La France et la Syrie - Notre œuvre dans le Levant et son avenir

La France et la Syrie - Notre œuvre dans le Levant et son avenir
Revue des Deux Mondes6e période, tome 49 (p. 771-804).
LA FRANCE ET LA SYRIE
NOTRE ŒUVRE DANS LE LEVANT
ET SON AVENIR

Il y a deux régions où la France, au cours des siècles, a poursuivi son expansion avec le plus de persévérance, le pays du Rhin et le Levant. Sur le Rhin, elle a travaillé à regagner pas à pas les frontières que lui assignaient la nature et l’histoire et dont le fatal arrangement de famille de 843 l’avait frustrée. Dans le Levant, où elle n’avait pas à se tracer de frontière, elle a poursuivi une œuvre idéale, une œuvre de civilisation générale, avec un désintéressement qui n’a pas laissé de lui valoir de précieuses récompenses. La diplomatie française n’a jamais perdu de vue impunément ces deux lignes directrices. Après le devoir de reconstituer notre patrimoine territorial et de le fermer aux entreprises germaniques, en avons-nous un plus grand aujourd’hui que de soutenir en Orient, sauf à l’accommoder à des temps nouveaux, ce patrimoine moral, cette propagande de civilisation qui, depuis tant de siècles, y a rendu glorieux et cher le nom français ?

Car il est un pays au monde où, de temps immémorial, la France est aimée d’une affection reconnaissante, où la prédilection générale dont elle y est l’objet atteint, dans certains centres, la ferveur d’un culte. C’est le pays où, dès sa jeunesse héroïque et naïve, elle a été conduite par un élan religieux, entraînant avec elle la chrétienté dont elle a si bien pris la tête que le nom de France en est resté aux Européens, le non de religion franque à la religion des Européens. Ce pays est un des plus beaux de la terre. Les noms de ses montagnes et de ses fleuves, consacrés par les souvenirs les plus lointains de l’humanité, chantent dans nos âmes depuis l’enfance avec un charme inexprimable. Et le Français qui de nos jours y aborde, soit qu’après Chateaubriand et Lamartine il se laisse mener par ce tout-puissant enchantement, soit que, diplomate, marin ou soldat, missionnaire ou archéologue, médecin ou ingénieur, industriel ou négociant, il aille, pour sa modeste part, travailler là-bas à l’œuvre séculaire de la France, ce Français-là, si averti qu’il ait pu être, se trouve faire à son tour une découverte, toujours la même : celle de populations intelligentes, ardentes, hospitalières, dans le cœur et la pensée desquelles la France occupe une place qui ne peut se comparer à aucune autre.

Puisque aussi bien les témoignages les plus directs ont le plus de pouvoir, qu’il soit permis à l’un de ceux qui ont été ainsi les hôtes de la Syrie pour le service de la France, qu’il lui soit permis de descendre dans ses souvenirs pour y retrouver la révélation qui s’est faite à lui de la Syrie libanaise quand, il y a bien des années, il y arriva comme consul général de France. Ce que ces souvenirs ont de personnel trouvera peut-être une valable excuse dans le désir de rendre plus sensible aux cœurs la situation morale sans analogue qui est celle de la France au Liban, en Syrie, et, à des degrés divers, dans tout le Levant. C’est l’heure ou jamais de s’en rendre compte, alors que la grande guerre qui, durant quatre années, vient de secouer si durement le monde, a là comme ailleurs, en condamnant sans retour des dominations malfaisantes, posé des questions qui réclament des solutions prochaines.


I. — SOUVENIRS DU LIBAN

Le paquebot qui amenait d’Egypte un nouveau consul général de France en Syrie venait à peine de mouiller devant Beyrouth, au pied de la chaîne du Liban toute blanche des premières neiges, que la rade s’animait d’un mouvement de bienvenue. Une barque s’y distinguait qui, sous pavillon tricolore, amenait au paquebot le personnel du consulat général. Le nouvel arrivant voyait là, parmi de vives physionomies françaises d’autres figures plus rêveuses sous le tarbouch oriental, drogmans auxiliaires du consulat, chargés d’y représenter les principales confessions chrétiennes de Syrie, un Maronite, un Grec-catholique, un Grec-orthodoxe, chacune de ces églises, qui se qualifient de nations, tenant à ce qu’un des siens soit auprès du consul de France comme son témoin, son interprète et son avocat permanent. Premier signe du soin que mettent d’humbles populations, assujetties au plus inquiétant des maîtres, à s’attacher par un lien direct au représentant de la grande nation idéaliste, leur bienfaitrice depuis des siècles, leur libératrice un jour à venir.

Le consul, descendu à terre, y recevait aussitôt, avec les compliments de la colonie française, ceux de toutes les autorités locales, politiques, administratives, religieuses. Et d’abord, les représentants de la conquête, les agents du maître lointain qu’isole dans son palais de Constantinople la terreur qu’il inspire et qu’il ressent. Le vali musulman de Beyrouth, le moutessarif chrétien du Liban ont chargé chacun le premier de leurs fonctionnaires d’aller saluer de leur part le nouveau représentant français. Sous l’excès des protestations d’amitié s’est laissé sentir dès l’abord la conscience trouble de mauvais bergers réduits à vivre dans le mensonge sous les yeux d’un témoin gênant. — Le délégué apostolique est venu en personne. Evêque des Latins, il était accompagné d’un capucin, curé de la paroisse latine. L’évêque et le curé en ce temps-là étaient tous les deux des Italiens. Leur patrie n’était pas la nôtre : et, n’en doutons pas, leur sentiment personnel suivait leur patrie. Respectueux d’un privilège exclusif et indiscuté, ils n’en ont pas moins invité le consul général de France à venir assister au Te Deum solennel qui serait chanté dans l’église latine à l’occasion de son arrivée.

Le cabinet du consul a vu ensuite se succéder tout ce que Beyrouth et la montagne comptaient de notables syriens. Les chefs du chœur ont été les prélats des églises de rite oriental, vicaires du patriarche maronite envoyés par lui du haut Liban ; archevêques et évêques de chacune des quatre églises unies représentées à Beyrouth et dans la région, église maronite, église grecque-melchite, église syrienne, église arménienne. Chacun a eu pour la France de chaleureuses paroles de gratitude ; chacun aussi s’est fait promettre que le consul viendrait visiter tel orphelinat, qu’il assisterait solennellement à telle cérémonie religieuse, qu’il présiderait la distribution des prix de tel collège de la ville ou de la montagne auquel l’évêque portait un intérêt particulier.

Hé quoi ! tant de cérémonies seront-elles obligatoires ? Vaudront-elles le temps qu’il y faudra passer ? Comme ses prédécesseurs, le consul l’a cru. Sous le régime turc, en cet Orient tout imprégné de théocratie, où la moindre église ayant son rite et sa hiérarchie groupe autour d’elle un petit peuple jaloux de sa personnalité, chacun de ces évêques est encore, pour ce petit peuple qui est son peuple, un chef national en même temps que religieux. Viennent certaines fêtes solennelles, certains dimanches du temps pascal, dans l’Église maronite de Beyrouth et dans l’église grecque-melchite, c’est vraiment la cœur d’une petite nation que l’on sent battre.

Qui pourrait demander pourquoi le consul de France est là ? Il y est parce que cette petite nation, asservie et toujours menacée, trouve dans la sollicitude visible de la France une garantie et une joie. Les honneurs dont il y est entouré sont un remerciement qu’elle fait à la France, un engagement mutuel qu’elle renouvelle avec la France. Dans la grande salle de la demeure épiscopale, devant les notables de la nation, la cérémonie se prolonge par des discours. L’évêque ne manque pas d’évoquer la vénérable figure du roi Saint Louis, voire celle de Charlemagne et se plaît à placer dans un lointain prestigieux les origines d’une protection française qui, depuis François Ier et Louis XIV, n’a plus guère connu d’interruption. Sans souci de quelques témoins peu sûrs qui se seront glissés dans l’assistance, une fois de plus ont été manifestés à tous les yeux, proclamés à toutes les oreilles les liens immémoriaux qui lient à la France les « Français du Levant. »

La plus nombreuse de ces petites nations, les Maronites, est aussi la mieux groupée, dans une même région du Liban, autour de son chef, son patriarche. Ce dernier doit à cette circonstance, comme au voisinage de Beyrouth où réside le consul général de France, une somme plus grande de liberté. Il tient à honneur de ne pas solliciter de la Porte, à la différence des autres patriarches, un bérat reconnaissant son titre patriarcal, Et, s’il a pour le gouverneur du Liban les égards nécessaires, il n’est jamais descendu de sa montagne pour le visiter.

Le consul français, selon l’usage, lui a fait bientôt sa visite d’arrivée. Au pont du Nahr-el-Kelb, limite du Kesrouan, il a trouvé, bannières déployées, tout un peuple venu à sa rencontre. Par la route qui longe la mer, par les sentiers rocailleux qui montent à Bkerké, un long cortège l’a accompagné avec des manifestations de joie exubérantes. Des chants populaires arabes, rudement scandés au rythme de la marche, ont affirmé en termes hyperboliques que le Liban aime la France et lui est reconnaissant de ses bienfaits. « S’il n’y avait plus d’hommes pour l’attester, dit le refrain, les pierres du Liban le crieraient encore ! »

Au seuil d’une vaste demeure, entouré de ses familiers, un grand vieillard, blanc de barbe et de cheveux, attend le représentant français. Il lui ouvre ses bras, l’y étreint, puis l’entraîne d’un pas rapide vers un divan spacieux et presque nu, largement ouvert à la lumière. Après la présentation des notables, après une agape solennisée par des discours, un long entretien particulier réunit là le patriarche et le consul.

Le vieillard exprime les doléances du Liban. C’est presque en vain qu’après l’expédition française de secours motivée, en 1860, par les massacres de la montagne et de Damas, les Puissances ont imposé à la Porte, pour le Liban, des institutions particulières. Les commissaires de l’Europe ont sans doute, le moins mal qu’ils ont pu, adapté ces institutions aux besoins propres de cette singulière montagne de refuge où vivent côte à côte, étroitement enchevêtrées sans se mélanger jamais, une demi-douzaine de petites nations de langue arabe, toutes en défaveur auprès du conquérant turc. Faute d’avoir été soumis à un contrôle organisé, le régime libéral ainsi élaboré n’a pas prévalu contre l’arbitraire des gouverneurs. Il n’a pas préservé le Liban de la corruption, ni administrative, ni judiciaire. Le Liban souffre. Ses enfants émigrent. Il met tout son espoir dans la France. Elle a commencé l’œuvre de protection. La laissera-t-elle si imparfaite ?

Une même plainte générale se dégageait des requêtes que, chaque matin, apportait au consulat général une clientèle nombreuse et passionnée. Maronites et Druses, Grecs-melchites et Grecs-orthodoxes, Musulmans et Metoualis, Algériens fixés à Damas, Juifs de Saflet et de Tibériade, il n’était pas de jour où des notables de ces communautés ne vinssent demander l’appui de l’agent français, dans telle question particulière, pour une cause qui, étant la leur, leur paraissait être la bonne. Il s’agis- sait d’un procès à gagner, d’un emploi à obtenir, d’une intrigue à déjouer. Trop souvent, le consul avait lieu de s’attrister et de sourire à la fois de l’idée un peu déconcertante que l’on paraissait se faire de cette « justice » que l’on invoquait. Trop souvent, dans sa naïveté, le plaidoyer se ramenait à ceci : « Je suis à vous, vous le savez ! faites triompher ma cause ! » Même alors, ces défaillances du sens de la justice ne condamnent-elles pas d’abord le régime traditionnel d’arbitraire qui a ravalé ainsi les mœurs publiques ? Mais le plus souvent, la doléance apportée par le visiteur était la protestation d’une conscience restée saine contre une exaction plus ou moins éhontée, contre un méfait plus ou moins odieux du syndicat de fâcheuse mémoire qui, en ce temps-là, gouvernait le Liban. Et s’il arrivait qu’une de nos divisions navales, faisant sa tournée dans le Levant, jetât l’ancre devant Beyrouth, les cœurs, au Liban, s’émouvaient joyeusement à la vue des « frégates françaises. » Quelques-uns, sûrs de l’avenir, déjà s’enhardissaient à dire : « Monsieur le consul, est-ce pour cette fois ? »

La deuxième année de sa mission, le consul de France fut amené à visiter, dans sa résidence d’été, à Beit-Eddin, un nouveau gouverneur du Liban, Naoum Pacha. Les scandales de l’administration du gouverneur précédent, mort depuis peu, avaient permis aux ambassadeurs de France et d’Angleterre à Constantinople de se montrer sévères quant au choix de son successeur. La fonction était ainsi échue à un dignitaire chrétien de la Porte, Naoum Pacha, que Paris a vu mourir, il y a peu d’années, ambassadeur du Sultan et qui, là-bas comme ici, s’est toujours montré honnête homme. L’excursion, dont l’objet officiel était de répondre à une invitation du gouverneur, présentait pour l’agent français un intérêt d’un autre ordre. A faible distance du palais arabe de Beit-Eddin, où l’attendait l’hospitalité de Naoum, il allait avoir à traverser une petite ville dont le nom, Deïr-el-Kamar, évoque un des souvenirs les plus tragiques sur lesquels soit fondée l’amitié Franco-syrienne. Ce nom, et plusieurs autres, tant de Libanais les lui avaient répétés, depuis son arrivée, avec une expression d’horreur mêlée de gratitude ! Si souvent, hommes mûrs et vieillards lui avaient redit les jours sinistres de 1860, les rumeurs de sang s’élevant de Hasbeya, de Racheya, de Zahlé, s’approchant peu à peu de Deïr-el-Kamar ; la population de la petite ville maronite se réfugiant naïvement sous la sauvegarde de l’autorité turque, dans la grande cour du sérail ; le massacre répondant à cette confiance ; les cadavres entassés par centaines dans l’asile devenu guet-apens ; puis, après plusieurs mois, car la France est loin, l’arrivée d’une colonne française. Et nos soldats avaient si bien fait pour ramener, dans la petite ville cruellement meurtrie, la vie et la sécurité que leur départ, l’année suivante, avait été senti comme une calamité.

Le consul de France ruminait ces souvenirs en suivant à cheval la route alors récente qui, à travers les premières hauteurs du Liban, toutes verdoyantes de bois de pins, menait de Beyrouth à Deir-el-Kamar. A sa gauche, à proximité de cette route, filait dans la même direction une chaussée abandonnée. Son cavas lui confirma que c’était bien celle que nos soldats avaient construite, après le massacre, pour ravitailler Deïr-el-Kamar. Entre les hautes collines boisées, couronnées de vieux couvents indigènes aux profils de forteresses, elle allait, la petite chaussée en ruine, montant, descendant, se glissant comme pour conduire plus vite au but les secours de la France. Avec quelle puissance d’émotion elle évoquait, dans cette grave solitude, les ombres de ceux qui l’avaient bâtie, qui étaient venus représenter là l’âme généreuse de leur pays lointain !

Depuis une heure peut-être aucun vivant n’avait paru, quand un homme accourut de très loin vers la route. Vêtu de la culotte bouffante et de la petite veste syrienne, il se hâtait de toute sa vitesse entre les blocs de grès qui jonchaient la montée. Arrivé tout haletant auprès du consul, un éclair de joie exaltée dans ses yeux largement ouverts, il ne fit que saluer, les deux mains sur sa poitrine, celui que la France avait envoyé. Ce fut comme si l’esprit du lieu s’était donné un corps pour s’exprimer par ce geste muet de reconnaissance.

Au pont du Nahr et Kadi, une petite escorte de cavaliers libanais, sous un uniforme assez semblable à celui de nos spahis, attendait le consul de France. A l’approche de Deïr-el-Kamar, point de foule en mouvement, point de cavalcade, point de coups de fusil, point de stridents you-you féminins lancés éperdument du haut des terrasses. Ni un passé qui pesait sur les cœurs, ni le voisinage du gouverneur. ottoman, dont l’agent français était l’hôte, ne se prêtaient à des expansions aussi vives. Seulement, à l’entrée même de la ville, le caïmacam et le moudir, entourés de quelques notables, ont prié le consul de mettre pied à terre et de s’arrêter au sérail. Entrant avec eux dans la vaste cour intérieure sur laquelle plane le monstrueux souvenir, il y a trouvé assemblée, dans une pensée de pieuse gratitude envers la France, toute la population masculine de Deïr-el-Kamar.

On n’échangea là que peu de mots, et dits à voix basse. Un speech que le consul essaya de prononcer s’arrêta dans sa gorge. Le silence manifesta mieux que toute parole, combien les cœurs étaient pleins. Mais quand le visiteur quitta le sérail, le moudir et de nombreux notables voulurent l’accompagner au petit cimetière où reposent quelques soldats français morts à Deïr-el-Kamar pendant notre occupation. Un remerciement pour les soins donnés à leurs tombes provoqua l’éternelle réponse qu’on entend partout au Liban : « La France est notre bienfaitrice… la France est notre mère. Il n’y a de sûreté pour nous que dans son amour et sa justice. »

Pourquoi ce souvenir en éveille-t-il un autre qui nous transporte à l’autre extrémité de la Méditerranée ? Douze ans après cette visite à Deïr-el-Kamar, comme je me rendais en mission à Fez auprès du sultan Abd-el-Aziz, je trouvai un matin devant ma tente, debout dans ses raides draperies blanchâtres, une femme indigène de la tribu des Beni-Ammar qui venait de sacrifier un mouton devant ma demeure d’une nuit. On sait que ce cérémonial sanglant était là-bas la forme solennelle de la requête, l’adjuration humble et impérieuse à la fois signifiant à celui qui passait : « Je viens à toi en suppliant ; tu ne refuseras pas de m’écouter ! » Assisté du drogman de la légation, j’écoutai la femme qui, dans sa détresse, avait pris ce parti d’aller saisir à son réveil le ministre de France en voyage et de lui exposer sa doléance. La femme parla avec véhémence, d’une voix pressante, passionnée. Elle raconta une longue histoire d’où il ressortait que son fils, en butte à d’injustes poursuites de la part des gens du makhzen, avait été par eux jeté dans un cachot. ; Il s’agissait de sa liberté, peut-être de sa vie. J’allais à Fez, j’y parlerais de la part de la France au sultan, à celui qui peut tout sur les caïds et leurs Mokhaznis. Et, dardant sur moi ses regards de flamme, la mère marocaine m’adjurait d’obtenir justice pour son fils. Elle conclut avec un grand élan : « Vous n’êtes pas de notre religion, vous autres. Mais il n’y a de justice qu’en vous ! »

Ce cri d’appel d’une pauvre femme barbare du bled maghrebin, à combien de cris semblables faisait-il écho, entendus jadis en Syrie, à l’autre bout du monde islamique !


La première évidence qui, de longue date, s’impose en Syrie à l’esprit du nouveau venu, c’est que le conquérant turc, maître trop hautain pour daigner être juste, trop indolent pour se donner la peine d’administrer, trop dur de cœur pour hésiter à supprimer par le massacre ceux qu’il a réduits au désespoir, n’a su gagner, après des siècles de domination, ni les chrétiens ni les musulmans de langue arabe. Dédaigné de ceux-ci pour le rang inférieur qu’il occupe dans la culture islamique, il est détesté de ceux-là pour son incurie inguérissable, entrecoupée d’accès meurtriers. Les uns et les autres le réprouvent dans la mesure où ils ont à souffrir de ses vices, dans la mesure où ils sentent le prix de tout ce qui lui a manqué pour se faire enfin accepter : justice, bonté, savoir, travail méthodique et fécond, disons mieux, d’un mot qui exprime tout, quand on le prend dans son sens large et plein : civilisation. Et cette civilisation, haute ambition des Syriens, c’est à la France plus qu’à toute autre nation qu’ils demandent de les y conduire.


II. — L’ŒUVRE DE LA FRANCE DANS LE LEVANT

C’est que la France, plus que toute autre nation, leur en a frayé les chemins. Dans l’histoire de l’action huit fois séculaire qu’elle poursuit en Orient, un premier trait frappe la vue : dès l’époque lointaine où les idées régnantes semblaient autoriser l’intolérance religieuse la plus extrême, la France s’est montrée libérale, prompte à respecter les croyances et les coutumes des peuples qu’elle rencontrait sous ces nouveaux cieux.

Dans sa belle étude sur la Syrie franque, M. Madelin a montré ici même [1], en s’aidant de textes probants, l’évolution qu’a bientôt subie chez nos croisés, au contact du monde oriental, la passion religieuse et guerrière qui les avait lancés à la conquête du Saint-Sépulcre. Passées les premières fureurs des batailles, satisfaite la première ferveur de leur exaltation mystique, on sait qu’ils ne restèrent insensibles à aucun des prestiges de cette terre de séduction. On peut croire que l’un des plus puissants sur leurs âmes fut celui du guerrier musulman, de l’Emir magnanime et courtois en qui ils reconnaissaient avec surprise les élégances morales d’une chevalerie qu’ils avaient crue toute chrétienne. Grand événement pour ces simples de se voir ainsi amenés à honorer dans leur cœur, à respecter comme des émules des hommes qui repoussaient leur foi !

« S’il était chrétien, ce serait un vrai baron ! » s’écrie, en décrivant un preux Sarrasin, le poète de la Chanson de Roland. Ce généreux étonnement devant une vertu dont ils ne voyaient pas les sources dut se produire chez beaucoup des nôtres. Leur méditation y trouva-t-elle une réponse dans un texte familier à leur piété sur « la vraie lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde ? » Certainement ils entrevirent dès lors une vérité qui ouvrait un avenir immense, vérité à laquelle l’Islam eut le malheur de rester fermé, c’est que le croyant doit savoir partager avec des hommes d’une autre croyance les bienfaits d’une société politique juste pour tous, bienveillante pour tous.

Ainsi doit s’expliquer le fait, en lui-même indéniable, que le régime politique institué en Syrie par nos Français aux XIIe et XIIIe siècles et qui s’est prolongé, en Chypre et à Rhodes, jusqu’au seuil des temps modernes, a laissé en ces pays un tout autre souvenir que celui d’une domination fanatique. Les églises qui s’élevèrent ne firent point fermer les écoles coraniques. Les Assises de Jérusalem définirent les droits de chacun. Les marchands de toutes religions frayèrent ensemble sur les mêmes marchés et s’enrichirent mutuellement par un négoce qui mêlait l’Occident à l’Orient.

Par une de ces contradictions qui se rencontrent en toute grande œuvre humaine, le vrai succès moral et politique de nos croisés, partis de leurs châteaux de Champagne et de Normandie, de Languedoc et de Poitou pour aller exterminer l’infidèle, fut d’inspirer à l’infidèle l’aveu qu’il était bon de vivre sous les lois des Francs. Recueillons ce texte décisif cité, entre autres, par M. Madelin : « Entre Tebnin et Tyr, écrit le musulman Ibn Djobaïr, nous vîmes de nombreux villages habités par les musulmans qui vivent dans un grand bien-être sous les Francs... » Un autre parle des musulmans qui viennent librement s’établir sous l’autorité du royaume franc de Jérusalem, parce que, « ayant à se plaindre de leur gouvernement et de ses injustices, ils n’ont qu’à se louer de la conduite des Francs, en la justice de qui on peut se fier. » Quand le chroniqueur musulman formule un pareil témoignage, le chroniqueur franc est en droit d’écrire avec une joyeuse fierté : « Terre des Francs est terre de franchise. » Jeu de mots gros d’un bel avenir, profession de libéralisme que la France du XXe siècle aime à retrouver dans ses parchemins.


C’est en 1489 que les Francs perdent Chypre, en 1522 qu’ils perdent Rhodes ; et c’est en 1536 que François Ier conclut avec le Sultan de Constantinople les premières capitulations. Entre le régime franc issu des croisades et la forme nouvelle qu’allait revêtir pour une nouvelle série de siècles l’action de la France en Orient, c’est à peine s’il y a solution de continuité.

Que le Roi très chrétien, même pour faire échec à l’ambition menaçante de la maison d’Autriche, devint l’allié du Grand-Turc, ce n’était pas pour la chrétienté un médiocre scandale. La royauté française eut sans doute à cœur de se le faire pardonner par l’évidence et la grandeur des bienfaits qu’elle saurait, de cette alliance paradoxale, tirer pour l’ensemble du monde chrétien. Il était dans notre destinée de servir en Orient la cause de la civilisation générale par une action continue dont nous saurions varier les formes selon les exigences des temps.

Rappelons ici le fait essentiel qui entraine de si profondes différences entre le monde oriental et celui où nous vivons. La connaissance théorique que nous avons de ce fait générateur a eu beau devenir banale, nos esprits d’occidentaux ont peine à se le représenter dans la réalité vivante de ses conséquences. L’Islam est une théocratie. Ce n’est pas dans son sein qu’a été prononcée la parole qui, prescrivant de rendre à Cééar ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu, a distingué pour jamais le domaine de la société civile et celui de la religion. Pour l’Islam il n’y a qu’un domaine. La religion y constitue seule le lien social. Qui est hors de la religion est hors de la société’.

Quand l’Islam, soit arabe, soit turc, eut conquis l’Orient chrétien, de larges groupements de populations chrétiennes restèrent ainsi exclus de la société que formaient entre eux les musulmans vainqueurs. Quel serait le sort de ces populations ? d’être réduites en esclavage ? contraintes de choisir entre l’apostasie ou la mort ? Les plus favorisés devinrent les raïas, le troupeau dédaigné à qui l’on permit de se grouper selon sa foi et ses coutumes, sous la conduite de son chef religieux, — tranquille parfois pour un temps, parfois même relativement libre grâce à l’indolence de ses maîtres, si c’était une liberté que de vivre sans garantie, sans recours contre l’arbitraire et les exactions de gouverneurs avides, sans défense contre les accès de folie meurtrière qui jettent un jour sur les « chiens de chrétiens » une foule armée de poignards et de gourdins.

La conception rigoureusement théocratique qui dictait toute la conduite des conquérants musulmans à l’égard des chrétiens subjugués créait ainsi ou renforçait chez ces derniers une conception toute semblable. La question ne se posait même pas pour les vaincus de vivre à l’état de société avec des vainqueurs qui, pour cause de religion, les confinaient à l’écart dans une situation inférieure, toujours précaire, — et sans issue. A moins d’apostasier, que pouvaient-ils, sinon s’attacher avec un redoublement d’ardeur aux seuls principes d’association qui leur fussent laissés, à l’église particulière où ils étaient nés, au rite, symbole de leur foi, au clergé qui les avait instruits, au patriarche, chef suprême de leur communauté tout entière ? A l’intérieur de cette communauté, ils cessaient d’être des raïas ; ils y reprenaient leur dignité d’hommes ; ils y retrouvaient des frères, des conseils, des appuis ; c’est en elle seulement qu’ils prenaient femme ; c’est dans ses limites qu’ils poursuivaient l’amélioration de leur sort. Que la communauté fût nombreuse ou restreinte, groupée sur un territoire continu ou disséminée en îlots sporadiques, en elle seule se formaient les liens de confiance mutuelle par où des hommes deviennent solidaires. La théocratie parachevant son œuvre, chaque rite de chaque religion donna ainsi naissance à une nation, à une nation assujettie.

Aujourd’hui encore, malgré les vains essais entrepris sans beaucoup de conviction par la Turquie moderne pour former une nationalité ottomane, les vieilles cloisons subsistent jusque entre les moindres églises de la chrétienté orientale ; et ce grand nom de nation est celui que se donnent couramment Maronites, Grecs-orthodoxes et Grecs-melchites, Arméniens-grégoriens et Arméniens-unis, Syriens-jacobites et Syriens-unis.


C’est avec le souverain absolu d’un empire ainsi fondé sur la plus absolue des religions que le Roi très chrétien contractait alliance. Du même coup, en la personne de la France, la chrétienté indépendante rentrait en contact avec la chrétienté sujette, celle-ci en grand besoin d’être assistée, celle-là heureuse d’exercer une assistance où elle trouvait, avec la satisfaction d’un sentiment profond, l’apaisement d’un scrupule. A la faveur d’une alliance toute politique entre empires que la religion avait faits ennemis, notre protection d’autrefois allait se faire sentir encore aux chrétiens en Orient, mais dans des conditions toutes nouvelles.

Et d’abord, le Grand-Seigneur ne prenait pas autant d’ombrage qu’on eût pu le croire de notre immixtion dans les affaires de ses sujets chrétiens. Ses principes mêmes, en limitant la société civile à la société religieuse, le portaient à n’administrer ces populations qu’indirectement comme étrangères à l’Islam ; il pouvait dès lors trouver acceptable que le Roi de France, devenu son ami, ne restât pas, en pays musulman, indifférent à leur sort. Tout serait d’ailleurs question de mesure, question de temps et de lieu. — En ce qui concerne les étrangers, pèlerins ou marchands, voyageurs ou résidents, sujets des autres puissances chrétiennes, la France, en obtenant la charge et l’honneur de les protéger à l’égal des siens propres, ne rencontrait pas encore la compétition de ces puissances, moins portées alors à jalouser son privilège qu’à profiter du bienfait qui en résultait pour leurs nationaux. -— La France avait aussi, cela va de soi, le concours moral de Rome, intéressée à ce que la protection dont elle avait besoin pour ses missionnaires et ses pèlerins aux Lieux-Saints eût la stabilité d’une institution fondamentale.

Enfin et surtout, la France avait conscience d’une belle tache à remplir : user de la suprématie pacifique que lui assurait dans le Levant le traité de 1536 pour y assumer le plus largement possible la protection des chrétiens opprimés ; travailler à les relever d’une condition misérable ; semer au moins des germes de pensée civilisatrice sur un sol que la culture chrétienne avait préparé à les recevoir. Confiante en cet idéal et en ses jeunes forces, il semble qu’elle se soit inspirée par avance de cette parole de son Pascal : « Le propre de la puissance est de protéger. »

Le texte des traités ne contient à cet égard qu’une part singulièrement limitée de la vérité historique. Ni dans les capitulations de 1536, ni dans celles qui suivirent à sept reprises, durant deux siècles, il n’est rien stipulé qu’en faveur des Français, et des étrangers « amis de la France. » Ce sont eux seuls que le traité soustrait à l’administration et à la justice ottomanes pour être désormais administrés et jugés par les consuls de France. Ce sont eux seuls que concernent les autres privilèges inscrits dans ces actes, liberté de commerce avec la Turquie « sous la bannière de France, » liberté de pratiquer leur religion et d’accéder aux Lieux-Saints. Des sujets du sultan il n’est pas question. Mais si, en ces traités solennels, le négociateur ottoman n’a pas jugé possible de restreindre les droits du Grand-Seigneur sur une large catégorie de ses propres sujets, tout prouve que le sultan nous a laissé en fait, bien qu’avec une bonne volonté variable, une faculté d’immixtion qu’il ne lui convenait pas de nous accorder expressément, même quand il en éprouvait, lui aussi, le bénéfice. De notre côté, dès le début, notre diplomatie, attentive aux possibilités, sut toujours, sans manquer au pacte d’amitié, déborder les droits qui nous étaient officiellement reconnus pour exercer une action protectrice plus ou moins accentuée sur les diverses communautés chrétiennes.

La correspondance de nos ministres des Affaires étrangères et de nos ambassadeurs à Constantinople témoigne d’une remarquable persévérance dans cette idée directrice. On lit dans les instructions données en 1639 « au sieur de La Haye Ventelaye s’en allant ambassadeur en Levant » : « Le premier soin donc, qu’aura ledit sieur ambassadeur, pendant qu’il sera par delà, sera de protéger et assister les chrétiens et les catholiques du Levant, autant qu’il lui sera possible, interposant le nom et l’autorité de Sa Majesté partout où il jugera le pouvoir faire utilement pour leur bien et soulagement... »

Dix ans plus tard, sous la signature de Louis XIV encore mineur et le contreseing de Loménie, nouvelles instructions qui visent en particulier les Maronites : « Nous prenons et mettons, écrit le Roi, en notre protection et sauvegarde spéciale, le Révérendissime Patriarche et tous les Prélats, ecclésiastiques et séculiers chrétiens maronites qui habitent particulièrement dans le Mont Liban. Nous voulons qu’ils en ressentent l’effet en toute occurrence... » En 1737, Louis XV renouvelle les mêmes instructions à la prière du patriarche d’Antioche et des chrétiens maronites qui ont fait valoir que « depuis un temps infini leur nation est dessous la protection des Empereurs et Roys de France... » La Révolution tient le même langage ; elle recommande qu’en protégeant les latins on n’oublie pas les chrétiens orientaux. Notre représentant, le général Aubert du Bayet, dit à nos consuls dans une circulaire : « La constitution sous laquelle nous avons le bonheur de vivre, laissant d’ailleurs à chaque individu la libellé d’exercer... le culte qu’il a choisi, nous sommes d’autant plus tenus à défendre la religion des sujets ottomans qui professent le christianisme qu’elle est tolérée par la Porte elle-même. » Et le ministre des Relations extérieures du Directoire, saisi de cette circulaire, écrit, le 15 ventôse an V, à Aubert du Bayet : « Le zèle que vous apportez à protéger la religion ne peut que vous mériter la considération même auprès des musulmans... Etendez à cet égard notre protectorat le plus que vous pourrez... » Le même ministre, Delacroix, écrit d’autre part à notre représentant en Espagne pour lui expliquer que nous ne pouvions renoncer en faveur d’aucune Puissance à notre mission traditionnelle : « Un gouvernement libre est jaloux de tous ses droits, mais il l’est surtout de celui de secourir et de protéger. Les établissements religieux en Levant trouveront dans la République française et dans l’amitié qui l’unit à la Porte ottomane des moyens d’existence et une garantie pour leur tranquillité qu’un nouvel ordre de choses ne leur procurerait pas. »

Arrêtons ici ces extraits qu’il nous serait facile de multiplier ; le peu que nous avons donné montre assez quelle a été, sous les différences de ton amenées par l’évolution des idées, la continuité de ce ministère de tolérance étendu, par notre effort persévérant, à toutes les régions de l’Empire turc où souffraient des communautés chrétiennes.

Dans notre protection, trois degrés se distinguent. Nous sommes les protecteurs officiels des Lieux-Saints de l’église latine, de ses établissements, de son culte, de son clergé, en vertu d’engagements formels pris à Rome et à Constantinople. Ici nos obligations et nos droits sont absolus. — Nous exerçons un patronage officieux sur les Maronites et les nations qui se sont formées autour d’églises de rite oriental unies à l’église catholique : Grecs-melchites, Arméniens-unis, Syriens-unis. — Et enfin, dans la mesure où nous l’avons pu sans danger pour la cause même que nous avions à cœur de servir, nous avons étendu cette protection bénévole sur tous les autres chrétiens, disons mieux, sur tous les autres opprimés d’Orient.

Sur les points de cet ensemble où notre action protectrice n’a pas eu pour base un engagement diplomatique positif, l’attitude de la Porte a singulièrement varié. Pour nous, accommodant à ces variations mêmes le service de notre constant idéal, nous avons indéfiniment prescrit à notre ambassadeur à Constantinople sous des formes renouvelées, ce que prescrivaient en 1639, au Sieur de La Haye Ventelaye, des instructions pleines de l’esprit de Richelieu : de protéger et d’assister les chrétiens du Levant partout où il jugerait le pouvoir faire utilement pour leur bien et soulagement.


Leur bien et soulagement, l’histoire impartiale devra nous rendre ce témoignage que la France, des siècles durant, y a travaillé d’un cœur sincère. Pour-aucune communauté du Levant, notre protection n’est jamais devenue une chaîne ; pour aucun Etat, une menace. Quand se furent modifiées les circonstances qui, aux XVIe et XVIIe siècles, avaient si bien favorisé les débuts de notre régime de protection ; que des Puissances plus tard venues dans le Levant y devinrent nos émules et y cherchèrent des clients ; que la Russie, à partir de 1720, commença de revendiquer la protection des Grecs-orthodoxes ; que la Turquie elle-même, introduite dans les conseils du monde occidental, apprit à nous en opposer les principes sans pour cela s’en inspirer, on nous vit, soucieux avant tout de la paix religieuse et de la concorde internationale, devenir plus réserves notamment dans notre assistance aux communautés schismatiques ; on nous vit aussi nous prêter à ce que des questions devinssent internationales que la tradition avait faites françaises. Si honorables que fussent les causes de ce mouvement de recul, notre situation en eût souffert, si un magnifique élan de bienfaisance désintéressée, venu du cœur même de la nation, n’eût suppléé aux insuffisances de notre politique et porté dans tout le Levant la situation morale de la France à un niveau où la diplomatie la plus habile eût été impuissante à l’élever.


Tout voyageur qui a parcouru l’Orient, la Turquie d’Asie ou d’Europe, s’est étonné du développement extraordinaire qu’y ont pris, depuis le milieu du dernier siècle, nos établissements de bienfaisance et d’instruction, hôpitaux, orphelinats, dispensaires, voisinant avec des écoles de tout degré, depuis des Facultés actives et prospères de médecine, de droit, d’archéologie, jusqu’à d’humbles écoles de village.

J’ai vu moi-même, il y a quelque vingt-cinq ans, en Egypte et en Syrie, l’épanouissement de ces œuvres qui font tant d’honneur « à la générosité du génie français. Pour toute la région syrienne, j’ai eu, durant plusieurs années, à témoigner auprès de notre ambassade et de notre ministère des Affaires étrangères de leurs efforts, de leurs besoins et de leur succès. Je suis heureux d’être amené à renouveler ici, à cette heure, le témoignage que je leur rendais alors. Il peut se résumer en peu du mots. Avec des ressources financières très inférieures à celles de leurs émules d’autres nations, nos religieux, nos religieuses avaient obtenu beaucoup plus. Ils avaient gagné à l’enseignement de la France l’âme impressionnable de la Syrie, non celles en flattant ses faiblesses, mais en l’initiant au contraire aux exigences d’un idéal moral plus élevé. Ils avaient répandu l’usage de la langue française, et par suite l’esprit français, dans toute l’élite du pays. C’était bien leur œuvre et leur œuvre récente : beaucoup de vieillards, en ce temps-là, parlaient d’autres langues latines ; toute la jeunesse parlait français, pensait français. Surtout, ces maîtres ont su graver dans les cœurs l’image maternelle de la France. Quand, pour grossir de son mieux les faibles allocations de notre gouvernement, le consul de France organisait quelque fête de charité, le Liban donnait à mains pleines. Et beaucoup répondaient aux remerciements : « N’est-ce pas à nous que nous donnons ? »

Un comité formé peu d’années avant la guerre pour la « défense des intérêts français en Orient, » et qui réunissait les noms de MM. Ribot, Léon Bourgeois, Paul Deschanel, Lavisse, Denys Cochin, chargea un écrivain distingué, M. Maurice Pernot, « de présenter sur la situation des établissements laïques ou religieux protégés par la France dans le Levant, un rapport impartial et complet. » Après un voyage d’étude qui dura sept mois, en 1912, M. Pernot rédigea un remarquable rapport où je trouve, avec la confirmation de mes souvenirs syriens, un riche ensemble de renseignements détaillés sur l’état des œuvres françaises d’assistance et d’enseignement à Constantinople, en Asie Mineure, en Mésopotamie, en Egypte et en Syrie. Précieux par l’abondance des informations qu’il contient sur des écoles que plus de cent mille élèves fréquentaient à la veille de la guerre, sur des hôpitaux, dispensaires et asiles qui assistèrent, en cette même année 1912, plusieurs centaines de milliers de malades ou d’infirmes, ce document n’est pas moins intéressant par le sentiment général qui s’y exprime.

Une fois de plus, un Français de haute culture, qui n’avait pas encore eu l’occasion de se faire une idée nette de notre œuvre morale et notre situation morale en Orient, a été, sur les lieux mêmes, frappé d’admiration devant la réalité de cette situation et de cette œuvre. Ce n’est pas dans une région particulière, c’est dans tout l’Islam du Levant, dans les campagnes comme dans les villes, de Constantinople au Caire, à Jérusalem, à Caïffa, au Liban, à Damas, à Bagdad, à Mossoul, à Smyrne, qu’il a trouvé, sous l’œil du consul de France, la maison française d’assistance et la maison française d’enseignement en activité l’une auprès de l’autre, récompensées toutes deux de leur généreux labeur par les sentiments dont la France est l’objet grâce à elles.

Il importe de comprendre ce succès, ne serait-ce que pour savoir en maintenir les conditions. Aux yeux de ceux qui ont vécu en Orient, nul doute que le dispensaire n’ait ouvert les voies à l’école et ne l’ait en quelque sorte accréditée. Dans un monde singulièrement dur, la charité s’est trouvée être la première des forces, — le rayon de soleil de la fable qui oblige doucement le voyageur à se décharger de l’épais manteau que les vents n’avaient pu lui arracher. Ainsi, le religieux français, sans qu’il soit question de salaire, soigne les plaies, a des remèdes pour tous les maux ! Au malheureux qui se présente, il ne demande pas quelle est sa religion ! et Dieu, qui ne dit pas ses raisons, lui a révélé les secrets qui guérissent ! A cette évidence, comment rester insensible, si l’on souffre ? Elle atteint dans ce que chacun a de si personnel, — le désir d’être délivré de ses souffrances, — ceux, comme les musulmans, que notre protection politique n’atteignait pas et ceux, comme les chrétiens indigènes, qu’elle atteignait indirectement et de loin.

Le musulman n’a pas d’objection capitale à envoyer là ses enfants. Un enseignement musulman leur restera sans doute nécessaire ; mais l’école musulmane ne suffit plus aux musulmans qui prennent contact avec le monde occidental, puisque cette école, où tout l’enseignement est dicté par la religion même, n’est pas libre de s’adapter à notre conception scientifique des choses. Sans doute aussi ces maîtres français sont des prêtres chrétiens ; maison sait qu’ils s’interdisent tout prosélytisme ; aussi bien, la foi du musulman se sent à l’abri de toute semblable entreprise ; et puis, aux yeux du musulman, n’y a-t-il pas une certaine convenance entre le caractère du prêtre, — même chrétien, — et la fonction d’enseigner ?

Les musulmans n’ont pas attendu la fondation récente encore d’écoles laïques dans les grandes villes pour venir à l’école française. Ils y ont rencontré les latins, les maronites, les chrétiens de toutes les églises orientales, soit schismatiques, soit unies ; ils y ont rencontré les juifs. Des tableaux statistiques, joints au rapport de M. Pernot, nous disent l’effectif scolaire de trois cent soixante-dix écoles soutenues par la France et comment il se répartit entre les divers cultes. Un fait significatif se dégage de ces tableaux. Les écoles créées dans le sein d’une communauté orientale, si méritantes qu’elles soient souvent, n’attirent guère les enfants d’une autre communauté. Elles rayonnent peu au dehors. Tout au contraire, l’école française, qu’elle soit religieuse ou laïque [2]. Là seulement, depuis la Faculté de médecine de Beyrouth jusqu’à l’école primaire des frères de Cadi-Keui et à telle école de la mission laïque, là se montre au grand complet la carie d’échantillons religieuse des populations orientales. C’est d’abord dans les hôpitaux et dispensaires français, puis dans les écoles françaises qu’à la voix des missionnaires français sont tombées les cloisons étanches qui, partout ailleurs, parquent encore les Orientaux des divers cultes en des communautés plus ou moins défiantes les unes des autres. Par une nouveauté de grande conséquence, musulmans et juifs, chrétiens orientaux de tous les rites, sont venus se mêler là, sur les mêmes bancs, pour se soumettre à une même discipline et recevoir un même enseignement.

Si le langage du maître leur convient à tous, c’est qu’il est avant tout, comme toute son attitude, scrupuleusement respectueux de la conscience religieuse de chacun. Le premier enseignement de l’école française est ainsi le respect de chacun pour soi et pour les autres.

C’est le sentiment où M. Taine, dans ses Origines de la France contemporaine, a signalé la condition vitale de nos sociétés modernes, la consigne dont l’application les rend « capables d’un développement indéfini. » — Et le langage du maître convient encore à tous parce que, — l’instruction religieuse mise à part, — il est celui du bon sens universel appliqué à la constatation de faits que tous les yeux peuvent voir, toutes les mains toucher ; un enseignement que tous les esprits, de quelque point de l’horizon religieux qu’ils viennent, peuvent accepter sans défiance , enseignement modeste, certes, et tout tourné vers les applications prochaines, mais qui n’en établit pas moins sur les esprits l’autorité de la science en leur fournissant des vérités toujours susceptibles d’être comprises et vérifiées. Ajoutons que, dans un pays où une oppression immémoriale semblait avoir aboli l’idée même du bien public, l’enseignement français s’est fait honneur de l’éveiller dans les esprits où il pénétrait. Quand je suis arrivé à Beyrouth, en novembre 1891, le choléra venait d’éprouver divers points de la côte, particulièrement Tripoli. La Faculté française de médecine fit un devoir à ses élèves les plus anciens d’aller seconder les médecins qui combattaient l’épidémie. Ils y allèrent ; et une médaille française récompensa leur bonne volonté. Mais, je le tiens de l’un d’eux, ce dont ils furent le plus fiers fut d’avoir acquis de leur devoir professionnel une notion plus haute et d’y avoir satisfait.

L’ensemble des écoles françaises constitue donc, en résumé, la force active qui travaille avec le plus de succès à créer entre les hommes d’Orient un autre lien que celui de la religion, celui d’une éducation commune dont ils recueillent ensemble les bienfaits. En propageant notre langue dans les conditions que j’ai rappelées, c’est notre génie libéral qu’elles propagent. Elles ont rompu ainsi l’enchantement fatal par lequel le génie théocratique du vieil Orient paralysait les énergies d’une terre qui aspire à revivre. Sans soupçonner le plus souvent, dans leur modestie, toute la portée sociale de leur effort, elles ont créé dans l’esprit de leurs élèves les premières conditions d’une société civile, libérale, également attentive aux droits et aux intérêts de tous ses membres. .

Respect mutuel des consciences, esprit scientifique, sentiment naissant du bien public, ce ne sont encore que les lueurs d’une aube ; mais elles marquent la direction ; la voie commence à s’ouvrir ; on sait par l’exemple du monde occidental quelles perspectives de progrès elle développe devant l’effort des hommes de bonne volonté. Progrès moraux, progrès matériels, ceux-ci, en Orient comme ailleurs, naissent de ceux-là et ne doivent pas l’oublier. Le missionnaire prépare inconsciemment le terrain au négociant, à l’industriel, à l’ingénieur, au constructeur de ports, de Chemins de fer et de routes. Dans ce domaine de la création matérielle comme dans celui de la création morale, la France, au Levant, a marqué sa place. Mais l’œuvre la plus originale de son génie en Orient, comme la plus belle et la plus riche d’avenir, est certes celle qui vient d’être rappelée : la part prépondérante qu’elle a prise à l’éducation du monde oriental par la bienfaisance et l’enseignement. D’autres nations, dans le même ordre, ont fait beaucoup : elles ont donné à leurs œuvres beaucoup d’or, beaucoup de soins intelligents, beaucoup de méthode. Mais, — elles n’en disconviennent pas, — l’humble éducateur français s’est donné lui-même. C’est à ce prix qu’il a pu déposer dans les cœurs le ferment d’une civilisation meilleure.


III. — LA QUESTION DE SYRIE

On sait si nous étions loin de souhaiter la dislocation de l’Empire turc. C’est par une politique d’amitié, entremêlée de bons offices et des sévérités nécessaires, que nous nous étions appliques à prendre sur lui de l’influence et à en faire profiter les peuples soumis à son pouvoir. Nous tâchions de lui faire comprendre qu’en les dotant de quelque autonomie, tout au moins d’une administration plus juste et plus honnête, il se consoliderait lui-même. Nous nous flattions de travailler ainsi et au maintien de la paix générale et au bien propre de ces peuples ; car, de les pousser en d’autres voies eût été peu sage Si tous avaient besoin de garanties sérieuses, plusieurs ne s’étant jamais gouvernés eux-mêmes, avaient encore à prouver qu’ils en eussent la volonté et les moyens. Ce n’est donc pas en vue de sa mort que nous avions conçu et organisé toute notre action chez » l’homme malade ; » c’est en vue de sa vie indéfiniment prolongée et devenue enfin inoffensive. Cette action, notre histoire et notre génie lui avaient donné partout mêmes formes et même esprit : protection étendue sur les minorités religieuses, assistance publique, enseignement pratique, initiation à des mœurs plus libérales. Le caractère de cette sorte de ministère moral et sa diffusion dans tout l’empire mettaient en pleine évidence le désintéressement de nos vues.

Notre politique d’amitié avait pénétré si avant dans nos habitudes d’esprit qu’à la veille même de l’entrée de la Turquie dans la grande guerre, notre diplomatie ne pouvait pas y croire. L’invraisemblable folie fut pourtant commise. L’impérialisme turc, séduit par l’impérialisme allemand, qui, lui, n’avait rien trouvé à redire à des opérations de police où périssaient des populations entières, se lança dans la guerre contre les puissances de l’Entente. Il se lançait du même coup dans des persécutions nouvelles contre des peuples conquis dont il n’avait su être que le fléau.

Or, s’il n’est que vrai de dire que, sous toutes ses formes, notre action nationale s’était généralisée dans l’Empire ottoman, il est vrai aussi qu’une longue série d’événements, anciens et récents, lui avaient donné en Syrie une intensité particulière. Mission de la France aux Lieux-Saints, souvenirs prestigieux de la Syrie franque, patronage officieux, mais consacré par les siècles, de la France sur le peuple maronite, voilà pour les origines lointaines. De nos jours, les événements bien connus de 1860, les massacres du Liban et de Damas, provoqués sous main par l’autorité turque, le mouvement d’indignation qui, d’Occident, y avait répondu, l’envoi à Beyrouth et au Liban d’un corps expéditionnaire français avaient soulevé l’âme française d’un tel élan de sympathie qu’une multiplication sans exemple de nos œuvres d’assistance et d’enseignement s’en était suivie en Syrie. Puis, sur les traces de nos sœurs hospitalières, de nos éducateurs, de nos médecins, nos ingénieurs étaient venus, et nos industriels et nos agronomes. Malgré les conditions défavorables créées par les vices d’un gouvernement incapable de toute vue d’ensemble, les premiers avaient, en dotant Beyrouth de son port, en reliant par chemin de fer Beyrouth à Damas, à Homs, Hama et Alep, Homs à Tripoli, Jérusalem à Jaffa, construit l’essentiel du réseau qui fait communiquer les principales villes de Syrie entre elles et avec la mer. Les autres avaient créé usines à gaz, sociétés électriques, sociétés des eaux, filatures de soie, domaines agricoles... — La Syrie en était à cette période de fécondation par les initiatives les plus variées de l’énergie française quand la guerre fit tomber sur elle un voile de silence. A mesure qu’il se dissipe, une page abominable vient s’ajouter à l’histoire des plus grands forfaits que jamais gouvernement ait commis contre des peuples dont il avait assumé la conduite.

Des Français notables, chassés de Syrie par la guerre, exposent que, dès 1914, un Conseil de guerre réuni à Beyrouth sous la présidence d’un général allemand eut à statuer sur le sort du Liban. Il considéra que la population libanaise dans son ensemble était infidèle à la cause de l’Empire ottoman ; et elle l’était sans doute, comme la bergerie à la cause du loup. Mais la montagne était haute et abondait en retraites peu accessibles ; le travail du massacre y présentait bien des difficultés ! Il parut plus facile et peut-être plus efficace d’entourer le Liban d’un cordon de troupes qui l’empêchât de se ravitailler en grains dans la plaine de la Beka, comme il en a le besoin et la coutume. Ainsi fut fait. L’armée ottomane monta la garde à tous les débouchés de la montagne sur la plaine pour empêcher trois cent mille « sujets ottomans » de se nourrir. Les mêmes Français, en mesure d’être renseignés, assurent que l’opération a réussi, La mort par la faim a largement sévi sur la montagne. Ils déclarent encore que nombre de Syriens furent individuellement condamnés à mort et exécutés pour le seul crime d’avoir eu, avant la guerre, un lien quelconque avec la France. La liste en est longue, depuis l’émir Omar, fils d’Abd-el-Kader, qui avait toujours refusé de renoncer à la protection française, jusqu’à cet humble curé maronite de la banlieue de Beyrouth chez qui la police turque avait trouvé la carte de visite d’un homme politique français, réponse à une lettre d’hommage.

Nous cependant qui, menacés au cœur par le fer de l’ennemi, soutenions alors, des Vosges à l’Yser, le poids le plus lourd de sa poussée, nous devinions de loin sans le voir encore le martyre de ces petits peuples libanais condamnés, par jugement de conseil de guerre, à périr d’inanition. Nous étions déjà engagés envers eux par nos bienfaits même où ils étaient fondés à voir la promesse d’une assistance indéfiniment élargie ; nous l’étions par la reconnaissance dont ils nous prodiguaient les témoignages, par la confiance obstinée qu’ils mettaient dans la fortune de la France et dans la vertu toute-puissante de son amitié. Combien ne le sommes-nous pas plus encore par ce qu’ils viennent de souffrir à cause de nous ! A cet égard, un mot dit tout : c’est bien leur attachement à la France qui, la guerre décidée, les a marqués pour la longue torture d’où ils sortent réduits de moitié. Vainqueurs, quel n’est pas notre devoir envers eux ! Et notre devoir, — qui ne le sentirait ? — fonde notre droit.

Notre devoir et notre droit, c’est avant tout d’affranchir la Syrie du joug sous lequel elle a tant souffert. C’est de panser ses plaies comme les nôtres propres. C’est aussi, — tâche délicate ! — de l’aider à poser les fondements de la vie politique indépendante à laquelle elle aspire par ses éléments les plus cultivés.

Soit du Liban, soit des villes d’Amérique où ils se comptent par centaines de milliers et d’où ils ont coutume de revenir en Syrie plus riches d’argent et d’initiative, les Syriens libanais, groupés en comités locaux, ont élevé la voix pour exprimer le vu : « que nous prêtions à leur pays cette assistance. Le conseil administratif du Liban, seul corps électif de la montagne, » donné l’exemple. Ces Syriens sentent mieux que personne les difficultés particulières que rencontrera dans leur pays la formation d’une société libérale. Ils ne peuvent se dissimuler qu’abandonnés prématurément à eux-mêmes sans avoir presque jamais connu d’autre régime que la domination de conquérants étrangers, ils seraient voués sans remède aux tristes jeux du despotisme et de l’anarchie. C’est pourquoi ils se tournent vers nous que leur naïve prédilection fait les dépositaires de toute sagesse. Tout essai de direction politique et de contrôle administratif entrepris par nous sur des populations où nous ne verrions pas avant tout des frères cadets à respecter et à aimer comme tels se heurterait en France à une résistance de plus en plus déterminée.

L’élévation progressive de nos idées en matière coloniale, les conditions spéciales de la Syrie et ses aspirations, l’idéal d’une politique universelle fondée sur le respect mutuel des peuples, idéal qui au feu de la guerre s’est développé dans l’âme de notre Entente et que le Président Wilson a codifié, tout nous commande d’apporter l’esprit le plus largement libéral dans l’œuvre d’assistance politique à entreprendre. — En ce qui concerne l’ensemble des territoires ottomans libérés, cet esprit a récemment revêtu, dans une déclaration Franco-anglaise, le caractère d’un engagement solennel. « Le but qu’envisagent, dit-elle, la France et la Grande-Bretagne en poursuivant en Orient la guerre déchaînée par l’ambition allemande, c’est l’affranchissement complet et définitif des peuples si longtemps opprimés par les Turcs et l’établissement de gouvernements et administrations nationaux puisant leur autorité dans l’initiative et le libre choix des populations indigènes… La France et la Grande-Bretagne sont d’accord pour aider à l’établissement de gouvernements et d’administrations indigènes en Syrie et Mésopotamie... Assurer une justice impartiale et égale pour tous, faciliter le développement économique du pays en suscitant et en encourageant les initiatives locales, favoriser la diffusion de l’instruction, mettre fin aux divisions trop longtemps exploitées par la politique turque, tel est le rôle que les deux gouvernements alliés revendiquent dans les territoires libérés. » — Si le succès répond à la générosité du programme, ce que le Protectorat a été à la Colonie, demain le sera au Protectorat une sorte de tutelle initiatrice ou de patronat qui pourra, l’expérience aidant, « trouver en Syrie sa formule et son nom.


Ici, une question se pose : y a-t-il bien une Syrie ? Une Syrie dont on doive dire qu’elle est un peuple et non pas une expression géographique ? Chez les populations établies de Beyrouth à Mersine et à Gaza, de Damas à Orfa et à Jérusalem, trouve-t-on au moins les éléments d’une conscience nationale commune ?

Certes, l’histoire a travaillé ici au rebours de ce qu’elle a fait dans notre Occident : elle y a constamment contrarié l’éclosion de nationalités dont la nature avait pourtant fourni le cadre.

Le pays compris entre le Sinaï et le Taurus, entre la Méditerranée et le désert, semblait désigné pour être le berceau d’une même société politique. L’esprit théocratique, ce mauvais génie de l’Orient, trop bien représenté par les Turcs, n’a pas laissé cette société se former. Il a tout ramené à la religion, comme au seul lien qui unit les hommes. Il a mis à part les uns des autres les musulmans, les juifs, les chrétiens, et dans la chrétienté même les Maronites, les Grecs-orthodoxes, les Grecs-unis. Il a réparti les trois millions d’habitants de la Syrie en huit ou dix communautés fermées. Il a, peu s’en faut, rendu étrangers l’un à l’autre deux villages voisins, si l’un est de rite grec, l’autre de rite maronite. Les réformes solennellement proclamées depuis quatre-vingts ans et périodiquement renouvelées par les sultans sous la pression de l’Europe n’ont guère changé le fond des choses. A la veille de la guerre encore, la Syrie était moins une patrie que l’habitacle des communautés qui s’y juxtaposaient ; et il ne semblait guère que ces personnalités distinctes et rivales fussent préparées à s’unir dans la personnalité plus large d’un État national ou d’une Fédération.

La persécution turque aura fait ce miracle. Impossible de n’être pas frappé de la netteté avec laquelle le conseil administratif du Liban et les nombreux comités syriens, qui élèvent la voix au seuil de la Conférence de la paix, demandent que la Syrie soit admise à organiser son indépendance sous l’égide de la France. C’est bien pour la Syrie, sol et populations, que parlent ces Syriens, ce n’est pas pour leurs communautés respectives. Initiés, soit par l’action des Français en Syrie, soit par l’expérience de l’émigration, à cette pensée fondamentale de l’Occident, la laïcisation de la société civile, ils paraissent avoir admirablement compris que si, au temps de l’oppression, chaque communauté a été tant bien que mal l’abri d’une minorité religieuse, le régime de liberté qui s’annonce invite à en sortir pour aller librement par la Cité, Ils semblent découvrir la valeur des liens créés malgré tout entre les Syriens de tout culte, dans un même pays, par une même langue, par les mêmes conditions de vie, et que vient de resserrer entre eux le crime de la Turquie.

La démarche officielle dont le Conseil administratif du Liban a résolu de saisir la Conférence de la paix est à cet égard significative. On sait que ce Conseil, institué en 1861 à la suite de notre expédition, contient en nombre déterminé des représentants des diverses populations de la montagne, maronites, druzes, grecques, musulmanes, metonalies. Ce sont ces conseillers qui s’accordent à demander l’institution, dans un Mont-Liban aux frontières élargies, d’une Chambre représentant non plus les communautés, mais « le peuple. »

Voilà donc les représentants autorisés de ces populations libanaises que jusqu’ici tout divisait, puisque la religion était tout, voilà ces voisins ombrageux qui décident solennellement de se présenter « devant le plus grand tribunal de justice que l’humanité ait jamais institué » pour y manifester la volonté de vivre unis sous les mêmes lois, de former une même société.

Ce n’est encore qu’un acte de volonté. Mais cette volonté de vivre ensemble, de mettre en commun tous les éléments de la société civile n’est-elle pas l’âme même d’un édifice social quand elle peut s’alimenter de sentiments assez généraux pour la rendre unanime, assez puissants pour la rendre durable ? « Une nation, dit M. Renan, est une âme, un principe spirituel. » Pour des Libanais de toute confession, quels sentiments plus propres à les unir que l’horreur de leurs communes épreuves ? et que l’amour de cette montagne natale qui, par la hauteur de ses sommets, par la profondeur de ses gorges, par sa proximité de la mer semble avoir été créée tout exprès pour offrir à des populations persécutées l’abri suprême où sauver d’un désastre leur vie et tout ce qui est plus précieux que la vie ? En réalité, c’est bien là le bienfait incomparable dont les habitants du Liban lui sont redevables pour leurs plus lointains ancêtres et pour eux-mêmes. Il est pour ainsi dire inscrit sur la carie religieuse de la montagne par la multiplicité des communautés, les unes chrétiennes, les autres dissidentes de l’Islam, Druzes, Ansariès, Metoualis, qui sont venues, devant les menaces de la plaine, se grouper sur les hauteurs du Liban comme des races animales plus ou moins hostiles, fuyant une inondation, se groupent sur des lieux hauts, réconciliées par le danger commun. Le même rôle bienfaisant, en dépit du blocus turc, le Liban s’en est acquitté au cours de la guerre. Jusque dans les tourments de la famine, ses habitants lui ont dû quelque indépendance : on sait que le patriarche maronite, convoqué par les Turcs à Damas, s’est refusé impunément à cette comparution d’où il n’aurait pu revenir, si jamais il en était revenu, que moralement réduit à rien. Montagne véritablement sacrée, de quel cœur doivent-ils l’aimer, tous les opprimés de la région syrienne, s’ils se rappellent que, tant de fois, elle les a aidés à sauver le respect de leurs autels et de leurs foyers, le droit de porter haut la tête !

Quant aux musulmans de Syrie, formant la majorité religieuse, ce n’est pas de persécutions religieuses que la déroule des Turcs les a délivrés. Mais c’est d’un mal auquel n’étaient insensibles ni leurs intérêts ni leur fierté : l’administration détestable qui, par la paresse et la concussion, tarissait toutes les sources de richesse ; surtout, la domination d’une race lourde d’esprit, étrangère à toute fine culture, incapable d’inspirer un autre sentiment que le dédain à ces musulmans syriens, héritiers lointains de la brillante civilisation du califat de Damas. Nul doute qu’eux aussi n’entendent bien être affranchis à jamais du dominateur ottoman. Les musulmans n’ont guère coutume d’aller au-devant de la destinée, prenne-t-elle une forme aussi imposante que la Conférence de la paix. La liberté de disposer d’eux-mêmes s’offre à ceux de Syrie. Qu’en voudront-ils faire ? C’est le secret d’un avenir prochain. Mais tout conduit à prévoir que les conseils de la France seront acceptés par eux avec une déférence empressée. A Damas, à Alep, à Jérusalem, à Beyrouth, ce nom de France évoque d’abord chez les musulmans l’idée du dispensaire actif et modeste où, aidant la guerre, quiconque souffrait était soigné ; l’idée du collège ou de la petite école où leurs enfants apprenaient un savoir utile. Le même nom leur rappelle leurs coreligionnaires d’Algérie que la puissante protection du consul français soustrait efficacement l’arbitraire des autorités turques. Et les plus instruits, à Damas, se rappelleront cet émir Abd-el-Kader qui, grand musulman et Français loyal, en sauvant quelques milliers de chrétiens du massacre de 1860, semble avoir annoncé à la Syrie l’approche de temps nouveaux


Dans les vœux des comités libanais, outre le principe de l’indépendance de la Syrie sous l’égide de la France, deux mots reviennent avec persistance : Syrie fédérative, Syrie intégrale.

Syrie fédérative, l’idée parait répondre à un sentiment juste des difficultés si particulières que présente le problème syrien. Entre les populations de la région libanaise, d’Alep, de Damas, de Jérusalem, la religion et l’histoire ont créé des conditions de vie trop différentes pour qu’on puisse tenter avec sagesse de fondre ces populations en un état unitaire. La géographie d’autre part, la nature a établi entre elles certains liens d’un intérêt trop vital pour que l’organisation politique à instituer n’en tienne pas compte et ne tende pas à les consolider. Si, aidée par la France, une Syrie indépendante a des chances de se constituer et de vivre, il semble bien que ce doive être, comme on le pense au Liban, sous la forme d’une confédération.

Syrie intégrale, le mot manifeste une inquiétude. Elle est née, chez les amis de la Syrie, de la publication faite par les Bolcheviks d’une note qui serait un résumé d’un accord conclu en 1916 entre la France et l’Angleterre et agréé par la Russie. La bande littorale de la Syrie, y compris le vilayet d’Adana, serait attribuée à l’action de la France, sauf la partie méridionale, comprenant Caïffa et Saint-Jean d’Acre, qui le serait à l’action de l’Angleterre. Entre cette Syrie littorale française, et la Mésopotamie méridionale, devenue anglaise avec Bagdad, la zone intérieure de la Syrie, celle de Damas, d’Alep et d’Orfa, reconnue d’ailleurs comme zone d’influence française, appartiendrait à une confédération des États d’Arabie ou à un État d’Arabie, l’Arabie du Hedjaz. La Palestine et les Lieux-Saints seraient soumis à un régime spécial dont on conviendrait ultérieurement.

En somme, l’intégrité de la Syrie subirait une double atteinte. — D’une part, les provinces de l’intérieur, où les musulmans sont en majorité, appartiendraient à un Etat ou Confédération d’États dont la capitale serait au Hedjaz ; Damas et Alep relèveraient de La Mecque par un lien non pas religieux seulement, mais politique. Il est permis de voir dans ce projet une conception plus spécieuse que sage. S’il est un don que le ciel ait refusé à ce monde de l’Arabie, si digne à tant d’égards d’admiration et de sympathie, c’est bien celui de l’organisation politique. Toute son histoire en témoigne. Le musulman de Damas ou d’Alep a d’ailleurs avec la côte syrienne des liens étroits d’intérêt qu’il n’a point avec le Hedjaz. Convient-il, contrairement au sentiment syrien, de sacrifier l’unité syrienne, qui est au moins une réalité géographique, à la chimère de l’unité arabe ?

D’autre part, la Syrie perdrait Caïffa au profit de l’empire des Indes. Défions-nous des principes absolus. Il y a, certes, un impérialisme bienfaisant. Au moment où la loyauté des dominions et leur large participation à la guerre pour la liberté des peuples ont justifié avec tant d’éclat devant l’humanité l’œuvre coloniale de l’Angleterre, on répugnerait à venir chicaner l’empire des Indes, au nom de l’unité syrienne, sur le besoin qu’il éprouve de s’ouvrir un accès supplémentaire à la Méditerranée. C’est toutefois entreprendre sous de fâcheux auspices l’initiation d’un peuple à la vie nationale que de rompre d’abord son unité territoriale en mettant la main sur un de ses ports principaux. Et l’on veut voir dans la générosité des principes sur lesquels la France et l’Angleterre se sont mises d’accord l’assurance qu’elles auront à cœur de trouver une solution conciliant les intérêts en),présence.


C’est aussi dans la haute loyauté du gouvernement britannique qu’on voit la meilleure garantie contre les dangers d’un état de fait amené en Syrie par la répartition des forces alliées. En principe, aucune question ne saurait se poser ici pour aucun esprit dirigeant. Dans une guerre soutenue pour la défense de tous les droits contre toutes les oppressions, la répartition des forces alliées entre les théâtres de la guerre n’a été, n’a pu être qu’une question militaire sans portée politique. La formule de l’unité de front n’aurait pas de sens si elle ne signifiait pas, chacun pour tous, tous pour chacun. Quand nous n’aurions pas eu un bataillon dans l’armée de Syrie, la France n’en eût pas été absente

Si notre drapeau n’y a été porté, parmi les corps d’une puissante armée britannique, que par un contingent de quelques milliers d’hommes, — qui n’a pas laissé, à Naplouse et ailleurs, d’écrire de belles pages militaires, — c’est que l’intérêt de la victoire commune nous commandait d’être le plus possible en forces sur la ligne de feu de France, où l’ennemi principal concentrait son effort principal, parce que le cœur même de l’Alliance battait là. Cette vérité qui doit avoir pour effet de nous réserver notre place intacte en Syrie, le Gouvernement britannique la sent comme peut la sentir le nôtre même. Il l’a dit avec sa loyauté coutumière. Et M. Clemenceau, saisi des inquiétudes du comité central syrien, a pu affirmer le » caractère absolument transitoire » de « l’état de choses imposé par les circonstances. » Transitoire, oui, « absolument, » dans la pensée et l’intention des deux gouvernements alliés. Mais une armée a besoin d’organiser le pays qu’elle occupe, quand elle le trouve à l’état inorganique ; et qui dit organisation, dit travail fait en vue de la durée. Ainsi naissent, loin des gouvernements, des situations de fait qui en viennent à démentir leurs déclarations les plus sincères. Consacrer de telles situations est moralement impossible. Les corriger est rendu bientôt difficile par l’ardeur des passions coloniales. Difficultés trop aisées à prévoir et qu’il importe de prévenir pendant qu’il en est temps !

Sous la réserve des droits du Congrès, — devant lequel M. Clemenceau a annoncé que la question de Syrie serait « traitée dans toute son ampleur, » — souhaitons donc que les deux gouvernements se préparent activement à procéder à l’opération de relève, — militaire et civile, — qui nous permettra de remplir envers la Syrie des devoirs qui nous incombent. Souhaitons, pour ce qui nous concerne, que notre gouvernement ne fasse pas attendre à son représentant en Syrie les ressources de tout ordre dont ce dernier lui aura signalé le besoin. Il ne s’agit, répétons-le, que d’une relève qui ne préjuge point les décisions du Congrès. Et l’on sent combien il serait déplorable que la prolongation de l’état de choses déclaré absolument transitoire fût imputable à nos propres retards.

L’opinion, dans les deux pays, doit se pénétrer d’une vérité qui est l’évidence même pour quiconque a parcouru l’Orient. Comme notre effort, dans tout le Levant, depuis des siècles, a tendu essentiellement à soulager, par l’exercice pacifique de notre protection, les maux créés par l’oppression turque, la situation morale éminente qui en est résultée pour nous dans la généralité de l’Empire venant à perdre en grande partie sa raison d’être sous des régimes nouveaux, ne survivra que peu à la domination turque dont elle était le correctif.

Perdue par notre succès même, par la victoire libératrice des armées de notre Entente, elle ne se maintiendra et ne durera que sur le territoire limité de cette Syrie où nous pouvons, dans une union fraternelle avec des populations qui invoquent notre nom, leur apporter ce haut bienfait : l’initiation à la vie d’une nation libre. Manquer à cette œuvre serait manquer à nous-mêmes en même temps qu’à la Syrie. Et ce serait, ne nous le dissimulons pas, disparaître de l’Orient. Or, plus l’œuvre de la France en Syrie est pénétrée d’idéal, plus la France y est attachée par ses libres profondes. On l’a bien vu en ce récent Congrès où, à l’appel de la Chambre de commerce de Marseille, tant d’hommes de la compétence la plus variée, historiens, négociants, industriels, ingénieurs, professeurs religieux et laïques, sont venus mettre en commun les idées, les vœux que leur inspiraient leur expérience syrienne et leur attachement à notre œuvre orientale. Supposé même que l’attention de la France, attirée ailleurs par la grandeur d’autres événements, se laissât détourner pour un temps de la Syrie, nul doute que son réveil ne fût amer, le jour où elle devrait se rendre compte qu’elle aurait perdu, à l’heure même de la recevoir, cette part essentielle de son héritage moral. Comment croire que pourraient s’effacer de la conscience d’une grande nation les sentiments qu’y a développés son œuvre extérieure la plus ancienne, la plus persévérante et la plus désintéressée ?


Si, dans l’ensemble de la Syrie, la question est d’aider les peuples indigènes à organiser leur vie politique, un problème d’un autre ordre est posé aux Lieux-Saints, ici, ce qui est en cause, c’est la liberté religieuse due aux pèlerins de toutes les religions ; c’est le libre usage des sanctuaires de la Terre Sainte pour tous les cultes dont les fidèles y sont amenés par la ferveur de leur piété. C’est en somme la paix religieuse en un point du monde où elle est particulièrement sensible, où il importe particulièrement qu’elle soit préservée.

Là où les croisés de l’idée chrétienne ont conquis et perdu le tombeau du Christ et sa crèche natale, les croisés du droit des peuples, au cours de leur guerre d’affranchissement, viennent de rencontrer ces mêmes sanctuaires et d’en chasser les Turcs. Comment en organiseront-ils la garde ? À qui la confieront-ils ?

Ils ont eu pour alliés dans leur juste guerre ceux-là mêmes que leur attachement passionne à ces lieux y a si longtemps dressés en ennemis et contre eux et les uns contre les autres Le musulman du Hedjaz les a puissamment aidés à conquérir Jérusalem où il a pu, en pèlerin, aller prier dans la mosquée d’Omar ; le juif de leurs pays respectifs, enrôlé dans les rangs de leurs armées, a rejoint dans cette même Jérusalem ses coreligionnaires en prière devant le Mur des Lamentations. Et dans la chrétienté même, l’orthodoxe de Russie, de Serbie, de Roumanie, de Grèce, n’a-t-il pas versé son sang pour la cause commune avec le protestant et le catholique d’Angleterre, d’Amérique, de France, d’Italie, de Belgique ?

L’alliance les a tous fait participer, de près ou de loin, à la libération définitive du coin de terre où le Christianisme, le Judaïsme et l’Islam s’exaltent par leur rencontre autour des Lieux-Saints.

Qu’envisager, dès lors, sinon une solution d’universelle concorde par l’universelle garantie de tous les droits ?

Sur le but aucun doute n’est possible. Hien n’indique qu’on soit très avancé dans l’étude et la discussion des moyens.

Une des idées mises en avant, celle du sionisme, paraît bien aventureuse. Donner un corps à l’injuste et dangereuse utopie de l’État juif, serait préparer à la nouvelle Europe bien des difficultés de surcroit qui devraient lui être épargnées.

Quel que soit le sort réservé à la province palestinienne, que la géographie attribue à la Syrie, et où l’histoire semble appeler la France, il paraît être dans la logique de la situation que le Congrès de la paix en vienne à établir pour l’ensemble des Lieux-Saints de la Judée, un statut international propre à assurer la paix religieuse en confirmant et coordonnant tous les droits. Si un organisme international, une commission où seraient représentés tous les intérêts religieux en cause, était chargée de veiller à l’application de ce statut, la France ne saurait se refuser à en exercer la présidence. Instituée dès le temps de Charlemagne gardienne et protectrice des Lieux-Saints pour la chrétienté, alors unie, elle s’est acquittée, au cours des temps, de cette mission à travers des difficultés obscures et souvent ingrates, mais avec une continuité, une suite qui ont singulièrement contribué à fonder son autorité morale en Orient. — Ne nous y trompons pas : c’est bien là la pierre angulaire sur laquelle nous avons bâti. — Son mandat tant de fois séculaire, la France s’en acquitte aujourd’hui encore ; et il répond si bien à des besoins profonds que même un accident tel que la rupture des relations diplomatiques entre elle et le Vatican n’a pu en interrompre le cours. Le Décanat dont elle serait investie donnerait une consécration nouvelle à son rôle historique que faciliterait singulièrement désormais la codification des droits de chacun.


Parlant à la Chambre, le 11 novembre dernier, dans une heure d’émotion suprême, M. Clemenceau a trouvé dans son cœur ce beau cri de fierté nationale : « La France, autrefois soldat de Dieu, aujourd’hui soldat de l’humanité, soldat de l’idéal toujours ! »

Alors que les représentants des Puissances s’apprêtent, en posant pour l’univers politique les fondements d’un ordre nouveau, à donner d’un consentement unanime à l’œuvre légitime de chaque nation, de chaque âme de peuple, une auguste consécration, on aime à recueillir cette grande parole où s’unissent les échos, proches et lointains, de nos gloires les plus pures. On y voit la promesse que, dans cet Orient où elle avait gagné ce titre de « soldat de Dieu, » la France, « soldat de l’idéal toujours, » ne se verra pas frustrée, à l’heure du destin, de la part la plus idéale de son héritage. Ayons confiance qu’un digne couronnement va être donné en Syrie à l’effort le plus généreux peut-être et le plus constant dont s’honore sa magnifique histoire.


SAINT-RENÉ TAILLANDIER.

  1. Voyez la Revue du 15 mars 1911.
  2. Durant près de quatre ans que j’ai passés en Syrie, je crois bien n’y avoir jamais entendu les mots de cléricalisme et d’anticléricalisme. Les Français, de toute religion, — ou étrangers à toute religion, — soutenaient tous patriotiquement les œuvres religieuses françaises parce que c’étaient les œuvres françaises et qu’elles servaient bien la France. On m’assure que le même esprit a continué de régner là -as. Les écoles laïques qui se sont fondées dans plusieurs grandes villes ont leur clientèle ; les écoles religieuses ont la leur. Les unes et les autres se complètent plutôt qu’elles ne se font concurrence. Et elles ne se combattent pas.