Sibérie et d’Indo-Chine, marchant d’ailleurs d’accord dans la ferveur d’une alliance nouvelle, étaient en mesure d’exercer sur le gouvernement impérial une sorte de protectorat moral. Il était légitime que l’Allemagne pût occuper, hors de la Chine proprement dite, une colonie ou un port, et sans doute il oui été facile de trouver au problème une solution amiable ; mais l’empereur Guillaume II préféra faire seul un coup d’éclat : il saisit le prétexte de l’assassinat de deux missionnaires allemands du vicariat du Chan-toung méridional, dont une négligence de notre gouvernement avait laissé échapper (en 1887 et en 1891) le protectorat religieux, pour s’emparer de la belle rade de Kiao-tchéou, sur la côte Est de la presqu’île du Chan-toung, cette Bretagne chinoise, et pour y planter solidement « le bouclier orné de l’aigle impériale.  »

La gravité de l’acte de Kiao-tchéou ne pouvait échapper à personne : c’était la Chine, la vraie Chine des dix-huit provinces, entamée ; c’étaient surtout des procédés nouveaux et funestes introduits dans la politique extrême-orientale. L’Allemagne, en se taillant elle-même sa part, en montrant comment on peut abuser de la faiblesse du gouvernement de Pékin, créait un déplorable précédent. Si ces erremens fâcheux étaient suivis, le partage de la Chine commencerait, et c’est l’une des puissances garantes, en 1895, de son intégrité qui, en 1897, aurait donné l’exemple de la spoliation. A Paris, l’on mesura toute la portée dangereuse de l’acte de l’empereur allemand ; mais l’Angleterre, gagnée, après l’entrevue du prince Henri de Prusse avec les ministres de la reine, par des concessions dans une autre partie du monde, interrompit brusquement ses protestations d’abord très vives ; quant au tsar, il fit, sur l’invitation du gouvernement chinois, occuper par son escadre la baie de Port-Arthur, d’où elle pourrait surveiller et au besoin arrêter les progrès inquiétans des Allemands : en réalité, sous couleur de sauvegarder l’intégrité de la Chine, les Russes s’emparaient d’une proie longuement convoitée et s’installaient enfin dans ce golfe du Pe-tchi-li où tendait, depuis si longtemps, tout l’effort de leur politique.

Bref, l’Europe acceptait le fait accompli : le principe de l’intégrité du Céleste Empire sembla ne plus survivre que dans l’hypocrisie des formules diplomatiques ; derrière les « cessions à bail » ou les « concessions temporaires,  » l’acte de Kiao-tchéou apparaissait avec sa brutalité guerrière et donnait aux avantages réclamés par les Européens le caractère de véritables conquêtes. C’était bien cependant de points d’appui stratégiques et de bases territoriales pour le commerce qu’en réalité il s’agissait ; mais, malgré tout, une politique nouvelle prévalait : comme dans l’Orient musulman, « intégrité » paraissait devenir synonyme d’égalité dans la spoliation.

Chacun voulut sa part, chacun menaça le Tsong-li-Yamen, s’il se montrait récalcitrant, d’une visite de cuirassés ou d’un débarquement de marins. De « compensations » en « compensations,  » les Allemands occupèrent pour 99 ans le territoire de Kiao-tchéou (traité de Pékin, 6 mars 1898) ; les Russes obtinrent la cession à bail de Port-Arthur, de Talien-ouan et le droit de relier ces ports au Transsibérien (traité du 15-27 mars 1898). Puis les Anglais, pour calmer l’opinion publique très excitée, se firent accorder, dans les mêmes conditions, Wei-hai-wei Ci avril 1898) ; la France enfin (traité du 5 avril) demanda la baie de Kouang-tchéou-ouan et des concessions de chemins de fer, qu’une seconde convention, après l’assassinat du P. Berthollet, vint compléter (7 juin) ; en réponse, la Grande-Bretagne se fit encore céder, en face de Hong-kong, l’important territoire de Kao-loung (9 juin). Ainsi, chacun à l’envi s’efforçait d’arracher à la faiblesse de la Chine des concessions de toute sorte : et le jeu continua par une demande de l’Italie ! Par une étrange et habile antithèse, seul, le vainqueur de 1895, le Japon, n’exigea aucun territoire ; il évacua Wei-hai-wei sans difficultés, pour le remettre aux mains des Anglais : c’est de l’avenir qu’il attend les fruits de sa modération.

La politique inaugurée à Kiao-tchéou ne pouvait guère être favorable à la France. L’Allemagne, qui avait paru, dans l’intervention de 1895, comme entraînée dans le sillage de l’entente franco-russe, affirmait avec éclat qu’elle entendait se réserver un premier rôle indépendant. Le voyage retentissant du prince Henri de Prusse, sa réception particulièrement flatteuse au Palais montrèrent qu’il s’élevait à Pékin une influence nouvelle, rivale des plus anciennes. L’Angleterre, du même coup, reprenait la position que ses hésitations de 1895 lui avaient fait perdre : réconciliée avec l’Allemagne, elle enlevait avec elle l’émission très disputée d’un emprunt chinois ; elle la laissait agir à sa guise dans le Chan-toung, satisfaite de briser cette entente russe-française-allemande, — inquiétude perpétuelle de la Grande-Bretagne, — que les événemens avaient faite dans ces lointains parages. La force des choses nous conduisait dans une voie qui n’était point la nôtre ; « nous appréhendions plus qu’aucune autre puissance d’ouvrir la question chinoise[2],  » et, malgré nous, elle était ouverte ; notre prudence même, « le principe éminemment conservateur qui nous guidait,  » nous plaçaient dans un état momentané d’infériorité ; nos demandes se produisirent les dernières et furent les plus modérées. Depuis l’intervention de 1895, nous avions, en Chine, avec les Russes, exercé sur la marche de la politique une action directrice ; nous étions réduits, après Kiao-tchéou, à suivre un élan que nous n’avions pas donné ; nos avis étaient moins écoutés au Tsong-li-Yamen, et, malgré la concession du chemin de fer Pékin-Han-kéou, que nous obtenions pour un syndicat franco-belge, notre influence à Pékin faiblissait.

Lorsqu’il apparut que notre dignité nous obligeait à réclamer la concession d’un port, ce fut la baie de Kouang-tchéou-ouan, voisine du Tonkin, qui fut choisie. Elle s’enfonce dans les terres, à l’est de cette péninsule du Lei-tchéou qui s’avance dans la mer à la rencontre d’Haï-nan et ferme à l’orient le golfe du Tonkin. Au point de vue commercial, cette rade n’a qu’une valeur insignifiante ; mais, au point de vue stratégique, la position a son prix. La baie qui, dès les premiers mois de 1895, avait été étudiée par le Lutin, est assez profonde pour les grands bâtimens ; plusieurs passes, très sûres quand on les a une fois reconnues, y mènent. Kouang-tchéou-ouan est un poste de grand’garde en avant du Tonkin ; il en protège les avenues, il menace la grande voie commerciale de Hong-kong à Singapour ; il pourra être un excellent refuge pour des torpilleurs, qui s’avanceraient de là jusque dans les parages de Hong-kong et se retireraient sans danger, en se glissant le long de la côte parmi le dédale des îles. En plantant son drapeau sur cette position, la France, — ainsi que l’avait fait dans le nord la Russie, — a voulu surtout marquer, comme par un jalon, que tout le pourtour du golfe du Tonkin rentre dans sa « sphère d’activité » et qu’elle n’y admettrait l’intervention d’aucune puissance étrangère. Déjà nous avions obtenu (15 mars 1897) une « déclaration » du Tsong-li-Yainen portant que jamais l’île d’Haï-nan ne serait aliénée sous quelque forme que ce fût au profit d’une puissance quelconque. En même temps que la baie de Kouang-tchéou-ouan nous était cédée à bail pour 99 ans, une « déclaration » analogue nous fut accordée pour les trois provinces qui avoisinent le Tonkin (Yun-nan, Kouang-si, Kouang-toung)[3].

L’occupation de Kouang-tchéou-ouan et les « déclarations d’inaliénabilité » caractérisaient notre politique en Extrême-Orient : conserver notre influence à Pékin à titre d’amis du Fils du Ciel, de gardiens de son indépendance et de l’intégrité de ses États ; obtenir, grâce à cette intimité, la sécurité de nos frontières et des avantages qui nous permissent de promouvoir et de diriger, dans les provinces méridionales de l’Empire, un développement économique dont nous serions les premiers à profiter, telles en apparaissaient les maximes essentielles.

Selon les pays et les circonstances, les mots changent de sens -et les formules de contenu. En Afrique, les « sphères d’influence » ont été délimitées par des traités entre les gouvernemens européens, et la démarcation de ces zones a abouti à un véritable partage du continent noir. Rien de pareil en Asie : une analogie apparente a pu causer des méprises ; on a parlé trop tôt du « partage de la Chine,  » comme si l’on « partageait » un empire de 400 millions d’hommes avec autant de facilité qu’un Sahara ! On nous accuse volontiers de vouloir nous approprier des morceaux de l’Empire du Milieu et c’est à nous que l’on fait allusion lorsqu’on dénonce « la politique égoïste » de certaines puissances[4]. Il y a là une confusion, peut-être voulue, qu’il importe de dissiper. Ces déductions trop hâtives reposent uniquement sur les « déclarations d’inaliénabilité.  » Celles-ci n’ont pas le même sens selon qu’on les regarde du point de vue chinois ou du point de vue européen. Lorsque, pour la première fois, le prince Kong entendit formuler une pareille exigence à propos d’Haï-nan, il répondit que l’île, faisant partie intégrante du territoire chinois, jamais le gouvernement ne pourrait avoir l’idée de la céder à qui que ce soit et qu’il ne comprenait pas pourquoi nous désirions en recueillir l’assurance officielle ; mais, « étant données les relations étroites d’amitié et de bon voisinage que la France entretient avec la Chine,  » le Tsong-li-Yamen consentit purement et simplement à constater que l’île est et restera chinoise. Ces actes ne concèdent donc aucun droit d’aucune sorte à la puissance à qui ils sont adressés ; ils sont avant tout une affirmation du principe de l’intégrité du Céleste Empire. Mais, vis-à-vis des autres nations qui ont en Chine des intérêts, ces déclarations ont une portée tout autre ; elles signifient que la France, par exemple, n’admettrait pas qu’une puissance quelconque occupât un territoire, soit dans l’île d’Haï-nan, soit dans les provinces contiguës au Tonkin, et qu’elle serait prête, le cas échéant, à donner son appui au gouvernement chinois pour en interdire l’accès. M. de Bulow, au Reichstag, a parfaitement défini cette politique[5]. « On a parlé du partage de la Chine, a-t-il dit. Un tel partage ne sera jamais en faveur auprès de nous. Tout ce que nous avons fait est de prendre nos précautions pour que, quoi qu’il arrive, nous ne restions pas les mains vides. Le voyageur ne peut décider quand le train partira, mais il peut faire en sorte de ne point le manquer quand il partira. Tant pis pour les retardataires. Mais nous ne désirons pas un partage de la Chine et je ne crois pas que ce partage soit imminent… Nous ne voudrons jamais être un brandon de discorde, mais nous ne jouerons pas le rôle de Cendrillon.  » Nous aussi, nous avons tenu à être prêts si le train vient à partir… L’intégrité de la Chine reste garantie ; juridiquement, les cessions à bail ne l’ont pas entamée ; mais chacune des grandes puissances a voulu marquer à quelle part, dans l’éventualité d’un partage, elle prétendrait.

S’il était nécessaire de déterminer, dans le sud de la Chine, une région où nous pourrons exercer plus spécialement notre action et développer notre commerce, il serait fâcheux de devenir nous-mêmes les dupes de la « politique des sphères d’influence,  » de nous cantonner dans une action provinciale et de négliger de faire sentir à Pékin l’influence que légitiment les services rendus et nos bonnes relations avec le gouvernement impérial. La Chine reste et doit rester ouverte au commerce international ; nous y avons des intérêts considérables dont nous devons prendre à cœur la sauvegarde et le développement ; des maisons françaises y ont obtenu des concessions de chemins de fer, de mines ; des ingénieurs français y dirigent des travaux, y organisent des exploitations, y reconstruisent l’arsenal de Fou-tchéou ; nous avons de gros capitaux engagés dans la ligne de Pékin à Han-kéou, exécutée par un syndicat franco-belge. Nos nationaux ont droit à des places dans l’administration des douanes, dans celle des postes quand elle sera définitivement organisée. Nous avons donc, en Chine, désintérêts généraux sur lesquels il est indispensable de veiller comme sur nos intérêts locaux dans le Sud. Il semble malheureusement que, depuis deux ans, nous ayons laissé échapper des occasions de manifester notre force à Pékin : lors de la fameuse révolution de palais de l’automne 1898, toutes les grandes puissances ont, avant nous, fait entrer dans la capitale des marins chargés de garder les légations ; sous les yeux des Orientaux, qui jugent tout par les apparences, un tel retard a été regrettable. Enfin, notre prestige a été imprudemment engagé dans l’affaire de Chang-hai.

Les difficultés actuelles à Chang-hai sont un épisode de l’histoire déjà longue de l’établissement des concessions européennes. En résumer les phases, ce serait les dénaturer : on peut les suivre, à défaut d’un Livre jaune, dans le Livre bleu de 1899.

Les Anglais depuis 1844, les Français depuis 1849, ont obtenu du gouvernement chinois des concessions de terrains à Chang-hai[6]. Le régime des deux concessions, identique à l’origine, fut modifié par le fait qu’en 1863, les Anglais s’entendirent avec les Américains, installés à côté d’eux depuis 1849, pour donner à leurs territoires une administration commune et pour y admettre les nationaux de toutes les « puissances à traité.  » Il existe donc, à côté d’une concession française indépendante et autonome, une concession anglo-américaine cosmopolite qu’administre une commission présidée par le doyen du corps consulaire, même lorsqu’il se trouve être Français. La cause première du conflit actuel est dans cette différence de régime. Trouvant leur avantage à pratiquer la « politique de la porte ouverte ! » les Anglais ont, de leur plein gré, renoncé à leurs prérogatives originelles et maintenant ils considèrent comme « préjudiciable aux intérêts britanniques » que nous ayons, nous, conservé notre situation privilégiée[7]. — L’augmentation du commerce amena le besoin urgent d’étendre toutes les concessions, la nôtre comme le seulement anglo-américain : en mars 1896, un projet d’agrandissement général de tous ces territoires, préparé d’un commun accord par les ministres des puissances intéressées, fut présenté au Tsong-li-Yamen. Les négociations traînaient en longueur, mais l’entente subsistait entre les représentans étrangers, quand un incident vint provoquer les difficultés qui sont encore pendantes. A l’intérieur de la concession française, la corporation des marchands de Ning-po possédait un cimetière ; l’on y déposait les cadavres en attendant qu’on les embarquât pour les rendre à leur terre natale ; c’était pour notre établissement un voisinage infect et dangereux, mais toucher à un cimetière, en Chine, où le respect superstitieux des morts est le fond de la religion populaire, c’est un véritable sacrilège. En mars 1898, la municipalité française prévint les gens de Ning-po d’avoir, dans un délai de trois mois, à enlever les tombes et les cercueils et à nous abandonner le terrain ; puis, le délai passé, elle fit, sous la protection des marins de l’Éclaireur, démolir le mur du cimetière (16 juillet). Une émeute éclata, il y eut des morts et des blessés ; les boutiques se fermèrent et tout le mouvement des affaires se trouva du coup paralysé. La sédition fut vite apaisée par l’intervention des gros négocians de Ning-po, mais les suites de la précipitation de la municipalité française furent des plus fâcheuses. Tandis que le settlement anglo-américain a reçu l’agrandissement dont il avait besoin, nous attendons encore pareille satisfaction et nous n’avons même pas tranché la question du cimetière. Avec une mauvaise volonté persistante, avec un parti pris « peu amical » de faire échouer nos efforts, la diplomatie britannique a agi contre nous auprès du Tsong-li-Yamen et du vice-roi de Nankin ; et chaque fois que, de concessions en concessions, nous avons cherché à arriver à une solution, les Anglais, plus exigeans à mesure que nous semblions fléchir, ont fait rejeter nos revendications. En vain le gouvernement français admit-il progressivement à peu près toutes les prétentions britanniques : le Foreign office continua de se dérober, sous prétexte que « les garanties offertes pouvaient être retirées[8]. » Le 3 décembre, notre consul étant allé à Nankin pour s’aboucher avec le vice-roi, deux bâtimens anglais, bientôt rejoints par un troisième, vinrent mouiller devant la ville « pour donner un appui moral au vice-roi dans sa résistance aux demandes françaises[9]. » Et l’amiral lord Charles Beresford qui, au cours de sa mission commerciale, se trouvait, comme par hasard, à Nankin, faisait, lui aussi, de son mieux pour démontrer au mandarin « que nos demandes étaient exorbitantes[10] » et pour l’encourager à ne pas céder. « Pressez le gouvernement chinois, télégraphiait lord Salisbury à sir Claude Mac-Donald, le 9 décembre, de refuser l’extension de l’établissement français à Chang-hai, mais d’offrir à la place une augmentation de l’établissement international dans lequel les demandes françaises de terrains pourront trouver satisfaction[11].  » Ainsi, ce que le gouvernement britannique voudrait nous dénier, c’est le droit même de garder notre concession autonome !

Il est triste d’avoir à insister sur cette affaire de Chang-hai : elle révèle un certain affaissement de notre crédit, elle provoque des comparaisons fâcheuses entre notre prestige après Shimonosaki et aujourd’hui. L’enchaînement naturel des événemens a sans doute contribué à ce recul de notre autorité, mais il faut bien dire aussi que les hommes y ont leur part de responsabilité. Le manque de continuité dans la direction supérieure, les changemens trop fréquens du titulaire du poste si difficile de ministre à Pékin, ont contribué à cette diminution passagère de notre influence dans le Céleste Empire. Habiles à exploiter toute fausse manœuvre, nos rivaux surent nous dépeindre aux yeux des Chinois comme les pires des agresseurs, des violateurs de cimetières. Très adroitement, ils surent renverser les rôles : affectant le plus grand zèle pour les intérêts des Fils du Ciel, ils excitèrent les autorités contre nous, protecteurs traditionnels de l’Empire. — Mais il faut bien voir aussi, qu’aujourd’hui moins que jamais, quand le partage du monde s’achève et que sur tous les rivages du globe les mêmes rivalités sont en présence, il n’existe, dans le domaine de la politique extérieure, de questions isolées. Affaires de Chine, affaires d’Afrique, affaires d’Europe, ne sont pas dans la réalité classées et séparées comme dans les cartons verts d’un bureau ministériel, elles ont les unes sur les autres des réactions fatales. Partout dans le monde il y a eu, après l’évacuation de Fachoda, un fléchissement de notre prestige. La concordance des dates suffit à établir une corrélation évidente entre les événemens qui ont mis en cause notre influence sur les bords du Nil, à Mascate, et sur les rives du Fleuve Bleu. Le Tsong-li-Yamen connut, sans doute par des avis habilement exagérés, les affaires du Soudan : le Chinois, respectueux de la force et tremblant devant les puissans, s’enhardit très vite avec les faibles ; le mauvais vouloir du gouvernement du Fils du Ciel dans l’affaire de Chang-hai n’a peut-être pas d’autre origine.

Si l’on a pu croire à Pékin à une éclipse partielle de la puissance française, le remède est de prouver notre force ; c’est la tâche qui s’impose d’abord à notre politique. Nous avons fait en Extrême-Orient assez de sacrifices d’hommes et d’argent pour y prétendre à l’un des premiers rôles, car les droits et les intérêts des peuples ne se mesurent pas seulement au nombre de tonnes de marchandises qu’ils importent ou exportent, mais à la somme de prestige et d’autorité qu’ils ont su acquérir. Toute notre histoire en Extrême-Orient, tout le passé de nos relations avec la Chine, tout ce qui forme dans ces lointains parages notre patrimoine moral est pour nous un titre aussi sérieux et peut-être plus durable à l’exercice d’une légitime influence que la statistique des douanes et le nombre des navires de commerce. Parmi ces forces, impondérables, mais parfois décisives, dont nous disposons dans l’Empire du Milieu, l’une des plus précieuses et des plus vivantes est le protectorat des missions catholiques.


II

L’histoire de l’établissement et du développement des missions catholiques dans l’empire chinois, sous l’égide du protectorat français, a été faite ici même[12]. L’affaire de Kiao-tchéou a démontré avec une si frappante évidence aux plus prévenus de quelle importance politique sont nos privilèges religieux qu’il n’est plus besoin d’y insister. Mais, au point de vue catholique comme au point de vue français, une situation nouvelle résulte d’un récent décret du gouvernement de Pékin : il nous faut esquisser les conséquences politiques de cet acte impérial.

Le décret du 15 mars 1899[13] reconnaît que la religion et le culte catholique sont répandus dans toutes les provinces de la Chine, et, pour prévenir les conflits et assurer la bonne harmonie entre la population et les chrétiens, il fixe la manière dont les rapports officiels s’établiront entre les fonctionnaires impériaux et les missionnaires. Il s’agit, en somme, d’une sorte de « décret de Messidor,  » qui assigne aux ministres de la religion catholique un rang dans la hiérarchie chinoise, qui les assimile, au point de vue du protocole, à des catégories déterminées de mandarins. Pour qui sait que les questions de forme et de cérémonial sont souvent, en Chine, les plus essentielles et toujours les plus épineuses, l’importance de la décision récente du gouvernement ne fera aucun doute : elle équivaut réellement à une reconnaissance officielle du catholicisme dans l’empire. Les évêques sont déclarés « égaux en rang et en dignité aux vice-rois et gouverneurs,  » ce qui apparaît comme une marque de très haute estime ; les vicaires généraux et les archiprêtres « aux trésoriers et aux juges provinciaux et aux intendans ; » les autres prêtres « aux préfets de première et de deuxième classe,  » etc. Les formalités d’étiquette ainsi réglées par avance, les missionnaires des différens degrés de la hiérarchie sont « autorisés à demander à voir » les fonctionnaires chinois de dignité correspondante et à traiter avec eux, à l’amiable, les affaires religieuses ; les mandarins sont invités à « négocier sans retard, d’une façon conciliante, et à rechercher une solution.  » — S’imaginer que les prêtres catholiques jouiront du jour au lendemain d’une sécurité complète, que les difficultés seront toujours réglées dans un esprit de concorde, ce serait mal connaître la Chine ; les ordres de la capitale parviennent lentement dans les provinces de l’immense empire et ils y sont exécutés plus lentement encore : les apôtres du christianisme se heurteront encore souvent aux résistances locales, aux préjugés invétérés, à l’hostilité traditionnelle des mandarins et des lettrés ; mais le décret impérial n’en est pas moins, au seul point de vue de la religion et de la civilisation, un très grand acte dont on ne saurait sans témérité préjuger aujourd’hui les conséquences possibles. Peut-être, dans les temps futurs, le décret du 15 mars 1899 apparaîtra-t-il comme l’une des grandes dates de l’histoire de l’humanité civilisée.

C’est une vérité banale de constater que, partout dans le monde, une longue collaboration historique a rendu inséparables les intérêts de la France et ceux de l’Église catholique. Le nouvel acte du gouvernement chinois, si favorable aux missions, est, du même coup, un succès pour la diplomatie française : il suffirait, pour en être certain, de constater avec quelle mauvaise humeur les journaux étrangers en ont accueilli l’annonce. C’est surtout à l’influence de Mgr Favier, des Pères Lazaristes de Paris, évêque de Pékin, qu’est dû le beau résultat qui vient d’être obtenu ; mais on est heureux de reconnaître qu’il a rencontré dans les représentans de la République française un appui vigoureux et efficace. Après M. Gérard, qui avait su porter si haut le prestige de la France, la tâche de protéger les missions catholiques échut à M. Stephen Pichon ; échappé à l’atmosphère viciée du parlement et animé du souci patriotique de ne laisser péricliter entre ses mains aucune partie du patrimoine national, l’ancien député de Paris a mis au service du protectorat français les ressources d’un esprit souple et d’un caractère énergique : c’est lui-même, comme représentant de la puissance protectrice du catholicisme en Chine, qui, par une circulaire aux évêques, leur a notifié officiellement l’heureux changement survenu dans la situation du clergé catholique. — Le décret du 15 mars est en effet gros de conséquences pour l’influence française. En cas de difficultés graves, y est-il dit, survenues « dans une des provinces quelle qu’elle soit,  » et qui n’auront pu être réglées d’un commun accord entre les missionnaires et les mandarins, « l’évêque et les missionnaires du lieu devront demander l’intervention du ministre ou des consuls de la puissance à laquelle le pape a confié le protectorat religieux.  » Tels sont les termes du décret : ils contredisent l’idée de la nationalisation des missions ; ils constatent officiellement, en prescrivant aux missionnaires de s’adresser non pas aux représentans de leurs gouvernemens respectifs, mais à « la puissance » protectrice, que le régime du protectorat est et reste la forme des rapports entre l’Etat chinois et l’Eglise catholique. La puissance, à laquelle fait allusion le texte, n’est pas plus explicitement désignée ; mais, en vertu des traités conclus avec le gouvernement chinois, confirmés par une longue pratique et par de très nombreux témoignages de la gratitude de la Propagande et des missionnaires eux-mêmes, c’est la France qui a, dans les quarante vicariats apostoliques de l’empire, — sauf un seul, — la charge de défendre les intérêts religieux. Si l’on se souvient des événemens de Kiao-tchéou, de la manière dont la mission allemande de Mgr Anzer, obéissant à des suggestions directes de Berlin, a pu jadis se soustraire à la tutelle du ministre de France pour se placer sous la protection de l’Allemagne, on comprendra mieux la genèse et la portée de l’acte négocié entre Jong-lou et Mgr Favier. L’agression brutale qui a fait tomber Kiao-tchéou aux mains des Allemands a profondément blessé l’amour-propre* chinois ; et il ne serait pas étonnant que le gouvernement de l’impératrice douairière ait cherché, en accordant satisfaction aux désirs depuis longtemps poursuivis des missionnaires, à prévenir le retour de pareils attentats et à empêcher les différends religieux de servir de prétexte à un démembrement de l’empire. A la lumière des faits, le décret du 15 mars prend donc une valeur nouvelle : il apparaît bien comme une confirmation implicite des « positions acquises » et des « prérogatives » qu’ont values à notre nation « son attachement au catholicisme et l’héroïsme de ses missionnaires.  » Jamais d’ailleurs nos « prérogatives » n’ont été plus vraiment « la consécration des services rendus par la France dans le monde aux intérêts religieux[14].  » — « Je ne crois pas, pouvait écrire M. Dubail, notre chargé d’affaires à Pékin, qu’à aucun autre moment, le protectorat religieux ait été aussi solidement établi en Chine et ses résultats aussi efficaces[15]. »

Dans le Céleste Empire, les actes législatifs, comme les traités, n’ont de valeur réelle et d’effet que celui qu’on sait leur donner : le décret du 15 mars, émané de la volonté impériale, pourrait être annulé par un caprice de cette même volonté ; il peut aussi rester lettre morte et ne pas recevoir d’application : il ne produira tous ses résultats que si une puissance extérieure intervient pour en garantir l’exécution. Le Saint-Siège, pouvoir moral et matériellement désarmé, ne saurait donc aujourd’hui, — même si les bonnes dispositions actuelles du gouvernement chinois et la multiplication des conversions devenaient pour le Souverain Pontife un motif de reprendre d’anciens projets et d’établir à Pékin une délégation apostolique comme il en existe une à Constantinople, — se passer, dans cet Extrême-Orient où la force seule est respectée, au milieu du conflit des convoitises politiques et économiques, du concours d’une nation catholique disposant de cuirassés et de soldats. Ainsi restent liés, par une étrange fatalité historique dont nous sommes les bénéficiaires parfois peu reconnaissans, les intérêts du catholicisme et ceux de la France. Il n’est pas indifférent pour l’avenir qu’au moment où les puissances du capitalisme forment des syndicats pour l’exploitation du Céleste Empire, la France seule garde, au milieu du déchaînement des appétits, l’honneur de poursuivre une politique en partie désintéressée et reste seule à faire, parmi les rivalités nationales, œuvre supranationale. Et, à l’heure où la vieille Chine s’ouvre aux idées nouvelles, comme aux marchandises et aux machines européennes, à l’heure où le levain de la parole évangélique paraît commencera soulever quelque peu la pâte inerte du monde jaune et où lentement les antiques préjugés semblent ébranlés, à l’heure enfin où « une autre Chine[16] » va peut-être s’élever sur les ruines de l’ancienne, c’est une grande force pour nous d’avoir là-bas, par le concours traditionnel du Saint-Siège et du gouvernement français, la garde des intérêts religieux et que de longs services et un dévouement continu fassent espérer à la France de devenir, à l’instant décisif, comme la marraine de la Chine régénérée.


III

Notre tradition politique, militaire, religieuse et nos intérêts économiques nous imposent le devoir d’exercer à Pékin, sur la vie générale de l’Empire, l’influence convenable à notre situation de grande puissance. Mais, d’autre part, la France a assumé la tâche de gouverner, aux portes de la Chine, une colonie qui est en même temps un vaste empire : de là résulte pour nous la nécessité d’une double action politique et économique, dont les deux termes, s’ils se sont parfois contrariés au temps de la conquête, se doivent aujourd’hui compléter et entr’aider ; notre politique provinciale au sud n’est pas en contradiction avec notre politique générale à Pékin : l’une doit être comme l’application de l’autre.

Le Tonkin a une valeur propre, qu’il doit à son sol, à son sous-sol, à l’industrie de ses habitans ; et il a une valeur relative, qu’il tient de sa situation géographique et de ses rapports avec les pays voisins. Déjà, quand les premiers pionniers de la domination française, Doudard de Lagrée, Francis Garnier, Dupuis, s’enfoncèrent vers les contrées presque inconnues du Yun-nan, ils cherchaient une route de pénétration vers le Céleste Empire : c’est plus encore comme une sorte d’antichambre de la Chine méridionale que pour ses richesses propres qu’ils préconisèrent l’occupation du Delta et de la vallée du Fleuve Rouge. Pendant la longue période de conquête et de pacification, des nécessités de défense militaire nous obligèrent à traiter l’empire chinois en ennemi ; des Célestes par centaines filtraient à travers nos frontières mal définies et entravaient tout essai de colonisation. Aujourd’hui, la situation a changé : tandis que nos officiers, les Galliéni et les Pennequin, purgeaient le pays des bandes de pirates et fermaient toutes les issues par où elles pouvaient s’introduire au Tonkin, notre diplomatie, mettant à profit les services rendus en 1895, réglait la délimitation des frontières et obtenait du gouvernement chinois qu’il contribuât lui-même à empêcher les bandes de malfaiteurs armés de se recruter et de se réfugier sur son territoire[17]. La pacification achevée, l’essor économique a commencé. C’est désormais dans un nouvel esprit qu’il convient d’envisager la question des rapports entre notre colonie et la Chine. Elle n’est plus une ennemie, elle est une voisine riche et commerçante. En cherchant à déterminer quelle doit être la règle de nos relations avec elle, ce n’est plus des souvenirs de la période de combat qu’il nous faut inspirer : il suffit d’étudier, sans parti pris et sans dogmatisme, les conditions actuelles de la vie et du développement économique de l’Indo-Chine et d’appliquer la politique qui paraîtra le mieux adaptée à la réalité complexe des choses.

Une colonie comme le Tonkin a, pour ainsi dire, une double vie. Elle est en relation avec la mère patrie qui Ta conquise, qui l’administre, et qui, en échange de ses sacrifices et de ses dépenses, a le droit de se réserver certaines prérogatives. Les possessions lointaines d’une nation comme la France, qui ne vit pas exclusivement d’exportation, sont destinées avant tout à constituer avec la métropole un tout économique capable, autant que possible, de se suffire à lui-même. Il apparaît donc, à ce point de vue, tout d’abord indiqué de développer dans notre Indo-Chine la production des denrées que la France consomme et qu’elle est obligée de demander à l’étranger ; il serait souhaitable, par exemple, que notre domaine d’Extrême-Orient pût nous fournir tous les articles que nous achetons dans les ports du Céleste Empire ou des pays voisins : thé, riz, poivre, jute, cannelle, huiles et vernis végétaux et surtout soies. Encourager avec discernement les cultures appropriées à la nature du climat et du sol et, en même temps, aux besoins de la métropole, faciliter l’exportation des produits coloniaux en France par des tarifs de douane bien calculés, c’est sans doute le meilleur moyen d’augmenter les échanges entre notre colonie et la mère patrie et de faire de l’une le complément économique de l’autre.

Mais l’Indo-Chine n’est pas seulement une colonie située aux extrémités les plus lointaines du continent dont la France occupe la pointe occidentale ; elle a aussi sa place dans le monde de l’Extrême-Orient. L’Europe n’est plus le centre unique de l’activité civilisée, de l’industrie et du commerce ; il se produit par toute la terre, grâce à la diffusion universelle de nos instrumens et de nos procédés, comme une décentralisation de la vie. Il y a une vie et une circulation extrême-orientales dont l’intensité va chaque jour croissant : l’Indo-Chine est appelée à prendre sa part du mouvement général d’échanges qui grandit sur les rivages de cette Méditerranée que Formose, comme une Sicile, sépare en deux bassins. Autour de ces mers, comme autour d’une place de marché, les grandes nations commerciales ont dressé leurs comptoirs : les Allemands sont établis aux Mariannes et aux Carelines, les Américains aux Philippines, les Anglais à Bornéo et à Hong kong ; les Russes sont installés au nord, les Japonais au centre. Notre empire asiatique occupe, sur ces rivages si disputés, une place enviée : il est dans la nature des choses qu’il participe au trafic de ces lointains parages. Un pays peuplé de 20 millions d’habitans, domaine d’une race industrieuse et laborieuse, contigu à un immense foyer de production, entouré de colonies européennes prospères et commerçantes, a des rapports économiques nécessaires avec ses voisins. La situation et les conditions d’existence de l’Indo-Chine sont bien loin de ressembler, par exemple, à celles de notre Sénégal : la Chine n’est pas un Sahara, ni même un Soudan ; elle est au contraire une source incomparable de richesses naturelles et beaucoup de produits de notre colonie y pourraient trouver un débouché proche et avantageux. Le moment semble venu, sans oublier jamais les intérêts généraux de la France, de ne plus nous replier craintivement sur nous-mêmes et de faire avec la Chine cette « soudure commerciale » dont la mission lyonnaise a préparé les moyens.

L’exemple du commerce du riz est topique. Le riz est la principale richesse agricole des parties humides de l’Indo-Chine française ; les ports du Tonkin et surtout la Cochinchine en exportent chaque année des quantités considérables à destination des marchés chinois. C’est une excellente culture, qu’il serait très utile de nous appliquer à développer par un bon système d’irrigations ; car l’Empire du Milieu, avec son immense population et ses famines effroyables, est et sera presque indéfiniment acheteur de riz. Le sucre annamite, exporté par Tourane, trouve en Chine son débouché. A Hong-kong ou à Canton vont la cannelle de l’Annam, le cunao du Tonkin, les bois du haut fleuve ; les huiles à laquer ne trouvent guère de vente qu’en Chine. A Hong-kong encore, les charbons de lion-gai et de Ké-bao ont, mélangés à la houille japonaise et transformés en briquettes, un marché avantageux. Ainsi, une grande partie des produits de notre colonie asiatique sont assurés, en Chine, d’un débouché que les ports trop lointains de France ne sauraient leur offrir. De même à l’importation : il faut distinguer entre les catégories de marchandises. Malgré les tarifs protecteurs, les filés de coton venus de France peuvent difficilement lutter avec les articles indiens, tandis qu’au contraire, pour les tissus, cotonnades et toiles de lin ou de chanvre, les envois de France sont en progrès. Les soies du Tonkin sembleraient devoir trouver dans notre région lyonnaise un excellent débouché : elles n’y arrivent qu’en quantités insignifiantes, malgré un droit de 100 francs par 100 kilos sur les soies grèges exportées ailleurs qu’en France ou dans nos colonies ; et, si l’on en croit les conclusions de la mission lyonnaise, ce système aurait pour effet de diminuer très sensiblement les exportations du Tonkin vers Canton, sans réussir à augmenter les envois vers la France.

Mais tout, en ces matières délicates, est une question de mesure et d’espèces particulières ; les règles d’application pratique varient avec les conditions géographiques, politiques, économiques. Il reste acquis cependant qu’une partie du commerce tonkinois et cochinchinois ne peut se faire qu’avec la Chine. Que l’on cherche à développer autant que possible les échanges entre nos possessions d’Extrême-Orient et la métropole par une combinaison bien appropriée de tarifs de douane, rien de mieux ; mais il faut en même temps permettre à notre colonie de profiter du contact de l’immense marché qui est à ses portes.

Ce même esprit de prudence et d’opportunité devrait régler nos rapports avec les Célestes qui vivent ou trafiquent dans nos possessions. Le Chinois est, pour le moment, indispensable à l’activité commerciale en Extrême-Orient ; il est l’intermédiaire presque obligé des transactions. Mais il faut prendre des précautions contre lui ; s’il rend des services comme courtier, il serait fâcheux qu’il devînt le maître, qu’il eût le monopole de certains commerces. Aujourd’hui, tout ou presque tout le trafic du riz, de la soie, de la cannelle, du sucre est aux mains de Célestes qui en recueillent le profit. Le gouvernement colonial bénéficie des droits de douane à la sortie, mais c’est tout l’avantage qu’en retirent nos compatriotes. Le Chinois est envahissant : si on le laisse faire, il finira par tout accaparer[18]. Il y a là un véritable danger, contre lequel il est nécessaire de nous prémunir.

Le commerce de l’Indo-Chine avec l’Empire du Milieu est encore peu considérable[19], mais il ne saurait manquer d’atteindre rapidement à une haute prospérité, si nous savons faire du Tonkin, de la Cochinchine, du Cambodge, de l’Annam, des pays de production intense, capables de fournir à la mère patrie les produits d’Extrême-Orient et surtout d’alimenter les marchés chinois. La réalisation de cette prospérité économique est soumise à des conditions extérieures à la colonie elle-même : elle suppose l’adoption et l’application d’une politique commerciale mûrement étudiée, soucieuse de s’adapter à la réalité complexe des faits, nettement déterminée dans sa ligne, mais consciente de la variété des cas particuliers, souple, et pour ainsi dire « opportuniste,  » et surtout pratiquée avec cette continuité et cette persévérance sans lesquelles il n’est de succès ni dans la bataille politique, ni dans la concurrence économique.


IV

Le Tonkin est, par sa position géographique, le débouché naturel de toute une région du Céleste Empire : la voie du Fleuve Rouge, qui trace une ligne presque droite depuis le Yun-nan jusqu’à la mer, est la route la plus courte entre les hauts plateaux du sud-ouest chinois et les ports de la côte. Trois provinces sont les voisines immédiates de nos possessions : le Kouang-toung, le Kouang-si et le Yun-nan[20].

La géographie et la politique, en nous faisant les voisins de la Chine par le sud, ne nous ont point favorisés. Du côté où il confine aux possessions françaises, l’empire chinois se hérisse d’un réseau enchevêtré de montagnes qui servent de support à de hautes plaines peu fertiles et peu habitées. La prodigieuse masse des plateaux du Thibet, compactes et de structure simple, qui élèvent leurs immenses solitudes glacées à la hauteur du Mont-Blanc et qui poussent leurs arêtes au-delà de 8 000 mètres, semble, en se prolongeant vers l’Est, se désarticuler ; elle se creuse de sillons étroits et profonds, de longues cassures qui disloquent l’amas colossal et où coulent, proches les uns des autres par leurs sources, tous ces grands fleuves de l’Indo-Chine et de la Chine dont les embouchures s’espacent sur des milliers de lieues de côtes, depuis les deltas de l’Iraouaddy et de la Salouen jusqu’à l’estuaire du Hoang-ho. Sur tout l’orient du Thibet, sur tout le sud de la Chine, les rameaux détachés de l’énorme plateau, comme d’une main aux multiples doigts, s’épanouissent en éventail, tantôt rampant jusqu’à la mer en chaînes allongées et minces, tantôt s’élargissant en plateaux comme celui du Yun-nan, ou encadrant des plaines merveilleusement riches et fertiles comme celles de Se-tchouen. C’est au pied méridional de ce formidable empâtement de montagnes que le Fleuve Rouge étale son delta ; mais, tandis que le plateau se termine sur le Yang-tsé et sur les vallées de la Birmanie par des falaises à pic, il tourne ses pentes les plus accessibles du côté du Fleuve Rouge. Interposé comme un gigantesque tampon entre notre domaine et la riche vallée du Yang-tse, le Yun-nan est la forteresse naturelle où s’est arrêtée la domination des Célestes. Qui est maître de cette citadelle commande toute la Chine méridionale, la haute vallée du Yang-tsé et le cours supérieur de tous les grands fleuves qui descendent au sud ou à l’est vers l’Indo-Chine ou vers la Chine ; de là l’importance capitale du Yun-nan au point de vue du commerce comme au point de vue politique ou militaire ; s’il tombait entre les mains d’une puissance européenne, toute sécurité disparaîtrait pour le Tonkin : sa respiration serait coupée.

Le Kouang-toung s’étend le long de la mer en une longue bande côtière. Tout l’orient, arrosé par le bas Si-kiang, a son centre vital à Canton et dans la ville anglaise de Hong-kong ; la partie occidentale seule est voisine de nos possessions et entretient avec elles des relations suivies par le port très fréquenté de Pakhoï. Séparé de la mer par le Kouang-toung, le Kouang-si est une province montagneuse, pauvre, mal peuplée. La branche supérieure du Si-kiang arrose quelques cantons moins hérissés de hauteurs, mieux cultivés, qui sont dans la zone économique de Canton et qui y envoient, par Ou-tchéou, leurs marchandises. La vallée du Yeou-kiang, parallèle à la frontière du Tonkin, est étroite, inculte, coupée de massifs montagneux, parsemée çà et là de rares bourgades peu commerçantes, dont la population vit, sans besoins et sans activité, sur un sol sec et ingrat. Nan-ning-fou, avec ses 60 000 habitans et son commerce annuel d’environ 16 millions de francs, est le plus grand centre de la région ; c’est un relais important sur la route commerciale de Pakhoï au Yun-nan. Une partie des marchandises, descendant des hauts plateaux, suivent en effet le cours du Yeou-kiang par Pé-sé et Nan-ning, jusqu’à ce qu’elles aient atteint le méridien de Pakhoï ; là, les jonques[21] débarquent leur chargement qui, en dix ou douze jours, est transporté par terre jusqu’au port. Pakhoï est donc, dans la région voisine du Tonkin, le point de concentration des importations et des exportations, la tête de ligne de la route chinoise du Yun-nan[22].

Le Yun-nan n’est pas l’Eldorado que parfois l’on se figure ; mais il renferme des richesses naturelles, agricoles et minières, qui, exploitées et développées, fourniraient les élémens d’un trafic considérable. Son climat, peu agréable à cause de la violence des vents, est tempéré et sain ; sa situation géographique, à la rencontre des routes d’expansion française et anglaise, fait de la « question du Yun-nan » l’une des plus graves de la politique asiatique. La province compte environ une dizaine de millions d’habitans ; mais la population est toute concentrée dans quelques vallées fertiles et bien arrosées. Le sol, dans ces cantons privilégiés, donne deux récoltes par an : l’une de fèves, de blé et surtout d’opium, que l’on appelle « le petit printemps ; » la seconde ne fournit que du riz ; c’est le « grand printemps.  » Les musulmans ont introduit sur les plateaux l’élevage du bétail ; mais c’est dans les mines surtout qu’est l’espoir économique du Yun-nan. Les dernières explorations, notamment celles de la mission lyonnaise, ont constaté, dans le sous-sol, la présence de grands amas de plomb argentifère et de cuivre, de gisemens de fer, d’étain, de zinc, de mercure, de sel ; enfin, presque partout on a signalé des couches de houille. Etudiées et mises en exploitation par des compagnies dirigées par des Européens, ces mines pourraient fournir à l’exportation, par les voies terrestres ou fluviales, un chiffre considérable de tonnes de métal.

On trouve donc au Yun-nan les promesses d’un brillant essor économique ; mais tout le commerce de la province ne se dirige pas vers le golfe du Tonkin, soit par la voie du Fleuve Rouge, soit par la branche occidentale du Si-kiang : la région du nord-est, au point de vue commercial, est une dépendance du Se-tchouen. Au sud-ouest, dans la région montueuse qui sépare le Mékong des vallées birmanes, une bonne partie du trafic se dirige vers Bahmô et le bassin de l’Iraouaddy ; enfin, quelques caravanes circulent entre Se-mao et Xieng-mai, à travers les États Shans. Mais, pour tout le centre et l’est de la province, la ville de Mong-tsé est le grand marché distributeur où arrivent les marchandises importées et où se concentrent celles qui sont destinées à l’exportation. Notre diplomatie en a obtenu l’ouverture et un consul français y réside.

Le trafic du Yun-nan et des régions qui avoisinent nos possessions avec le golfe du Tonkin se fait, en résumé, par deux grandes voies : celle du Yeou-kiang (branche occidentale du Si-kiang) et celle du Fleuve Rouge[23]. Attirer ce commerce vers nos ports a été le but de notre politique ; c’est en demandant des concessions de chemin de fer qu’elle a cherché à l’atteindre. Déjà, dans le traité de paix du 9 juin 1885, apparaissait le souci de la pénétration dans la Chine du sud-ouest ; et lorsque, après l’intervention de 1895, la France entama à Pékin des négociations en vue d’obtenir des garanties de sécurité pour les frontières du Tonkin et des facilités nouvelles pour le commerce, il fut entendu que « les voies ferrées, soit déjà existantes, soit projetées, en Annam, pourraient, après entente commune, et dans des conditions à définir, être prolongées sur le territoire chinois[24].  » C’est en vertu de ce traité que la Compagnie de Fives-Lille demanda l’autorisation de continuer, sur 70 kilomètres, jusqu’à Long-tchéou, la ligne tonkinoise de Phu-lang-thuong à Lang-son. Après de longues négociations dilatoires, d’autant plus difficiles qu’il fallait établir une jurisprudence, la Compagnie obtint enfin, le 5 juin 1896, la signature d’une « concession de construction et d’exploitation à forfait, au compte et au risque de la Chine, pendant une durée de trente-six ans, pouvant elle-même être prolongée ou renouvelée.  » Le premier pas, le plus difficile, surtout en Chine, était fait.

Un an après, comme compensation à l’ouverture du Si-kiang accordée aux instances des Anglais, il fut convenu[25] qu’après l’achèvement du tronçon de Long-tchéou, si la Compagnie de Fives-Lille avait « convenablement réussi,  » le gouvernement chinois s’adresserait à elle pour le prolongement de la voie ferrée « dans la direction de Nan-ning et de Pé-sé.  » Le même acte diplomatique stipulait que l’administration impériale exécuterait les travaux nécessaires à l’amélioration des routes fluviales et terrestres qui conduisent du Tonkin à Yun-nan-fou ; « faculté sera donnée, était-il dit encore, d’établir une voie de communication ferrée entre la frontière de l’Annam et la capitale provinciale, soit par la région de la rivière de Pé-sé, soit par la région du haut Fleuve Rouge.  » Enfin, après le meurtre du père Berthollet, au Kouang-si, le gouvernement français reçut du Tsong-li-Yamen l’assurance formelle que « seule la compagnie française ou franco-chinoise pourra construire tous chemins de fer ayant Pakhoï pour point de départ[26].  » Ainsi nous disposions de toutes les principales voies de pénétration vers le Yun-nan ; nous avions, pour ainsi dire, un choix de chemins de fer ; l’important était de se décider pour l’un ou pour l’autre et de commencer en hâte les travaux, car les Chinois, gens pratiques, sont étonnés de toutes ces demandes qui souvent restent sans effet ; lorsqu’ils auront vu achever l’une des lignes et qu’ils en auront compris l’utilité, il sera beaucoup plus facile d’obtenir d’eux des avantages nouveaux.

La ligne de Pakhoï à Nan-ning est évidemment la moins urgente. Il nous suffit pour le moment d’avoir pris, en quelque sorte, une assurance contre l’immixtion possible d’une puissance étrangère dans le golfe du Tonkin, et d’être sûrs que, si une voie ferrée doit partir de Pakhoï, elle sera française ou franco-chinoise. — Au contraire, la Compagnie de Fives-Lille pousse les travaux de la ligne de Lang-son à la frontière et à Long-tchéou ; mais il a fallu d’abord refaire l’ancienne voie ; elle n’avait que 0m, 60 de largeur, on lui donne 1 mètre ; si, dans un avenir que l’on peut entrevoir, nos chemins de fer annamites se relient aux grands réseaux chinois, il faudra, par une troisième transformation, adopter l’écartement normal. C’est ainsi que nous entendons les économies ! — Long-tchéou n’est qu’une bourgade de 5 000 habitans, dont le trafic insignifiant ne saurait assurer à notre chemin de fer un fret suffisant ; c’est jusqu’à Nan-ning qu’il faut nous hâter de pousser la ligne nouvelle. Là seulement il sera possible d’opérer, au profit de nos ports tonkinois, une dérivation du courant commercial qui suit le Yéou-kiang. Mais autant il est nécessaire d’atteindre perpendiculairement la route commerciale du Yun-nan à Pakhoï, autant il serait imprudent de la doubler parallèlement d’un chemin de fer entre Nan-ning et Pé-sé ; nous risquerions de faciliter ainsi, au profit de Pakhoï, une concurrence dangereuse à la route plus directe du Fleuve Rouge[27]. Cette dernière voie est en effet, pour l’avenir du Tonkin, la plus avantageuse. La rivière elle-même paraît à peu près inutilisable pour la grande navigation, à cause des rapides qui l’obstruent ; ses eaux seront sans doute plus précieuses pour l’irrigation que comme « chemin qui marche ; » mais c’est en remontant la vallée du Fleuve Rouge que le gouvernement de l’Indo-Chine a entrepris de conduire une ligne ferrée jusqu’au cœur du Yun-nan. Le projet, entrevu par les Doudard de Lagrée et les Dupuis, est, on le sait, en voie de réalisation. Une loi votée par le parlement français, sur les instances de M. Doumer, a autorisé l’Indo-Chine à contracter un emprunt de 200 millions pour l’exécution de tout un programme dévoies ferrées dans la colonie. Le succès de la première émission, l’activité que l’on déploie, le récent voyage du gouverneur général à Yun-nan-fou, sont de bon augure pour la réussite prochaine de nos projets de pénétration. La voie future s’élèvera sur les plateaux par la vallée d’un petit affluent de gauche du Fleuve Rouge, passera un peu au nord de Mong-tsé et atteindra enfin Yun-nan-fou.

C’est un fait d’expérience courante que le trafic d’une voie ferrée est toujours supérieur au trafic des routes qui, avant la création de la ligne nouvelle, en tenaient lieu. Pareille fortune arrivera sans doute à nos lignes du Tonkin. Les provinces qui avoisinent nos domaines ne sont ni les plus fertiles, ni les plus commerçantes du Céleste Empire ; elles ne sont pas susceptibles, comme la vallée du Yang-tsé, d’un développement économique presque indéfini ; mais il ne faut pas oublier qu’il y a moins de trente ans, lors de la grande révolte du sud-ouest, il a péri, par la guerre ou les massacres, 12 à 15 millions d’hommes, dans les seules provinces du Yun-nan, du Kouang-si et du Koui-tchéou. Tout a été ravagé, les mûriers ont été coupés, les villes démantelées. La repopulation et la reconstruction se font peu à peu : déjà le Yun-nan est beaucoup plus riche et plus prospère qu’au temps où M. Rocher le décrivait[28] ; après l’horrible saignée, la Chine du sud-ouest renaît.

L’ouverture de voies de communication nouvelles hâtera certainement le renouveau économique de ces malheureuses provinces ; des besoins, jusqu’ici inconnus, naîtront de la possibilité même de les satisfaire. Les indigènes de la région travaillaient seulement assez pour subvenir aux nécessités de chaque jour et leur naturel désir de gain n’osait pas se risquer à un trafic lointain, dont le mandarin eût recueilli tout le profit. Les capitaux étrangers, engagés dans des entreprises dirigées par des Européens et exécutées par des Célestes, viendront transformer cette contrée, développer ses ressources cachées et ses énergies latentes. La disposition topographique du pays nous garantit que le Tonkin profitera de cet essor commercial de l’avenir ; les rapports intimes entre le Yun-nan et la basse vallée du Fleuve Rouge sont dans la nature des choses : nul doute qu’ils deviennent de plus en plus fréquens, si nous combinons notre système de droits de douane de manière que la voie directe ne soit pas plus coûteuse que la route par Pé-sé et Nan-ning, plus longue et soumise aux likins.

En même temps que les rails s’élèveront sur les hauts plateaux, il sera nécessaire d’organiser l’exploitation des mines ; les houillères donneront au chemin de fer le combustible et les gisemens métalliques lui fourniront le chargement de ses wagons. Il appartient aux Français de rendre à l’exploitation les gisemens abandonnés et d’ouvrir les autres : les traités nous en concèdent le droit. La déclaration du 12 juin 1897, confirmant et précisant la convention du 20 juin 1895, stipule que, « dans les trois provinces du Kouang-toung, du Kouang-si et du Yun-nan, le gouvernement fera appel, pour les mines à exploiter, à l’aide d’ingénieurs et d’industriels français.  » Si les traités suffisent à créer un droit, le nôtre est indiscutable ; mais, en Chine surtout, les conventions ne valent guère que par l’usage que l’on en sait faire : le Tsong-li-Yamen, impuissant à résister, finit toujours par accéder à toutes les demandes, mais compte sur les circonstances pour ne pas exécuter ses promesses ; volontiers même, il accorde la même chose à deux puissances différentes, trouvant son avantage à susciter des jalousies dont il sait très habilement profiter.

Qu’il s’agisse de mines ou de chemins de fer, le plus sage est de ne pas nous endormir sur la foi des textes et des signatures. Pour que nos droits ne puissent être contestés ni par les Chinois, ni par nos rivaux européens, il est nécessaire d’abord de les exercer : en Chine, c’est la politique des résultats qu’il faut résolument adopter. Les Allemands, dans le Chan-toung, en ont donné un exemple saisissant ; ils n’ont toléré aucune concurrence étrangère pour les voies ferrées ou les mines ; mais ils ont l’énergie de se mettre eux-mêmes à l’œuvre sans retard et de prouver par l’effet la validité de leurs droits. Ainsi devons-nous faire : nous avons besoin d’une politique ferme, qui garde avec vigilance les positions acquises et en conquière de nouvelles ; mais nous manquons surtout d’hommes énergiques et de capitaux audacieux pour mettre tout de suite à profit les avantages obtenus par nos diplomates ou les terres conquises par nos soldats. Sachons donc défendre nos droits, mais sachons aussi en user. À ce prix est la prospérité et l’avenir de notre empire asiatique.


V

Mais la vraie Chine, avec ses millions d’habitans et ses immenses ressources naturelles, ce n’est ni dans les plateaux du Yun-nan, ni dans les enchevêtremens montagneux du Kouang-si qu’il la faut chercher : ce sont les bastions du Céleste Empire, mais le foyer intense de la vie n’est pas là. Le centre d’attraction du commerce et de la population, le point de convergence des grandes routes naturelles, c’est la vallée du Yang-tsé. Pour participer à l’essor économique de l’empire, il faut atteindre l’artère qui lui porte la vie et la fécondité, il faut parvenir au Fleuve. Là, en quelque point de son cours, est l’aboutissement nécessaire de notre pénétration ; notre réseau ferré ne saurait avoir pour point final une bourgade perdue au milieu des montagnes du sud-ouest, il faut que l’une de nos lignes, s’enfonçant à travers les plateaux et les chaînes, aille chercher l’aliment nécessaire à sa prospérité jusque sur les rives du grand fleuve où pénétrera bientôt par le nord la ligne de Pékin à Han-kéou, reliée au Transsibérien, et où parviennent par l’est les bateaux anglais, allemands, japonais. Le terme naturel de nos voies tonkinoises n’est pas l’énorme agglomération de villes et d’hommes qui se presse autour de Han-kéou ; ce centre incomparable d’activité économique est trop loin de nos frontières et nous y serions devancés : c’est vers le Se-tchouen qu’il faut tourner nos efforts.

Le Se-tchouen est comme le vestibule de la Chine en avant du Thibet : blotti au pied de l’énorme entassement des plateaux, il a une bonne partie de son territoire couverte des rameaux détachés de la masse ; mais plusieurs affluens du Fleuve Bleu ont fertilisé de leur limon de belles plaines, parsemées de collines. Rien ne manque à la richesse naturelle de ces cantons favorisés qui entourent Tchoung-king et Tchen-tou. Le sous-sol abonde en charbon, en fer, en sel ; la terre, d’une fécondité merveilleuse, produit le riz, l’opium, le coton, le thé, le tabac, l’indigo, le chanvre ; l’arbre à laque et le mûrier poussent partout[29] ; du Thibet arrivent par caravanes le musc, les peaux, les laines. Tant d’avantages naturels ont fait du Se-tchouen l’une des provinces les plus peuplées de l’Empire du Milieu. Près de 40 millions d’hommes se pressent sur les terroirs les plus fertiles et la densité de la population y atteint 175 habitans par kilomètre carré. Mais à ces richesses accumulées, à cette foule d’hommes entassés et pullulans, il manque une issue commode vers l’extérieur. Le Yang-tsé n’est navigable pour les jonques qu’à partir de Soui-fou ; les routes de terre sont longues et à peine praticables. Le jour où le Se-tchouen communiquera plus facilement avec le reste du monde, son activité productrice et son besoin d’échanges grandiront dans des proportions impossibles à prévoir. L’industrie, déjà établie à Tchoung-king, prendra son essor, favorisée par l’abondance des matières premières et par le bon marché des salaires (35 à 40 centimes par jour, y compris la nourriture). Le Se-tchouen est affamé dans les années de disette de riz ; il en absorberait des quantités énormes, s’il était en relations rapides avec un pays producteur. Si notre grande voie tonkinoise venait plonger par ses racines dans cette contrée fabuleusement riche, elle lui apporterait, avec les procédés et les capitaux du dehors, le riz nécessaire à sa faim, les machines et les outils indispensables à la mise en œuvre de toutes ses ressources ; elle serait son plus court débouché vers la mer.

De Yun-nan-fou, un chemin de fer peut, en se tenant sur les plateaux et en passant par le grand centre de Pi-tsié, dans le Koui-tchéou, parvenir, par une voie à la vérité difficile, mais enfin praticable, jusqu’à Soui-fou ou à Lou-tchéou, à l’embouchure de l’une des rivières qui descendent de la région de Tchén-tou et arrosent, à l’est et à l’ouest d’une chaîne peu large, les plus fertiles campagnes du monde. Si nous le voulons avec énergie et persévérance, et surtout si nous sommes décidés à nous mettre à l’œuvre sans retard, nous pouvons relier à notre empire d’Asie l’un des plus riches marchés de toute la Chine.

Pour nous, Français, le nœud de la question d’Extrême-Orient est sur le Yang-tsé, au Se-tchouen. Pénétrer dans cette grasse province, c’est aussi l’ambition des Anglais ; ils y convoitent pour leur industrie un débouché encore inexploré, une terre encore vierge à exploiter ; surtout, peut-être, ils espèrent trouver au Se-tchouen le point par où, de la vallée du Yang-tsé, devenue, comme une autre Égypte, une dépendance de l’empire britannique, ils rejoindront, par-delà les montagnes, leurs colonies de la Birmanie et de l’Inde. Des bouches du Fleuve Bleu jusqu’à Aden et à Ceylan, l’Asie deviendrait anglaise !

Mais la nature, avant les hommes, a posé, à l’encontre de cette envahissante ambition, des obstacles terribles. Par trois points, par Koun-lon sur la Salouen, par Bahmô et par MyitKyina sur l’Iraouaddy, les lignes anglaises de Birmanie aboutissent ou vont aboutir jusqu’au pied des montagnes ; mais partout elles se heurtent à d’énormes murailles, à des chaînes de 4000 mètres, séparées par des vallées profondément encaissées, auprès desquelles paraissent médiocres les pentes que nous avons à escalader pour sortir du Tonkin. L’impossibilité de faire parvenir une voie ferrée sur les plateaux du Yun-nan, en franchissant les vallées de la Salouen et du Mékong, semble presque démontrée ; mais l’intérêt de la Grande-Bretagne est si grand et si évident qu’elle n’est pas découragée par ces difficultés extraordinaires. Créer des débouchés nouveaux, c’est la loi de sa vie économique : quelles que soient les dépenses, elle peut les supporter ; quelles que soient les difficultés, l’art des ingénieurs peut les vaincre. Le nouveau vice-roi des Indes, lord Curzon, dès sa nomination, prescrivait de pousser activement les travaux des chemins de fer birmans. Prenons donc garde, malgré tout, de nous laisser devancer à Yun-nan-fou.

Repoussés à l’ouest par la nature, les Anglais tentent de pénétrer dans le haut Yang-tsé en remontant son cours : de tout le bassin du Fleuve, ils veulent faire leur lot dans le partage des influences en Chine. Le procédé que les « impérialistes » préconisent est simple et déjà connu, c’est « l’égyptianisation : » du Fleuve Bleu on veut faire un autre Nil, de Chang-hai une nouvelle Alexandrie, plus commerçante encore et plus populeuse que l’ancienne ; le chemin de fer, prolongé par un service de bateaux, irait de l’extrémité du Dekkan aux rives de la mer de Chine, comme, en Afrique, il ira du Cap au Caire. Ces projets grandioses transparaissent à chaque page du livre qu’au retour de sa tournée commerciale, vient de publier le contre-amiral lord Charles Beresford. Sans doute, il tient encore pour la « porte ouverte : » ne faut-il pas que les produits anglais pénètrent partout dans l’Empire du Milieu ? mais, comme la politique de la porte ouverte a reçu quelques accrocs, comme le « cas épreuve » de Niou-tchang a déçu les prétentions britanniques et que, nous non plus, nous ne sommes pas disposés à nous plier à toutes les volontés des « jingoes,  » lord Charles Beresford[30], et, avec lui, tout le parti impérialiste, incitent le gouvernement à une occupation effective de la vallée du Yang-tsé ; sous prétexte d’y établir l’ordre et d’y faire la police, on insinue qu’un service de canonnières anglaises pourrait être établi sur le fleuve, « comme sur le Nil,  » et qu’il faudrait réorganiser l’armée chinoise avec des officiers et des cadres anglais. N’est-il pas, en effet, « inutile, comme le dit lord Charles Beresford, que la porte soit ouverte, si le désordre est dans la chambre ? » Puis, comme en Égypte, on provoquera quelques troubles pour faire durer l’avantage de la répression ; les négocians britanniques, les sujets de la reine, s’installeront de-ci de-là, on invoquera le devoir de les protéger, et peu à peu l’immense vallée du Yang-tsé se trouvera, sans secousses, passée sous le protectorat de Sa Majesté britannique. Après l’Inde et l’Égypte, la Chine sera sous la griffe du léopard.

Déjà la presse batailleuse et les paladins de « l’impérialisme » protestent à grand fracas, dès que la France obtient la moindre concession de mines ou de chemins de fer ; ils réclament des compensations, ils prétendent nous exclure de la vallée du Yang-tsé. Pour fonder leur droit, ils font grand état des « déclarations d’inaliénabilité ; » ils savent bien cependant qu’elles n’auront jamais d’autre portée que celle que les chancelleries européennes voudront bien leur prêter. Les Anglais ont obtenu du Tsong-li-Yamen une « déclaration » portant que jamais aucun territoire du bassin du Yang-tsé ne serait aliéné ; mais nous avons obtenu un acte analogue pour les trois provinces qui nous avoisinent, et cependant les Anglais y réclament les mêmes droits que nous ; ils ont même, dans l’une d’elles, occupé Kao-loung ; pour le Yun-nan et le Kouang-toung, le Foreign office peut exhiber, comme nous, une « déclaration.  » Il est donc bien évident que ces formules diplomatiques n’ont pas d’autre portée que d’affirmer l’intégrité du Céleste Empire. M. Brodrick, qui ne paraît pas partager l’ardeur belliqueuse de lord Charles Beresford et qui l’en raillait finement à la Chambre des communes, rappelait, dans un récent discours, que la convention anglo-française du 15 janvier 1896 garantissait aux deux puissances signataires les mêmes avantages dans les provinces du Yun-nan et du Se-tchouen : ce qui serait accordé à l’une le serait, par le fait même, à l’autre. Nous pouvons donc, aussi bien que nos voisins, demander une concession de chemins de fer au Yun-nan ou au Se-tchouen. Ne nous laissons pas détourner de notre but par des fantômes de « déclarations,  » car l’Angleterre n’a aucun privilège exclusif dans la vallée du Fleuve Bleu. C’est en vain que les « impérialistes » ont essayé de tirer de la dernière convention anglo-russe une confirmation de leurs prétendus droits : c’est donner aux textes un sens complaisant. Les Russes ont obtenu dans le nord l’avantage qu’ils souhaitaient pour leurs chemins de fer, ils ont à peu près exclu les Anglais de la Mandchourie ; en revanche, ils se sont engagés à ne pas demander de concessions dans le bassin du Yang-tsé, où ils n’ont, en effet, aucun intérêt et où leurs marchandises sont assurées de pénétrer par la ligne franco-belge. Ni de cette convention, ni d’aucun autre acte diplomatique, les Anglais ne sauraient arguer pour s’attribuer un droit exclusif quelconque sur une partie quelconque de la vallée du Fleuve Bleu.

Quelles que soient d’ailleurs les couleurs dont l’ « impérialisme » voudrait voiler ses convoitises, il apparaît assez clairement que, des Indes à la mer de Chine, nous sommes menacés de l’établissement d’un grand empire britannique. Malgré les déclarations pleines de bon sens et de modération de M. Brodrick, en réponse au « discours belliqueux » de lord Charles Beresford[31], ce danger est réel, parce que la politique de la Grande-Bretagne est envahissante par nécessité économique. Mais, par la fatalité de notre destinée, ici comme en Afrique, la route de l’expansion française coupe à angle droit celle de l’expansion anglaise. Ou notre empire asiatique sera confiné dans le sud, sans issues vers les parties riches de la Chine, ou nous pénétrerons les premiers jusqu’au Se-tchouen et d’abord à Yun-nan-fou, où notre voie croise celle des Anglais. Si nous ne savons pas employer toute notre énergie à n’être pas devancés à ce carrefour stratégique et commercial où est la clé de l’arrière-pays tonkinois, nous aurons trouvé Fachoda au milieu de la Chine. Après l’empire de l’Afrique, l’empire de l’Asie sera à la Grande-Bretagne. La question d’Afrique est réglée contre nous : si nous n’y prenons pas garde, il en sera bientôt de même de la question d’Extrême-Orient.


VI

La France a, vis-à-vis de la Chine, une double tradition politique ; les événemens qui en composent la chaîne peuvent au premier abord sembler contradictoires : nous avons, avec les Anglais, ouvert la Chine au commerce et à la civilisation européenne ; nous avons seuls la charge de protéger les catholiques sur son territoire ; en 1895, nous avons sauvé son intégrité et nous l’avons, depuis, respectée ; mais, en même temps, nous avons conquis et organisé, aux portes du Céleste Empire, une grande et belle colonie, nous sommes devenus par terre les voisins des Chinois et nous avons dû vider avec eux quelques différends ; des intérêts nouveaux sont venus s’ajouter à ceux que nous avions déjà dans l’empire ; une politique provinciale s’est greffée sur notre politique générale. Mais, en dépit de quelques apparences, la double série de nos intérêts et de nos droits peut se concilier et nous inspirer une méthode générale d’action en Chine, qui soit à la fois avantageuse à la France, soucieuse des droits des autres, respectueuse aussi de cette personnalité historique, malgré tout imposante, qu’est l’Empire du Milieu. C’est au nom des intérêts chinois bien compris que nous avons demandé et obtenu des concessions de mines et de chemins de fer ; et c’est au nom des bonnes relations traditionnelles entre le gouvernement de la République et celui du Fils du Ciel que le Tsong-li-Yamen nous les a accordées. S’il y a là, à vrai dire, une formule diplomatique, il y a aussi une vérité. Sans parler du prestige dont nous avons toujours joui à Pékin et que le malentendu de Chang-hai n’a pas pu sérieusement entamer, sans insister de nouveau sur l’autorité morale et l’influence effective que nous assure le protectorat du catholicisme, nous avons en Chine de grands intérêts matériels, et le chiffre de nos échanges y est, par ordre d’importance, le second. Que l’amiral à qui l’Angleterre confie en Extrême-Orient des missions commerciales affirme, s’il le veut, « que la France et la Russie n’ont aucun trafic avec la Chine[32],  » les statistiques suffisent à démentir ces exagérations voulues et les faits se chargent de faire comprendre aux Célestes quelle différence il faut faire entre les Français et les Russes, par exemple, dont les entreprises et les travaux sont conformes aux besoins les plus évidens de l’Empire du Milieu, et d’autre part ces Anglais et ces Américains, qui parlent de fonder un immense trust pour l’exploitation générale de la Chine, qu’ils traitent comme un placer aurifère ou un gisement de houille.

L’intégrité de la Chine, seul moyen de prévenir l’explosion belliqueuse des convoitises rivales, a toujours été l’une des règles de notre politique en Extrême-Orient. Même après l’occupation de Kiao-tchéou et de Port-Arthur, l’expédient des cessions à bail a maintenu le principe de l’intangibilité des dix-huit provinces. Mais il ne faut pas nous dissimuler que, malgré les formules habiles et quoiqu’on ait « sauvé la face,  » on parle de plus en plus du partage de la Chine. Comme les Européens, une fois installés sur les côtes de l’Inde, ont été amenés peu à peu à la soumettre tout entière, de même, peut-être, les circonstances et l’incurable faiblesse du gouvernement entraîneront-elles, petit à petit et sous couleur d’organisation et de mise en valeur, une véritable conquête du Céleste Empire. Si cette éventualité se produit, nous savons où devront s’exercer nos revendications.

Nous voulons, nous aussi, « la porte ouverte » en Chine ; et, pour nous servir des termes mêmes qu’employait récemment M. Brodrick caractérisant la politique anglaise, « nous ne voulons pas perdre notre temps et notre énergie en luttes stériles avec d’autres puissances qui poursuivent la même grande œuvre que nous[33].  » Malheureusement, toutes les paroles des hommes d’État et des écrivains britanniques ne sont pas empreintes d’un bon sens aussi rassurant : c’est de la politique « impérialiste » que vient, en Chine comme en Afrique et dans le monde entier, le péril présent. Malgré ses prétentions et les chiffres enflés de son commerce, l’Angleterre comprend qu’elle manque en Chine d’un point d’appui territorial : de là ses efforts pour rejoindre la vallée du Yang-tsé à la Birmanie, de là sa jalousie envers la Russie, qui est chez elle, et envers la France, qui s’est créé en Indo-Chine un empire. Le commerce britannique lui-même ne gardera pas la situation prépondérante qu’il a acquise en un temps où presque seul il recherchait la clientèle de l’Extrême-Orient. Les statistiques peuvent faire illusion, car elles comptent à l’actif de l’Angleterre tout le trafic de Hong-kong, qui est en réalité un dépôt international. Le commerce anglais l’emporte encore sur tous les autres ; mais la prodigieuse croissance des exportations américaines, et, dans une moindre proportion, japonaises, est une menace inquiétante pour sa prépondérance. Il est fatal que le Japon, les États-Unis, les Indes, devenus des pays producteurs d’objets fabriqués, supplantent sur les marchés d’Extrême-Orient les articles britanniques. On retrouve cette inquiétude très nettement sentie au fond des tentatives des Anglais pour accaparer, avec la vallée du Yang-tsé et d’autres provinces encore, tous les grands centres de production et de consommation du Céleste Empire. Au besoin, l’heure venue, et pour sauvegarder les intérêts des commerçans du Royaume-Uni, l’on saurait bien « fermer la porte » aux marchandises étrangères et réserver aux seuls sujets de la Reine les bénéfices de l’exploitation de la Chine.

Voilà le danger qui, véritablement, menace l’empire chinois et les intérêts européens. Si les conseils de « l’impérialisme » l’emportent, si l’Angleterre ne peut se passer de ces nouvelles Indes que seraient la vallée du Yang-tsé, il faudra, pour parer à ce péril plus grave que le danger japonais, recourir à la politique de 1895 : l’entente des puissances continentales de l’Europe pour résister aux envahissemens de la Grande-Bretagne est le seul remède contre l’impérialisme conquérant. Si les grandes puissances consument leurs forces en querelles intestines, si elles ne s’appliquent pas à développer en paix leur prospérité économique, elles s’apercevront un jour, qui est peut-être proche, qu’elles ont été peu à peu évincées par la Russie, à moitié asiatique, par les États-Unis, riverains du Pacifique, et surtout par le Japon. Tandis que les nations occidentales cherchent à se tailler, dans la riche dépouille, leur part, les Japonais font entendre doucement à Pékin qu’eux seuls sont les vrais amis du Céleste Empire, qu’eux seuls n’ont pas cherché à le démembrer ; leurs projets ont subi un échec lors de la dernière révolution de palais qui a détruit le parti des réformes, favorisé et conseillé par le marquis Ito, mais leur œuvre n’est pas morte. Le jour est peut-être moins éloigné qu’on ne le croit où la Chine, en partie régénérée, en tout cas dotée des instrumens de nos civilisations, écoutera avec sympathie les suggestions des Japonais et appliquera avec eux, au profit du monde jaune, une nouvelle doctrine de Monroë. L’immense Chine réserve peut-être des surprises aux imprudens qui l’ont éveillée de son sommeil.

Il faut, quoi qu’il doive advenir, bien voir que la question d’Extrême-Orient a pris dans la politique générale l’une des premières places, bientôt peut-être la première. Toute la politique russe de ces dernières années a ses raisons d’être en Extrême-Orient, et la politique anglaise pivote autour des deux grandes questions du Nil et du Yang-tse. C’est en Extrême-Orient que, pour la première fois, l’alliance franco-russe s’est manifestée pratiquement ; c’est là aussi que, pour la première fois depuis 1870, la France et l’Allemagne ont ostensiblement marché d’accord. Peut-être faut-il voir dans l’intervention commune de 1895 un indice et un précédent, car l’allure des affaires européennes tend aujourd’hui à se régler sur les fluctuations des intérêts coloniaux. S’il est vrai que l’aurore de nouvelles conjonctions politiques a lui sous le ciel d’Extrême-Orient, il est certain aussi que des complications y peuvent surgir qui déchaîneraient jusqu’en Europe de terribles conflits : peut-être l’ancien monde verra-t-il des querelles, nées sur les bords du Fleuve Bleu, venir troubler la vieillesse des nations occidentales, comme, il y a quelques années, les cendres impalpables épandues dans les airs par le Krakatoa vinrent, elles aussi, du lointain Orient, troubler, jusque sous les climats d’Europe, la sérénité radieuse de nos couchers de soleil.


RENE PINON.

  1. Nous renvoyons, pour toute la période de la guerre sino-japonaise jusqu’à l’affaire de Kiao-tchéou, à notre article Qui exploitera la Chine ? (Revue du 15 septembre 1897). On se reportera aussi aux articles de M. Pierre Leroy-Beaulieu (Revue des 15 novembre 1898, 1er janvier, 1er mars et 1er septembre 1899).
  2. M. Hanotaux à M. le baron de Courcel, 20 mars 1898. Livre jaune, n° 62.
  3. Déclaration du 10 avril 1898. Livre jaune, n° 65, annexe 2.
  4. Lord Charles Beresford, The break-up of China. Londres et New-York, Harper, 1 vol., 1899 (p. 439).
  5. Déclaration de M. de Bulow, 27 avril 1898. Blue Book de 1899, n° 64.
  6. Voyez l’étude de M. le capitaine de frégate Prosper Giquel : la Politique française en Chine depuis les traités de 1858 et de 1860 dans la Revue du 1er mai 1872.
  7. Blue Book, n° 319.
  8. Lord Salisbury à sir Claude Mac-Donald, 9 décembre 1898. Blue-Book, n° 416.
  9. Le Foreign office à l’Amirauté, 21 décembre. Blue Book, n° 437.
  10. The break-up of China, p. 110.
  11. Blue Book, n° 416. Cf. n° 370, 384, etc.
  12. Les Missions catholiques en Chine, par *** (15 décembre 1886). — La Politique allemande et le protectorat des missions catholiques, par *** (1er septembre 1898), spécialement le § 3.
  13. On en trouvera le texte en appendice dans le livre de M. E. Bard, les Chinois chez eux, Armand Colin. 1899, in-12.
  14. Il est intéressant de trouver, avec une affirmation nouvelle et un souhait « d’affermissement des liens qui rattachent la France au Saint-Siège,  » une constatation des « prérogatives » de notre protectorat dans les discours officiels échangés entre Mgr Lorenzelli et M. le Président de la République, lors de la cérémonie de remise des lettres de créance du nouveau nonce (21 juillet 1899). C’est à ces deux harangues qu’appartiennent les expressions que nous plaçons entre guillemets. Les premières sont empruntées à Mgr Lorenzelli ; les suivantes, ainsi que celles que nous reproduisons dans cette note, ont été prononcées par M. Loubet.
  15. M. Dubail à M. Hanotaux, 12 sept. 1897. Livre jaune, n° 54.
  16. C’est le titre d’une brochure très intéressante de Mgr Reynaud, vicaire apostolique du Tche-kiang (Abbeville, Paillart, 1897).
  17. M. Gérard à M. Hanotaux. 13 mai 1896. Livre jaune, n° 26.
  18. Une usine d’égrenage de coton, montée au Cambodge par des Français (maison H. Blum et Cie) a été récemment achetée par un syndicat chinois.
  19. La moyenne du commerce de l’Indo-Chine avec la Chine a été, pendant la période 1891-95, de 60 millions de francs en moyenne et le chiffre s’est élevé, en 1895, à 86 millions, dont 40 millions pour le riz de la Cochinchine. (Louis Raveneau : La Chine économique, dans les Annales de Géographie, 15 janvier 1899, p. 73.)
  20. Sur toutes les questions économiques concernant la Chine méridionale et ses relations avec le Tonkin, on consultera les très remarquables publications de la Mission lyonnaise (La Mission lyonnaise d’exploration commerciale en Chine, 1895-1897, avec cartes, plans et gravures. Lyon, A. Rey et Cie, 1898, in-4o. — Rapport général sur l’origine, les travaux et les conclusions de la Mission lyonnaise, présenté par M. H. Brenier, directeur de la Mission, Lyon, A. Rey et Cie, in-4o).
  21. Sur 500 jonques qui, d’après M. Brenier, passent annuellement à Pe-se, deux dixièmes seulement descendent le fleuve jusqu’à Canton.
  22. Le trafic de Pakhoï, évalué de 15 à 17 millions de francs, est en voie continuelle d’accroissement. Pakhoï est le centre de rayonnement commercial d’où dépendent, outre une partie du Kouang-si et une bande étroite du Kouang-toung, la région orientale du Yun-nan et un riche canton du Koui-tcheou, autour de Gan-chouen et de Houang-tsao-pa. — Les importations sont doubles des exportations.
  23. Voir Rapports commerciaux de la mission lyonnaise, p. 200.
  24. Paragraphe 2 de l’article 5 de la convention complémentaire du 20 juin 1895. L’historique de cette question des chemins de fer jusqu’à la concession de la ligne de Long-tchéou est résumé d’une façon saisissante dans une lettre de M. Gérard à M. Hanotaux (9 juin 1896). Livre jaune, n° 27.
  25. Convention du 12 juin 1897. Livre jaune, n° 50, annexe, n° 2.
  26. M. Pichon à M. Hanotaux. Livre jaune, n° 73 (28 mai 1898).
  27. À lord Salisbury, qui lui demandait son avis sur la concession éventuelle à a France d’un chemin de fer de Pakhoï à Nan-ning, sir Claude Mac Donald répondait, le 20 mai 1898 : « II ne générait pas les intérêts anglais, mais au contraire les favoriserait. » (Blue Book, no 122.)
  28. Em. Rocher. La Province chinoise du Yun-nan. Paris, 1812, 2 vol. in-8o, carte.
  29. Le Se-tchouen — pour donner seulement un chiffre — produit annuellement, d’après l’estimation des spécialistes de la mission lyonnaise, 2 400 000 kilogrammes de soie valant 25 millions de francs et pourrait en produire pour plus de 70 millions.
  30. Ouvrage cité, notamment au chapitre Observations. On trouvera des suggestions analogues dans le livre de A.-R. Colquhoun : China in transformation (Londres et New-York, Harper, 1898, in-8o), notamment p. 339, 378. — Cf. l’article cité ci-dessus de M. Louis Raveneau. — Cf. également un article du capitaine Yunghusband, dans la Contemporary Review d’octobre 1898.
  31. Discours du 9 juin 1899.
  32. Discours du 9 juin aux Communes.
  33. Discours du 9 juin en réponse à lord Charles Beresford.