La France et la Prusse responsables devant l’Europe
Un fait étrange et pourtant naturel est le caractère dominant de notre situation politique. Au milieu d’une profonde tranquillité matérielle, une inquiétude obstinée possède les esprits et suspend les affaires. Aurons-nous la paix ou la guerre ? Les imaginations et les conversations tournent sans relâche autour de cette question. Les intérêts et les travaux languissent et souffrent, attendant avec impatience qu’elle soit résolue.
Ce n’est pas la faute du langage des gouvernemens, du nôtre autant au moins que des gouvernemens étrangers, si elle reste ainsi posée. Les assurances pacifiques n’ont jamais été plus positives, plus répétées. Évidemment le pouvoir s’inquiète de l’inquiétude publique et voudrait la dissiper. Lui aussi il a des intérêts qui en Souffrent ; après tant de secousses, le pouvoir ne saurait se passer longtemps de la sécurité et de la prospérité du pays.
Le langage pacifique que tient parmi nous le pouvoir ne serait-il qu’une tactique prudente, un moyen de gagner du temps jusqu’à ce qu’il soit prêt pour la guerre, ou qu’un motif plausible et une occasion favorable se présentent à lui pour y entrer ? Il n’est pas interdit aux plus puissans gouvernemens de garder le silence sur leur vraie prévoyance et de donner quelque temps le change sur leurs desseins. Si dans l’état actuel de l’Europe la guerre était naturelle et probable, le gouvernement impérial aurait raison de ne pas en convenir d’avance, et d’attendre pour parler le moment d’agir avec chance de succès. Seulement, dans cette hypothèse, le gouvernement userait trop aujourd’hui des affirmations pacifiques ; entre le pouvoir et le pays, la réserve est quelquefois nécessaire et légitime ; le mensonge ne l’est jamais.
Je suis persuadé que le gouvernement pense comme il parle, et qu’il désire, qu’il espère en effet la paix qu’il promet si souvent. Pourquoi donc ses promesses sont-elles si peu efficaces ? Pourquoi ne parvient-il point à dissiper cette inquiétude qui lui pèse et lui nuit autant qu’au pays ?
Y aurait-il dans la situation et la disposition actuelle des états européens, princes et peuples, quelque forte passion, quelque travail spontané et puissant qui, malgré les intérêts et les vœux pacifiques, pousse à la guerre et doive fatalement l’amener ?
Ni chez les peuples ni chez les princes, rien de semblable ne se rencontre ; il n’y a maintenant point de nation en proie à la fièvre belliqueuse, point de chef d’état ardent à l’ambition et à la conquête.
La France a ressenti, de 1792 à 1815, le plus violent accès de fièvre belliqueuse qui ait agité l’Europe depuis les croisades. Le plus grand guerrier des temps modernes en a fait l’instrument de sa puissance et de sa gloire. Ces grands jours ne sont pas oubliés ; le souvenir en est encore présent et populaire, le second empire en est la plus éclatante preuve. A Dieu ne plaise que je blesse un sentiment vrai et digne de respect ! mais à quoi servirait l’intelligence humaine, si les souvenirs continuaient de gouverner, contre le bon sens et l’expérience, la vie des nations ? L’expérience de la fièvre belliqueuse révolutionnaire et impériale a été complète ; le malheur des résultats a mis en lumière le vice de la cause ; le droit public et le bien public ont repris leur rang dans la pensée publique ; la France s’est relevée pacifique des douloureuses épreuves que lui avait infligées son accès de fièvre belliqueuse. Elle est restée fière, susceptible, ombrageuse, exigeante : ses susceptibilités et ses exigences ont suscité, aux pouvoirs appelés à la gouverner, des difficultés et des périls graves ; mais à travers ces émotions du cœur national la paix a de plus en plus dominé dans la pensée nationale : la France s’est de plus en plus convaincue non-seulement que la paix est l’état normal des sociétés civilisées, mais que, pour nous en particulier, avec notre récente histoire et dans l’état général de l’Europe, la paix est le gage de. la liberté au dedans et de l’influence au dehors, aussi bien que de la prospérité matérielle et du bien-être de la population.
Ce sera dans l’histoire l’honneur du gouvernement de juillet 1830 d’avoir dès ses premiers jours, malgré les apparences et les velléités contraires, clairement reconnu au fond des choses et des âmes cet intérêt et cet instinct pacifique de la France, et d’en avoir fait dans tout le cours de son existence la base de sa politique. Je n’ai garde de rentrer dans les ardens débats qui se sont élevés à ce sujet et auxquels j’ai été longtemps appelé à prendre part ; mais je me permettrai de reproduire ici ce que j’ai dit ailleurs pour déterminer avec précision le caractère essentiel du gouvernement.de 1830 et les résultats de sa politique dans cette suprême question de la paix après tant d’années de guerre, et de quelles guerres ! « Ce gouvernement, ai-je dit[1], a eu l’honneur de naître d’une révolution accomplie pour la défense des lois, et des libertés violées. Il a eu le malheur de naître d’une révolution, et d’une révolution accomplie aux dépens du principe essentiel de la monarchie, et avec le concours de partis et de passions qui dépassaient de beaucoup son but. Entreprise au nom des droits de la monarchie constitutionnelle, la révolution de 1830 a ouvert la porte aux tentatives républicaines et aux perspectives indéfinies de l’imagination humaine, honnêtes ou perverses. Le gouvernement de 1830 a courageusement fait le départ entre ces idées et ces forces diverses déployées autour de son berceau ; il a accepté comme sa source, et sa règle : 1° les droits de l’indépendance nationale, 2° le respect, des lois, des droits et des libertés publiques, 3° les principes et la pratique du régime constitutionnel. Point d’intervention ni d’immixtion étrangère dans les affaires et les résolutions intérieures de la France ; point de lois d’exception ni de suspension des libertés publiques : les pouvoirs constitutionnels en plein exercice et toujours appelés à débattre et à régler ensemble les affaires du pays.
« Le gouvernement de 1830 ne s’est pas borné à mettre ces principes en pratique à l’intérieur et pour la France elle-même ; ils ont présidé à ses relations avec les autres états, spécialement avec les états assez voisins de la France pour que leur situation et leur destinée importent à la sienne. Il a déclaré qu’en Belgique, en Suisse, en Piémont, en Espagne, il ne souffrirait aucune intervention étrangère sans y intervenir aussi dans l’intérêt français. En reconnaissant le droit de ces peuples à modifier leurs institutions, il a efficacement protégé, tout autour de la France, l’indépendance nationale de ses voisins et l’établissement ou les progrès du régime constitutionnel. A coup sûr, ce n’était pas là une politique facile à faire accepter de la plupart des grandes puissances européennes au sortir d’un temps plein de guerres de conquête et d’interventions étrangères. Pourtant le gouvernement de 1830 y a réussi, et c’est au nom de la paix européenne qu’il y a réussi. Le congrès de Vienne avait fondé la paix européenne sur la domination générale des grandes puissances et le régime stationnaire des états. Le gouvernement de 1830 a maintenu la paix européenne en en brisant les pesantes conditions. Il a concilié les bienfaits de la paix avec l’indépendance des peuples et les progrès de la liberté.
« Les politiques clairvoyans de l’Europe ne se sont pas mépris sur les résultats de cette conduite du gouvernement de 1830 pour la grandeur de la France. Le 24 février 1848, au moment même de la chute imprévue de ce gouvernement, le chancelier de l’empire russe, le comte de Nesselrode, écrivait à l’ambassadeur de Russie à Londres : « La France aura gagné à la paix plus que ne lui aurait donné la guerre. Elle se verra entourée de tous côtés d’un rempart de petits états constitutionnels, organisés sur le type français, vivant de son esprit, agissant sous son influence[2]. »
Contenue par les traditions et les exemples du gouvernement même qu’elle venait de renverser, ou subissant à son tour l’empire de l’intérêt et de l’instinct pacifique de la France, la république de 1848 a gardé au dehors, autant que le lui permettaient son berceau et son nom, la même attitude que la monarchie de 1830 ; elle a non-seulement maintenu en fait, mais proclamé en principe la politique de la paix. « La guerre, écrivait le 5 mars 1848 M. de Lamartine à tous ses agens diplomatiques, la guerre n’est pas le principe de la république française, comme elle en devint la fatale et glorieuse nécessité en 1792. Entre 1792 et 1848, il y a un demi-siècle. Revenir après un demi-siècle au principe de 1792 ou au principe de conquête de l’empire, ce ne serait pas avancer, ce serait rétrograder dans le temps. La révolution d’hier est un pas en avant, non en arrière. Le monde et nous, nous voulons marcher à la fraternité et à la paix….. Ce n’est pas la patrie qui court les plus grands dangers dans la guerre, c’est la liberté. La guerre est presque toujours une dictature. Les soldats oublient les institutions pour les hommes. Les trônes tentent les ambitieux. La gloire éblouit le patriotisme. Le prestige d’un nom victorieux voile l’attentat contre la souveraineté nationale. La république veut de la gloire sans doute ; mais elle la veut pour elle-même, non pour des Césars ou des Napoléons… Elle n’intentera la guerre à personne[3]. »
Certes le désaccord était immense entre de telles paroles et le chaos tumultueux au milieu duquel elles étaient lancées ; mais l’intérêt et l’instinct de la France étaient si clairs qu’au sein même de ce chaos l’esprit pacifique l’emporta sur l’effervescence révolutionnaire, et la république de 1848, qui soulevait dans les rues de Paris une si effroyable guerre civile, ne porta la guerre hors de France que pour aller à Rome défendre le pape contre la république romaine.
Trois ans à peine écoulés, la république de 1848 s’agitait et dépérissait dans son impuissance à enfanter un gouvernement. Fort de son nom et du malaise du pays, le président que la France s’était donné lui rappela l’empire. En 1852, ce mot précéda ou accompagna partout le prince Louis-Napoléon dans son voyage à travers les départemens du midi, et lorsque, à Bordeaux, le 9 octobre, le moment lui parut venu de recueillir le fruit de ce retentissement, sa première parole claire et puissante fut : « L’empire, c’est la paix. C’est la paix, car la France la désire, et lorsque la France est satisfaite, le monde est tranquille. La gloire se lègue bien à titre d’héritage, mais non la guerre. Est-ce que les princes qui s’honoraient justement d’être les petits-fils de Louis XIV ont recommencé ses luttes ? La guerre ne se fait pas par plaisir, elle se fait par nécessité, et à ces époques de transition où partout, à côté de tant d’élémens de prospérité, germent tant de causes de mort, on peut dire avec vérité : Malheur à celui qui le premier donnerait en Europe le signal d’une collision dont les conséquences seraient incalculables ! »
Depuis son avènement, l’empereur Napoléon a fait trois guerres, en Grimée, en Italie, au Mexique. Je n’ai pas le dessein d’en apprécier ici les motifs et les résultats ; je relève seulement deux faits. Ces trois guerres ont été des guerres politiques plus ou moins bien conçues et conduites, mais en tout cas entreprises pour un but et par une volonté de gouvernement, non sous la pression d’une idée ou d’une ambition nationale qui en ait imposé au pouvoir l’effort et le péril. L’empereur Napoléon a si bien senti cette situation et la responsabilité qui en résultait pour lui qu’il s’est empressé de terminer par de prompts traités, à Paris et à Villafranca, les deux premières de ces guerres dès que leur but politique lui a paru suffisamment, atteint, et il s’est résigné, tristement sans doute, à se décharger de la troisième quand il en a trouvé le fardeau moral et matériel trop lourd, même pour sa puissance.
Quand j’insiste sur le caractère commun de ces trois guerres comme œuvre propre du gouvernement, je n’entends point affranchir le pays lui-même et ses représentans de la part de responsabilité qui leur en revient. Malgré tout ce qui a manqué depuis vingt ans aux libertés de la France, il lui en restait assez pour saisir, si elle eût su ou voulu le faire, une influence décisive sur ses affaires, et il y a eu dans notre récente histoire politique plus d’imprévoyance et de faiblesse de la part de la nation que de ténacité oppressive de la part du pouvoir. Les guerres de Crimée et d’Italie ont été plutôt approuvées que redoutées du pays, qui a pris un patriotique plaisir à leur gloire, et s’est félicité outre mesure, à mon sens, de leur succès. La guerre du Mexique a été tolérée ou subie avec une aveugle docilité, contre le pressentiment et le blâme publics. Ce que je n’hésite point à affirmer, c’est que, dans les trois cas, ce n’est pas le pays qui, par sa conviction et sa passion propres, a provoqué son gouvernement à la guerre et lui en a fait une nécessite. Après les campagnes de Grimée, d’Italie et du Mexique, l’empereur Napoléon eût pu dire avec raison, et aux acclamations générales, comme en 1852 à Bordeaux : « La France désire la paix. »
Restauration, monarchie de 1830, république ou empire, tous les gouvernemens qui se sont succédé parmi nous depuis 1815 ont trouvé la France essentiellement pacifique. Elle a subi à cet égard toutes les épreuves possibles ; elle a été appelée tantôt à défendre ses libertés, tantôt à se défendre de l’anarchie ; elle a fait ou laissé faire des révolutions tantôt populaires, tantôt militaires ; elle a essayé et renversé ou laissé tombes les gouvernemens les plus divers ; elle a eu, pour la représenter et la diriger, des assemblées élues tantôt par le suffrage limité, tantôt par le suffrage universel. Au milieu de tant de crises violentes et discordantes, malgré les tentations qu’elles lui suscitaient et les fautes qu’elles lui faisaient commettre, la France s’est contenue chez elle, dans son territoire, dans ses propres droits nationaux ; elle n’a point cherché de conquêtes, elle n’a point fait de propagande armée ; avec plus ou moins de complication et d’hésitation, la politique pacifique a toujours prévalu sur les traditions et les fantaisies révolutionnaires ou guerrières. Elle est aujourd’hui plus que jamais la pensée et le vœu de la France ; amis ou adversaires du pouvoir, conservateurs ou libéraux, aucun des partis qui se disputent la sympathie nationale n’est possédé de la fièvre belliqueuse ; la nation elle-même y est encore plus étrangère que les partis ; son expérience du passé l’en détourne ; ses espérances pour l’avenir la portent vers d’autres sources d’activité, de bien-être et de grandeur. Si la guerre devait ressaisir l’Europe, ce ne serait certainement pas la France elle-même qui en prendrait l’initiative et y provoquerait son gouvernement ; aujourd’hui plus encore qu’en 1852, « la France désire la paix. »
L’Angleterre n’a pas subi les mêmes épreuves que la France, et c’est par d’autres raisons qu’elle aussi elle est pacifique, la plus pacifique des grandes nations européennes. S’il y a un fait rare dans le monde, c’est qu’au lieu d’enivrer les hommes, individus ou nations, la puissance et la grandeur les modèrent et les contiennent. C’est pourtant ce qui arrive de nos jours en Angleterre. Il y a vingt ans, si je ne me trompe, une sédition grave éclata dans l’une des colonies anglaises, — l’île de Ceylan. Le gouverneur, lord Torrington, la réprima fermement, d’autres dirent rigoureusement ; un prêtre bouddhiste fut exécuté. Ces rigueurs firent grand bruit à Londres, où je me trouvais alors ; lord Torrington fut très attaqué. J’en causais un jour avec M. Gladstone. « Que voulez-vous ? me dit-il ; il est impossible de gouverner nos colonies comme on le faisait autrefois ; tout ce qui s’y passe, tout ce que font leurs gouverneurs est aussi répandu, aussi discuté, aussi critiqué en Angleterre que si cela se passait à Londres même ; la responsabilité du gouverneur d’une colonie à mille lieues d’ici est aussi étendue, aussi vive, aussi minutieuse, aussi difficile à porter que celle d’un membre du cabinet présent tous les jours dans nos chambres. Cela n’est pas praticable : on ne juge pas de si loin, ni si vite, ni sur quelques lettres et sur des bruits publics les actes d’un homme absent sur un théâtre presque inconnu ; cet absent ne supporterait pas le poids de son pouvoir, s’il se sentait à chaque minute responsable à ce point de ses moindres démarches ou paroles devant des juges si éloignés et si peu informés. Au degré où sont parvenues aujourd’hui la publicité et la responsabilité, à quelque distance que se passent les faits, il faut que les colonies se gouvernent à peu près elles-mêmes, et que la métropole n’ait pas à répondre tous les jours, à toute heure, de tout leur gouvernement. Ce sera un régime colonial nouveau à établir ; mais où ne faut-il pas du nouveau aujourd’hui ? » L’Angleterre a été de l’avis de M. Gladstone ; le gouvernement de presque toutes les colonies anglaises a été remis presque tout entier aux colonies elles-mêmes ; la couronne et le parlement n’en sont plus guère que des surveillans dont l’intervention est limitée et rare. La responsabilité du pouvoir était devenue trop continue et trop lourde ; pour s’en décharger, il a accepté la liberté des sujets.
Un fait plus rare encore s’est accompli naguère en Angleterre : sur les instances répétées des Iles-Ioniennes, elle leur a rendu leur complète indépendance, qu’elles ont aussitôt échangée contre leur annexion au royaume de Grèce. Je cherche en vain dans l’histoire un autre exemple d’un grand état renonçant ainsi à l’une de ses possessions librement, gratuitement, sans aucune nécessité ni pression politique, uniquement par des considérations morales et pour ne pas s’entendre sans cesse accuser de ne tenir aucun compte des droits et des vœux d’un petit groupe d’hommes. C’était encore là une responsabilité, sans péril à coup sûr, mais non sans déplaisir, que le gouvernement anglais n’a pas voulu plus longtemps accepter.
Le constant et poignant sentiment de la responsabilité, c’est là le frein le plus efficace à l’ambition et à la tyrannie humaine ; c’est en même temps le meilleur gage comme la meilleure preuve de la liberté politique, car c’est seulement en présence de la liberté et de la publicité que le sentiment de la responsabilité du pouvoir se développe et s’établit fortement. Ce sentiment est devenu constamment présent et puissant dans la pensée et la conduite des grands pouvoirs qui gouvernent l’Angleterre, couronne et parlement. D’une part, ils n’oublient jamais le droit qu’a le pays, non-seulement d’être bien gouverné, mais d’intervenir lui-même dans son gouvernement et de le contrôler ; d’autre part, ils ne perdent jamais de vue le régime de publicité et de discussion continue au sein duquel le pouvoir vit et agit. C’est dans ce régime et par ses leçons que le gouvernement anglais a appris à modérer ses ambitions, à bien peser ses entreprises, et à régler, selon le bon sens et l’intérêt public, l’exercice de sa puissance. Il vient d’en donner dans sa campagne en Abyssinie un éclatant exemple. Que serait-il arrivé autrefois en pareille circonstance, et quand je dis autrefois, ce n’est pas à des siècles reculés que je me reporte ? Les outrages du roi Théodore envers les agens consulaires de l’Angleterre auraient amené une guerre de conquête et l’extension de la domination anglaise sur l’Abyssinie ; le gouvernement anglais aurait vu là une occasion favorable d’agrandir encore le théâtre de sa puissance. Il n’est pas tombé dans cette ambitieuse et belliqueuse ornière ; il se trouve assez puissant dans le monde, et, grâce à la responsabilité qui pèse sur lui, il sait se régler et se contenir dans ses désirs et ses œuvres. C’est ainsi qu’il est devenu réservé et pacifique. Il doit à l’influence de la liberté sur le pouvoir et au sentiment de la responsabilité qu’elle lui impose l’acquisition de cette rare sagesse. Je lui souhaite de conserver en même temps un profond sentiment des droits comme de la dignité du pouvoir, et de ne pas tomber dans une faiblesse complaisante pour les exigences et les impatiences sans mesure de cette autre puissance, aujourd’hui si envahissante et si imprévoyante à son tour, l’ambition populaire.
Un autre fait, non moins nouveau, est pour beaucoup dans l’esprit pacifique qui prévaut si hautement en Angleterre. L’inquiétude et la jalousie haineuse envers la France ont cessé d’y être un sentiment continu et national. De nos jours, pour la première fois depuis des siècles, l’Angleterre a reconnu que non-seulement la paix matérielle, mais les bons rapports et souvent même l’entente cordiale avec la France lui étaient fortement conseillés par son intérêt bien entendu, l’intérêt de sa prospérité intérieure comme celui de sa situation européenne. Plusieurs occasions de sympathie morale se sont jointes aux conseils de l’intérêt bien entendu ; les deux peuples se sont visités, connus, compris, mieux qu’ils ne l’avaient encore fait ; le gouvernement anglais, quelque divers qu’aient été ses chefs, a rencontré en France, de 1815 jusqu’à ces derniers jours, trois gouvernemens très divers aussi, mais qui, tous trois, ont compris l’importance des bons rapports avec l’Angleterre, et qui, malgré des questions délicates et des nuages passagers, se sont appliqués et ont réussi à les maintenir. La restauration, la monarchie de juillet et le second empire ont, au fond et dans l’ensemble, pratiqué à cet égard la même politique. C’était par sa rivalité et ses luttes répétées avec la France que l’Angleterre se voyait sans cesse attirée dans les guerres du continent européen, et jetée hors de sa politique naturellement pacifique sur ce continent, où depuis trois siècles elle n’a plus aucune prétention de rien conquérir. La cessation de l’hostilité permanente avec la France a rendu à la politique pacifique de l’Angleterre en Europe toute sa liberté ; les liens de tout genre qui se sont établis entre les deux peuples ont de jour en jour affermi cette nouvelle situation. La paix européenne est aujourd’hui plus que jamais la pensée, l’intérêt et le soin assidu, de l’Angleterre. Je ne veux pas pressentir ce qu’elle ferait, si elle voyait la France rompre volontairement cette paix ; je ne conseillerais pas à mon pays de compter en pareil cas sur l’indifférence et l’immobilité qui président, dit-on, maintenant à la politique extérieure de l’Angleterre ; mais à coup sûr le gouvernement anglais sera toujours prêt à s’entendre avec celui de la France pour maintenir ou rétablir la paix sur le continent européen.
C’est l’Allemagne qui est aujourd’hui la nation révolutionnairement belliqueuse de l’Europe. Quand j’appelle l’Allemagne une nation, je n’ai garde de vouloir trancher la plus grande peut-être des grandes questions qui nous agitent aujourd’hui. Parce qu’elle dérive de la même race et parle la même langue, est-ce en effet une seule et même nation que la nombreuse population qui habite, au centre de l’Europe, le vaste territoire qu’on appelle l’Allemagne ?
Oui, il y a dans la similitude de race et de langage un fait important et un lien national qui ne sont ni sans droit ni sans force. Non, ce fait et ce lien ne sont pas, bien s’en faut, les seuls qui président à la formation et à l’organisation politique des états, et qui aient droit de régler leur destinée.
La nation allemande en est elle-même une éclatante preuve. Elle a concouru, elle concourt encore de nos jours à la formation et à l’existence de plusieurs états divers dont elle est devenue et dont elle reste un élément très intimement et légitimement incorporé. Il y a des populations allemandes de race et de langue en France, en Suisse, en Hollande, en Russie, aux États-Unis d’Amérique. Est-ce à dire qu’elles n’appartiennent pas, en droit comme en fait, à l’état dans lequel l’histoire les a fait entrer, et qu’elles puissent invoquer ou qu’on puisse invoquer en leur nom leur origine et leur langue pour les faire entrer, en vertu du principe des nationalités, dans un état allemand unitaire par ses habitans comme par son nom ?
Un prince éminent par l’étendue, la sagacité et la fermeté de son esprit, le feu roi de Wurtemberg Guillaume Ier, m’écrivait de Stuttgart le 5 décembre 1850 : « Les affaires de l’Europe se trouvent dans un état bien compliqué. La France et l’Allemagne cherchent également à réorganiser la stabilité de leurs gouvernemens sur des principes durables et conservateurs ; mais la France a le grand avantage d’avoir l’expérience de son histoire et d’avoir un seul but. L’Allemagne est un grand peuple, mais non pas une nation, et ses différens peuples ont une histoire et des intérêts très distincts, ce qui rendra la reconstruction d’une ligue allemande très difficile. Pourtant la paix, la sûreté de notre avenir, la stabilité de nos institutions, dépendent essentiellement de l’assiette future de la France et de l’Allemagne. » Le roi de Wurtemberg pressentait dès lors les difficultés que rencontreraient et les erreurs que soulèveraient en Allemagne quelques-uns des principes politiques qui ont- heureusement influé sur les destinées de la France. Il y a dans la façon dont on entend et dont on exploite aujourd’hui presque dans toute l’Europe deux de ces principes, la nationalité et l’unité, un verbiage et une charlatanerie par lesquels il n’est pas permis à des hommes sensés de se laisser abuser ou intimider. Non-seulement la diversité des races et des langues, dans ces sociétés organisées qu’on appelle une nation et un état, est un fait qui de tout temps s’est introduit et maintenu dans l’histoire ; mais ce fait a puissamment contribué au développement moral et social des hommes, au progrès de la civilisation générale ; il entre évidemment dans le plan de la Providence divine sur le genre humain.
Je n’en dis pas plus ici sur ces prétendues lois d’une politique chimérique ou hypocrite, et je rentre dans l’appréciation des faits et des droits réels desquels dépend aujourd’hui le maintien ou la ruine de la paix et de l’ordre en Europe.
Depuis et pendant des siècles, l’Allemagne a été une confédération d’états indépendans, bien qu’inégaux, unis entre eux dans une certaine mesure et par certains liens. Les règles, les formes, les noms, la portée de cette confédération, ont varié d’époque en époque. Les états qui en faisaient partie se sont fait entre eux la guerre, ils ont adopté des croyances religieuses et des législations civiles diverses, les uns se sont engagés au dehors dans des alliances, tantôt belliqueuses, tantôt pacifiques, opposées à celles qu’embrassaient les autres ; mais à travers ces variations et ces luttes, avec un lien souvent très faible et une vie intérieure souvent très orageuse, la confédération germanique a subsisté, et c’est sous ce titre que l’Allemagne, bien que divisée en un grand nombre d’états, a conservé l’unité de son nom dans l’histoire de l’Europe.
Deux grands faits, l’un au XVIIIe siècle, l’autre de nos jours, ont profondément modifié, je devrais dire qu’ils ont détruit cette ancienne organisation des peuples allemands. Au XVIIIe siècle, par le génie politique et militaire d’un grand roi, Frédéric II, l’un des états confédérés, la Prusse, a grandi en étendue extérieure et en force intérieure au point de pouvoir disputer et de disputer en effet la prépondérance, dans la confédération allemande, à l’Autriche, qui la possédait depuis plusieurs siècles. La révolution française et Napoléon, par leurs idées et leurs guerres, ont suspendu cette rivalité des deux principales puissances allemandes, et abaissé tour à tour la Prusse et l’Autriche, la première encore plus que la seconde. Poussées à bout l’une et l’autre, elles se sont relevées ensemble dans le soulèvement général des populations allemandes pour s’affranchir du joug de Napoléon et dans la grande lutte qui a déterminé sa chute. La confédération germanique s’est relevée aussi alors, avec bien des mutilations et une organisation nouvelle, et au sein de la confédération la rivalité de la Prusse et de l’Autriche a reparu, mais atténuée et contenue par l’effet prolongé de leur récente alliance guerrière, par les sentimens personnels des princes, par leur crainte commune des révolutions et par l’aversion des populations allemandes contre toute influence de l’étranger, surtout de la France. Trente-quatre années de paix européenne ont usé dans la confédération germanique ces causes de concorde intérieure, réelle ou apparente, et semé les germes d’ambitions nouvelles, populaires plus que royales. La révolution de 1848 a développé ces germes et rallumé la rivalité des deux grandes puissances allemandes ; la Prusse a paru un moment toucher à la conquête du titre et du pouvoir impérial en Allemagne ; une réaction amenée par l’emportement et l’aveuglement des novateurs a encore ajourné l’issue de la crise. Une question bien petite en apparence, et que la plus petite sagesse européenne eût pu étouffer ou résoudre, la question des droits constitutionnels débattus entre le Danemark et le Holstein, a précipité les événemens. Un moment alliés pour faire en commun un acte de prépotence allemande contre le petit peuple danois, l’Autriche et la Prusse sont bientôt entrées dans une rupture violente ; la bataille de Sadowa a mis d’un coup fin à la lutte, et tranché une question infiniment plus grande que celle qui avait donné naissance et prétexte au mouvement.
Il serait également puéril de voir dans ce grand fait tout ce que les vainqueurs de Sadowa ou des rêveurs systématiques voudraient y faire voir, ou d’en méconnaître la grandeur. Ce n’est pas le triomphe de la nationalité allemande, ni l’établissement de l’unité allemande : est-ce en vertu et pour l’honneur du principe des nationalités que les vainqueurs allemands de Sadowa ont expulsé de l’Allemagne et de la délibération commune sur ses affaires les 8,782,000 Allemands qui font encore partie de l’empire d’Autriche, et qu’ils retiennent sous la domination de la Prusse la portion du Slesvig où la population est danoise ? Est-ce que l’unité allemande est établie lorsque d’une part les 8,782,000 Allemands autrichiens lui manquent, et que d’autre part quatre états allemands du sud, la Bavière, le Wurtemberg et les grands-duchés de Hesse-Darmstadt et de Bade, se refusent à entrer dans la nouvelle ligue que, sous le nom de confédération du nord, la Prusse a formée autour de son drapeau victorieux ? Est-ce que la Saxe, le Hanovre et la ville de Francfort font bien volontairement partie de cette nouvelle confédération, et regardent leur sort et leur vœu comme accomplis depuis qu’ils y sont incorporés ? Les esprits sensés et fermés ne sauraient être à ce point dupes des mots et des apparences ; il faut voir les faits tels qu’ils sont et les appeler de leur vrai nom : les idées et les mots de nationalité et d’unité allemande ont joué un rôle bruyant dans le grand événement de 1866, mais ils n’en constituent point le vrai et sérieux caractère. Ce caractère, c’est un changement radical, accompli par une puissance allemande et à son profit dans l’état politique de l’Allemagne et de l’Europe : il n’y a plus de confédération allemande, il n’y a plus de lutte ni d’équilibre entre deux grands états allemands ; il n’y a plus d’indépendance ni de moyens assurés de résistance pour les états allemands-secondaires. Le fait de Sadowa est un fait d’agrandissement et de conquête accompli par la force militaire de la Prusse et par son influence dans l’ordre intellectuel allemand ; c’est l’œuvre de Frédéric II reprise et poursuivie par son peuple plus que par ses successeurs sur le trône ; c’est une puissance belliqueuse, ambitieuse et habile qui a décidément pris place parmi les plus grandes puissances de l’Europe.
Certes il y a là, pour les anciennes grandes puissances, de quoi se préoccuper fortement et prendre bien garde. Ce nouvel état de l’Allemagne leur fait à toutes, surtout à la France, une situation nouvelle et pleine de chances obscures. Il leur eût été facile de la prévenir ; facilement elles auraient pu, par voie d’influence et de diplomatie, résoudre la question qui s’agitait entre l’Allemagne et le Danemark au sujet du Holstein et du Slesvig. Elles auraient ainsi étouffé une guerre qui n’a résolu cette petite question qu’en en soulevant tant d’autres et de bien plus grandes ; mais la prévoyance et la résolution ont également manqué dans cette circonstance aux grandes puissances européennes : par faiblesse envers les passions allemandes, l’Autriche a commis la faute énorme de s’unir à la Prusse pour écraser le Danemark ; par hésitation ou par de mauvais calculs d’avenir, le gouvernement français, non-seulement n’a pas pris dans cette affaire l’initiative qui lui appartenait, il s’est refusé à la proposition d’action commune et au besoin décisive que lui faisait le cabinet anglais ; la Russie, dont la géographie et les liens de famille semblaient faire la protectrice naturelle du Danemark, n’a parlé que pour l’acquit des convenances, bien aise au fond d’assister aux divisions, aux incertitudes et à l’inertie des grandes puissances de l’Europe occidentale. La Prusse seule a agi à propos et avec vigueur, poursuivi un but nettement déterminé et pratique ; elle s’est mise à la tête de l’événement danois ; il était naturel qu’elle seule profitât du succès et de ses résultats. On connaît ces résultats, ce sont des faits accomplis. Je ne veux aujourd’hui ni les raconter ni les discuter ; c’est de l’avenir, non du passé, que je me préoccupe. Il s’est trouvé en Prusse un homme qui a jugé l’occasion bonne pour pousser loin, très loin, la fortune de son pays. Je ne connais pas personnellement M. de Bismarck ; il y a déjà longtemps, j’avais souvent entendu parler de lui par des personnes qui le connaissaient bien, et d’après leur langage il m’était arrivé un jour de dire : « Il n’y a qu’un ambitieux et un audacieux en Europe, c’est M. de Bismarck. » Je ne savais pas dire si vrai. Excité, je ne veux pas dire enivré par son succès dans la question danoise, M. de Bismarck a réveillé et ramené sur la scène la grande question allemande assoupie ; il a entrepris de faire enfin conquérir à la Prusse en Allemagne cette domination à laquelle elle aspire depuis si longtemps. Il a réussi, non pas certes à résoudre pleinement et définitivement la question de l’organisation et de l’avenir de l’Allemagne, mais à faire faire à cette question un grand pas au profit de sa patrie. Depuis la chute de l’empereur Napoléon Ier, l’Europe n’avait rien vu d’aussi téméraire que la guerre faite par la Prusse à l’Autriche en 1866, ni aucun succès aussi prompt et aussi décisif que la bataille de Sadowa.
On dit qu’avant d’engager cette grande lutte, M. de Bismarck a essayé d’engager la France dans la cause de la Prusse, et que, pour tenter le gouvernement impérial, il lui a offert d’ajouter le remaniement de l’Europe à celui de l’Allemagne. et de faire à la France, dans ce nouvel accès de partage des peuples, une large part. Je ne sais ce qu’il pouvait y avoir de réel dans ces bruits, dont la Belgique et la Hollande, entre autres, se sont vivement émues ; je ne m’arrête pas à discuter des propos et des hypothèses. Quoi qu’il en soit, si de telles ouvertures ont eu lieu, l’empereur Napoléon III a fait sagement de s’y refuser ; il ne s’est pas élevé au trône en guerrier conquérant, et la France n’a plus la passion des conquêtes. A-t-il fait, en s’y refusant, tout ce qu’il aurait pu faire pour arrêter ou limiter la Prusse dans la voie d’ambition où la lançait M. de Bismarck, et pour influer sur la réorganisation de l’Allemagne selon le légitime intérêt de la France ? Je ne le crois pas ; mais je laisse également de côté cette question, je cherche non pas à faire ressortir dans le passé d’hier les fautes de la politique française, mais à démêler comment aujourd’hui, dans l’état actuel des faits, elle devrait, à mon sens, être conçue et conduite.
On ne saurait trop répéter que l’agrandissement de la Prusse et sa domination incontestée en Allemagne sont pour la France des faits très graves. Je ne sais si, comme bien des gens le désirent et comme presque tous le disent, le temps des petits états est tout à fait passé ; je les regretterais pour eux-mêmes d’abord et comme des théâtres très propres, par leurs limites mêmes et leur régime intérieur, à certains développemens des esprits et des caractères, à une certaine virilité individuelle et domestique, qui languissent et s’effacent dans les grands empires. Je regretterais aussi les petits états dans l’intérêt de la France et sur ses frontières ; ils étaient pour sa sécurité et sa politique des garanties et des points d’appui efficaces. Le feu roi Guillaume de Wurtemberg, que je citais tout à l’heure, me disait un jour : « Si nous pouvions vraiment compter sur le gouvernement français, sur sa stabilité et son bon vouloir sérieux, non pas pour nous tenir sous sa dépendance et à son service, comme faisait l’empereur Napoléon de la confédération du Rhin, mais pour nous soutenir dans notre existence et nos droits allemands, nous formerions en Allemagne, la Bavière, la Saxe, le Hanovre et le Wurtemberg, les quatre rois, comme on dit, avec plusieurs de nos petits voisins, une confédération capable de tenir un peu la balance entre l’Autriche et la Prusse, et de concourir à la sûreté de notre grand voisin français, comme à la paix européenne ; mais, dans la situation isolée et précaire où on nous laisse, que pouvons-nous ? » C’était encore quelque chose que ces petits états isolés, qui n’avaient du moins aucun pouvoir et presque jamais aucune envie de nous nuire. Nous avons perdu sur le Rhin, comme sur les Alpes, cette modeste, mais efficace ceinture ; nous ne sommes plus en présence que de grands voisins que d’un jour à l’autre les circonstances peuvent rendre pour nous, à nos pertes, de redoutables ennemis.
Le gouvernement français a bien fait de prendre contre de telles chances des mesures sérieuses militaires et financières. Je ne suis pas sûr que les lois qu’il a proposées à ce sujet aient été les meilleures possible pour le but qu’il avait à poursuivre ; j’incline à croire qu’une prolongation du service militaire et une amélioration plus notable dans la condition des hommes de guerre, soldats comme officiers, auraient plus efficacement fortifié l’armée permanente en permettant d’alléger, dans la garde nationale mobile, le nouveau fardeau imposé à la population. C’est là l’idée qu’ont laissée dans mon esprit la préparation et la discussion, auxquelles jadis j’ai pris part, des deux grandes lois de recrutement que la France a dues au maréchal Gouvion Saint-Cyr et au maréchal Soult ; mais, quelque sérieux que soit à cet égard le dissentiment, il est d’une importance secondaire à côté du fond et du caractère général de la nouvelle loi qu’a fermement et habilement soutenue M. le maréchal Niel. Elle aggrave, il est vrai, pour la partie de la population qui n’est pas vouée à la vie des armes, le devoir militaire envers le pays ; mais j’ai la confiance qu’à tout prendre cette loi sera efficace pour la puissance militaire permanente et éventuelle de la France. Je ne sais pas bien s’il y a du trop ou du trop peu dans les mesures financières qui l’ont accompagnée ; mais là aussi l’efficacité est réelle, et ce doit être notre préoccupation dominante. J’ajoute que je suis très touché de l’abolition de l’exonération, comme d’une satisfaction morale donnée à l’honneur de la législation et de la carrière militaire. Je prends plaisir à reproduire ici les belles paroles du général Trochu : « On écarte par là de l’esprit des familles la pensée que l’état consacre l’équivalence entre l’impôt ou le devoir des armes et l’argent. On écarte de l’esprit des troupes les habitudes de spéculation[4]. »
Maintenant que, sans troubler la paix, la France a fait par des mesures législatives et administratives acte de prévoyance et de puissance, la Prusse désire-t-elle la guerre ? la rendra-t-elle inévitable ? nous donne-t-elle, par son état intérieur et ses dispositions, autant de raisons de nous y attendre que de nous y tenir prêts ?
La Prusse est, jusqu’ici du moins, une puissance ambitieuse, non pas une puissance révolutionnaire ; elle n’est pas en proie à ces idées et à ces passions d’une portée indéfinie qui poussent les peuples hors de leur sphère naturelle et les lancent sur le monde comme des météores imprévus et déréglés. L’ambition de la Prusse est une ambition allemande ; c’est à conquérir matériellement et moralement la domination en Allemagne qu’elle aspire. La France républicaine enflammait et envahissait l’Europe tout en protestant, sincèrement d’abord, contre tout désir et tout dessein de conquête ; ce sont des conquêtes et des conquêtes dans une région déterminée que poursuit et fait quant à présent la Prusse monarchique. Elle était monarchique quand Frédéric II l’a faite conquérante, elle est restée monarchique dans ses jours de mauvaise fortune, elle reste monarchique en rentrant dans l’ambition des conquêtes. Même au sein de l’ambition, une monarchie ancienne et bien établie est astreinte à certaines limites dans ses desseins et conserve certaines habitudes de prudence ; un pouvoir héréditaire et régulier au dedans tempère les conceptions et les prétentions les plus hardies.
Il y a de plus en Prusse un parti plus préoccupé de ses libertés au dedans que de ses conquêtes au dehors, et qui aspire à fonder un gouvernement libre plutôt qu’à porter au loin les frontières nationales. Ce parti libéral compte dans son sein quelques-uns des hommes les plus distingués et les plus considérés non-seulement en Prusse, mais dans toute l’Allemagne et en Europe. Plus d’une fois déjà il a été, pour le gouvernement prussien et pour M. de Bismarck en particulier, un sérieux embarras ; il est et sera nécessairement un frein au parti de la guerre, qui a besoin d’un pouvoir peu surveillé et peu contesté pour marcher rapidement et avec confiance dans sa voie.
La domination prussienne n’est pas d’ailleurs si goûtée et si bien établie dans toutes ses récentes conquêtes qu’elle n’ait pas besoin de modération et de temps pour s’y affermir. Il y a loin de la Prusse prenant violemment possession de la petite république municipale de Francfort, contre le vœu prononcé des habitans, à l’Angleterre restituant aux Iles-Ioniennes leur indépendance. Le roi Guillaume et ses conseillers seraient étrangement imprévoyans, s’ils oubliaient qu’aux dangers d’une nouvelle guerre pourrait s’ajouter pour eux le mauvais vouloir de quelques-uns de leurs nouveaux sujets.
Je ne dis rien du rôle de l’Autriche en pareil cas : l’Autriche a certainement grand besoin de la paix, et ne prendrait pas légèrement la résolution d’en sortir. Il pourrait cependant lui venir, en cas de guerre, des excitations et des tentations qui ne seraient pas sans effet, et qui imposeraient à la Prusse un grave surcroit de péril et d’effort.
Quels alliés pourrait se promettre la Prusse, si elle tentait une nouvelle guerre d’ambition et de conquête ? Je rencontre ici deux questions que je ne veux pas éluder.
Je n’ai nul goût à parler de l’Italie. Il n’y a guère de spectacle plus douloureux que celui d’un noble peuple compromettant et gâtant une bonne cause. Si l’Italie avait concentré ses efforts sur deux buts, tous deux naturels et légitimes, l’expulsion de toute domination étrangère et l’établissement d’un régime libre dans ses états, la tâche aurait été encore bien grande ; mais avec l’appui militaire et politique de la France l’Italie y aurait probablement réussi : elle aurait échappé du moins aux-problèmes, aux complications, aux hostilités et aux périls qui pèsent aujourd’hui sur elle. Je ne veux exprimer sur l’état présent et l’avenir de l’Italie ni mes regrets, ni mes inquiétudes, et je n’ai que peu de mots à dire sur les chances de sa situation dans le cas où une guerre nouvelle éclaterait en Europe, avec la France et la Prusse pour principaux acteurs.
Que dans la guerre entre la Prusse et l’Autriche l’Italie ait pris parti pour la Prusse, personne n’a pu s’en étonner ni s’en plaindre : c’était son intérêt évident comme son droit ; mais maintenant que toutes les questions entre l’Italie et l’Autriche sont vidées, si dans une guerre entre la France et la Prusse, pour une question uniquement allemande, l’Italie se faisait l’alliée de la Prusse, ce ne serait pas seulement au plus simple devoir de reconnaissance, ce serait à son intérêt le plus clair et le plus pressant qu’elle manquerait ; elle n’est pas si bien pacifiée et affermie qu’elle puisse affronter toutes les chances. Sans doute elle pourrait inspirer à la France quelque inquiétude et lui imposer quelque effort de plus ; mais elle s’exposerait elle-même à toutes les crises, à tous les périls qu’il serait si aisé à la France de lui susciter. Je ne dis rien des dissentimens qui s’élèveraient, sur une telle conduite, dans le sein du gouvernement et dû peuple italiens eux-mêmes ; ce qui se passe en ce moment à propos du langage de M. d’Usedom et du général La Marmora en dit plus que je ne pourrais ajouter. Roi ou peuple, membres du parlement ou simples citoyens, ministres ou opposition, les Italiens sont trop intelligens et trop prudens pour ne pas savoir que, s’ils peuvent trouver que la France n’est pas toujours pour eux un ami assez complaisant, ils ne pourraient, sans tout oublier et tout compromettre, le passé et l’avenir, se ranger parmi ses ennemis. La Prusse de son côté se tromperait fort, si elle se croyait sûre de les avoir pour alliés.
La Russie est depuis longtemps, par les liens de famille comme par des motifs politiques, l’alliée de la Prusse, et, s’il faut en croire les propos diplomatiques et les bruits des journaux, jamais l’alliance entre les deux cours n’a été plus près d’être ou de devenir intime. La Russie est en même temps, comme la Prusse, une puissance ambitieuse et belliqueuse : à des titres divers, de race, de voisinage, de religion, de commerce, elle aspire à des conquêtes considérables, dans la voie desquelles elle a déjà fait depuis plus d’un siècle de notables progrès. Elle est de plus à l’âge de l’ambition dans la vie des peuples, déjà forte et encore jeune, déjà éprise de la civilisation des grands peuples européens, quoiqu’encore fort arriérée à leur suite. Elle a à sa tête un souverain unique, à la fois politique et religieux, qui gouverne un peuple immense, non-seulement encore docile et peu exigeant en fait de bien-être et de liberté, mais respectueux, affectueux, dur aux épreuves et capable de dévoûment, quoique de jour en jour moins étranger aux idées et aux désirs des temps modernes. Ce sont là de grandes forces entre les mains d’un grand pouvoir, encore plus grandes pour la guerre que pour la paix, et l’Europe serait bien imprévoyante ou bien malavisée, si elle ne portait pas constamment sur ce gouvernement et ce peuple des regards attentifs.
Mais à côté de ces forces la Russie a de grandes faiblesses : elle est beaucoup moins riche, moins industrieuse, moins organisée que ses rivaux européens, moins bien pourvue de moyens de puissance matérielle, et moins habile, moins prompte à les déployer dans une œuvre spéciale ou à les concentrer sur un point donné. Elle est de plus engagée à l’intérieur dans des réformes, ou pour mieux dire dans des révolutions sociales qui font honneur à son esprit de justice et de prévoyance, mais qui jettent dans la société russe et dans son gouvernement de l’hésitation et de l’embarras, même quand elles ne les troublent pas violemment. A l’extérieur, la Russie a sur ses frontières asiatiques des luttes fréquentes à soutenir, soit avec des peuplades mal soumises, soit avec des nations à demi barbares, et sur sa frontière européenne elle est condamnée à dompter, c’est-à-dire à anéantir par un despotisme impitoyable des vaincus héroïques qui ont la sympathie persévérante de l’Europe, même quand elle ne fait rien pour eux.
Un gouvernement aux prises avec de telles affaires n’est pas très disponible pour l’ambition et la conquête dans ses rapports avec des voisins puissans et disposés à se méfier de ses desseins. Aussi le gouvernement russe est-il en réalité remarquablement réservé, prudent, patient, en même temps qu’ambitieux. On parle beaucoup de ses menées au dehors, tantôt pour ébranler, en les agitant, les états voisins sur lesquels il a des vues, comme la Turquie, tantôt pour satisfaire et encourager les populations qu’il regarde comme sa clientèle et prêtes à devenir ses instrumens, entre autres les Grecs et les Slaves. Je ne doute pas de ces agitations ; mais j’incline à croire que le plus souvent elles sont ou spontanées, dans l’espoir que tôt ou tard la Russie les appuiera, ou provoquées par les correspondances et les influences du peuple russe lui-même plutôt que par son gouvernement, et je ne serais pas surpris que l’empereur Alexandre II et ses ministres en fussent souvent aussi inquiets que satisfaits. Le peuple russe a, quant à ses relations européennes et ses destinées futures, des passions et des ambitions plus ardentes, peut-être, plus pressées surtout que celles de ses maîtres. En causant un jour avec l’un des hommes les plus éminens, par le caractère comme par l’esprit, de la diplomatie russe, le baron Pierre de Meyendorf, longtemps ambassadeur à Vienne et à Berlin, je lui témoignais un peu de surprise de l’acharnement de l’empereur Nicolas contre les Polonais. « Vous ne savez donc pas, me dit-il avec un mouvement d’impatience, que l’empereur est le plus Polonais de son empire ? »
La Russie d’ailleurs, quelle que soit son intimité avec la Prusse, n’oublie et n’oubliera certainement pas sa propre situation en Europe. C’est sur la Turquie, la Mer-Noire et les rives du Bas-Danube que se porte son ambition. Elle sait, et une dure expérience lui a naguère prouvé qu’elle peut rencontrer là la France et l’Angleterre activement unies contre ses desseins. Si une guerre nouvelle s’élevait aujourd’hui à propos de l’Allemagne, elle ne se renfermerait pas en Allemagne ; la question ou, pour parler plus exactement, les questions de l’Orient européen s’élèveraient aussitôt, et, si la Russie s’était faite en Allemagne l’intime allié de la Prusse, elle pourrait se voir bientôt engagée pour son propre compte dans une autre lutte, dans la lutte pour elle la plus redoutable. Les états despotiquement gouvernés sont les moins accessibles aux impressions imprévoyantes et aux amitiés platoniques ; le gouvernement russe est trop attentif et trop éclairé sur ses propres intérêts pour aller étourdiment, au profit de n’importe quel allié, à la rencontre d’un grand péril personnel. Ce qu’il a toujours le plus travaillé à prévenir ou à détruire, c’est l’alliance de la France et de l’Angleterre j à coup sûr, la campagne de Sébastopol n’a pas atténué pour lui cette inquiétude ; il ne provoquera pas en Europe des événemens qui pourraient ramener contre lui la combinaison européenne qu’avec raison il redoute le plus.
Plus je considère, soit dans les gouvernemens, soit dans les peuples, la politique générale et les dispositions actuelles des grands états européens, plus je demeure convaincu qu’il n’y a là point d’intérêt impérieux, point de passion publique qui aspire à la guerre, la provoque naturellement, et justifie l’inquiétude qu’on en ressent.
Je veux faire un pas de plus, je veux sonder le caractère et les dispositions personnelles des principaux acteurs politiques qui président aujourd’hui au gouvernement des peuples. Dans notre temps d’idées générales et d’abstractions philosophiques, on ne tient pas assez de compte de cet élément individuel dans l’histoire des états ; ils ont bien souvent dû à la pensée et à l’influence d’un homme leur bonne ou leur mauvaise fortune, leur salut ou leur ruine.
De tous les chefs d’état en Europe, l’empereur Napoléon III est à coup sûr celui dont le rôle et la responsabilité dans la question de la paix ou de la guerre sont aujourd’hui le plus considérables. Dès son entrée sur la scène politique, sa situation a été compliquée ; il est monté au pouvoir sous une double étoile, l’étoile de son nom, nom de guerre et de grande aventure, l’étoile de l’ordre et de la paix, gravement compromis en France et en Europe par la révolution de 1848. C’est en flottant entre ces deux étoiles et sous leur influence alternative que depuis son avènement il a vécu et régné.
La paix a été d’abord maintenue. Le rétablissement de l’ordre, d’un ordre trop arbitraire pour n’être pas précaire, a été chèrement acheté. Cela fait, l’empereur Napoléon III a voulu donner aussi satisfaction à son étoile aventureuse et guerrière ; il a fait en Crimée et en Italie deux guerres spécieuses et brillantes, au Mexique une guerre chimérique et malheureuse. C’est beaucoup, c’est assez, ce me semble, pour l’acquittement de la dette de Napoléon III envers le nom et les exemples de Napoléon Ier. C’est là, je n’hésite pas à l’affirmer, le sentiment de la France et aujourd’hui, si je ne me trompe, celui de l’empereur Napoléon III lui-même.
En 1855, j’eus l’honneur de le voir, comme directeur de l’Académie française, pour lui demander son approbation à l’élection de M. Ponsard en remplacement de M. Baour-Lormian. C’était pendant la guerre de Crimée ; Sébastopol n’était pas encore pris, le résultat pouvait paraître incertain. Après ma mission académique, l’empereur voulut bien me retenir et me parler de l’état des affaires dans la Mer-Noire. Il se montra préoccupé surtout de l’issue de la guerre, des diverses voies par lesquelles on pouvait en sortir et des arrangemens diplomatiques qu’il y aurait à prendre pour prévenir la nécessité de recommencer une si chanceuse entreprise. Je fus frappé de la perplexité de son esprit, de sa prudente inquiétude, de sa modération, je me permettrai de dire de sa modestie dans ses désirs et ses vues. Je le quittai persuadé que, s’il avait fait volontiers cette guerre, il ferait encore plus volontiers la paix.
Je ne pense pas que la guerre d’Italie avec les graves embarras qui se sont joints et qui survivent à ses succès, ni la guerre du Mexique avec sa lamentable issue, aient beaucoup fortifié dans l’âme de l’empereur Napoléon le goût de la guerre et des problèmes méconnus ou imprévus qu’elle soulève. Je ne sais s’il conserve encore toute cette foi dans sa destinée, toute cette confiance dans sa fortune, qui ont longtemps caractérisé sa conduite et sa vie. L’expérience des mécomptes et des revers est un lourd fardeau à porter pour les plus obstinés optimistes ou fatalistes. D’ailleurs l’âge vient, et avec l’âge des intérêts moins personnels et des préoccupations autres que celles des fantaisies de l’imagination ou des combinaisons de la pensée solitaire. D’après ces faits et ces vraisemblances morales, je présume qu’aujourd’hui, dans la question de paix ou de guerre qui s’élève à l’occasion des événemens d’Allemagne, malgré les regrets et les déplaisirs qu’il doit naturellement éprouver, l’empereur Napoléon est plus disposé à la paix qu’à la guerre, et qu’il cherchera plutôt à laisser se fermer peu à peu les blessures de la France et les siennes propres qu’à les envenimer en courant de nouveaux hasards.
On dit qu’il y a autour de lui, même dans son conseil, des partisans de la guerre ; on prête aux ministres de la guerre et de la marine le désir de prouver que les forces militaires qu’ils viennent d’organiser sont en état de braver toutes les chances et d’assurer à la France la victoire. Je comprends ce sentiment de la part de vaillans et capables guerriers ; mais le maréchal Niel et l’amiral Rigault de Genouilly sont aussi des hommes trop sensés et de trop bons citoyens pour ne pas subordonner leur sentiment personnel à celui de leur pays et à la politique générale de son gouvernement. L’énergique et habile défenseur de cette politique dans les assemblées délibérantes du régime impérial, M. Rouher, s’est constamment prononcé pour la paix, sans doute par conviction personnelle comme pour remplir sa mission officielle.
Je ne parle pas des partisans que peut avoir la guerre en dehors du gouvernement et dans telle ou telle fraction du public ; après tout ce qui s’est passé en France depuis trois quarts de siècle, il ne se peut pas qu’il n’y ait point parmi nous des esprits hardis, brillans, spécieux, prompts à tout concevoir et à tout tenter, et pour qui la guerre est un vaste champ de combinaisons et de chances où se joue audacieusement leur pensée. Je doute que, s’ils avaient à porter le fardeau et la responsabilité du gouvernement, ils s’adonnassent si librement à pareil jeu, et en tout cas ils ne me paraissent pas en mesure d’exercer sur les résolutions des grands pouvoirs. de l’état une sérieuse influence. Je ne vois en France aucun parti, aucun homme, que la politique de la paix ait vraiment à redouter. C’est de la pensée et de la volonté de l’empereur Napoléon lui-même et lui seul que dépend son sort.
Il n’y a aujourd’hui en Angleterre nul homme qui, sous les conditions d’un gouvernement libre, dispose à peu près de la politique extérieure de son pays, comme l’ont fait longtemps sir Robert Walpole, M. Pitt, même lord Castlereagh et lord Palmerston ; mais le cabinet anglais ne contient, et celui qui lui succédera, si sa succession vient à s’ouvrir, ne contiendra très probablement aucun membre qui ne soit favorable à la politique de la paix, devenue la politique générale et populaire de l’Angleterre. Le ministre actuel des affaires étrangères à Londres, lord Stanley, a déjà fait ses preuves en fait d’esprit pacifique ; sa conduite et son langage envers les États-Unis d’Amérique, dans l’expédition d’Abyssinie et dans les diverses questions pendantes en Europe ont été empreints d’un caractère de modération intelligente, d’impartialité digne et de force tranquille qui font honneur et à lui-même et au pays qui l’approuve hautement. Si les élections donnent dans le prochain parlement la majorité au parti libéral, le chef annoncé de son cabinet, M. Gladstone, appartient par ses sentimens moraux et religieux, par ses lumières, par tout l’ensemble de son caractère et de sa vie, à la politique pacifique, et l’homme qui sera sans doute son plus puissant allié dans le parlement, peut-être son collègue dans le gouvernement, M. Bright, est le plus ferme comme le plus éloquent représentant de ce parti radical qui a pris pour maxime fondamentale la non-immixtion dans les affaires des autres peuples et la paix. Dans l’état présent de l’Europe, il ne viendra du gouvernement anglais, on peut l’affirmer, aucune impulsion à la guerre, aucune influence qui ne soit pour le maintien de la paix.
Le souverain et le ministre des affaires étrangères de la Russie ne sont pas pacifiques de la même façon et par les mêmes raisons que M. Gladstone et lord Stanley ; ils le sont pourtant, en ce sens du moins qu’ils ne sont ni en mesure ni en goût de prendre en Europe l’initiative et la responsabilité de la guerre. « La Russie ne boude pas, elle se recueille, » disait en 1856 le prince Gortschakof. C’est encore aujourd’hui sa politique, et le caractère des hommes qui la gouvernent s’en accommode aussi bien que l’intérêt du pays. L’empereur Alexandre II est un prince modéré, fidèle à l’esprit de sa nation et aux traditions de sa race et de son trône, mais plus sensible aux jouissances de la vie domestique et aux plaisirs de la cour et du monde que jaloux de conquêtes et de pouvoir. Le prince Gortschakof, que je n’ai pas l’honneur de connaître et qui s’est montré plusieurs fois homme d’esprit dans son attitude et son langage, est, dit-on, plus soigneux de sa position et de son crédit personnel qu’ardent à chercher des occasions de grande activité et de renommée. Les perspectives d’Orient et l’absolue domination de la Pologne sont les grandes affaires des maîtres de la Russie ; ce qu’ils désirent par-dessus tout, c’est de n’être pas entravés dans ces deux intérêts supérieurs. Je ne sais jusqu’à quel point ils pourraient se laisser engager par leur intimité avec la Prusse dans une grande guerre au centre de l’Europe ; mais je suis persuadé qu’à moins de circonstances très improbables ils la redouteraient bien plus qu’ils ne l’appelleraient, et qu’en tout cas ils ne feront rien qui puisse la provoquer. Les dispositions personnelles des gouvernans de la Russie sont en ceci pleinement d’accord avec le sentiment du pays, tel que le définissait naguère le prince Gortschakof.
La Prusse est évidemment aujourd’hui la seule puissance animée d’une ambition agressive et qui soit disposée à poursuivre son but d’agrandissement sans souci du droit et au prix de la guerre. J’ai dit tout à l’heure quelles raisons me font penser que cette ambition est, quant à présent, assez satisfaite, et la Prusse assez préoccupée de s’établir dans sa nouvelle situation pour ajourner à un temps indéterminé ses désirs ultérieurs. Les dispositions personnelles des deux hommes qui gouvernent la Prusse s’accommodent volontiers de cet ajournement. Je dis des deux hommes, car je connais trop peu les militaires prussiens qui se sont signalés dans la dernière guerre pour bien apprécier leurs intentions et leur influence dans leur patrie ; le roi Guillaume Ier et M. de Bismarck sont les deux seuls Prussiens dont l’action politique soit connue de l’Europe et paraisse décisive. Le roi Guillaume est essentiellement un honnête homme, un conservateur sincère, par conviction comme par habitude, et qu’on aurait, je crois, bien étonné, il y a trente ans, si on lui avait dit à quelles violations du droit public, à quelles usurpations sur des princes amis et des villes libres allemandes, à quel bouleversement de la constitution de l’Allemagne il se prêterait un jour. Il a fallu toute la puissance de l’esprit national prussien et de la part de M. de Bismarck un habile et persévérant travail pour surmonter les scrupules comme les souvenirs royaux, et pour faire, avant toute conquête en Allemagne, la conquête, en Prusse, du roi de Prusse lui-même. Le but a été atteint ; en dépit du droit public et des anciennes amitiés, les passions de la nation prussienne et le savoir-faire de M. de Bismarck ont fait de leur roi un envahisseur et un conquérant.
Pourtant le roi Guillaume n’est pas changé. Il s’est prêté à tout ; il a attaqué l’Autriche, envahi le Hanovre, pris violemment Francfort ; il croit avoir rempli son devoir envers la Prusse, et obéi au dessein de Dieu sur son peuple et sur lui-même. Il n’a point, dans son attitude et son langage depuis la bataille de Sadowa, l’arrogance et les prétentions illimitées d’un vainqueur ; il s’est établi avec modestie dans sa nouvelle situation. Ni son caractère, ni son ambition personnelle, ne provoqueront de nouvelles guerres ; il reste un prince modéré et ami de la paix.
Quant à M. de Bismarck, je ne relèverai que deux faits. Au dehors, après avoir recueilli les fruits d’un grand succès, il s’est arrêté ; il s’est hâté d’accepter des limites à sa victoire et de la consacrer par la paix. Au dedans, il était avant la guerre en lutte déclarée avec le parti libéral prussien, hautain dans son langage, souvent arbitraire et violent dans ses actes envers ses adversaires ; il s’est modéré ; il n’est pas devenu un libéral populaire, mais il a été réservé, tranquille, quelquefois impartial et conciliant envers l’opposition libérale. Je ne sais ce qu’il fera dans l’avenir : c’est évidemment une nature ardente, hardie, ambitieuse, impétueuse ; mais depuis qu’il est puissant, il s’est montré capable de mesure, de prudence, de patience. J’incline à croire qu’il comprend qu’aujourd’hui, pour lui-même comme pour son pays, l’heure est venue d’adopter les procédés et de déployer les mérites d’un gouvernement régulier, et qu’il ne se lancera pas légèrement dans de nouveaux hasards.
Soit que je considère les faits généraux ou les faits personnels, la situation des peuples ou le caractère des princes et de leurs ministres, je ne vois nulle part que les passions et les chances de la guerre dominent ; je reconnais partout la prépondérance des sentimens, des intérêts et des instincts de la paix.
Je reviens à mon point de départ. D’où provient donc parmi nous le fait que j’ai signalé d’abord ? Pourquoi cette inquiétude générale et obstinée des esprits et des intérêts ? A quoi tient cette extrême difficulté de croire à la paix quand, chez nous et autour de nous, tout semble, je ne dis pas seulement la conseiller, mais la rendre aussi probable que salutaire ?
L’indécision réelle pu apparente du pouvoir est la cause, la vraie cause du mal. Je dis l’indécision réelle ou apparente, car l’apparence de l’indécision produit les mêmes effets que la réalité. Après ce qui s’est passé naguère en Europe et en présence des questions soulevées et pendantes, il faut une politique, une politique décidée et claire. Le gouvernement impérial n’a point de politique ; il a du moins l’air de n’en point avoir et d’attendre ce qui arrivera pour savoir ce qu’il pense et ce qu’il fera.
Que son embarras et son indécision aient pour première cause ses fautes dans le cours des récens événemens, cela est certain : il a eu tort de ne pas prévenir, de concert avec l’Angleterre, la guerre de Danemark ; il a eu tort de laisser aller, comme il l’a fait, la guerre entre la Prusse et l’Autriche, se montrant bienveillant et encourageant tour à tour pour l’une et l’autre des deux puissances, et sans doute attendant que les alternatives et la fatigue de leur lutte prolongée lui ouvrissent à lui-même un beau champ de succès. Trompé dans son attente par la bataille de Sadowa, le gouvernement impérial a eu raison de ne pas voir dans la victoire de la Prusse une cause suffisante et, actuelle de guerre ; la guerre en ce moment n’eût fait que livrer plus complètement à la Prusse toute l’Allemagne, qui s’en serait irritée comme d’une atteinte à son indépendance nationale et à ses droits d’organisation intérieure, unitaire ou féodale. De plus, l’Europe entière aurait vu dans la guerre ainsi soudainement entreprise par la France une reprise de l’ambition et des traditions napoléoniennes, et tôt ou tard les conséquences anti-françaises d’une telle inquiétude européenne n’auraient pas manqué de se développer. Tout en maintenant avec raison la paix, le gouvernement impérial a eu raison aussi de prendre en même temps les précautions et les mesures correspondantes au nouvel état de l’Europe centrale, et de se montrer prêt, d’être réellement prêt à la guerre, si la guerre devenait inévitable et opportune pour la France ; mais cela fait, et la puissance militaire de la France bien démontrée et établie, le gouvernement français ne saurait rester, pas plus en apparence qu’en réalité, je le répète, incertain et flottant entre la guerre et la paix. Si la guerre était probable, si elle devait naturellement résulter des faits accomplis, je comprendrais qu’il gardât une attitude à la fois expectante et menaçante, et que, sans prendre la brusque initiative de la guerre, il imposât à l’Europe comme à la France le fardeau de cette redoutable perspective ; mais si la guerre n’est pas probable, si l’Europe, la Prusse comprise, sent autant au moins que-la France le besoin et le désir de la paix, le gouvernement français ne doit pas laisser ouverte la perspective de la guerre, et tenir à cet égard la France et l’Europe dans une inquiétude déplorable pour tous les intérêts, français et européens, moraux et matériels.
C’est sur cette question : la guerre est-elle probable et à peu près inévitable ? que le gouvernement français est tenu d’avoir un avis décidé et une politique également décidée et conforme à cet avis.
Je suis convaincu et je viens, à mon sens, d’établir que la guerre n’est ni inévitable, ni probable, et que maintenant, et pour un temps indéterminé, l’Europe, comme la France, aspire à la paix : quelle est la politique décidée et efficace que ce grand fait, s’il le reconnaît, conseille au gouvernement impérial ?
Des paroles, même les meilleures et les plus répétées, ne suffisent pas pour accréditer et rendre efficace la politique de la paix ; il y faut des actes qui suppriment les apparences mêmes de l’hésitation entre la paix et la guerre, et qui ramènent la confiance dans les esprits et dans les intérêts en prouvant que le gouvernement lui-même a confiance dans ses résolutions, dans les raisons qui les lui inspirent et dans les résultats qu’il en attend.
Il n’y a qu’un acte qui, dans l’état actuel des affaires européennes, soit sérieux, significatif et efficace : c’est le parti pris par le gouvernement de mettre les forces militaires de la France sur le pied de paix. Je préfère cette expression, le pied de paix, à celle de désarmement, parce qu’elle est plus vraie, et parce qu’elle affirme nettement la politique de la paix sans lui donner aucun air de faiblesse et sans exclure aucune des preuves ni des garanties de force qu’un grand pays comme la France doit conserver au sein même de la paix, et qui varient selon les circonstances du présent, et les chances de l’avenir.
En 1840, lorsque, après un grave échec de notre politique en Orient, le roi Louis-Philippe me fit l’honneur de me rappeler de l’ambassade de Londres pour me confier, dans le cabinet du 29 octobre, le ministère des affaires étrangères, ce fut au nom de la paix et pour la conserver, malgré les difficultés et les périls dont elle était menacée, que le nouveau cabinet se forma et que j’y acceptai la direction de la politique extérieure. Mais en proclamant tout haut, en pratiquant effectivement cette politique, nous n’hésitâmes point, non-seulement à maintenir, mais à accomplir les principales mesures de prévoyance et de force que le cabinet précédent avait adoptées dans la perspective de la guerre : les fortifications de Paris furent défendues dans un solennel débat contre leurs adversaires et complètement exécutées ; d’autres mesures, qui avaient pour objet soit la sûreté d’autres places, soit le bon état de l’armée, furent également exécutées. Le pied de paix militaire de la France fut ainsi placé au niveau de l’état de ses relations avec l’Europe, et pourtant non-seulement la paix européenne fut maintenue, mais la confiance dans la paix fut promptement rétablie en France et en Europe ; les plus inquiets au dedans, les plus méfians au dehors, n’eurent aucun doute sur la résolution du gouvernement français, sur l’efficacité comme sur la sincérité de cette résolution. Quand les. actes ont un caractère sérieux, cohérent et décisif, les hommes ne tardent pas à le reconnaître et à se conduire eux-mêmes en raison d’une politique à laquelle ils croient. Que le gouvernement impérial adopte la politique de la paix décidément, hautement, avec conséquence dans ses actes comme dans ses paroles, et de telle sorte que, ni en France ni en Europe, les hommes d’intelligence et de sens ne puissent à ce sujet rester incertains ; il pourra mettre alors à notre établissement militaire sur le pied de paix les conditions et les garanties correspondantes à l’état actuel dès affaires européennes, personne ne s’en étonnera ; l’attitude de la France restera forte, et la paix n’en sera pas moins assurée.
Il ne m’appartient pas de rechercher ici quelles peuvent ou doivent être ces conditions et ces garanties ; c’est uniquement du but précis et du caractère dominant de la politique française que je m’occupe, non des mesures accessoires et accidentelles qu’elle peut admettre sans en être dénaturée ou obscurcie.
Par quel procédé et dans quelle mesure le gouvernement français peut-il manifester efficacement et convenablement son parti-pris pour la politique de la paix ?
On a souvent parlé d’un congrès et de la question de la paix remise à une délibération européenne. Je ne crois ce procédé ni efficace pour la solution de la question, ni convenable pour la France. Les congrès sont bons pour régler les résultats du passé, non pour déterminer l’avenir. Quand de longues luttes militaires et diplomatiques ont amené entre divers états des rapports et des faits nouveaux, mais accomplis, et quand ces états sont, tous ou la plupart, décidés, comme on dit familièrement, à en finir en réglant, dans ses conséquences acquises et par des transactions mutuelles, la situation nouvelle qu’ils reconnaissent tous, alors les congrès sont naturels et utiles. Tels ont été en Europe à trois époques bien différentes les congrès de Munster, d’Utrecht et de Vienne ; mais, quand il s’agit d’une question d’avenir et de la conduite de tel ou tel état dans une situation incertaine et pour un intérêt suprême, les congrès sont vains, et ne servent qu’à envenimer les causes de désordre et de lutte. Ce n’est pas à un congrès qu’il appartient de décider si et pour combien d’années la Prusse cessera d’être ambitieuse et conquérante, et si l’extension actuelle de la puissance de la Prusse est pour la France un motif légitime et suffisant de guerre. C’est à chaque état de résoudre lui-même et lui seul de tels problèmes. Le gouvernement français ne saurait soumettre à une délibération européenne celui dont il est aujourd’hui justement préoccupé ; c’est à lui de savoir si, dans le nouvel état de l’Europe, il croit la paix possible et probable, et si, pour son compte et dans l’intérêt bien entendu de la France, il lui convient de la maintenir. C’est par un acte propre, spontané et dépendant de son seul pouvoir qu’il doit manifester à cet égard sa pensée et sa résolution.
Qu’avant d’accomplir cet acte, avant de déclarer son intention de mettre l’état militaire de la France sur le pied de paix, il sonde soigneusement les dispositions des autres grandes puissances et s’assure qu’elles croient, comme lui, la paix possible et probable, qu’elles ont, comme lui, le dessein de la maintenir, et qu’elles entreront dans la voie qu’il ouvre, soit en prenant elles-mêmes, soit en pressant leurs amis de prendre des mesures analogues à celle qu’il se propose d’adopter, c’est là, pour le gouvernement français, un impérieux devoir comme la plus naturelle prudence. Quoi qu’on en dise vulgairement, la diplomatie est aujourd’hui bien peu mystérieuse ; elle a peu de secrets, et elle ne réussirait guère à les garder : pour peu qu’il ait de clairvoyance et d’activité, il est facile à un grand gouvernement de n’être pas trompé et de bien connaître, avant d’agir, ce que pensent et feront de leur côté ses voisins.
De tous les faits que je viens de rappeler, une conclusion ressort avec évidence : c’est sur la France et la Prusse que porte le poids de la situation actuelle et de la responsabilité qui s’y attache ; c’est la perspective d’un duel entre ces deux puissances qui excite l’inquiétude générale et tient les esprits en perplexité et les affaires en suspens. Il y a déjà plus de deux ans que les faits qui auraient pu déterminer le duel se sont accomplis ; de la part de quelques-unes des puissances européennes, des traités ont consacré ces faits ; par d’autres, ils ont été notoirement acceptés ou admis en silence. Le duel a été ajourné. Reste-t-il probable et inévitable ? Peut-il être rejeté dans les ténèbres d’un lointain avenir ? C’est de la conduite des deux puissances engagées dans cette question que cela dépend ; mais que ni l’une ni l’autre, ni aucune des puissances européennes encore simples spectatrices, ne se fassent illusion ; si la lutte éclatait, elle cesserait bientôt de n’être qu’un duel. Il y a des maladies matérielles et individuelles auxquelles les savans contestent aujourd’hui le caractère de contagieuses ; les maladies morales et sociales le sont maintenant plus certainement et plus rapidement que jamais. Je ne m’arrête pas à dire pourquoi. Je tiens pour assuré que, si la guerre commençait entre la France et la Prusse, la contagion belliqueuse, avec passion ou à regret, gagnerait bientôt presque toute l’Europe ; la guerre a pu être cantonnée en Crimée et en Italie ; elle ne le serait pas longtemps en Allemagne, centre et théâtre des grandes nations et des grandes ambitions européennes. Personne ne peut prévoir quelles seraient toutes les conséquences d’un tel mouvement, ni lesquels des belligérans y succomberaient, ni combien tous en souffriraient, ni quelles nouvelles faces prendraient les gouvernemens européens. Je suis convaincu que la France et la Prusse sont très éloignées de vouloir déchaîner sur l’Europe cette violente et obscure tempête ; cependant qu’elles y prennent garde : elles sont bien grandes, mais l’avenir qu’elles ont entre les mains est plus grand qu’elles, et elles en sont responsables à bien d’autres qu’à elles-mêmes. Il ne m’appartient pas de pressentir ce que fera la Prusse, ni de lui donner des conseils ; c’est une nation vaillante et éclairée, elle a un gouvernement national et habile qui est en marche pour devenir un gouvernement libre. Elle vient d’obtenir un succès considérable, qu’elle ne le rende pas insupportable à ses voisins, qu’elle ne gâte pas sa destinée par des passions et des ambitions grossières et aveugles qui ne sont plus celles de la civilisation moderne et de la grande pensée humaine. Quant à la France, dans la crise où elle est engagée de si près, elle vient de faire depuis deux ans acte de modération et de prudence, acte de prévoyance et de force ; elle a gardé la paix, elle s’est mise en mesure pour la guerre. C’est quelque chose, ce n’est pas assez ; la situation, telle qu’elle reste aujourd’hui pour la France elle-même comme pour l’Europe, n’est pas tolérable ; elle suscite des alarmes, elle impose aux peuples des charges et tient les gouvernemens sur un qui vive qu’ils ne sauraient accepter longtemps. Il faut un avenir plus clair et plus long pour que la confiance, l’activité et la prospérité publiques reviennent ; il faut une politique plus décidée, plus cohérente et plus efficace pour assurer un tel avenir. Qu’en manifestant son dessein de mettre son état militaire sur le pied de paix, et en provoquant ses voisins à en faire autant, la France prenne l’initiative de cette politique ; je n’ai garde de prétendre en indiquer ici toutes les conditions et tous les moyens : je suis loin d’en méconnaître les difficultés et les périls ; mais je suis sûr qu’en l’adoptant hautement et en la pratiquant avec conséquence comme sans duperie, la France aurait grande chance de la propager autour d’elle, et qu’elle en recueillerait autant de crédit en Europe que de sécurité et d’impulsion prospère dans ses propres foyers.
GUIZOT.
Val-Richer, septembre 1868.
- ↑ Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps, t. VIII, p. 597.
- ↑ Le texte entier de cette dépêche a été publié par M. Garnier-Pagès dans son Histoire de la Révolution de 1848, t. III, Appendice, p. 361.
- ↑ Histoire de la Révolution de 1848, par M. Garnier-Pagès, t. III, Appendice, p. 358, 300, 361.
- ↑ L’Armée française en 1867, p. 272.