La France et l’Allemagne dans l’Afrique Centrale - La Délimitation du Cameroun et du Congo français

La France et l’Allemagne dans l’Afrique centrale
Dr Rouire

Revue des Deux Mondes tome 123, 1894
LA
FRANCE ET L'ALLEMAGNE
DANS L'AFRIQUE CENTRALE

LA DÉLIMITATION DU CAMEROUN ET DU CONGO FRANÇAIS

La France et l’Allemagne viennent de signer relativement à la délimitation de leurs possessions respectives dans le Centre africain un accord que les Chambres françaises vont être appelées à ratifier. Cet accord met fin à une situation épineuse et délicate qui, surtout dans ces dernières années, menaçait de devenir une source de complications d’ordres divers. L’Allemagne a obtenu le prolongement de la colonie du Cameroun juqu’aux rives du Chari, la France le prolongement de la frontière occidentale du Congo français jusqu’au lac Tchad. La part que s’est réservée l’Allemagne, si elle n’a pas répondu complètement à ses espérances ambitieuses, peut être jugée satisfaisante, et ses explorateurs pourront la considérer comme une digne récompense de leurs fatigues et de leurs labeurs. L’œuvre commencée il y a dix ans à peine par la prise de possession de quelques localités insignifiantes sur le littoral se termine aujourd’hui aux rives du Chari. Tandis que le nouveau domaine de l’Allemagne nettement délimité de tous côtés est désormais à l’abri de toutes contestations, les immenses territoires reconnus à la France par l’accord du 4 février 1894 peuvent lui être disputés, dans une certaine mesure, par des concurrens. Sur le haut Oubangui et sur le haut Chari nous restons en présence des Anglais et des Belges, qui entendent réclamer leur grosse part. Néanmoins un grand pas a été fait dans la voie du partage politique définitif de l’Afrique, par l’arrangement franco-allemand, et le temps n’est certainement pas éloigné où l’on verra les nations européennes dépenser leur activité dans le champ qu’elles se seront d’un commun accord assigné, sans pour cela être les unes pour les autres une source de difficultés et de gêne. L’enchevêtrement de causes et de circonstances qui auront amené l’Europe à se partager le Centre africain sera alors une histoire intéressante à connaître, et la formation territoriale du Cameroun, qui peut dès maintenant être racontée, sera un des chapitres les plus importans de ce récit. On y admirera la clairvoyance avec laquelle a été choisi sur le littoral l’emplacement de la future colonie du Cameroun, la décision et l’énergie qui ont présidé à sa fondation, l’esprit de suite et de méthode qui ont contribué à son accroissement. L’histoire du Congo français, intimement liée à celle du Cameroun, fera ressortir de son côté la grandeur et la ténacité des efforts que nous avons déployés pour contrecarrer les entreprises tentées d’autre part. Dans la lutte de vitesse au cœur du continent africain qui eut lieu entre les explorateurs allemands et les explorateurs français, ceux-ci l’ont emporté, et leur victoire, qui est aussi celle de tous ceux qui ont organisé et soutenu leurs missions, a eu comme conséquence l’abandon par l’Allemagne à la France du Soudan oriental et la possibilité pour cette dernière de constituer des rives du Congo au bord de la Méditerranée un immense empire africain.


I

L’établissement des Allemands au Cameroun est de date récente. A la fin de 1883, la prospérité croissante de l’Allemagne, le développement du commerce et de l’industrie, l’augmentation rapide de la population, l’émigration d’une partie des habitans et des capitaux à l’étranger, les exigences de la marine militaire et marchande, peut-être aussi le secret désir de fortifier l’unité de l’empire en donnant à la réunion d’Etats qui le formaient des colonies impériales, tous ces motifs décidèrent le gouvernement allemand à rechercher dans les diverses parties du globe les points où il pourrait hisser son pavillon et créer des établissemens coloniaux. La côte du Cameroun dans la baie de Biafra attira particulièrement son attention. Le pays n’avait pas encore été occupé, du moins officiellement, par une puissance européenne ; il était sain, il paraissait appelé à un grand avenir. Sous cette zone torride, le massif montagneux du Cameroun, s’élevant du bord même de l’Océan à 4500 mètres de haut, offrait des conditions de température et de climat telles qu’il était signalé depuis longtemps par les voyageurs comme devant servir aux Européens de colonie de peuplement et même de station de convalescens. Au pied de la Montagne du Ciel (ainsi l’appelaient les indigènes), l’embouchure du fleuve Cameroun offrait un mouillage beaucoup plus favorable que la plupart des embouchures des rivières qui se jettent dans le golfe de Guinée ; ce fleuve était large et navigable sur une assez grande étendue. Les habitans de la côte étaient depuis longtemps habitués au contact des Européens ; ils faisaient avec eux un commerce des plus actifs. L’Allemagne pouvait d’ailleurs se croire quelques droits à la possession de cette région. Dès 1870, Henri Barth avait parcouru l’intérieur du pays et atteint le premier les rives de la haute Bénoué. Quelques années plus tard, Rohlfs avait descendu cette rivière, Flegel l’avait remontée. A la suite des indications fournies par ce dernier, des maisons allemandes avaient établi des factoreries à proximité du fleuve Cameroun et y avaient acquis une situation commerciale prépondérante.

Chaque année cette prépondérance s’accentuait. De 1861 à 1883, l’exportation par navires de Hambourg au Cameroun s’était élevée de 3 300 tonnes à 47 000 tonnes ; l’importation avait augmenté dans de semblables proportions. Les relations des indigènes avec les commerçans européens étaient empreintes d’une cordialité telle que plusieurs chefs du pays avaient signé avec les représentans de Hambourg et de Brème des traités qui constituaient de véritables donations de territoires en faveur de ces derniers. Aussi quand, en 1883, le prince de Bismarck demanda aux Chambres de commerce de Hambourg, de Lubeck et de Brême quelles seraient les mesures les plus propres à développer et à protéger le commerce allemand sur la côte occidentale d’Afrique, ces dernières conclurent-elles à la prise de possession du littoral du Cameroun par l’Allemagne. La chambre de commerce de Hambourg fut particulièrement nette à cet égard. Après avoir passé en revue la situation politique et commerciale de cette portion de la côte occidentale d’Afrique, elle demanda formellement l’occupation immédiate de la baie de Biafra et la création d’une station navale dans ces parages.

C’était aller au-devant des désirs du prince de Bismarck. Se trouvant appuyé, ce dernier entra résolument dans la voie que lui indiquait le commerce hanséatique. Des instructions détaillées furent données à l’illustre explorateur Nachtigal, qui fut, pour la circonstance, nommé avec pleins pouvoirs commissaire impérial à la côte occidentale d’Afrique et reçut, le 19 mai 1884, l’ordre de s’embarquer sans délai à Lisbonne. Il fallait agir avec d’autant plus de promptitude et d’énergie que l’Angleterre avait des visées sur cette côte. Elle y avait même pris pied en un point qu’elle s’était fait céder en 1837 par le roi de Bembia. En ce point, qu’on avait nommé Victoria, le missionnaire Saker avait fondé en 1858 une station de missionnaires qu’entretenait et subventionnait la Société baptiste de Londres. Le premier qui avait atteint la cime du Cameroun était le capitaine Burton, qui y avait arboré en 1861 le drapeau de la Grande-Bretagne. Depuis, les agens consulaires anglais envoyés dans la contrée, et notamment le dernier, M. Hewet, n’avaient cessé de solliciter le Foreign-Office de reconnaître les faits accomplis et de leur donner une sanction par la déclaration officielle du protectorat anglais sur tout le littoral. Aux sollicitations des agens consulaires se joignaient les efforts des missionnaires baptistes et les désirs des indigènes, qui dans ces derniers temps avaient revêtu le caractère de manifestations publiques. Mais, malgré ces invitations et leur caractère pressant, le cabinet de Londres ne voulait pas se prononcer. M. Gladstone, alors au ministère, avait abandonné la politique « impériale » inaugurée par Beaconsfield, et, fidèle aux traditions de l’école de Manchester, entendait ne dépenser pour l’extension de l’empire colonial britannique ni un soldat ni un écu. Volontiers même il abandonnait certaines portions de cet empire récemment annexées sous le ministère de son prédécesseur. Dans l’Afrique australe, à la suite de la bataille de Majuba-Hill, il avait accordé au Transwaal une sorte de demi-indépendance ; en Asie, il faisait retirer les troupes anglaises de l’Afghanistan, et ne voulait plus garder les territoires que lord Beaconsfield avait cherché à incorporer à l’Inde pour donner à cette dernière ce qu’on appelait alors une frontière scientifique. Sur la côte occidentale d’Afrique, les pétitions annexionnistes des indigènes et de ses nationaux le laissaient indifférent. Il ne fallut rien moins que le départ de Nachtigal pour le forcer à prendre une décision. Alors seulement fut donné au consul Hewet l’ordre de prendre possession immédiate de la côte au nom de l’Angleterre. Hewet s’embarqua sur-le-champ, fit toute diligence, mais ne put arriver en vue du Cameroun que le 19 juillet. Nachtigal y était depuis le 15. Sans perdre une minute, le commissaire allemand avait convoqué les chefs indigènes amis et cliens des maisons allemandes, conclu avec eux des traités et fait accepter le protectorat allemand. Tout avait été terminé le jour même à minuit. Hewet ne put que remettre à Nachtigal une protestation dans laquelle il réservait les droits antérieurs de l’Angleterre sur le pays. Pour une fois, dans l’histoire de ses aventures coloniales, l’Angleterre s’était laissé devancer et avait laissé prendre par une puissance européenne une côte qu’elle convoitait.

Nachtigal ne tint d’ailleurs aucun compte de la protestation du consul anglais et ne tarda pas à montrer que l’Allemagne était bien réellement la maîtresse dans ces régions. Des indigènes partisans des Anglais ayant voulu protester contre la prise de possession de leur territoire, il fit appeler la flotte impériale, qui bombarda et détruisit les villages récalcitrans. Un grand nombre d’indigènes furent massacrés. Ayant ainsi affermi son autorité, Nachtigal s’occupa d’étendre le nouveau domaine qu’il venait de donner à l’Allemagne. Il descendit vers le sud et occupa la côte sur une étendue de 160 kilomètres jusqu’à Grand-Batanga, où il dut s’arrêter, car là commençait le territoire appartenant à la France. Il remonta alors au nord, dans le dessein de procéder à de nouvelles annexions ; mais là une désagréable surprise l’attendait : tout le pays venait d’être annexé par Hewet depuis le pied du Cameroun jusqu’aux bouches du Niger. Celui-ci en effet, aussitôt sa protestation remise, faisant preuve du plus grand sang-froid, avait déclaré anglaise la station de Victoria, puis conclu des traités avec les chefs indigènes du littoral, de manière à empêcher toute extension de la colonie allemande vers le nord. Force fut donc à Nachtigal de se contenter de la partie du littoral depuis le mont Cameroun jusqu’à Grand-Batanga et, à la fin de 1884, la colonie nouvelle comprit ainsi le mont Cameroun, les bouches du Mingo, l’embouchure du fleuve Cameroun et, dans le delta de la rivière Edia, le territoire de Malimba avec la ville de ce nom.


II

La nouvelle colonie allemande se trouvait donc avoir pour voisins des territoires anglais au nord et des territoires français au sud. Les Anglais s’étaient établis à Lagos en 1861, la France au Gabon on 1842, et depuis les deux nations n’avaient cessé de s’étendre l’une vers le sud, l’autre vers le nord, allant ainsi à la rencontre l’une de l’autre. Français et Anglais avaient donc pu se croire appelés à devenir les maîtres exclusifs de la côte, ’jusqu’au jour où les Allemands abordèrent au Cameroun. On conçoit le désagrément qu’ils durent éprouver de la fondation de la nouvelle colonie. Sur ce littoral qu’ils considéraient volontiers comme leur futur domaine, un tiers venait qui s’en appropriait la plus belle et la plus salubre partie. Ce nouveau voisinage n’était pas d’ailleurs sans leur inspirer quelques inquiétudes. Les Allemands en étaient alors à la première période de leur fièvre coloniale ; ils n’avaient d’autre désir que d’agrandir le plus possible leur nouveau domaine, sans se soucier outre mesure des droits acquis par leurs devanciers. Des empiétemens de leur part étaient à redouter d’autant plus que les points occupés par eux se trouvaient enchevêtrés sur le littoral au milieu des établissemens français et anglais. Il fallait bien se résigner cependant, et puisqu’on n’avait pu empêcher un tel voisinage, le mieux était de s’en accommoder et de chercher à éliminer toute cause de conflit. C’est ce que comprirent l’Angleterre et la France, qui se résolurent à convier l’Allemagne à la délimitation de leurs territoires réciproques. L’Angleterre entra la première dans cette voie. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, elle avait dès le 27 octobre 1884 reconnu le fait accompli en ce qui concernait l’occupation du Cameroun par l’Allemagne et transmis en ce sens une déclaration à Berlin. Des pourparlers s’engagèrent aussitôt après la note remise entre lord Granville et le prince de Bismarck pour le tracé d’une frontière commune entre les établissemens anglais et les établissemens allemands de la côte occidentale d’Afrique. L’entente fut difficile à établir, parce que le gouvernement allemand voulait englober dans sa possession le massif du Cameroun tout entier, tandis que l’Angleterre en poursuivait le partage. Les négociations se prolongèrent deux mois ; enfin, à la suite d’une mission remplie auprès du cabinet de Londres par le comte Herbert de Bismarck, un premier traité fixa, le 7 mai 1885, les limites des sphères d’influence de l’Allemagne et de l’Angleterre dans le golfe de Guinée. La frontière adoptée fut, sur le littoral, l’embouchure du Rio-del-Bey ; à l’intérieur, une ligne longeant la rive droite de ce cours d’eau depuis son embouchure jusqu’à sa source, puis se dirigeant droit vers la rive gauche de la rivière du Vieux-Calabar et se terminant à un point marqué par le mot rapids sur la carte anglaise de l’Amirauté.

La ligne de démarcation ne fut pas alors poussée plus loin. On n’avait pas de données géographiques sur la région au-delà des rapides du Vieux-Calabar, et ce point lui-même n’avait été choisi que parce qu’il marquait la limite alors connue du cours du Vieux-Calabar, atteint en 1842 par le capitaine Bancroft. Il faut dire aussi que l’Allemagne n’avait pas voulu s’engager au-delà, afin de réserver l’avenir. Ce que le sang-froid du consul Hewet annexant le pays jusqu’aux rives du Niger avait empêché Nachtigal de faire, le gouvernement allemand espérait par voie diplomatique l’obtenir. Il rêvait de donner à la colonie comme frontière nord au-delà des rapides les rives mêmes du Niger et de la Bénoué. Mais il avait compté sans l’esprit d’entreprise des Anglais. Ceux-ci, maîtres des embouchures du Niger, dont le cours inférieur était exempt d’obstacles naturels, s’empressèrent de se servir de cette magnifique voie fluviale pour étendre leur influence sur les pays situés le long de son cours et de ses affluons. Des compagnies anglaises rivales se disputaient le commerce de ces régions. Toutes fusionnèrent, et la National African Company, qui les absorba, finit par régner sans conteste sur le moyen Niger et sur la Bénoué. En 1886, une charte royale lui fut octroyée et lui conféra une vraie royauté, en l’autorisant à lever des troupes, à battre monnaie, à faire des lois, avec l’assentiment du sous-secrétaire d’Etat. Elle prit alors le nom de Royal Niger Company ; lord Aberdare en devint le président. Elle posséda cent cinquante factoreries, et ses bateaux remontèrent le Niger jusqu’aux rapides de Boussa, à 736 kilomètres de la mer, et la Bénoué jusqu’à Yola, sur un parcours de 720 kilomètres.

Devant de tels progrès accomplis en quelques mois et le déploiement d’une activité pareille, l’Allemagne comprit que tout espoir de s’étendre vers le Niger et la Bénoué devait être abandonné par la colonie du Cameroun. Elle craignit même que cette colonie ne fût enveloppée de tous côtés et réduite à une étroite bande de littoral.

Bien n’était plus facile en effet à la Compagnie du Niger, qui avait pris une position dominante sur la Bénoué, que de descendre vers le sud, de conclure des traités avec le sultan de l’Adamaoua et de fonder des établissemens dans le pays situé en arrière de la côte du Cameroun. Sous l’empire de ces appréhensions, le cabinet de Berlin demanda de lui-même la prolongation de la ligne de démarcation du Vieux-Calabar. L’Angleterre ayant bien voulu y consentir, il fut convenu par le protocole du 2 août 1886 que cette ligne serait prolongée en droite ligne vers Yola, à l’orient et tout près de cette ville, en un point qu’un examen ultérieur ferait reconnaître comme se prêtant pratiquement à la détermination d’une frontière.

Au cours de ces laborieuses négociations avec l’Angleterre, le gouvernement allemand avait engagé des pourparlers avec la France afin de régler d’une manière générale la situation respective de tous les établissemens français et allemands à la côte occidentale d’Afrique. En 1884, le docteur Nachtigal avait arboré le pavillon allemand non seulement sur le littoral de Cameroun, mais encore sur tous les points de la côte atlantique africaine qui n’étaient pas occupés d’une manière effective par une puissance européenne. C’est ainsi que des prises de possession avaient eu lieu au midi du Sénégal, au fond du golfe de Bénin, dans la baie de Biafra, sur le littoral situé au nord du fleuve Orange. Au midi du Sénégal, l’Allemagne s’était attribué la contrée comprise entre la rive gauche du Rio-Pongo et la rive droite de la Dubreka ; sur la côte de Bénin, elle avait mis la main sur Togo et Porto-Seguro ; au nord du fleuve Orange, et le avait occupé Angra-Pequena. L’occupation d’Angra-Pequena pouvait être indifférente à la France ; mais il n’en était pas de même de l’occupation des autres points de la côte. Si l’Allemagne pouvait faire valoir à l’appui de ses prétentions sur le Bio-Pongo et la Dubreka les traités passés en 1884 par des agens de la maison Kölin, de Stuttgard, avec des chefs indigènes, la France alléguait que ce chef n’avait aucun titre pour aliéner un territoire ne lui appartenant pas, car il était sous la dépendance de chefs plus puissans qui avaient conclu avec elle des traités antérieurs engageant à la fois eux et leurs vassaux. Sur la côte de Bénin, l’Allemagne avait bien pu occuper Porto-Seguro en vertu d’un traité conclu avec le roi de la contrée, mais la France déclarait que ce pays lui appartenait de par une convention antérieure. Il n’était pas jusqu’à certains points du littoral même de la nouvelle colonie du Cameroun sur lesquels la France ne pût faire valoir quelques droits. C’est ainsi que la localité de Malimba, sur le littoral au midi du mont Cameroun, déclarée possession allemande par Nachtigal, pouvait être considérée comme possession française depuis 1869, en vertu de traités passés avec les chefs du pays.

Toutes ces acquisitions avaient été faites avec une telle absence de scrupules, que le gouvernement allemand lui-même ne se sentait pas rassuré sur leur légitimité et ne faisait aucune difficulté d’en convenir. En manifestant au gouvernement français son désir de voir régler d’un commun accord la situation résultant des prises de possession effectuées par les commissaires allemands, le prince de Bismarck écrivait, le 13 septembre 1884, que « si, parmi les acquisitions allemandes, il s’en trouvait qui pussent ne pas s’accorder avec les droits et la politique de la France, son intention n’était pas de les maintenir ». Ce témoignage de bon vouloir et cette loyauté ne laissèrent pas le gouvernement français insensible, et M. Ferry, qui ne voulut pas rester en arrière de courtoisie, fit répondre, par l’intermédiaire de M. de Courcel, que le gouvernement de la République française n’était pas moins désireux que le gouvernement impérial de régler dans un esprit de bonne entente mutuelle « les rapports de voisinage pouvant résulter de la prise de possession, au nom de l’Empire allemand, de plusieurs points de la côte occidentale d’Afrique à proximité des établissemens français », et exprima la confiance que les deux gouvernemens n’auraient pas de peine à s’entendre sur les délimitations réciproques à intervenir.

C’est dans ces conditions, si favorables à un bon accord, que fut signé, le 24 décembre 1885, entre M. de Courcel, ambassadeur de la République française à Berlin, et le comte Herbert de Bismarck, le protocole délimitant la sphère d’influence en Afrique des deux puissances intéressées. Naturellement le Cameroun fut compris dans cet arrangement. Un esprit de grande conciliation présida à cette entente. Des concessions mutuelles furent faites de part et d’autre. L’Allemagne renonça à toutes prétentions sur le littoral au midi du Sénégal, entre le Rio-Pongo et la Mellacorée. En échange, la France reconnut à l’Allemagne les villes de Porto-Seguro et de Petit-Popo, sur la côte des Esclaves, et abandonna à la colonie de Cameroun la ville de Grand-Batanga.

La frontière nouvelle de cette colonie se trouva ainsi reportée de 60 kilomètres plus au sud. La ligne de démarcation entre le Congo français et le Cameroun partit de l’embouchure de la rivière Campo, puis, suivant le 2° 2’ de latitude nord, dut se prolonger à l’intérieur jusqu’au 12° 40’ de longitude est de Paris. Au nord de cette ligne le gouvernement français dut s’abstenir de toute action politique ; le gouvernement allemand prit le même engagement en ce qui concernait les pays situés au midi. Tout l’avantage de cette convention revint à la colonie du Cameroun, qui se trouva bénéficier, par la cession de 00 kilomètres de côtes, des sacrifices consentis par l’Allemagne sur d’autres points du littoral africain.


III

Les deux conventions conclues, au cours de l’année 1883, par l’Allemagne avec la France et l’Angleterre, peuvent être considérées comme les actes constitutifs de la colonie du Cameroun. L’accord anglo-allemand donnait à cette colonie une frontière définie au nord, l’accord franco-allemand, une frontière précise au midi. Compris dans ces limites, le territoire du Cameroun eut la forme d’un trapèze dont les deux côtés parallèles furent représentés à l’est par la ligne du littoral et à l’ouest par le méridien 12° 40’ de Paris, dont les deux autres le furent au nord par la ligne frontière tirée du Rio-del-Rey à Yola, au midi par la ligne de démarcation tracée entre le Cameroun et le Congo français. L’aire de ce trapèze égalait en étendue la moitié de l’Allemagne. Certes, il y avait là pour elle un territoire suffisant pour assurer à l’activité de ses nationaux pendant de longues années le plus magnifique champ d’action, d’autant plus qu’en dehors de la zone côtière tout l’intérieur du pays était inexploré ; mais l’ambition des nouveaux maîtres du Cameroun ne put se borner à cet horizon, si vaste fût-il, et, au lendemain même de la signature de la convention franco-allemande, ils ne voulurent voir dans la nouvelle colonie qu’une amorce, qu’un embryon d’une colonie plus vaste encore. Sans doute, il ne fallait pas songer à étendre leurs possessions vers le nord et vers le sud : de ces côtés, les conventions conclues avec l’Angleterre et la France leur avaient imposé des limites inflexibles. Mais du côté de l’est, vers l’intérieur du continent africain, la frontière restait ouverte. Le méridien 12° 40’ n’avait été indiqué que comme une ligne provisoire. Au-delà, le pays était au premier occupant. Tout le centre de l’Afrique se trouvait là, attendant un maître européen : l’Adamaoua, le Baghirmi, le Wadaï, le Kanem, jusqu’aux rives lointaines du Nil, quel empire colonial acquis à l’Allemagne ! Ce rêve, tout bon « colonial » allemand l’eut sous les yeux, et à sa réalisation travaillèrent les gouverneurs du Cameroun et les explorateurs.

Il faut avouer que les uns et les autres firent preuve dans leurs entreprises de beaucoup de ténacité, d’esprit de suite et de méthode. Le littoral fut choisi comme base d’opérations, et l’intérieur du pays attaqué par plusieurs points que l’on jugea les plus vulnérables.

Trois fleuves descendaient des chaînes côtières vers le golfe de Biafra : le Vieux-Calabar au nord, la Sannaga au centre, le Njong au midi ; ils furent utilisés tous trois comme autant de voies de pénétration vers l’intérieur. La région nord fut explorée par le docteur Zintgraff. Ayant quitté Barombi en décembre 1888, Zintgraff visita le pays de Bali, arriva à Ibi sur la Bénoué et gagna Yola, capitale de l’Adamaoua, en passant par Gatschka, puis revint à la côte. Un an plus tard, le capitaine Kund et le lieutenant Tappenbeck avaient reconnu le cours de la Sannaga, fondé la station de Jaunde. Kund, malade, rentrait à la côte, mais Tappenbeck poussait jusqu’à Nghila, où la mort venait le surprendre. Succédant à Tappenbeck, Morgen reprit l’exploration au point où elle avait été laissée, et arriva à Nghila en octobre 1890, puis de là se dirigea sur Ngaoundéré et la haute Bénoué. Il put visiter l’Adamaoua méridional et passer du bassin de la Sannaga dans celui du Niger (janvier 1891), mais ne put atteindre aux sources de la Bénoué, et le capitaine de Gravenreuth, chargé de continuer son œuvre, se faisait tuer dans un combat livré aux indigènes (novembre 1891). Son successeur fut Ramsay, qui arriva précédé d’une grande réputation d’habileté, acquise à la côte orientale d’Afrique. Dans le dessein de faire échec aux tentatives des explorateurs français qui prenaient de l’avance sur les affluens septentrionaux du Congo et menaçaient d’atteindre le Baghirmi et le lac Tchad, Ramsay se mit en marche à la tête d’une expédition de 300 hommes, longea la Sannaga, parvint à la station de Jaunde, qu’il ne put d’ailleurs dépasser, et eut le chagrin de voir son entreprise complètement échouer. Une nouvelle mission du docteur Zintgraff ne devait pas être plus heureuse. Ayant suivi la même route qu’il avait ouverte en 1888, Zintgraff était parvenu à Bali et de là comptait gagner I’Adamaoua et le lac Tchad ; mais il dut s’immobiliser sur place, attendant vainement les munitions et les approvisionnemens que devait lui envoyer Ramsay. Après s’être morfondu 18 mois à Bali, et avoir passé tout ce temps en récriminations stériles, Zintgraff dut abandonner la partie. Ecœuré des procédés de Ramsay à son égard, il faisait savoir à l’Office colonial qu’il quittait définitivement le service de l’Empire. De son côté, rebuté par son échec, Ramsay quittait le gouvernement de la colonie du Cameroun.

Au commencement de 1893, la situation était la suivante : les Allemands avaient exploré à peu près toute la région côtière ; les bassins du Vieux-Calabar, du Njong, de la Sannaga, avaient été reconnus par eux en grande partie. Ils avaient visité I’Adamaoua méridional et avaient atteint la Bénoué. À trois cents kilomètres de la côte, ils avaient fondé les stations de Jaunde, de Balinga et de Balibourg. Mais là s’étaient bornés les résultats de leurs efforts. Les espérances qu’ils avaient conçues au début avaient été loin de se réaliser. Non seulement ils n’avaient pu pénétrer au Baghirmi, au lac Tchad et au Chari, mais encore ils n’avaient atteint sur aucun point le méridien 12° 40’, qu’ils considéraient comme la frontière orientale provisoire de leur colonie. Ni le Vieux-Calabar, ni la Sannaga, ni le Njong, dont le cours avait été reconnu par eux, n’avaient pu servir de route conduisant fort avant dans l’intérieur. L’organisation politique du pays ne s’était guère prêtée non plus au succès de leurs tentatives. Immédiatement en arrière de la zone littorale, la population indigène se trouvait morcelée en une foule de petites tribus indépendantes vivant en luttes perpétuelles ou bien formées d’agglomérations de nègres haoussas dépendant du sultan d’Yola auquel il fallait demander l’autorisation de traverser leur territoire. Peuplades indépendantes ou nègres haoussas constituaient ainsi une puissante barrière entre le littoral et les États musulmans plus civilisés de l’Afrique centrale. Enfin, il faut bien le dire, les Allemands n’avaient pas montré assez de souplesse dans leurs rapports avec les indigènes. Venus pour la plupart de la côte orientale, les gouverneurs et les explorateurs avaient employé à l’égard des peuplades du Cameroun les mêmes procédés violens, la même force brutale dont ils s’étaient servis dans l’est africain à l’égard des Arabes trafiquans d’ivoire et chasseurs d’esclaves. Une telle manière d’agir avait fait le vide devant eux, avait paralysé leurs laborieux efforts et fait aboutir leurs tentatives à des insuccès relatifs.


IV

Tandis que les Allemands s’épuisaient en vains efforts pour gagner le bassin du Chari et les États musulmans de l’Afrique centrale, les Français établis au nord du Congo cherchaient, eux aussi, à s’avancer dans la même direction. On sait que la convention franco-allemande de 1885 avait assigné comme frontière nord au Congo français la rivière Campo et le parallèle qui prolonge dans l’intérieur le cours de cette rivière. D’autre part, deux conventions conclues, la première en 1885, la seconde en 1887, entre la France et l’État indépendant du Congo, avaient donné comme frontière limitrophe à leurs possessions respectives la chaîne de partage des eaux du Niari-Quillou et du Congo, puis le cours du Congo jusqu’à son confluent avec l’Oubangui, et enfin le cours de l’Oubangui lui-même. Après la conclusion de ces traités, la surface du Congo avait la forme d’un triangle fermé d’un côté par la mer, de l’autre par le fleuve Congo et l’Oubangui et en haut par le Cameroun. Au nord, à l’est et à l’ouest, notre nouvelle colonie se trouvait donc enserrée dans des limites soit conventionnelles, soit naturelles, parfaitement définies. Il n’y eût plus eu pour elle d’extension possible si une solution de continuité ne se fût trouvée par bonheur dans la ligne frontière. La limite nord du Cameroun n’avait pas été indiquée au-delà du 12° 40’ de longitude est. Entre ce méridien et la rive droite de l’Oubangui, qui formait la fronture du Congo français, était un espace qui avait été laissé en dehors de tout tracé. La frontière du Cameroun n’atteignait pas ainsi la frontière formée par l’Oubangui ; le triangle n’était pas fermé à son sommet. Un couloir s’ouvrait devant nous par lequel nous pouvions nous introduire plus avant dans l’intérieur de l’Afrique. Explorer et reconnaître ce couloir, s’en assurer la possession soit par des traités de protectorat, soit par une occupation effective, aurait dû être la première préoccupation de ceux qui n’entendaient pas faire du Congo une simple enclave littorale. Pourtant, pendant les premières années qui suivirent les traités de 1885 le but à atteindre n’apparut pas très nettement aux esprits ; du moins on serait tenté de le croire, car on fit peu d’efforts dans cette voie. De 1885 à 1890, une mission d’importance un peu sérieuse fut seulement organisée : celle de MM. Fourneau et Crampel. Partis en 1887 de la côte atlantique, Fourneau et Crampel longèrent la frontière nord du Congo français par une route presque parallèle à celle qu’avaient suivie quelque temps auparavant, au nord de cette ligne, Kuun et Tappenbeck. Dans cette direction les deux explorateurs français auraient certainement atteint l’Oubangui et relié la côte à cette grande rivière par une voie directe, s’ils ne s’étaient heurtés aux mêmes obstacles qui avaient obligé Kund et Tappenbeck à battre en retraite. En présence de l’hostilité des indigènes, ils durent, comme ces derniers, reculer devant eux et regagner la côte.

De nouvelles tentatives n’eurent lieu qu’en 1890. Cette année même, un grand événement dans l’histoire du partage politique de l’Afrique avait eu lieu. L’Angleterre et l’Allemagne, ayant résolu de régler une fois pour toutes leurs différends coloniaux, avaient conclu le 2 juillet une convention qui délimitait d’une manière précise les territoires dans lesquels devait s’exercer leur influence respective. Elles s’étaient notamment partagé les États du sultan de Zanzibar, sans avoir au préalable demandé le consentement de la France, qui était indispensable cependant à la validité de cet acte, car, par un traité en date de 1862, le Foreign-Office s’était engagé envers le gouvernement impérial à ne pas porter atteinte à l’indépendance du sultan. La France ayant fait entendre ses protestations, un compromis intervint. Le gouvernement français consentit à reconnaître le nouvel état de choses créé par la convention anglo-allemande du 2 juillet 1890, et en échange l’Angleterre « reconnut, en même temps que notre protectorat sur Madagascar, la sphère de notre influence au midi de nos possessions méditerranéennes jusqu’à une ligne tirée de Saï sur le Niger moyen à Barroua sur le lac Tchad. » De par ce traité, tout l’espace s’étendant du midi de l’Algérie au Niger moyen et à la rive nord du lac Tchad était placé sous notre influence. La frontière méridionale de nos possessions dans le nord de l’Afrique se trouvait reportée sur le lac Tchad. Cette frontière même n’était plus séparée de nos possessions du Congo français que par les pays s’étendant du midi de ce lac à la rive nord du Congo. Dès lors, faire de l’Algérie, du Sénégal et du Congo français un seul tout, constituer ainsi un immense empire africain allant des rives de la Méditerranée au cours du Congo, fut une idée qui devint familière à beaucoup d’esprits. La réalisation parut ne pas présenter d’obstacles insurmontables. On pouvait accéder au lac Tchad par la route laissée libre entre la colonie du Cameroun et l’Oubangui, et il faut dire que la topographie et l’hydrographie de la contrée allaient se prêter admirablement à ce dessein. Deux magnifiques artères fluviales, affluens de la rive droite du Congo, nous ouvraient deux faciles voies de pénétration vers le nord, et au-delà de la ligne de faîte de leur bassin, une autre grande rivière, le Chari, nous conduisait directement au lac Tchad. La réunion sur les bords de cette nappe d’eau de l’Algérie, du Sénégal et du Congo fut alors la formule simple et concrète qui s’imposa à tous les esprits.

En France, où l’on apporte aujourd’hui un si grand intérêt aux questions coloniales, les bonnes volontés et les hommes ne pouvaient manquer pour la réalisation de ce programme. Un comité composé de noms éminens empruntés au monde de la presse, de la politique et de la finance se constitua à Paris le 10 décembre 1890 sous le nom de Comité de l’Afrique française, ayant pour objet de reconnaître le pays compris entre l’Oubangui et le lac Tchad, de développer notre commerce dans cette région, d’y asseoir notre influence et d’acquérir ainsi les droits du premier occupant. Crampel, déjà connu par son exploration au nord du Congo et par sa montée de l’Oubangui, vint offrir son concours au Comité et exposa un plan simple et pratique qui consistait à remonter par l’embouchure du Congo jusqu’à l’Oubangui, à arriver au Baghirmi, à passer au Bornou, à jalonner la route ainsi suivie par une ligne de traités qui supposeraient à l’extension vers l’intérieur des possessions anglaises et allemandes ; il vit ses offres acceptées. Le 10 mars 1890 il s’embarquait à Bordeaux, arrivait à l’embouchure du Congo, dont il remontait le cours jusqu’à son confluent avec l’Oubangui, le cours de cet affluent jusqu’au point où cette rivière s’avance le plus au nord, vers le 5°10’ de latitude, franchissait la ligne de faite du bassin de l’Oubangui et du Chari. Trahi par ses guides, il périssait à El-Kouti, non sans avoir montré la route à suivre à ses successeurs. Dybowski, qui vint après lui, vengeait sa mort ; mais, vaincu par la maladie, il rentrait en France, laissant son personnel au poste de la haute Kémo, affluent de l’Oubangui, et Casimir Maistre lui succédait dans son commandement. Accompagné de MM. de Clozel, de Béhagle et Bonnet de Maizières, Maistre partait du poste de la Kémo, atteignait le Gribingui, principale branche du Chari, recevait le meilleur accueil des fonctionnaires du sultan du Baghirmi établis dans le pays, visitait la ville de Laï, située sur la rive droite du Logoné, et arrivait le 23 mars 1893 à Akassa, ayant le bonheur de ramener sains et saufs ses compagnons après une exploration qui n’avait pas duré moins de quatorze mois depuis son arrivée à Loango et au cours de laquelle il avait parcouru 5 000 kilomètres environ.

Les tentatives de pénétration vers l’intérieur par l’Oubangui avaient eu lieu aux frais du Comité de l’Afrique française, qui avait agi sans engager en quoi que ce soit les ressources ou la responsabilité de l’État. La pénétration par l’autre voie navigable, la Sangha, fut l’œuvre exclusive du gouvernement du Congo. Dès 1890, un des fonctionnaires de l’administration du Congo, M. Cholet, avait fait une première exploration de ce fleuve. Il le remontait jusqu’à son confluent le Ngoko, et le 30 mars atteignait la ville de Comasa. Quelques mois plus tard, MM. Fourneau et Gaillard établissaient un poste à Ouesso. L’hostilité des indigènes les obligeait à regagner le bas-Congo, mais M. de Brazza en personne reprenait leur projet de pénétration. En novembre 1891, il installait une station à Bania, faisait franchir au Courbet les rapides qui s’y trouvent, explorait les branches les plus élevées de la Sangha et faisait en même temps œuvre politique en entrant en relations avec le gouverneur ou lamido de Ngaoundéré. Lui-même se rendait dans l’Adamaoua méridional à Gaza, et en décembre 1892 envoyait à Yola un de ses agens, M. Ponel, qui reçut de l’émir le meilleur accueil.

Mais dans nos tentatives pour atteindre le lac Tchad, nos efforts ne se bornèrent pas seulement à remonter le cours de l’Oubangui et celui de la Sangha. Nous utilisâmes aussi les deux routes qu’ouvraient devant nous le Sénégal et le Niger, et dans ce dessein furent organisées les deux missions de Monteil et de Mizon. Presque à la même époque où Fourneau et Gaillard partaient pour explorer la Haute-Sangha, où Crampel remontait l’Oubangui, Monteil partait de la côte occidentale d’Afrique, traversait le pays situé au midi de la boucle du Niger, arrivait à Saï, puis, longeant la ligne frontière acceptée par nous en 1890, visitait les États de Sokoto et de Bornou, touchait aux bords du lac Tchad et terminait enfin à Tripoli un magnifique voyage qui n’a d’analogue que ceux de G. Rohlfs et de Nachtigal dans ces régions. De son côté, au mois d’octobre 1890, Mizon remontait le Niger ; mais, arrêté dès le cinquième jour de sa route par l’hostilité des indigènes sujets de la Compagnie, il devait se replier avec ses blessés sur Akassa. Une seconde tentative plus heureuse l’amenait à Yola ; mais là, apprenant l’état troublé de la région au midi du Tchad, il renonçait à aller plus avant et, s’enfonçant droit au sud dans la direction du Congo, il opérait sa jonction avec M. de Brazza sur les bords de la Sangha. Revenu en Europe au commencement de 1892, Mizon en repartait quelques mois après pour l’embouchure du Niger, et au mois d’octobre de la même année remontait la Bénoué avec deux bateaux, la Mosca et le Sergent-Malamine, quand il eut la malchance de voir l’un d’eux s’échouer sur un banc de sable dans le voisinage du territoire du Mouri. Ce fut pour lui une occasion de nouer des relations avec le sultan du pays, de lui prêter son aide pour vaincre des noirs opposés à la circulation des caravanes, et d’obtenir de lui un traité qui plaçait son pays sous le protectorat de la France. Ces opérations de Mizon ne furent pas du goût de la Compagnie du Niger. Des notes comminatoires furent adressées par elle tant à Mizon qu’au gouvernement français lui-même. On connaît les diverses phases de la lutte engagée entre Mizon et la Compagnie : les attaques violentes de lord Aberdare contre l’explorateur français à l’assemblée générale des actionnaires du Niger en juillet 1893, la menace à lui faite par la Compagnie de couler ses bateaux, l’invitation du gouvernement français à Mizon de rentrer en France, la poussée de ce dernier sur Yola, le traité de protectorat qu’il affirma avoir conclu avec le sultan de l’Adamaoua, son départ d’Yola, la fermeture de ses factoreries et la confiscation de ses marchandises par les agens de la Royal Niger Company. Cette dernière mesure arbitraire était contraire aux stipulations de l’Acte de Berlin, qui déclare que « la navigation du Niger et de ses affluens est libre ; que les sujets et les pavillons de toute nation doivent y être traités sur le pied d’égalité, sans aucune distinction. » Mais la Compagnie paraît s’être peu préoccupée de conformer sa conduite aux prescriptions d’un acte qui cependant fait foi dans le droit public international. Elle veut garder pour elle seule le monopole de l’exploitation du Soudan central, et cherche systématiquement à écarter tout concurrent qui pourrait lui disputer la prépondérance commerciale et gêner son action future.

Sur le Haut-Oubangui et sur la Haute-Sangha, comme sur la Bénoué et le moyen Niger, l’œuvre accomplie par nos explorateurs avait été éminemment utile aux intérêts français. Crampel, Dybowski et Maistre avaient conclu des traités tout le long de la route qu’ils ont suivie. Le territoire des peuplades vivant sur les bords de l’Oubangui, du Chari, du Logoné et de la Haute-Bénoué se trouvait ainsi placé sous notre influence. Brazza avait annexé pacifiquement le bassin de la Sangha, et Mizon déclarait avoir fait accepter le protectorat de la France par l’émir d’Yola et les sultans du Bachama et du Mouri. Nous menacions à la fois les Anglais établis sur le Niger et la Bénoué et les Allemands du Cameroun. Nous avions entouré leurs possessions respectives d’un réseau à peu près complet d’itinéraires ; nous avions même pénétré, avec Mizon, sur la Bénoué, au centre de leurs territoires. La Compagnie du Niger se voyait disputer non seulement le monopole commercial qu’elle entendait s’arroger, mais encore la possession de territoires qu’elle considérait comme son domaine exclusif. Même le voyage du commandant Monteil, qui s’était montré pourtant si respectueux des dispositions de la convention de 1890, n’avait pas été sans éveiller chez elle quelque méfiance. Quant à la colonie du Cameroun, nous l’avions mise, pour emprunter une expression employée par la presse allemande, dans une situation plus défavorable encore. Nous avions contourné, de Yola sur la Bénoué à Ouesso sur la Sangha, tout le territoire du Cameroun. Plus à l’intérieur nous avions tracé une deuxième ligne d’investissement du confluent de l’Oubangui à la Haute-Bénoué. Le Cameroun se trouvait ainsi isolé de l’intérieur africain par deux lignes de postes français établis sur la Sangha et l’Oubangui et par les territoires ouverts à notre influence par Brazza, Mizon et Maistre. Entre la colonie allemande et le bassin du Chari s’interposait désormais comme une grande barrière une vaste région où nous avions tracé des itinéraires, découvert des cours d’eau, établi des postes, fait alliance avec des peuples divers. En vain, pour donner de l’air à la colonie, pour lui ouvrir une issue vers le Tchad, le lieutenant de Stetten, après l’avortement des missions de Zintgraff et de Bainsay, avait-il tenté une exploration nouvelle. Le résultat, bien que des plus fructueux pour les intérêts allemands, avait été au-dessous des espérances de son auteur. Parti le 23 mars 1893 de Balinga, Stetten, après avoir traversé le fertile et populeux pays de Tikar où aucun Européen n’avait encore pénétré, était arrivé à Yola vers la fin de juillet. Là, s’il faut l’en croire, il aurait reçu de l’émir d’Yola l’autorisation, en faveur de l’Allemagne seule, d’établir des stations dans les contrées qu’il avait parcourues jusqu’à la limite sud-est de l’Adamaoua. Mais ses allégations se trouvèrent contestées par Mizon, qui, survenu à Yola six semaines après Stetten, déclara avoir fait signer le. 25 juin au même émir un traité de protectorat et y avoir fait ajouter, le 25 août, une clause par laquelle notre résident seul devait servir d’intermédiaire entre les indigènes et les Européens. Il est vrai d’ajouter aussi que le lieutenant von Uchtritz, qui avait remplacé à Yola Stetten retourné au Cameroun, refusait de reconnaître le traité conclu par Mizon, en alléguant qu’il était contraire à la convention franco-allemande du 24 décembre 1885, ainsi qu’au traité conclu précédemment entre Stetten et le sultan d’Yola. La situation politique dans l’Adamaoua tournait ainsi à l’imbroglio ; l’autorité du sultan d’Yola était tour à tour invoquée pour justifier les prétentions les plus opposées ; les relations étaient des plus tendues entre explorateurs et, en attendant qu’un peu de lumière fût apporté sur la valeur de tous ces traités, un conflit qui eût pu avoir les plus graves conséquences était à chaque instant à redouter.


V

Jusqu’à ces derniers événemens, la Compagnie du Niger et la colonie du Cameroun n’avaient pas vécu dans des rapports d’excellent voisinage. Leur limite commune, constituée par le Rio-del-Rey jusqu’à Yola, était extrêmement vague et avait donné lieu à des complications irritantes entre la Compagnie du Niger et le protectorat anglais des Oil-Rivers d’une part et le Cameroun de l’autre. Anglais et Allemands se considéraient d’ailleurs volontiers sur le terrain commercial comme des concurrens dont le plus fort devait éliminer le plus faible ; les uns et les autres avaient aussi des visées politiques tout opposées. C’est avec intention des deux côtés que la ligne de démarcation de leurs possessions respectives n’avait pas été poussée au-delà d’Yola. Entre ce point et le lac Tchad, les Anglais espéraient se glisser, et par cette bande étroite joindre leurs possessions du Soudan central à celles du Soudan égyptien, et constituer ainsi de la côte à la contre-côte africaine un empire qui eût embrassé l’Afrique dans toute sa largeur. Les Allemands, de leur côté, entendaient bien prolonger leur colonie jusqu’au Tchad et occuper le plus possible d’espace au nord-ouest d’Yola et vers le Bornou. Des pourparlers pour donner une frontière définitive à leurs possessions avaient été engagés, mais n’avaient pu aboutir. Ni les uns ni les autres n’avaient voulu démordre de leurs prétentions, et la situation eût pu se prolonger indéfiniment avec ce caractère d’indécision, si les efforts que faisaient les Français pour prendre pied en arrière de leurs sphères d’influence réciproques ne les eussent obligés de se rapprocher. Devant le danger qui les menaçait, l’Angleterre et l’Allemagne crurent qu’il était devenu urgent pour elles de s’entendre sur un terrain de conciliation : elles se tirent des concessions réciproques pour avoir toute liberté de surveiller l’ennemi commun. Le premier résultat de cette entente fut les bons services rendus à la mission von Uchtritz par la Compagnie du Niger, qui transporta le personnel et le matériel de la mission à Yola ; le second fut la signature de la convention du 14 août 1893, qui donna aux deux sphères d’influence anglaise et allemande au Niger et au Cameroun une ligne de démarcation complète et définitive. La limite provisoire tracée d’abord du Rio-del-Rey aux rapides du Vieux-Calabar, continuée ensuite jusqu’à, la rive sud du lac Tchad, aboutit en un point situé à 35’ à l’est du méridien de Kouka, correspondant à la distance entre le méridien de Kouka et le 14° de longitude est de Greenwich. A l’ouest de cette ligne, tous les terrains tombèrent dans la sphère d’intérêts allemande. Une certaine portion de territoire à l’est d’Yola ayant pour rayon une ligne partant d’Yola et aboutissant, en un point situé sur la rive gauche de la Bénoué, à 5 kilomètres de l’embouchure de la rivière Faro, fut cependant réservée à l’Angleterre. Il était convenu en outre que l’influence allemande, en ce qui concerne ses relations avec la Grande-Bretagne, ne s’étendrait pas au-delà des bassins de la rivière Chari, et que les pays du Darfour, du Kordofan et du Bahr-el-Ghazal, tels qu’ils sont délimités dans la carte publiée par Justus Perthes en octobre 1891, seraient exclus de la sphère d’influence de l’Allemagne, même au cas où il serait découvert que des affluens du Chari sont situés à l’intérieur de ces pays. Les deux puissances prenaient l’engagement de s’abstenir mutuellement de tout empiétement sur leurs sphères d’influence réciproques ainsi déterminées, de renoncer à faire des acquisitions dans la sphère d’influence l’une de l’autre, d’y conclure des traités, d’y accepter des droits de souveraineté ou de protectorat, et la Grande-Bretagne reconnaissait qu’elle était obligée d’appliquer, en ce qui concerne la partie du Niger et de ses affluens situés dans les pays placés sous sa souveraineté, les dispositions des articles de l’acte de Berlin relatives à la liberté de navigation. L’Allemagne reconnaissait de son côté qu’elle était liée par ces mêmes obligations en ce qui concerne la partie du réseau fluvial placée désormais sous son autorité.

En Angleterre la presque unanimité de l’opinion a fait un accueil favorable à cet accord. Une bonne partie de la presse anglaise, et notamment le Times, crut pouvoir dire que cet arrangement réglait d’une façon satisfaisante une question ayant depuis près de huit ans donné lieu à maintes difficultés, et que l’heureuse issue des négociations menées de part et d’autre par M. Gosselin et le docteur Kayser, chef de l’Office Colonial allemand, dans un égal esprit de conciliation, pouvait être considérée comme un nouveau fruit des rapports si amicaux existant entre l’Allemagne et l’Angleterre dans le traitement de toutes les questions coloniales. Le contentement fut moins vif en Allemagne, où les coloniaux chauvins se plaignirent de voir Yola et un territoire compris à l’est dans un certain rayon à l’en tour de cette ville reconnus définitivement comme appartenant à la sphère d’influence anglaise. Pour notre part, nous sommes d’avis que, malgré les plaintes des coloniaux allemands, malgré la satisfaction feinte ou réelle de la presse anglaise, la convention du 14 août 1898 a fait la part la plus belle à l’Allemagne. Sans doute elle n’obtenait pas Yola, qui d’ailleurs avait été cédée par elle à l’Angleterre à la suite de l’arrangement de 1886, mais elle acquérait une position dominante sur la Haute-Bénoué et le confluent de la rivière Faro avec l’importante place de commerce de Karoua. Elle a la rive sud du lac Tchad à l’occident du 14° de longitude avec l’embouchure du Chari ; surtout, l’Angleterre se dépouillait à son profit de toutes prétentions au-delà du 14° est, et l’immense territoire du Soudan occidental jusqu’aux limites du bassin du Nil rentrait dans la sphère d’influence des intérêts allemands. A elle le Baghirmi, le Kanem, le Wadaï, la rive orientale du Tchad et le prolongement indéfini de cet empire vers le nord. En échange de cette cession générale du centre africain, l’Angleterre ne gagnait qu’un bien faible territoire autour d’Yola. Elle s’interdisait les longs espoirs et le grandiose avenir. Le projet des coloniaux anglais de réunir le Soudan central au Soudan égyptien devenait mort-né. Les motifs de cet abandon général de ses rêves et de ses conceptions n’ont point été indiqués. Peut-être l’Angleterre a-t-elle jugé que le Soudan central, qui ne comprend pas moins de 600 000 kilomètres carrés avec une population de trente millions d’âmes, devait lui suffire ; que la réalisation du projet d’union du Soudan central et du Soudan égyptien constituerait une opération par trop onéreuse et lui occasionnerait des soucis par trop absorbans ; que, dans ces conditions, le mieux était de passer la main.

Quoi qu’il en soit, le traité du 15 novembre 1893 sanctionnait le partage de l’Afrique centrale entre l’Allemagne et l’Angleterre. A la première il donnait le bassin du Chari ; à la seconde il réservait le bassin du Nil. Si la répartition de ces immenses territoires eût été une question à débattre exclusivement entre les deux puissances contractantes, tout eût été pour le mieux et aucun État n’eût été autorisé à formuler des observations. Mais il n’en était pas ainsi. La France, qui avait été tenue à l’écart des négociations anglo-allemandes, était, des puissances européennes qui avaient des intérêts dans l’Afrique centrale, celle [qui s’était créé le plus de droits à la possession d’une bonne partie de cette région, et notamment du bassin du Chari. En donnant l’étendue de ce bassin aux Allemands jusqu’à la ligne de faîte du bassin du Nil, l’Angleterre donnait en réalité ce qui ne lui appartenait pas. L’accord anglo-allemand tenait donc pour nuls et non avenus les traités de Crampel, de Dybowski et de Maistre ; même il affectait d’ignorer notre occupation pacifique de la Sangha. Il faisait de notre colonie du Congo français un territoire fermé. Bloqué au nord par les Allemands, à l’est par les Belges, le Congo français n’avait plus d’extension possible ; l’Algérie et le Sénégal étaient à jamais séparés de lui. De plus, la manière dont les négociations avaient été conduites constituait un manquement absolu d’égards en vers la France. On avait agi comme si nous ne comptions plus, comme si on ne nous connaissait pas, comme si on n’avait pas voulu nous connaître. Nous avions été traités avec la même désinvolture qu’en 1890 lors du partage des États du sultan de Zanzibar. Blessés gravement dans nos intérêts et notre amour-propre, nous ne pouvions, malgré notre très grand désir d’éviter les conflits, accepter la situation nouvelle qui nous était faite. Aussi, dès que l’accord anglo-allemand eut été rendu public le 15 novembre 1893, fîmes-nous entendre nos protestations. Notre cause était si juste, nos plaintes si fondées, que l’Allemagne ne pouvait ne pas les admettre. Le cabinet de Berlin déclara être animé des dispositions les plus conciliantes et se montra désireux de négocier amicalement avec nous les bases d’un accord. Sur ces indications rassurantes, M. Haussmann, chef de la division politique de l’administration des colonies, assisté, comme délégué technique, du commandant Monteil, furent désignés comme commissaires et envoyés Berlin traiter avec le gouvernement allemand, qui nomma, pour le représenter, M. Kayser, directeur de la division coloniale, et le baron von Dankelmann, directeur de la Revue de géographie coloniale (Die Mittheilungen).

La mission des commissaires allemands et français était des plus délicates. En France et en Allemagne, on partait des points de vue les plus différens. On n’était pas même d’accord sur la valeur des termes employés dans le traité de 1885 qui avait fixé la frontière du Cameroun et du Congo français. Dans ce traité il était dit textuellement que « le gouvernement de S. M. l’empereur d’Allemagne s’engage à s’abstenir de toute action politique au sud d’une ligne suivant ladite rivière (Rio Campo), depuis son embouchure jusqu’au point où elle rencontre le méridien situé par 10° de longitude est de Greenwich, et, à partir de ce point, le parallèle prolongé jusqu’à sa rencontre avec le méridien situé par 15° de longitude est de Greenwich » ; et aussi que « le gouvernement de la République française renonce à tous droits et à toutes prétentions qu’il pourrait faire valoir sur les territoires situés au nord de la même ligne, et qu’il s’engage à s’abstenir de toute action politique au nord de cette ligne. » Or, il y avait une interprétation allemande et une interprétation française de ces mots. D’après l’interprétation allemande, la France ne pouvait exercer aucune action politique au nord de la frontière méridionale du Cameroun, ainsi tracée jusqu’à sa rencontre avec le 15° de longitude est de Greenwich, ce méridien ayant été fixé dans toute sa longueur comme la frontière orientale du Cameroun. D’après l’interprétation française, ce même méridien de Greenwich n’avait été considéré que comme le point d’arrêt de la frontière sud, non comme une ligne pouvant être « prolongée indéfiniment », et l’on ajoutait, pour confirmer cette manière de voir, que M. de Freycinet, dans son exposé des motifs du projet de loi portant approbation de l’arrangement de 1885 et soumis à la Chambre des députés le 1er février 1886, constatait que « la limite commune dans la baie de Biafra avait été calculée de façon à réserver les droits reconnus à la France par la conférence de Berlin dans le bassin du Congo et dans celui de l’Oubangui. »

Nous n’avons pas l’intention de prendre parti pour l’une ou l’autre interprétation ; nous nous contentons d’exposer les faits d’une manière impartiale et d’en faire ressortir les conséquences.

La conséquence de l’interprétation allemande était que l’arrangement de 1885 avait définitivement donné à l’Allemagne tout le pays à l’ouest du 15° de longitude est de Greenwich, c’est-à-dire l’Adamaoua, une partie du Baghirmi, une partie de la rive méridionale du lac Tchad avec les bouches du Chari ; que, ce point étant irrévocablement acquis, les négociations à ouvrir ne devaient plus porter que sur les pays situés à l’est du méridien. Et, dévoilant par avance les convoitises nationales, la carte des possessions coloniales allemandes de Kiepert reculait indéfiniment jusqu’au bassin du Nil les limites occidentales du Cameroun, englobant ainsi dans cette colonie tout le Baghirmi, le Wadaï et le Kanem et fermant au Congo français toute issue vers le nord et vers l’est. En revanche, la conséquence de l’interprétation française était que la convention de 1885 n’avait donné ni frontière orientale, ni même frontière nord au Cameroun, et que, le pays à l’ouest du 15° de longitude ayant été laissé libre, non seulement l’Adamaoua, mais encore les centres importans de Ngaoundéré et de Tibati, devaient appartenir au premier occupant.

On conçoit qu’avec des vues si opposées les négociations ne pouvaient être que longues et difficiles. Ajoutez qu’au-delà du Rhin les ambitions étaient fort surexcitées. Au moment même où nos commissaires s’abouchaient avec les délégués allemands, au mois de décembre 1893, un comité de la Société coloniale allemande, dans une séance tenue à Magdebourg sous la présidence du prince de Hohenlohe-Langenbourg, prenait une délibération dans laquelle il exprimait l’espoir que le gouvernement allemand devait s’efforcer d’étendre la sphère d’influence allemande sur le bassin du Chari et du Baghirmi, situés au-delà du 15° de longitude est, et qu’il devait assurer aux entreprises allemandes l’accès vers un des affluens navigables du Congo. « Ces revendications, ajoutait le Comité, constituaient le minimum de ce que l’Allemagne réclamait dans le règlement de la question du Cameroun. » La Société coloniale exprimait en même temps le désir que, si la France ne faisait pas droit aux demandes de l’Allemagne, mieux valait que le traité de délimitation fût ajourné à une époque ultérieure.

Pour ne pas fournir un prétexte à l’agitation des esprits, les pourparlers furent tenus secrets.

Aussi ne peut-on rien dire des phases par lesquelles les négociations ont passé, des échanges de vues qui sont intervenus ; mais ce qu’il nous est permis d’affirmer, c’est que les deux pays furent plusieurs fois amenés à se demander s’ils ne devaient pas rompre les négociations, et si, à défaut d’entente directe, on n’en serait pas réduit à aller devant un arbitre. L’entente finit cependant par se faire, et le 4 février 1894 les commissaires français et allemands signaient un protocole qui a mis fin aux questions litigieuses pendantes entre la France et l’Allemagne dans l’Afrique centrale.

Ce protocole détermine d’une manière définitive la sphère d’influence dans laquelle devra s’exercer l’action de l’Allemagne. D’une manière générale le 15° de longitude est de Greenwich est reconnu comme la frontière occidentale du Cameroun jusqu’à la rencontre du 10e parallèle, à l’exception d’une enclave sur la haute Bénoué, et des centres de Lamé et de Kunde avec une banlieue de 5 kilomètres laissés à la France. A l’ouest du 15° de longitude, une petite portion de territoire est par contre laissée à l’Allemagne, et lui donne accès sur la haute Sangha. A partir du point d’intersection du 15° de longitude et du 10e parallèle, la ligne frontière est formée par ce parallèle jusqu’à sa rencontre avec le cours du Chari, puis par le cours de ce fleuve jusqu’à son embouchure dans le lac Tchad. Le gouvernement français, dans la zone d’influence qu’il reconnaît ainsi à l’Allemagne, prend l’engagement de n’exercer aucune action politique, de ne faire aucune acquisition territoriale, de ne conclure aucun traité, de n’accepter aucun droit de souveraineté et de protectorat. Le gouvernement allemand prend le même engagement pour les pays du centre africain, situés au-delà de la ligne de démarcation et qu’il reconnaît appartenir désormais à la sphère d’influence française. Les deux gouvernemens se reconnaissent respectivement tenus d’appliquer et de faire respecter les dispositions relatives à la liberté de la navigation et du commerce, contenues dans l’acte de Berlin, de même que les clauses de l’acte de Bruxelles, relatives à l’importation des armes et des spiritueux. Ils s’engagent à traiter les commerçans des deux pays sur le pied d’une égalité parfaite en ce qui concerne l’usage des routes ou autres voies de communication terrestres, à les soumettre aux mêmes règles, et à les faire jouir des mêmes avantages au point de vue des acquisitions et installations nécessaires à l’exercice et au développement de leur commerce et de leur industrie. Le protocole doit être ratifié dans les six mois par les deux gouvernemens respectifs.


VI

Le Congo français et le Cameroun allemand vont donc avoir une délimitation bien nette. L’œuvre commencée en 1883 par Nachtigal sur le littoral du golfe de Guinée, continuée par les traités de 1885, de 1886 et de 1893 avec l’Angleterre, par les traités de 1885 et de 1894 avec la France, se sera terminée à la rive gauche du Chari, et au bord méridional du lac Tchad. La colonie allemande n’a plus la forme d’un trapèze que lui avaient donnée les traités de 1885. Sur la carte le dessin qu’elle figure aujourd’hui est autrement pittoresque. On dirait un pélican assis au fond du golfe de Guinée, le dos tourné au littoral, le regard fixé sur le centre africain ; la tête touche au lac Tchad, le col à la Haute-Bénoué, le dos à la mer ; les pattes s’appuient sur la Haute-Sangha. Comme échantillon d’histoire naturelle, le dessin est suffisamment ébauché ; comme division territoriale politique, la conception parait médiocre. A l’exception d’une partie de sa frontière orientale, représentée par le cours du Chari, le Cameroun n’a que des limites idéales. On peut dire d’elles qu’elles ont été tracées dans le ciel et non sur la terre. Les diplomates ne doivent pas être rendus trop responsables de cet état de choses. En l’absence de données géographiques précises, ils ont dû adopter des mensurations géodésiques. Les deux gouvernemens se sont d’ailleurs rendu compte des difficultés que cette manière de procéder pouvait susciter plus tard, et ont sagement stipulé dans une annexe accompagnant le protocole qu’il y aurait lieu, dans l’avenir, de substituer progressivement aux lignes idéales, ayant servi à déterminer la frontière, un tracé déterminé par la configuration naturelle du terrain et jalonné par des points exactement reconnus. Pour le plus grand bien du Cameroun et du Congo français, nous souhaitons que ce dernier accord intervienne le plus tôt possible, et que la forme du pélican soit un peu modifiée.

Le protocole du 4 février n’a pas été accueilli avec un bien grand enthousiasme en Allemagne. On concevra sans peine le désappointement des coloniaux allemands si l’on songe aux grands espoirs qu’ils avaient caressés. Le 15° de longitude est de Greenwich et le cours inférieur du Chari donné comme limite orientale au Cameroun, c’est la pénétration allemande vers le Soudan central et le bassin du Nil arrêtée, c’est la fin du rêve d’un grand empire allemand soudanien. Adieu la plus grande partie du Baghirmi, le Kanem, le Wadaï, le haut et moyen Chari ! De la carte de l’empire colonial allemand il va falloir faire disparaître la teinte allemande dont Kiepert avait complaisamment couvert toutes ces régions.

En France, la transaction territoriale consacrée par ce protocole est en général trouvée satisfaisante pour nos intérêts. Quelques critiques seulement se font entendre au sujet de la cession d’une partie de la Haute-Sangha. Nous comprenons ces regrets surtout s’ils émanent de ceux qui ont pris une part active à l’exploration et à l’occupation pacifique de la région. On ne voit pas de gaieté de cœur donner à un autre le champ qu’on a défriché soi-même. Mais cette cession n’a pas été sans compensation. En échange de l’abandon fait par nous, nous avons acquis un territoire équivalent sur la Haute-Bénoué et les centres de Lamé et de Kunde. D’ailleurs il ne faut pas s’attacher exclusivement aux clauses secondaires d’un traité, mais il faut juger son ensemble. Or, à ce point de vue général, les plus difficiles doivent être satisfaits. Le protocole du 4 février conserve à la France presque tout entière la région occupée par M. de Brazza sur la Haute-Sangha et tous les territoires où la mission Maistre a conclu des traités. Il nous donne accès sur la Haute-Bénoué avec la faculté d’utiliser la voie de pénétration du Niger ; il nous attribue certains districts orientaux et méridionaux de l’Adamaoua et presque tout le bassin du Chari avec une partie de la rive méridionale du lac Tchad. Mais le protocole vaut mieux encore par ce qu’il ne dit pas que par ce qu’il contient. Une limite précise étant apportée à la pénétration de l’influence allemande dans le Soudan central et occidental, d’immenses territoires sont rattachés diplomatiquement à notre sphère d’influence dans ces régions. Le Wadaï, le Kanem, le Baghirmi, que le dernier traité anglo-allemand avait reconnus à l’Allemagne, sont abandonnés par cette puissance à la France ; celle-ci se voit mise par ce fait en possession de la plus grande partie du Tchad, d’une partie des rives occidentales jusqu’à Barroua et de toute la rive orientale. A l’exception d’une minime section de la rive gauche de son cours inférieur, le Chari devient un fleuve français. A l’est du Tchad, le Tibesti et le Sahara oriental entrent dans la sphère probable de l’influence française. Le rêve des africanistes français est enfin devenu une réalité ; l’Algérie et le Sénégal se réunissent au Congo français et ne vont plus former qu’un tout. D’Alger à Brazzaville, il n’y aura plus qu’une ligne ininterrompue de possessions françaises.

Ainsi se trouvent récompensés les efforts de nos explorateurs soutenus et encouragés par le gouvernement et les particuliers. Nous avons donné, dans cette occurrence, le spectacle d’une nation qui a une politique coloniale arrêtée et qui marche imperturbablement vers le but qu’elle veut. Ni les crises politiques, ni les changemens ministériels, ni de tristes scandales qu’il est inutile de rappeler ici n’ont pu amener le moindre changement dans la ligne de conduite primitivement adoptée. C’est à cette ténacité que nous devons le magnifique lot qui nous est échu dans le partage de l’Afrique centrale. Il faut dire aussi que nous avons été merveilleusement servis par le peu de succès des explorations allemandes qui ont mis le gouvernement allemand en mauvaise posture pour obtenir de plus grandes concessions dans l’Afrique centrale. L’Allemagne a dû reconnaître d’une manière presque officieuse l’infériorité de situation dans laquelle elle se trouvait. Dans une réunion de personnages du monde colonial tenue à la fin de février au ministère des Affaires étrangères sur l’invitation même du département colonial, le représentant même du gouvernement avouait en toute sincérité qu’à l’appui de ses prétentions territoriales dans l’Afrique centrale, l’Allemagne ne pouvait invoquer, indépendamment des traités de Flegel, que les résultats obtenus par les missions du docteur Zintgraff et de Morgen et que les résultats éventuels de l’expédition alors en cours de von Uchtritz. Quant au dernier voyage de Stetten sur lequel on avait fondé de si grandes espérances, il n’avait abouti, ajoutait-il, à aucun avantage sérieux et il ne fallait pas songer à s’en servir comme d’un titre juridique contre les prétentions françaises. Et la réunion à l’unanimité moins trois voix a approuvé cette manière de voir.

Il y a lieu d’applaudir à cette franchise. Mais nous serions portés à croire que le peu de succès de ses explorateurs n’a pas été la seule cause qui ait déterminé l’Allemagne à accepter le nouvel arrangement. Le gouvernement allemand a dû avoir devant les yeux d’autres considérations plus hautes qu’il ne veut ou ne peut avouer. Le Soudan oriental sera un lourd fardeau ; il sera une source de difficultés sans cesse renaissantes ; il occasionnera de grandes dépenses en hommes et en argent ; le protectorat du pays, si toutefois les chefs veulent bien l’accepter, restera longtemps nominal. L’Allemagne qui a l’œil sur l’Europe, qui est ménagère de ses soldats et de ses écus, n’a pas voulu s’aventurer dans le guêpier. Ce faisant, elle a fait preuve d’une prudente sagesse. Elle s’est dit d’ailleurs que le lot qui lui était reconnu, bien qu’il fût réduit, restait superbe. Les plateaux de l’Adamaoua sont salubres et fertiles. Ils se maintiennent à une altitude qui permet à l’Européen d’y vivre et de s’y acclimater. C’est une colonie de peuplement, chose rare en Afrique, et quelques-uns de ses districts valent plus que tous les marais du Chari. L’Allemagne se voit en outre délivrée de toute inquiétude sur ses frontières. C’est la France qui va monter la garde : les nouveaux territoires qu’elle s’est réservés vont servir de marche orientale au Cameroun allemand et au Soudan anglais. A l’Allemagne et à l’Angleterre les gros profits commerciaux sur la côte, à la France les luttes stériles dans le désert.

Nous allons avoir un rôle bien glorieux, mais bien pénible à remplir. Il nous faudra tenir en mains des peuples remuans, prévenir les querelles intestines, réprimer les insurrections. Nous n’en avons pas fini non plus avec les contestations d’origine européenne. Notre flanc gauche est désormais couvert à l’ouest par notre arrangement avec l’Allemagne, mais il faut faire face à l’est et au nord, aux Belges et aux Anglais : aux Belges qui se sont élevés le long du M’Bomou et du Schinko jusqu’au 6e degré de latitude et menacent de s’élever plus haut encore, aux Anglais qui, longtemps indécis sur le sort de l’Ouganda, se sont décidés à l’occuper, viennent de terminer la guerre de l’Ounyoro, et font leur apparition dans le Soudan égyptien. Des incidens récens ont assez montré la réalité du danger pour que nous n’ayons pas besoin d’y insister. L’attitude du gouvernement nous permet d’ailleurs d’espérer que la solution à intervenir s’inspirera par-dessus tout des intérêts de la civilisation européenne en Afrique.


Dr ROUIRE.