La France et l’Angleterre à Madagascar

La France et l’Angleterre à Madagascar
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 24 (p. 297-331).

LA
FRANCE ET L'ANGLETERRE
A MADAGASCAR

LA REINE RAVANALO ET LA SOCIETE MALGACHE.


I. Three Visits to Madagascar during the years 1853, 1854, 1856, etc., by William Ellis, London 1858. — II. Madagascar possession française depuis 1642, par M. Barbier du Bocage, 1858. — III. Rapport sur la colonisation de Madagascar, par M. Bonnavoy de Prémot, 1856.



La grande île de la mer des Indes, dépendance naturelle du continent africain, se montre, comme lui, opiniâtrement rebelle à l’invasion étrangère. Aux persévérans efforts de l’Europe, elle oppose la longue ligne de ses sombres forêts, les deltas marécageux de ses fleuves, l’inimitié ou la circonspection de ses habitans. L’Angleterre, partout ailleurs si heureuse, y a vu presque entièrement échouer jusqu’ici les plus habiles tentatives de sa politique. La France y a planté son drapeau au temps où, avec Richelieu et Colbert, elle était colonisatrice ; aujourd’hui même, elle y conserve des droits que, tous les cinquante ans, elle renouvelle : c’est ainsi qu’en 1840 notre artillerie a tonné sur ses rivages pour saluer dans une nouvelle prise de possession le nom et les couleurs de la France. Vaine formalité ! Madagascar s’appartient à elle-même. Les Antilles, les îles de l’Océanie, Java, Bornéo, les archipels situés sous l’équateur ont vu leurs rivages occupés, leurs chaînes intérieures pénétrées par la Hollande, l’Espagne, la France, l’Angleterre, tandis que Madagascar, exclusive et fermée, défie la conquête européenne ; ses habitans, et faut-il les en blâmer ? ont réussi à écarter les envahisseurs. En cela même consiste l’originalité du spectacle que nous présente la grande île : ailleurs nous avons entendu les bruits de la civilisation débordant comme une marée montante, nous avons vu le malheureux sauvage se débattre entre le fusil du squatter et la Bible du missionnaire, presque autant épouvanté des austérités prêchées par celui-ci que des coups portés par celui-là. Ici au contraire nous sommes en présence d’une société grossière, peu cultivée, parfois cruelle, mais originale, personnelle, n’ayant presque rien emprunté à l’Europe, pleine de méfiance à son égard. Si le sang coule, c’est entre Hovas et Sakalaves, sans que les blancs aient été mis en tiers dans la querelle, et il est presque aussi difficile de pénétrer dans Atanarive, la capitale de la reine Ranavalo, que d’arriver jusqu’à Yédo ou à Pékin.

Visiter Atanarive était le but que se proposait le révérend William Ellis, et pour l’atteindre il a fallu, de 1853 à 1856, que le persévérant voyageur s’y reprît à trois fois. Ce missionnaire, qui a longtemps évangélisé la Polynésie, y a laissé, et particulièrement aux Sandwich, de vifs et bons souvenirs. Était-ce seulement le soin d’intérêts religieux et commerciaux qui cette fois le guidaient et lui faisaient rechercher avec tant d’insistance son admission à la cour hova ? Il semble permis d’en douter ; mais, alors même que le missionnaire voyageur n’aurait pas cru devoir mettre le public dans la confidence complète des négociations qui pouvaient lui être confiées, sa relation telle qu’il nous l’a donnée n’en est pas moins très intéressante : elle nous transporte au cœur de l’île, offrant à la fois un spectacle curieux et un nouveau sujet d’étude sur des races assez différentes de celles que nous avons vues jusqu’ici ; elle nous permet de nous arrêter encore au grand problème de l’avenir et de la destinée des peuples sauvages ; enfin elle nous fournit, au milieu des détails de la narration, d’utiles élémens pour rechercher quelle part d’influence peut être réservée sur cette terre hostile à la France et à l’Angleterre.


I

M. William Ellis quitta l’Angleterre en avril 1853. Au cap de Bonne-Espérance, il s’adjoignit un compagnon de voyage, M. Caméron, missionnaire comme lui, auquel un long séjour dans l’île avait rendu la langue malgache familière, et tous deux débarquèrent, au mois de juin suivant, à Port-Louis, capitale de Maurice. Voici quel était à ce moment l’état de Madagascar. Vers 1816, le chef hova Radama avait réussi à dominer la plupart des tribus indépendantes qui se partageaient l’île ; puis il avait conclu avec l’Angleterre un traité par lequel il abolissait la traite, et admettait les missionnaires à la condition qu’on lui servirait une subvention annuelle en armes et en munitions. L’Angleterre exerçait ainsi un véritable protectorat et semblait près d’hériter de l’ancienne influence française ; mais de grands changemens n’avaient pas tardé à survenir : Radama était mort en 1828, et c’était une de ses onze femmes, la reine Ranavalo, qui s’était saisie du pouvoir à la suite d’une révolution de palais. Cette espèce de Catherine II malgache avait déployé une énergie remarquable, comprimant les insurrections, étendant les conquêtes de son prédécesseur, fermant son île. En 1835, elle chassa les missionnaires anglicans et persécuta les chrétiens ; en 1843, elle expulsa tous les étrangers qui ne voulurent pas se reconnaître sujets malgaches. La France et l’Angleterre crurent devoir intervenir : on sait quelle fut la triste issue de l’expédition de Tamatave. À partir de ce moment, la reine adopta un système d’isolement complet, au grand détriment du commerce de Bourbon et de Maurice, qui s’approvisionnait à Madagascar de riz et de bétail. Tel était l’état des choses en 1853, lorsque les deux missionnaires tentèrent de pénétrer jusqu’à la résidence royale. Ils se proposaient d’obtenir la remise en vigueur des traités de commerce, de demander l’ouverture d’un port et de régler quelques intérêts religieux. Ils étaient encore chargés, a-t-on dit, de prémunir la reine contre les craintes d’une agression française ; mais la relation du révérend Ellis ne permet pas de juger de l’exactitude de cette assertion. Ils prirent passage sur un des petits bâtimens de 60 à 80 tonneaux qui font le service de l’archipel africain, et après une assez rude traversée, car la mer conserve jusqu’à la hauteur du canal de Mozambique les grosses lames du cap des Tempêtes, ils se trouvèrent en vue de Tamatave.

La ville, entourée de falaises et de montagnes, est bâtie dans une dépression du terrain. Ses maisons de bois et de chaume se détachent du fond sombre et triste des hauteurs voisines au milieu de bouquets verdoyans de cocotiers, de pandanus et d’autres arbres d’essence tropicale. Non loin d’une vaste bâtisse qui sert de douane et au pied du fort qui protège le mouillage étaient dressées treize longues perches, à l’extrémité desquelles se balançaient des crânes humains ; c’était un souvenir du débarquement anglo-français de 1845.

À peine le petit bâtiment avait-il franchi la ligne de récifs qui protège la rade contre la haute mer et pris place au mouillage, qu’un canot se détacha de la côte ; il était monté par quelques hommes vêtus de grandes tuniques blanches maintenues à la ceinture par une écharpe. Le lamba, sorte de manteau indigène, retombait en plis amples sur leurs épaules ; ils ne portaient ni bas ni souliers, et étaient coiffés de chapeaux en jonc tressé aux larges rebords. Un officier, suivi de son secrétaire, monta sur le pont ; c’était le maître du port. Il s’enquit du nom du bâtiment, du chiffre de son équipage et de l’objet de sa visite. Ce Malgache s’exprimait en anglais ; il avait fait partie d’une ambassade envoyée en Europe en 1837, et se trouvait avoir visité la France et l’Angleterre. Il se mit à causer familièrement, demandant des nouvelles de la politique et des théâtres ; il prévint les visiteurs qu’il n’y avait pas grand espoir que la reine se départît de ses mesures rigoureuses tant qu’on ne lui paierait pas une indemnité pour l’attaque de 1845, et il insista sur l’injustice qu’il y avait de la part de nations étrangères à assaillir un peuple parce qu’il prétendait faire prévaloir ses lois sur son territoire. Quant à une adresse que les négocians de Maurice avaient rédigée pour la reine Ranavalo, il ne pouvait pas s’en charger, cela regardait un officier spécial. En effet, cet officier, prévenu de l’incident, se présenta à bord, donna de l’adresse un reçu en langue malgache, et avertit que, pour l’envoyer à Atanarive et recevoir la réponse, c’était une affaire de quinze à seize jours ; le gouverneur de la ville pouvait seul décider s’il convenait, dans l’intervalle, d’autoriser les communications du schooner avec la côte. Le lendemain, un pavillon blanc hissé sur la douane fit connaître que cette autorisation était accordée, et nos missionnaires purent débarquer.

À terre, ils furent traités fort amicalement. Leur ami, le maître du port, les conduisit à sa demeure, grande et solide construction indigène longue de cinquante pieds, haute de vingt à trente, entourée d’un vaste enclos consacré à diverses cultures, au milieu desquelles se dressent des étables et des huttes d’esclaves. La façade, sur laquelle s’ouvrent une porte et une série de fenêtres symétriques, est entourée d’un banc et ombragée par un large verandah. Les parois, faites de planches bien jointes, sont tapissées intérieurement par une sorte de tissu tressé avec une plante ; dans un coin se trouvait un bois de lit à pieds recouvert de nattes, dans les autres des ustensiles de cuisine, des sacs de riz, des armés indigènes et européennes ; au centre une table assez bien façonnée, sur laquelle étaient disposés des rafraîchissemens ; enfin çà et là des sièges faits de nattes en forme de divans carrés. Plusieurs femmes étaient occupées dans diverses parties de cette vaste pièce ; elles disparurent à l’entrée des visiteurs. On s’assit, et la conversation venait de s’engager, lorsqu’entra un nouveau personnage suivi de son cortège. C’était un homme grand et fort de cinquante à soixante ans, dont la physionomie rappelait entièrement le type des insulaires de la mer du Sud. Il était vêtu d’une belle tunique en forme de chemise à collet et à poignets rabattus, recouverte d’un large lamba de soie composé de bandes écarlate, rouge œillet et jaune, avec des franges également diversifiées. Il n’avait pas de chaussures, et portait une casquette bleue avec une visière à filet d’argent et à lacet d’or. Deux de ses gens étaient armés, l’un d’un grand sabre de cavalerie, l’autre d’une lame étroite et courte. Ce personnage était. Rainibehevitra, ce qui veut dire le père des grandes pensées, chef-juge de Tamatave, douzième honneur et le second en dignité dans la ville. Il tendit amicalement la main aux étrangers, excusa le gouverneur de n’avoir pu venir en personne, s’assit et prit part à la conversation, tandis que ses gens se groupaient respectueusement à l’écart, à l’exception cependant de l’un d’entre eux que les devoirs de sa charge retenaient auprès du maître, et qui remplissait un assez singulier office. On s’était remis à parler chemins de fer, marine à vapeur, télégraphie électrique, car l’esprit de ces insulaires est fort curieux et beaucoup plus ouvert que nous ne sommes portés à le croire, quand, sur un signe presque imperceptible du père des grandes pensées, le serviteur allongea avec dextérité un petit bambou long d’un pied, large d’un pouce, bien poli et orné d’anneaux, après en avoir préalablement détaché un couvercle retenu à l’une des extrémités par des fils de soie. Le chef-juge prit le cylindre, versa dans la paume de sa main une petite quantité d’une poudre jaunâtre, et, par un geste rapide, la fit passer sur sa langue sans toucher ses lèvres. C’était un mélange de tabac, de sel et de cendres d’herbes, qui est en grande faveur auprès des gens de toutes conditions. On ne fume pas à Madagascar, mais il n’y a pas un dignitaire qui n’ait dans son cortège un serviteur chargé de lui présenter ce mélange, et les pauvres gens, les plus misérablement vêtus, portent suspendu sur leur poitrine le précieux bambou.

Nos missionnaires furent autorisés à descendre chaque jour à terre, à la condition de retourner le soir à bord, et ils profitèrent de la permission pour visiter en détail Tamatave, dont, outre leurs amis indigènes, deux Français fixés en cet endroit, MM. Provint et de Lastelle, se plurent à leur faire les honneurs. La ville, qui compte environ trois mille âmes, a un aspect assez chétif ; les demeures, à l’exception de celles des dignitaires et de quelques résidens étrangers, sont généralement misérables. La plupart des habitans appartiennent, ainsi que ceux de ce littoral, à la tribu betsimasaraka, race robuste et laborieuse, qui fournit en grand nombre des artisans et des laboureurs. Ils sont dominés par les Hovas, qui, débordant des montagnes de l’intérieur vers le commencement de ce siècle, se sont répandus en conquérans sur les rivages. Ceux-ci déploient beaucoup d’activité, d’énergie, et exercent une autorité despotique. Ils ne répugnent pas au commerce, et se plaignaient de ce que le riz et le bétail étaient tombés à vil prix par suite de l’interruption des relations extérieures. Les Américains avaient hérité du commerce anglais et français ; mais le chiffre de leurs affaires était insuffisant, parce que les États-Unis fournissent en abondance les mêmes produits que l’île.

Toute la population de cette côte, vainqueurs et vaincus, semble intelligente et industrieuse ; il n’est pas rare de voir des indigènes parlant l’anglais ou le français ; la plupart aiment à s’entretenir de l’Europe et de l’Amérique ; quelques-uns déplorent l’expulsion des missionnaires, la fermeture des écoles et la proscription du christianisme, que Ranavalo a essayé d’étouffer dans le sang, ce qui n’empêche cependant pas son fils, le prince royal, Rakotond-Radama, de témoigner un grand penchant pour cette religion. Les découvertes modernes, les notions scientifiques, ne sont pas sans attrait pour ces hommes encore primitifs, et un des amis indigènes de M. Ellis rendit à l’histoire naturelle un service signalé en aidant le voyageur à se procurer un échantillon de l’ouvirandra fenestralis, autrement appelée plante à treillis et feuille à dentelle.

Cette plante, qui est particulière à Madagascar, où elle ne croît qu’en certains lieux, n’était guère connue encore que par des dessins. M. Ellis, qui est un amateur passionné d’histoire naturelle, avait inscrit ce desideratum sur son programme, et comptait bien rapporter au moins comme bénéfice de son expédition quelque spécimen du rare végétal. À peine eut-il mis le pied sur le sol malgache qu’il s’enquit de la plante, présentant aux indigènes un dessin qu’il avait copié sur les planches jointes à la relation de l’amiral Dupetit-Thouars ; mais les uns ne l’avaient jamais vue, les autres prétendaient qu’elle croît dans des lieux inaccessibles. Enfin un des hôtes du missionnaire mit à sa disposition un indigène qui, après quelques jours de recherches, vint annoncer qu’il avait trouvé l’ouvirandra sur un petit cours d’eau, mais que les crocodiles étaient en ce lieu si abondans qu’il y aurait grand danger à l’aller quérir. Ce ne pouvait pas être là un obstacle sérieux, et peu après M. Ellis avait en sa possession le plant tant désiré. C’est une racine aquatique large de deux doigts, enfermée dans un petit sac brunâtre, et dont la substance blanche et charnue peut donner, rôtie, un bon aliment. Elle projette dans toutes les directions, à fleur d’eau, ses feuilles gracieuses et légères, longues de neuf à dix pouces, découpées comme une dentelle et passant, selon le degré de leur croissance, par toutes les nuances, depuis le jaune pâle jusqu’au vert foncé. Sur l’eau, l’ouvirandra forme un cercle de deux à trois pieds de diamètre, fermé par des feuilles d’un vert olive, tout rempli de feuilles diverses de grandeur et d’éclat, et d’où s’échappent des tiges flexibles terminées par une fleur double. Le voyageur eut la joie de transporter sa plante saine et sauve à Maurice, de l’y conserver vivante, et c’est à la persévérance de ses soins que sont dus les beaux pieds d’ouvirandra que nous avons pu admirer dans Régent’s-Park et Crystal-Palace.

Au bout de quinze jours, la réponse de la reine arriva : sa majesté demandait comme indemnité pour l’affaire de Tamatave 15,000 dollars. À ce prix, elle consentait au renouvellement des relations de commerce. Ce premier point fut seul obtenu ; la reine n’avait répondu sur le reste que d’une façon évasive, sans ôter cependant aux Européens toute espérance de pouvoir par la suite pénétrer dans l’intérieur. En attendant le moment favorable à cette nouvelle expédition, le petit bâtiment remit à la voile, passa sous le cône massif de Bourbon, et ne tarda pas à voir se dessiner dans le lointain les riantes vallées, les montagnes verdoyantes, les blanches villas qui enveloppent Port-Louis. Notre ancienne colonie allait, durant plusieurs mois, retenir le missionnaire, et nous nous arrêterons avec lui dans cette île, qui, au milieu de l’activité que lui ont imprimée ses nouveaux maîtres, conserve bien des traits encore de sa physionomie française.


II

La capitale de l’ancienne Ile-de-France s’élève sur les bords d’une baie enfermée de trois côtés par des montagnes que domine le Pouce, piton haut de 2,800 pieds. Son port vaste et sûr est protégé par une citadelle placée au sommet d’un cap escarpé. L’aspect des quais, des constructions, de l’hôtel du gouvernement, vus de la mer, est imposant. À droite et à gauche s’étendent comme deux villes distinctes le camp des coolies et celui des créoles ; les premiers sont des Indiens amenés de la côte de Malabar, les autres des hommes de couleur de toute nuance venus d’Afrique et de Madagascar, esclaves affranchis et fils d’esclaves. Le quartier des coolies est signalé au loin par une espèce de coupole et de minaret, et les huttes des créoles s’échelonnent en amphithéâtre au milieu de la verdure. On ne compte pas moins de dix mille Indiens à Port-Louis, et ce n’est, à ce qu’il paraît, que la huitième partie de ce que l’île entière en contient. Ces hommes sont industrieux, durs au travail, mais ils vivent à part sans se laisser pénétrer par les habitudes étrangères ; les ministres anglicans n’obtiennent au milieu d’eux aucun succès, et c’est en vain qu’on a voulu plier leurs enfans à l’éducation anglaise.

La population de Port-Louis, qui ne s’élève pas à moins de soixante mille âmes, est une des plus bigarrées du monde entier. Les quais, les grands magasins, les quartiers populeux présentent dès l’aube un spectacle tout particulier de variété et d’animation. Là se mêlent et se pressent Arabes, Persans, Bengalis, Chinois, marchands de Mascate et de Bombay, de Tranquebar, de Pondichéry, de Madras, de Calcutta, de Canton, de Singapore, acheteurs et vendeurs anglais et français, miliciens anglais, policemen vêtus comme ceux de Londres, à l’exception d’une coiffe blanche qui protège leur tête contre les ardeurs du soleil, agens de la police indienne en turbans, en robes blanches serrées par des ceintures bleues. Des colporteurs arabes et indiens, des créoles noirs et jaunes portant sur leur tête de grandes corbeilles, des Chinois avec leurs marchandises, fruits, légumes et gibier, suspendues à une longue perche et se balançant en équilibre sur leurs épaules, sollicitent les acheteurs par des cris où toutes les intonations, tous les vocabulaires sont représentés, mais où cependant le français domine, car les créoles en ont retenu l’usage et l’ont transmis à beaucoup de nouveau-venus. C’est ainsi que sur les boutiques, où ils débitent toute sorte de menues marchandises, la plupart d’entre eux ont placé des enseignes françaises, qui à la vérité ne sont pas toujours d’un style irréprochable, et où le mot petit, affectionné des noirs, revient fréquemment : Au Petit Fashionable, au Petit Cosmopolite. Au-dessus de la porte d’un marchand de tabac, on lit au Petit Elégance ; un ferblantier, dont la boutique n’a pas six pieds carrés, a écrit à la fois sur la porte et sur la fenêtre au Petit Espoir, un marchand de confections, au Temple des Douces ; d’autres, à Bon Diable, à Pauvre Diable ; un mercier, à la Grâce de Dieu, et un parfumeur à la sainte Famille. Les noms des domestiques de couleur ne sont pas non plus sans une certaine originalité : ils s’appellent Aristide, Amédée, Adonis, Polydore, et les femmes Cécile ou Uranie. Paul et Virginie sont aussi des noms très répandus, car la touchante fiction de Bernardin de Saint-Pierre est devenue à l’Ile-de-France une vivante réalité. Dans le nord de l’île, au-delà du piton de la Découverte et du quartier des Pamplemousses, où est aujourd’hui planté un jardin qui est peut-être le plus riche et le plus beau du monde entier, dans lequel les arbustes et les fleurs de l’Afrique, de la Chine, de l’Inde, de l’archipel asiatique, de l’Australie, de l’Amérique du Sud, viennent également bien et charment à la fois le regard, une longue allée de palmiers et de lataniers mène au rivage où la tradition veut que Virginie soit revenue mourir. Au large se montrent l’île d’Ambre et la passe du Saint-Géran. Une anse du rivage s’appelle la baie des Tombes, parce que c’est là, dit-on, que les deux amans furent ensevelis, et dans un petit jardin, sur le bord d’un ruisseau, sous un groupe de bambous que le vent balance, deux larges pierres sépulcrales surmontées d’urnes funéraires sont appelées les tombes de Paul et de Virginie. Plus d’un étranger va faire ce pèlerinage ; par malheur, ce qui dépoétise un peu ces souvenirs, c’est que quand le visiteur, l’esprit plein d’émotion et de recueillement, se présente pour rendre hommage à l’une des plus touchantes créations de l’imagination humaine, un gardien, allongeant la main, demande : Sir, six pence if you please !

Un des endroits les plus intéressans où le visiteur puisse s’arrêter à Port-Louis est le cimetière situé sur un terrain bas, en dehors de la ville, près de l’entrée méridionale du port ; il se prolonge jusqu’au bord de la mer par une longue avenue de filao, sorte de cyprès élancé et maigre dont les feuilles produisent, au moindre souffle de vent, un bruit triste et monotone. Là, des hommes de tous les pays, de toutes les conditions, de toutes les couleurs sont venus prendre leur sépulture, et au milieu des monumens de tous genres, en général bien entretenus et surmontés de vases d’où débordent les fleurs, et surtout l’amarante, on peut çà et là, sur quelques pierres à demi usées par le temps, lire une épitaphe et un nom qui rappellent la France.

C’est aussi l’architecture française qui prévaut dans la ville pour les habitations de la classe aisée ; les maisons, protégées par des verandahs ou des ouvrages en treillis, sont de pierre colorée en jaune et forment des rues bien alignées, arrosées par des courans d’eau fraîche et ombragées par des arbres des plus rares essences tropicales. De loin en loin s’ouvrent quelques jardins où la passion des habitans de l’Ile-de-France pour les fleurs se manifeste par d’admirables produits. Non loin du lieu de débarquement se tient le marché, véritable bazar où sont accumulés les produits du monde entier. Il occupe deux larges carrés recouverts et coupés chacun par une grande rue. Dans l’un sont accumulés les fruits, les végétaux, les oiseaux les plus variés et les plus riches de la création, tous les légumes, ceux de France, de l’Inde et du Chili. Les marchands sont généralement des coolies, on les voit accroupis à terre ou perchés sur des tabourets, les jambes croisées. Dans le même marché se vendent encore les ouvrages de cuivre, de vannerie, les meubles, la coutellerie, la mercerie, l’orfèvrerie, la parfumerie. En face, dans l’autre marché, on trouve le pain, le poisson, les crustacés, la viande ; les bouchers sont Indiens, à l’exception des marchands de chair de porc, qui sont Chinois. Ce bazar, surtout le matin, est encombré d’acheteurs. Un autre spectacle, également curieux par sa diversité, est celui que donne la société d’agriculture des arts et sciences de Maurice dans son exposition annuelle, qui se tient ordinairement à la fin de l’hiver, en septembre. On y voit tous les produits, depuis les machines anglaises jusqu’aux ouvrages délicats en fibres et en feuilles de cocotier qui sortent des mains des Japonais, des Cochinchinois et des insulaires de l’Océanie ; mais le principal objet du commerce de Maurice, celui qui en fait la richesse, c’est le sucre : cette petite île n’en exporte pas moins de 220 millions de livres par an ; c’est la cargaison de trois cents bâtimens de 500 tonneaux.

Les quartiers malabar, chinois et créole ont une physionomie tout à fait différente de la ville principale. Les maisons et les boutiques y sont généralement de bois ; les vastes magasins y sont remplacés par des échoppes où se vendent au détail toute sorte de marchandises. Les coolies sont en possession d’un grand nombre d’industries ; cependant les Chinois commencent à leur faire concurrence, et ils ont pris déjà le monopole de l’ébénisterie. Le marchand chinois est bien plus actif, bien plus empressé que le marchand malabar : celui-ci se tient indolemment assis, les jambes croisées, au milieu de sa boutique ; autour de lui, les marchandises s’amoncellent en pyramides, et pour servir ses chalands, la plupart du temps il n’a qu’à saisir, sans se lever, les objets à portée de sa main. Il n’est pas absolument rare de voir un de ces indolens vendeurs répondre à la demande d’un article : « Là-haut, dans cette pile ; mais il fait trop chaud pour l’y aller prendre. » Les tailleurs et les cordonniers coolies travaillent accroupis et se servent de leurs orteils pour tenir l’étoffe ou le cuir avec une étonnante dextérité. Tous les hommes de cette race travaillent assis ou couchés ; il n’y a pas jusqu’aux scieurs de pierre qui ne fassent leur besogne accroupis, et il semble que les membres longs et flexibles de ces Indiens, si différens des membres musculeux des créoles, aient sans cesse besoin d’être repliés. Toutes les fois que les marchandises d’une boutique ne craignent pas l’air, on est certain de voir le Malabar s’installer à sa porte au milieu de ses paquets. De même beaucoup d’autres s’en vont par les rues exercer des industries nomades : le barbier, muni de son rasoir, de ses ciseaux et d’un petit miroir, s’établit à l’ombre d’un mur ou sous une natte, si le soleil est vertical, et rase ou coupe au milieu du cercle de ses cliens.

Sur les quais, dans les gares, aux portes des magasins, on retrouve encore les coolies et les Chinois en concurrence ; ils débarquent et rangent les marchandises. Les premiers, qui ne vont guère que par bandes, font entendre en travaillant un chant bas et monotone ; les autres, plus robustes, n’interrompent jamais leur travail, même sous le plus ardent soleil ; ils vont et viennent sans bruit, n’échangeant que de loin en loin entre eux un cri rauque et guttural.

Les grandes entreprises, les sucreries, les plantations sont entre les mains des Anglais, de quelques Français et d’un petit nombre de créoles. Parmi ceux-ci, il en est de fort intelligens, qui, sur cette terre active et libre, sous la protection des lois et sans avoir beaucoup à souffrir des préjugés de race, ont déployé en toute sécurité leur intelligence, leur énergie, et amassé quelquefois de grandes fortunes. De ce nombre était l’un des hôtes de M. Ellis, qui n’employait pas moins de trois cent soixante cultivateurs, et cet homme de couleur déployait le plus grand zèle pour répandre au milieu de ses ouvriers et de ses nombreux serviteurs coolies et créoles la moralité et les sentimens religieux. Tous ces riches planteurs et négocians ont aux environs de Port-Louis, à Roche-Bois, à Nouvelle-Découverte, à Peter-Botte-Mountain, des villas et des cottages délicieux avec des cascades, des jardins, des points de vue de toute beauté, et semés sur le penchant des pitons volcaniques, au milieu de la plus luxuriante végétation.

C’est dans un tel séjour et avec les nombreux amis qu’il s’y était créés que le révérend Ellis attendait le moment de faire une nouvelle tentative pour pénétrer dans Madagascar. Les négocians de Maurice avaient promptement souscrit les 15,000 dollars réclamés par Ranavalo, et l’un d’entre eux était parti avec M. Caméron pour remettre cette indemnité à la reine. Les envoyés revinrent porteurs d’une lettre de Rainikietaka, treizième honneur, officier du palais, qui faisait savoir que la compensation offerte pour l’offense commise par William Kelly et Romain-Desfossés, avec trois vaisseaux, était acceptée, à la condition que l’administration de Maurice reconnaîtrait que son argent ne lui conférait aucun droit ni sur la terre, ni sur le royaume de Madagascar. Les Européens étaient prévenus qu’il leur était interdit de prendre possession d’aucune place, d’aucun port dans les limites de l’île, et d’acheter des produits dont l’exportation était défendue. Les droits sur les objets importés et exportés étaient fixés à 10 pour 100. À ces conditions, la réouverture du commerce était accordée, et la reine consentait à ne pas rétablir la traite et la vente extérieure des esclaves, supprimées par Radama. La lettre contenait en outre ce passage : «… Un certain Européen français a pris possession d’un lieu à Ibaly, où il a élevé une maison, un magasin, et dont il a fait un port pour les vaisseaux. Nos officiers supérieurs ont été envoyés pour l’expulser et le renvoyer par mer. Nous ne le tuerons pas, mais sa propriété sera confisquée parce qu’il a pris possession d’un port, et nous ne promettons de l’épargner que si lui-même ne tue aucun soldat, car alors ceux-ci pourront le faire périr. Nous avons voulu vous prévenir de ce fait pour que vous n’ayez pas à dire : Pourquoi, quand le commerce vient d’être rouvert, détruisent-ils encore des propriétés d’Européens ? »

Peu de temps après, en signe d’une entière bonne intelligence, l’autorisation vint de faire enlever et d’enterrer les ossemens anglais et français qui blanchissaient devant Tamatave. Ce furent les Français de Sainte-Marie, prévenus les premiers, qui eurent le mérite d’enlever ce hideux trophée et de rendre à nos compatriotes les honneurs tardifs de la sépulture. Voyant les circonstances si favorables, M. Ellis fit les préparatifs de son second voyage, et envoya en mai 1854 une lettre aux autorités d’Atanarive pour les informer de l’intention dans laquelle il était de se rendre à Tamatave et demander l’autorisation de visiter la capitale. Sur ces entrefaites, une grande calamité s’était abattue sur Maurice : deux bâtimens transportant de l’Inde des coolies avaient apporté avec eux le choléra. Favorisé par de brusques changemens de température, il fit un nombre de victimes considérable ; souvent le chiffre en dépassait cent par jour. Le tiers de la population avait quitté Port-Louis ; tous les véhicules avaient été mis en réquisition par la municipalité pour le transport des cadavres ; les magasins, les boutiques, à l’exception de celles des droguistes et des pharmaciens, étaient fermées ; les journaux paraissaient imprimés seulement sur une page qui tout entière était consacrée à donner les noms des principales victimes et à indiquer des remèdes ; les églises chrétiennes ne cessaient d’implorer la miséricorde divine, et l’on voyait en longues processions les Indiens et les Chinois porter de l’encens et des offrandes à leurs idoles. Un fait très remarquable, c’est que le fléau épargna presque complètement ces Asiatiques. Cependant ils étaient nombreux, entassés, dans de mauvaises conditions de propreté et d’hygiène. Les créoles comme les Européens tombèrent par centaines.

Ce fut au commencement de juin, dans un moment où le fléau semblait vouloir sévir avec moins de rigueur, que le missionnaire quitta de nouveau Maurice pour Madagascar.


III

Quand le bâtiment qui portait le voyageur arriva en vue de Tamatave, un employé monta à bord, s’enquit de l’état sanitaire de l’équipage, et signifia que jusqu’à nouvel ordre il fallait rester en quarantaine. Au bout de huit jours, lorsqu’il fut bien constaté qu’aucun symptôme de choléra n’existait à bord, les communications avec la terre furent autorisées, et le missionnaire eut la permission, que la première fois il n’avait pas obtenue, de débarquer son bagage, après cependant une visite préalable de la douane. Un Français, M. Provint, mit à la disposition de M. Ellis une jolie maison indigène, avec son grand toit triangulaire, son verandah soutenu par des colonnes de bois, ses fenêtres symétriques, et ses cloisons faites de planches bien ajustées. Cette habitation s’ouvrait sur une sorte de place qui présentait dès le matin un spectacle de grande animation. De jeunes filles esclaves, à la physionomie agréable et vive, les cheveux tressés en petites nattes ou relevés en épais bandeaux, vêtues de chemises blanches et de jupes de couleur, venaient, portant des bambous longs de sept à huit pieds, chercher de l’eau à un puits protégé par une margelle de bois. Elles puisaient le liquide avec de larges cornes de bœuf, et repartaient avec leurs singuliers vases en équilibre sur chaque épaule.

Le missionnaire fut traité avec une extrême bienveillance. Ses anciennes connaissances se rappelaient à son souvenir par des présens de gibier et de volaille ; chacun témoignait du plaisir de le revoir, et, peu de jours après son débarquement, il fut convié avec les autres résidens étrangers à un grand repas donné à l’occasion de l’une des principales fêtes de Madagascar, le renouvellement de l’année, qui est fixé dans l’île au solstice de juin. Dès le 24, tous les travaux cessèrent ; les chefs et les officiers de Tamatave, en grand costume, chacun accompagné de sa suite, se faisaient porter en palanquin chez le gouverneur pour lui rendre leurs devoirs. Le peuple avait revêtu ses habits de grande fête ; les hommes en lambas blancs, les femmes en jupes de couleur, leurs cheveux noirs tressés en quantité de boucles et de nœuds, ce qui donne à leur physionomie quelque chose d’un peu raide, s’en allaient par groupes de famille visiter leur parens et leurs amis, comme on fait en Europe. Vers le soir, toute la population se mit à se baigner, puis des milliers de torches de sapin s’allumèrent dans toutes les directions, à un signal donné, disait-on, de la capitale. Le souverain allume le premier feu, de proche en proche chacun l’imite, et une illumination immense couvre l’île entière. Le lendemain, on échangeait des présens. M. Ellis ne fut pas oublié ; il eut pour sa part quantité de volailles et un quartier de bœuf entier, avec la peau et les poils, qui lui était porté de la part des autorités. Enfin, quelques jours après, eut lieu le repas qui devait terminer les fêtes. Les résidens étrangers et les fonctionnaires les plus élevés, vingt convives en tout, hommes et femmes, car celles-ci ne sont pas séquestrées, avaient été invités à la table du gouverneur ; mais comme celui-ci continuait d’être malade, le chef-juge, père des grandes pensées, avec lequel nous avons fait précédemment connaissance, fut appelé à remplir à sa place les fonctions de maréchal ou président du festin. À cinq heures et demie, les convives commencèrent à se présenter dans leurs palanquins au lieu désigné ; une double file de soldats, une pièce d’étoffe blanche suspendue aux reins, une écharpe de même couleur sur leurs épaules nues, armés les uns de fusils, les autres d’épées, rendaient les honneurs militaires ; le chef-juge, à l’entrée de la salle, recevait les convives, et une musique de fifres et de tambours jouait les airs nationaux de Madagascar. Les dignitaires et les officiers étaient en costumes militaires, on ne saurait dire en uniformes, car la plus grande diversité régnait dans leurs vêtemens, dont certaines parties semblaient empruntées aux milices américaines, aux gardes nationales françaises, aux soldats anglais. L’écarlate prévalait, et les épaulettes d’or ainsi que les plumes au chapeau semblaient de rigueur. Tous, ils eussent été beaucoup mieux recouverts de larges pièces d’étoffe et de lambas. De même les femmes portaient avec une gêne visible quelques oripeaux, débris attardés des modes européennes. Le repas aussi était une imitation européenne ; une seule trace d’originalité consistait dans le service du jaka. Une grande table était dressée avec nappe, assiettes, couverts, et le nom des convives inscrit sur un morceau de papier à la place de chacun d’eux. Le missionnaire eut l’honneur de s’asseoir auprès de la maîtresse de la maison, en face de deux officiers, dont l’un parlait l’anglais et l’autre le français assez intelligiblement. On servit un potage, des viandes, des volailles, comme on eût pu le faire à Bourbon ou à Maurice. Seulement le milieu de la table était occupé par un grand plat dans lequel était disposé le jaka. On appelle ainsi un morceau de bœuf conservé depuis la fête précédente, c’est-à-dire depuis un an, et coupé en petits morceaux. Manger ensemble le jaka, c’est faire alliance et amitié pour l’année entière. Ce bœuf, raccorni et desséché, avait un aspect noirâtre. Dès que chacun eut pris place, le président du festin se leva, prononça un speech en l’honneur de la souveraine, saisit délicatement avec deux doigts un morceau du mets national, et fît circuler le plat. Chacun l’imita, et on se mit à manger en silence et avec recueillement. Ensuite le repas suivit son cours avec beaucoup d’animation et de vivacité. Il touchait à sa fin, lorsqu’entrèrent deux esclaves qui s’assirent aux pieds de la maîtresse de la maison et se mirent à préparer le café. Puis on passa dans une pièce voisine, tapissée de papier français représentant les victoires de Napoléon ; un nouveau speech fut prononcé au nom de la reine, après quoi on but des liqueurs à sa santé dans des verres à patte. Le concert de tambours et de clarinettes recommença. Enfin, vers les neuf heures, chacun remonta dans son palanquin.

En retour de tant de bons procédés, le missionnaire laissait sa porte ouverte : aussi du matin au soir sa maison ne désemplissait pas de visiteurs. On y parlait l’anglais, le français, le malgache ; beaucoup s’exerçaient à lire, à écrire ; les volumes et les journaux illustrés avaient le plus grand succès : c’était à qui contemplerait, dans les numéros de l’Illustrated London News, la reine Victoria, lord Palmerston ou les funérailles du duc de Wellington. On sollicitait aussi de l’Européen des consultations médicales, car la petite caisse de médicamens dont il était muni lui donnait un air de grand docteur, et il fallait qu’il soignât des fièvres, des maux de tête, et que de temps à autre il arrachât une dent. En échange, on lui enseignait la vertu des herbes médicinales contre les piqûres des mille-pieds, des scorpions et des autres bêtes venimeuses qui abondent à Madagascar. Ce qui mit le comble à la popularité du missionnaire, ce fut l’heureux emploi qu’il fit de son appareil photographique. Quand cette machine étrange avait passé par les mains de la douane, elle avait excité une extrême curiosité ; ce fut bien autre chose lorsque, l’appareil installé par un beau jour, un des assistans fut invité à se placer en face. C’était un homme qui portait un signe sur la joue. L’expérience achevée, chacun se précipita pour contempler le résultat : l’image était venue à merveille. Quand on vit cette figure si ressemblante, avec son signe particulier, ce fut un cri unanime de joie et d’admiration. Tous voulaient avoir de même leur ressemblance prise par le soleil : les femmes couraient chercher leur peigne et de petits miroirs pour s’ajuster, les hommes tiraient des coffres leurs plus somptueux lambas écarlates ou jaunes ; seulement ils se montrèrent quelque peu désappointés quand le missionnaire leur fit savoir qu’il n’avait pas le moyen de reproduire ces riches couleurs. Beaucoup demandaient qu’on les représentât avec leur maison ; mais ce n’était pas une opération facile, parce qu’au moment où l’appareil était ajusté, il y avait toujours quelque indiscret qui se jetait au-devant pour figurer dans le tableau. D’ailleurs avait son portrait qui voulait, à la seule condition de permettre au missionnaire de s’en réserver une épreuve, et c’est ainsi que celui-ci a composé une collection ethnologique d’un grand prix, où figurent les types des familles diverses et mélangées qui peuplent Madagascar. On y retrouve le noir aux cheveux laineux, qui évidemment a abordé l’île par le canal de Mozambique ; l’Indien, qui doit y être descendu par les Maldives et les groupes d’îlots et de rochers qui s’échelonnent jusqu’au cap d’Ambre, et le Polynésien, apporté de bien plus loin encore par le Pacifique et la mer des Indes. Le Hova s’y distingue par un angle facial ouvert, un front développé, ses cheveux lisses, ses traits assez bien proportionnés et son teint souvent clair. Ces hommes rappellent les Peulhs ou Fellatahs, que les voyageurs Barth et Baïkie nous ont montrés subjuguant l’Afrique intérieure de Timbuktu, sur le Niger, à Yola, dans l’Adamawa. Le rapprochement des langues indique qu’il existe entre les Hovas et les Polynésiens des rapports de famille ; les mêmes mots servent à désigner le cocotier, le pandanus, qui croissent également sur les rivages de Taïti et sur ceux de Madagascar, ainsi que nombre d’autres objets. Toutefois la structure des phrases et la composition des verbes sont bien plus savantes et plus compliquées dans la langue malgache. Les Sakalaves, habitans de la côte occidentale, semblent appartenir aux races noires de l’Afrique ; cependant ils rappellent par certaines de leurs habitudes, empruntées peut-être à d’autres familles d’émigrés, les populations asiatiques de Ceylan et de l’Inde ; les Betsimasarakas paraissent être le produit d’un mélange noir et malais ; enfin toutes les nuances et toutes les dégradations entre ces divers types peuvent être observées chez les nombreuses tribus que la conquête hova a récemment groupées sous une même dénomination.

Le marché de Tamatave, où se trouvaient rassemblés des produits de l’île entière, présentait aussi un spectacle fort intéressant et propre à faire connaître l’état actuel de l’industrie dans la société malgache. Ce marché se tient journellement sur une grande place ; il est abondamment fourni de céréales, surtout de riz et de manioc ; les produits étrangers y sont représentés par des cotonnades blanches et imprimées, et ceux de l’industrie indigène par des instrumens aratoires, des armes, des lambas, des tissus faits de la feuille d’une espèce de palmier appelé rofia, qui constituent presque uniquement le costume des classes laborieuses, par des chapeaux de jonc tressé, des nattes, des corbeilles, et par ce mélange de tabac, de cendres et de sel si estimé de toute la population. Tous ces articles étaient répandus sur le sol ou disposés sur de petites plates-formes de terre et de sable soutenues par des omoplates de bœufs. Des huttes entières étaient remplies de barils d’un arak fait avec du jus de canne fermenté ; plusieurs robinets coulaient sans discontinuer, et il était facile de voir, à la tenue de beaucoup d’indigènes, que les lois de tempérance imposées autrefois par Radama étaient tombées en désuétude. Des animaux vivans, dont plusieurs sont d’une grande rareté, ne formaient pas la partie la moins intéressante de cette exposition malgache ; dans le nombre se trouvaient des lemurs, animal qui semble, ainsi que l’aye-aye, être particulier à Madagascar. La tête allongée du lemur rappelle celle du renard ; il a les oreilles courtes et velues, le corps blanc et noir couvert d’un pelage laineux et abondant, une longue queue touffue, les membres de derrière plus forts que ceux de devant. Son agilité égale celle du singe. On l’apprivoise assez facilement. Il n’en est pas de même de l’aye-aye : c’est un animal extrêmement rare, à la mine éveillée, avec une tête ronde et de larges oreilles, le corps couvert d’un poil raide, la queue touffue, et rappelant aussi le singe par plusieurs de ses habitudes. M. Ellis eut le regret de ne pouvoir joindre un de ces animaux à la riche collection qu’il a emportée de l’île.

Parmi les produits de l’industrie indigène, la vannerie, les nattes et les outils de fer méritent surtout l’attention. L’intérieur de l’île est tellement riche en minerai, qu’il y a une région appelée d’un nom qui signifie la montagne de fer, Ambohimiangavo. Les procédés employés pour travailler ce métal ont fait des progrès, grâce à quelques Européens ; ils seraient encore susceptibles de beaucoup d’améliorations ; cependant ils fournissent des ouvrages d’un travail assez délicat.

Le marché au bétail, qui venait d’être rouvert, présentait une physionomie particulière ; on y voit figurer seulement des bœufs buffalos, avec une bosse entre les épaules. Les indigènes, qui estiment par-dessus tout cette espèce, n’ont jamais voulu permettre l’introduction de celles du Cap ; entre eux, le commerce du bétail n’a aucune activité, et il doit tout son intérêt à l’exportation. Les bâtimens qui viennent prendre un chargement fixent le nombre de têtes qu’ils demandent, et dont le prix est tarifé à 15 dollars chacune par l’administration, ce qui semble un taux bien élevé pour Madagascar. Ordinairement c’est cent ou cent cinquante animaux ; on en amène en plus une vingtaine, pour que les acheteurs puissent éliminer les sujets les moins avantageux ; puis le troupeau est conduit sur le rivage. L’embarquement est la grande affaire ; il s’effectue assez promptement, avec un système de câbles des plus compliqués. À bord, quand la traversée dépasse vingt jours, il est rare qu’on ne perde pas un certain nombre d’animaux ; aussi y aurait-il grand profit pour les bâtimens qui font ce commerce à employer la vapeur, car Bourbon et Maurice dépendent entièrement de la grande île sous le rapport du bétail. Sur les divers marchés, les paiemens se font en dollars, moitié et quart de dollars. Des changeurs sont chargés de couper et de peser ces pièces de monnaie.

Cependant la lettre adressée par M. Ellis à la cour d’Atanarive avant son départ de Maurice était restée sans réponse ; le voyageur renouvela sa demande : on lui fit savoir qu’il fallait qu’elle fût signée en même temps de M. Caméron. Vainement objecta-t-il que son compagnon avait été appelé au Cap et n’avait pu le suivre cette fois. Enfin, comme il insistait, on lui opposa la crainte du choléra. En effet, le fléau sévissait en ce moment à Maurice avec une nouvelle fureur, et les précautions les plus minutieuses étaient prises à Madagascar contre son invasion. Tous les articles importés étaient exposés quarante jours durant à l’air et au soleil ; les dollars acceptés en échange du bétail devaient être enterrés pendant un même espace de temps, et tous les bâtimens, de quelque provenance qu’ils fussent, étaient astreints à une quarantaine complète. M. Ellis dut donc cette fois encore renoncer à l’espérance de parvenir jusqu’à la capitale ; du moins, pour ne pas borner sa visite à Tamatave, il résolut de faire le long du littoral une excursion à Foule-Pointe.

Ce voyage s’accomplit par le bord de la mer, à l’ombre de ces immenses forêts qui forment à l’île entière comme une ceinture de défense ; la puissante végétation des tropiques s’y étale dans toute sa splendeur : des lianes inextricables, des parasites gigantesques, d’énormes fougères s’y enlacent et s’y mêlent aux épaisses et sombres chevelures des pandanus, aux légères couronnes des cocotiers, aux amples et vigoureuses palmes de l’arbre du voyageur. Celui-ci (urania speciosa) sert, comme le baobab, de réceptacle à l’eau des pluies et la conserve dans les lieux les plus arides ; mais ce n’est pas son tronc lisse et compacte, ce sont les tiges flexibles de chacune de ses feuilles qui retiennent, comme autant de tuyaux, le précieux liquide ; il suffit d’une incision légère pour en faire couler une eau claire et toujours fraîche. À ces puissans feuillages, aux lianes qui montent, retombent et serpentent, se suspendent les fleurs les plus éclatantes et les plus variées. C’est un spectacle d’une beauté sans égale, mais en présence duquel on respire la mort. Quand les nombreuses rivières qui descendent de la chaîne des montagnes intérieures, gonflées par les pluies et refoulées par les sables de leurs barres, se répandent en marécages le long de la côte, les détritus de cette luxuriante végétation exhalent des miasmes mortels, même pour les indigènes ; ceux-ci ne connaissent aucun remède contre la terrible fièvre des bords de la mer, et c’est ce fléau, plus encore que le génie hostile de Ranavalo, qui protège l’indépendance de Madagascar. Ses pernicieuses influences ne se font plus sentir à environ huit lieues du rivage, l’air devient alors parfaitement sain et pur ; mais, comme le littoral seul peut servir de point de départ aux établissemens des Européens, l’obstacle subsistera dans toute sa force jusqu’à ce qu’il soit possible d’assainir par des travaux de canalisation et de grands abatis d’arbres des portions de la côte.

Peu d’animaux fréquentent ces forêts : on y voit surtout des oiseaux aux brillans plumages, des lézards jaunes, bruns, rayés, vert émeraude, et des serpens pour lesquels les indigènes ressentent une terreur superstitieuse. Ils ne les tuent pas. M. Provint raconta à son hôte qu’un jour à son réveil, après avoir dormi en plein air, comme il relevait sa natte, il vit avec horreur qu’un serpent long de six pieds et gros comme le bras s’était contourné dessous en spirale, faisant pendant la nuit office de matelas. Il appela ses serviteurs, mais ceux-ci, au lieu de tuer le reptile, se contentèrent de le frapper légèrement avec une baguette, en lui disant : « Va-t’en, serpent, va loin d’ici. » Ces grosses espèces ne sont pas venimeuses et ne s’attaquent guère qu’aux petits quadrupèdes. Les crocodiles, dont les rivières, les lacs et les moindres cours d’eau fourmillent, partagent les bénéfices de la crainte superstitieuse que les reptiles inspirent ; souvent leur longueur dépasse quinze pieds ; ils peuvent guetter leur proie en toute sécurité. Les indigènes les invoquent comme des êtres surnaturels, et les conjurent à l’aide de talismans ; ils semblent même en avoir fait leur animal national, car une mâchoire de crocodile figurée en or est le principal ornement de la couronne hova.

M. Ellis, étendu dans un palanquin suspendu par deux longues perches que soutenaient quatre porteurs, suivi d’une demi-douzaine de serviteurs chargés de son appareil photographique, de sa boîte à thé, de son sac de voyage, des ustensiles de cuisine, cheminait lentement sous les gigantesques ombrages de la forêt, à travers des sentiers à peine tracés, s’arrêtant pour reproduire par un rayon de soleil l’inextricable fouillis des fougères, des grands arbres, des racines et des fleurs enlacés. De loin en loin, dans une éclaircie, on entrevoyait quelque village au bord de la mer, dont les flots venaient expirer au pied de la forêt. Après quelques jours de ce trajet, le voyageur déboucha sur un plateau d’où la vue s’étend au loin et domine de vastes espaces de la forêt et de la mer. Au bas du plateau, sur le rivage, s’étend Foule-Pointe ; naguère c’était un des ports ouverts par Radama au commerce européen, et ce point, comme tant d’autres sur cette côte, depuis la baie d’Antongil jusqu’au Fort-Dauphin, a retenti du nom de la France. C’est là qu’à la fin du XVIIIe siècle l’aventurier Benyovsky, prisonnier des Russes, voyageur en Chine, chef d’une expédition française, vint se présenter aux populations comme le descendant d’un de leurs chefs indigènes, et réussit à régner douze ans sur les tribus de Mahavelona. Des guerres intestines, les misères de la traite ont depuis désolé ce rivage, et ce fut en vain que M. Ellis chercha à évoquer dans la mémoire de ses habitans actuels le souvenir de l’aventurier polonais.

À Foule-Pointe, comme à Tamatave, le missionnaire reçut, le meilleur accueil. Il poursuivit quelque peu encore son excursion, complétant sa moisson de plantes et de fleurs ; puis il reprit le chemin de Tamatave, d’où il gagna Maurice et le Cap. C’était seulement dans une troisième visite qu’il allait pouvoir pénétrer jusqu’à la capitale des Hovas, but de ses persévérans efforts.


IV

Ce fut à Londres, où il s’était rendu après son séjour au Cap, que M. Ellis reçut la permission, tant de fois sollicitée, de visiter Atanarive. Pour mettre à profit sans retard la bonne volonté de la despotique souveraine, il s’embarqua en mars 1856 sur un steamer de la compagnie orientale. Cette fois, au lieu de doubler le Cap, il suivit ce qu’on appelle la route de terre [overland), c’est-à-dire la Méditerranée, l’isthme de Suez, et se rembarqua sur la Mer-Rouge. Vingt-deux jours après il était à Ceylan. De là, retraversant la mer des Indes, il gagna Maurice, et au mois de juillet il revit Tamatave.

La réouverture de ce port lui avait donné une physionomie plus animée que précédemment, et le commerce avait accru le bien-être des habitans, comme il était facile de s’en apercevoir au costume et à la tenue générale. Dans l’intervalle de deux années, des quantités énormes de riz et plus de quatre mille bœufs avaient été exportés dans les seuls ports de Maurice. Cependant cette prospérité venait de subir un fâcheux ralentissement à la suite du bruit qui s’était répandu d’une expédition concertée par la France et l’Angleterre contre Madagascar, et peut-être le désir de se rapprocher de l’Angleterre n’était-il pas étranger à la détermination, prise enfin par la défiante Ranavalo, d’entr’ouvrir les portes de sa capitale. On remit au missionnaire une lettre du prince royal dans laquelle celui-ci lui adressait ses complimens et se promettait un grand plaisir de sa visite ; puis le secrétaire du gouvernement de la reine fit donner à M. Ellis un laisser-passer jusqu’à la capitale, accompagné d’un permis de séjour d’un mois. De son côté, le missionnaire était chargé d’un message d’amitié de son gouvernement et de divers présens, parmi lesquels figurait un télégraphe électrique, qu’il s’était exercé, pendant deux mois de son séjour à Londres, à manier, afin de faire connaître à ses amis de Madagascar, qui l’en avaient souvent sollicité, cette merveilleuse invention. En passant par les mains de la douane de Tamatave, l’appareil excita au plus haut point l’intérêt et la curiosité. Le gouverneur s’empressa de prier M. Ellis de vouloir bien faire fonctionner devant lui le télégraphe, et il se rendit, accompagné des principaux de la ville à la demeure de M. Provint, où l’appareil avait été transporté, parce que la foule ne cessait d’encombrer la maison du missionnaire. Le rapport du fil avec les batteries, les propriétés de la pile, le jeu des aiguilles, excitaient l’admiration ; mais l’enthousiasme fut à son comble lorsque, l’instrument dressé, M. Ellis se mit à converser avec le gouverneur à la distance de 50 mètres, et en faisant comprendre qu’il ne faudrait pas plus de temps pour causer d’un bout de l’île à l’autre.

C’était sous l’influence de telles impressions que le voyageur faisait ses préparatifs de départ avec la certitude d’être partout le bienvenu. Il allait quitter Tamatave, lorsque des officiers arrivèrent de la capitale, chargés par Ranavalo de rendre les plus grands honneurs funèbres à M. de Lastelle, notre compatriote, qui venait de mourir. Il y avait vingt-sept ans que ce Français, alors capitaine de la marine marchande de Saint-Malo, s’était fixé à Madagascar, où il avait remplacé un autre de nos compatriotes, M. Arnoux, dans la direction d’une sucrerie établie sur la côte, à Mahéla. Au milieu des vicissitudes du règne de Ranavalo et des persécutions imposées aux étrangers, M. de Lastelle avait dû à son activité et à ses services de se concilier la faveur de la terrible souveraine ; il avait entrepris, de concert avec elle, d’introduire en grand la culture de la canne, et les frais d’établissement, qui s’étaient élevés à plus de 10 millions, avaient été compensés par de sérieux profits. En 1838, on l’avait vu venir échanger à Marseille une cargaison des produits de l’île contre des articles de notre commerce, et il avait entrepris de faire cultiver dans ses plantations nos fruits et nos céréales. Ce Français, qui avait rendu de vrais services à Madagascar et à notre commerce, venait de mourir subitement à la suite d’une trop forte ingestion de chloroforme. La faveur de la reine prétendait le suivre au-delà du tombeau, et des ordres avaient été donnés pour qu’on lui rendît les honneurs dus aux premiers sujets malgaches. En conséquence, la veuve du défunt, fille de l’un des anciens chefs héréditaires des Betsimasarakas, accompagnée de tous ses parens en habits unis et grossiers, signe de leur deuil, — les fonctionnaires de Tamatave et les délégués de la reine, ceux-là revêtus de leurs lambas, ceux-ci en uniformes bleus, avec épaulettes et galons d’or, se rassemblèrent dans la maison du chef-juge, rendez-vous habituel pour les grandes cérémonies. Plusieurs éloges funèbres furent prononcés ; dans celui de l’orateur envoyé par la reine, on remarquait cette apostrophe, suggérée par les mérites et la haute valeur du défunt : « La souveraine aurait donné 2,000 dollars ; que dis-je ? 3,000 dollars ; que dis-je ? 5,000 dollars, pour racheter la vie de ce bon serviteur ! » Ensuite des coups de canon et de fusil furent tirés, puis on égorgea six bœufs, on défonça des tonneaux d’arak, et la cérémonie se termina par une orgie du bas peuple et des esclaves, tandis qu’un grand dîner réunissait les résidens anglais, français, allemands, au nombre d’une douzaine, aux fonctionnaires de Tamatave et aux officiers royaux.

La cérémonie funèbre achevée, M. Ellis se mit en route, escorté de plusieurs grands personnages de Tamatave et des provinces voisines qui se rendaient, comme lui, à la capitale. Madagascar n’a pas encore d’autres routes que celles qu’y ont tracées les sabots des bœufs et les pieds nus des indigènes. Ceux-ci n’emploient ni chariot ni bêtes de somme ; les bagages étaient donc portés à dos d’hommes renfermés dans des caisses recouvertes de longues feuilles de pandanus liées avec les tiges flexibles d’une espèce de vigne vierge, ce qui leur constitue une enveloppe imperméable, même dans les fortes pluies. Parmi ces caisses, il y en avait une qui était l’objet d’égard particuliers, que l’on ne touchait qu’avec le plus grand respect, et sur laquelle s’asseoir eût été un sacrilège ; c’était celle dans laquelle le voyageur avait déclaré que les présens destinés à la reine étaient contenus. Une longue file d’esclaves et de serviteurs à gages, les un avec leurs fardeaux sur les épaules, les autres les portant suspendu à de longs bambous, cheminait lentement, et au milieu de cette caravane s’avançaient dans leurs palanquins les seigneurs hovas et le missionnaire. C’était l’administration qui avait fourni à celui-ci son palanquin, et à cette occasion il avait eu un exemple du système de réquisitions mis en usage par le gouvernement. La grande toile de rofia destinée à protéger son véhicule contre la pluie et le soleil avait été oubliée ; aussitôt, sur un ordre du gouverneur, deux matrones, suivies de vingt trois jeunes filles, se présentèrent, et en un moment l’ouvrage fut confectionné.

À neuf milles au sud de Tamatave, le voyageur passa l’Hivondro, large rivière infestée de crocodiles, qui coule à travers des rives plates et boisées ; il marchait parallèlement à la mer, et le paysage changeait souvent d’aspect, offrant le spectacle successif de forêts, de lagunes, de plaines de sable, de fougères et de hautes bruyères. La caravane franchit en toute hâte une région désolée : c’était une forêt morte tout entière, et cependant encore debout ; les arbres sans feuilles et sans écorce, revêtus d’une teinte blanchâtre, entremêlaient leurs rameaux desséchés ; seules des orchidées et quelques fougères, rampant sur les troncs et le long des branches, donnaient signe de vie, et des marais stagnans exhalaient leurs miasmes impurs dans cette atmosphère de fièvre et de mort. La côte entière est insalubre ; cependant de distance en distance apparaissaient quelques villages dont les habitans, qui subsistent de pêche et d’un peu de culture, ne paraissent pas souffrir de ce climat, aussi pernicieux aux indigènes de l’intérieur qu’aux Européens. C’est là que croissent, au milieu des mangroves, des palmistes et des magnolias, le strychnos et le tangène, dont les principes vénéneux ont joué un grand rôle dans le système judiciaire de Madagascar : les accusés buvaient le suc du tangène, et les questions de culpabilité étaient tranchées par cette espèce de jugement de Dieu. Cet usage tend à disparaître, et les applications en sont devenues beaucoup plus rares depuis Radama.

À l’embouchure de l’Iharoka, seize de ces canots taillés dans une souche d’arbre qui servent à la navigation des nombreuses rivières de Madagascar reçurent les bagages et les voyageurs. Ceux-ci, laissant le bord de la mer pour remonter le fleuve pendant quelques milles, se dirigèrent à l’ouest, droit sur Atanarive. À mesure qu’on s’éloigne de la côte, l’air s’assainit ; les villages se pressent davantage, et leurs habitans, plus industrieux, semblent jouir de plus de bien-être. Le terrain s’élève graduellement, formant des lignes successives de hauteurs couronnées d’arbres et de vallées tapissées d’une luxuriante verdure. Çà et là, de larges blocs de quartz gisent sur le sol. Quelques rivières coupaient la route ; on les passait en canot, et des troncs d’arbres jetés sur les ravins et sur les torrens servaient de ponts. Souvent près des villages, sur des hauteurs d’où l’œil embrasse d’immenses horizons, on voyait se dresser des monticules de terre enfermés entre quatre murs de pierre hauts de cinq ou six pieds, et surmontés d’une petite construction en pierre ; ce sont des sépultures hovas. Les Malgaches en général professent un grand culte pour les morts et pour les ancêtres ; d’ailleurs ils n’ont pas de système religieux bien arrêté : des superstitions, quelques idées incertaines de transmigration, voilà tout ce que leur ont apporté leurs ancêtres venus de la Polynésie et de l’Inde, ce qui paraît rejeter vers des temps très reculés les migrations qui, de ce côté, ont contribué à peupler Madagascar. Un même mot vague sert à désigner la Divinité, les phénomènes surnaturels et tout ce qui passe l’intelligence, le mot zanahary ; plus d’un indigène le prononça en contemplant les merveilles de la photographie et du télégraphe électrique. En l’absence de divinités bien définies, les chefs ont revendiqué pour eux-mêmes les hommages de la piété publique, prétendant tenir de leurs aïeux un caractère sacré. Ce fait explique la violence des persécutions qui ont frappé le christianisme ; on reprochait à la fois à ses adhérens de trahir l’autorité royale et de renier leurs ancêtres : « Que ces étrangers, disaient les Malgaches rebelles à la religion chrétienne, en parlant des missionnaires, gardent leur ancêtre le seigneur Jésus, et qu’ils nous laissent adorer les nôtres. » Aux Arabes, qui ont sillonné Madagascar aussi bien que l’Afrique entière, les indigènes ont emprunté quelques pratiques, par exemple la circoncision, sans s’arrêter à aucun des principes fondamentaux de l’islamisme.

À mesure qu’on approchait de la capitale, les indices de la conquête et de la puissance des Hovas étaient plus apparens. Les villages de cette population belliqueuse et dominatrice étaient perchés sur des hauteurs et entourés de fortifications comme nos manoirs féodaux du moyen âge. Dans les champs, la culture semblait plus généralement abandonnée aux esclaves. L’esclavage, très répandu dans l’île, n’a pas semblé à M. Ellis aussi oppressif qu’on pourrait le croire : c’est une espèce de domesticité qui n’a, dit le missionnaire, rien de comparable aux horreurs de l’esclavage dans les Indes occidentales ; toutefois il n’est pas rare de voir un malheureux allant à sa besogne avec un collier de fer au cou ou une espèce de carcan, en punition de quelque faute. Le prix d’un esclave mâle est de 70 à 100 dollars, et celui d’une femme moitié moindre. On a parlé de cruautés excessives exercées à la côte ouest par les Hovas sur les Sakalaves ; la relation du révérend Ellis ne nous met pas à même d’apprécier le degré d’exactitude de ces faits.

Après vingt jours de marche et un parcours de trois cents milles, les voyageurs parvinrent à un village assis sur le rebord d’une chaîne de granit et appelé de sa situation Ambatomanga, le Rocher bleu. Ils étaient aux portes d’Atanarive. Trois cavaliers vinrent les prendre pour les introduire dans la capitale, et bientôt la cité des mille villages se déroula sous leurs yeux. Atanarive s’étend sur un plateau ovale long d’une demi-lieue qui domine la contrée environnante et s’élève à sept mille pieds au-dessus du niveau de la mer. Vers le centre, sur une éminence appelé Tampombohitra, ce qui signifie la Couronne de la cité, se dresse le palais, construction la plus importante et la plus vaste de la ville. Il a soixante pieds d’élévation, et son toit aigu, sur lequel s’ouvrent trois étages de fenêtres, est surmonté d’un emblème représentant en bois doré un oiseau de proie, espèce de vautour appelé vozomahery, littéralement l’oiseau du pouvoir. Un verandah coupé en deux par un balcon enveloppe ses murs. À côté de la résidence royale s’élève une construction analogue, mais de moindres proportions : c’est la demeure du prince royal, et des deux côtés, sur la crête de la hauteur, s’alignent les maisons des autres membres de la famille royale et des principaux officiers du gouvernement. Plus bas s’étendent, sans beaucoup de régularité, les habitations particulières avec leurs toits aigus de chaume et de gazon. L’aspect uniforme de toutes ces maisons, la couleur sombre de leurs murs de bois et la nudité du plateau sur lequel elles sont assises composent un ensemble sévère qui contraste tristement avec la riche végétation des vallées environnantes. Le feuillage de quelques figuiers épars dans les enclos et l’angle aigu qui termine la toiture du palais rompent seuls la monotonie de la masse de rochers de granit et de maisons de bois qui de loin signalent Atanarive.

Parvenu aux premières maisons éparses au bas du plateau, le voyageur escalada une espèce de rue large, mais inégale et raboteuse, taillée souvent dans le roc vif, et atteignit une porte de pierre qui donne sur une des places de la ville, et en dehors de laquelle étaient postés une douzaine de soldats qui présentèrent les armes aux officiers royaux. On lui fit l’honneur de le conduire jusqu’au Tampombohitra, cette acropole où se dressent, autour du palais, les habitations des grands personnages, et, après avoir traversé un dédale de rues et de ruelles dont les habitans se pressaient sur son passage avec une curiosité bienveillante, M. Ellis s’arrêta devant un enclos assez spacieux enfermant trois jolies maisons de deux étages ; alors un des officiers le prit par la main, l’introduisit dans l’intérieur et lui fit savoir que c’était la résidence qui lui était assignée par le bon vouloir de la reine. L’étage inférieur, qui devait particulièrement servir à l’habitation du missionnaire anglais, se composait de deux pièces d’inégale grandeur, recouvertes l’une et l’autre de nattes épaisses. Le lit, dressé sur quatre pieds et chargé de nattes, était, comme les fenêtres, protégé par des rideaux de mousseline blanche ; quatre chaises, un fauteuil, une table recouverte d’un tapis et munie de verres et d’un pot à eau, un miroir suspendu à la muraille, complétaient l’ameublement. Grâce à la sollicitude de l’hospitalité malgache, M. Ellis eût certainement pu se croire dans la chambre d’un petit hôtel garni européen. L’étage supérieur était réservé à ses gens, et des deux autres maisons enfermées dans l’enclos, l’une était destinée à ses bagages, l’autre était occupée par une famille hova indigène qui lui fit offrir l’entière disposition du local, ce qu’il ne fut pas nécessaire d’accepter.

Le lendemain, quatre officiers, couverts de riches lambas, vinrent, de la part de la reine, visiter le voyageur, lui apporter un présent de bœuf et de volailles, s’informer de la santé de la reine Victoria, du prince époux, de l’état de l’Europe et de la prospérité de l’Angleterre ; puis, vers le soir, ce fut le prince royal lui-même, Rakotond-Radama, qui se fit annoncer. Ce personnage, auquel les circonstances paraissent réserver un rôle décisif dans les destinées de Madagascar, est né en 1830. C’est un homme de petite stature, aux manières ouvertes et franches, le front légèrement en arrière, les cheveux d’un noir de jais, frisant à leur extrémité, le nez aquilin, la lèvre supérieure surmontée d’une moustache, la lèvre inférieure un peu épaisse. Si la photographie rapportée par M. Ellis est bien exacte, nous ne saurions trouver à la physionomie du prince autant d’intelligence que le veut le missionnaire ; il est vrai que son air de gêne et de gaucherie résulte peut-être du col droit et du costume ridicule de général européen dont il est affublé.

La conversation s’engagea en anglais et roula sur l’excellence des lois anglaises, l’alliance de la France et de l’Angleterre, la paix qui venait de terminer la guerre de Russie, le christianisme protestant et le catholicisme. Le prince se fit expliquer le sens du mot protection appliqué par de grandes nations de l’Europe à certains états ; il s’enquit avec inquiétude des projets que l’on prêtait alors à la France contre Madagascar, témoigna au missionnaire beaucoup de bienveillance personnelle, et déploya dans l’entretien plus de vivacité qu’on ne pouvait s’y attendre d’après le calme de ses manières. Le lendemain, ce fut le prince Ramonja, cousin du prince royal et troisième personnage de Madagascar, qui se présenta chez l’Européen ; l’entretien roula sur les mêmes sujets, et fut également amical. Les visites de bienvenue se succédèrent ainsi durant plusieurs jours, et amenèrent les uns après les autres des dignitaires de tous grades. À Madagascar, les fonctionnaires civils sont classés, de même qu’en Russie, à l’imitation des officiers militaires, et répondent à des catégories définies ; c’est ce que l’on appelle premier, second, dixième, treizième honneur. Les présens abondaient aussi de la part de Rakotond, de sa femme, la princesse Rabodo, nièce de la reine et de Ramonja ; puis le prince royal fit dire à son hôte qu’il voulait lui faire lui-même les honneurs de la contrée environnante, et qu’il mettait à sa disposition un cheval et un palanquin. Un matin donc M. Ellis se rendit au lieu assigné, dans un des faubourgs où se tenait un marché assez semblable à celui que nous avons vu à Tamatave. La population, très considérable, se pressait pour voir le prince et l’étranger. Des soldats, avec leurs canons montés sur des affûts de bois, formaient la haie, et des officiers portaient une épée d’argent à large poignée que chacun saluait en passant : c’est le Tsitialinga, ce qui veut dire haine des mensonges, un des emblèmes du pouvoir auquel on attribue la propriété de révéler les crimes et de faire connaître les coupables. Quand la terrible épée a accusé un homme et qu’on l’a plantée dans sa porte, le malheureux est mis hors la loi, et nul n’oserait lui donner asile.

Le cortège visita plusieurs résidences royales situées dans les environs de la ville, et notamment le palais d’Isoaierana, qui a été bâti pour Radama par un Français, M. Legros. C’est une belle construction, dans le style du pays, mais en bois d’ébène et d’érable, avec de magnifiques lambris, des attiques, un plancher en mosaïque, un double verandah et de riches ornemens à la toiture. Autour de la capitale, il y a des routes assez bien entretenues, et on traverse les rivières sur des ponts de construction grossière, mais solide, faits de roches massives, et dont les arches sont inégales. On rentra dans Atanarive par l’Ambohipotsi, qui en est la roche Tarpéienne : c’est un plateau nu de granit, élevé de trois à quatre cents pieds au-dessus du sentier qui contourne la ville, et d’où les criminels sont précipités.

Quelques jours après, le prince proposa de renouveler cette excursion ; sa femme, la princesse Rabodo, devait être de la partie, et il résolut cette fois de se montrer dans toute la magnificence de sa pompe royale. Vers midi, un officier vint prendre l’Européen pour le conduire au palais. En route, il le prévint que, comme c’était sa première entrevue officielle avec des membres de la famille royale, il convenait de leur présenter le hasina : c’est une offrande, habituellement d’un dollar, sans laquelle on n’approche pas les souverains. L’avenue conduisant à la porte du palais était encombrée de curieux ; deux officiers de rang supérieur, puis le prince et la princesse en palanquin découvert, vinrent à la rencontre de M. Ellis, qui offrit à celle-ci le hasina, puis prit sa place dans la procession, et on se mit en marche. Le but de la promenade était une maison de plaisance de feu Radama, appelée Mahazoarivo.

Le cortège ne tenait pas moins d’un mille et demi. Il s’ouvrait par une douzaine d’officiers montés sur des chevaux assez mal entretenus, mais vifs et vigoureux ; ensuite venaient quatorze palanquins, ornés de draperies de diverses couleurs, portant de hauts dignitaires et escortés des deux côtés par des cavaliers ; puis une troupe de dix-neuf musiciens, cinq clarinettes, cinq fifres, un basson, quatre cornes de buffalos, un petit tambour, un triangle, précédaient les palanquins du prince et de la princesse, auprès desquels marchaient plusieurs officiers, l’épée nue. Le prince était vêtu d’une espèce de cotte blanche ornée d’une plaque d’argent, et un large ruban de soie rouge et verte, terminé par une frange d’or, s’étalait sur sa poitrine. La princesse portait un vêtement bleu, de mode européenne, garni de velours violet, avec deux rangées de boutons d’or, un bonnet de satin œillet, orné de fleurs artificielles, un voile et une écharpe de dentelle. Son palanquin était ombragé d’une draperie écarlate, bordé de galons et de franges d’or, et à ses côtés marchaient un officier muni d’une large ombrelle de soie œillet surmontée d’une boule d’or et une douzaine de femmes esclaves drapées dans des lambas de coton bleu et blanc. Dans le palanquin suivant s’avançait une fille du prince Ramonja, jeune personne de seize ans adoptée par la princesse Rabodo, qui est fort affligée de n’avoir pas jusqu’ici d’enfans. Trois derniers palanquins portaient des serviteurs et des femmes du palais ; enfin venait la foule en habit de fête. Les officiers et leurs femmes étaient couverts de joyaux et de chaînes d’or auxquelles étaient suspendues ces petites boîtes à tabac dont il a été question à Tamatave. La plupart d’entre eux avaient eu le bon esprit de ne pas revêtir leurs uniformes, et portaient le costume national : pantalons écarlates et lamba blanc, bordé de cinq larges bandes de couleur. Le cortège fit halte à quelque cent mètres du palais, au balcon duquel apparaissaient, sous un grand voile écarlate, quelques figures. C’était la reine, entourée des gens du palais, qui daignait se montrer : elle fut accueillie par l’air national de Madagascar, que M. Ellis ne trouva pas désagréable. Ensuite on franchit les portes de la ville, et la longue procession se dirigea à travers la campagne. À son approche, les habitans des villages sortaient de leurs demeures, apportant les uns du riz, les autres du manioc, des fruits, des légumes, qu’ils déposaient aux pieds du prince, et que ses officiers ramassaient. C’est une offrande en nature qu’il est d’usage de présenter aux souverains sur leur passage. Enfin on atteignit Mahazoarivo. En passant sous la porte, chacun se découvrit. Cette habitation est un joli cottage bâti au bord d’une pièce d’eau, et entouré de bananiers et d’allées de vignes qui produisent, dit-on, de bons raisins. Le prince donna la main à la princesse pour descendre de son palanquin, mit le pied sur le seuil, et, se tournant, invita la compagnie à entrer. Des rafraîchissemens, consistant en confitures, biscuits, fruits, avec des plats, des couteaux et des fourchettes d’argent, étaient disposés sur une table autour de laquelle on s’assit. La princesse Rabodo est une belle femme, à peu près de la taille de son mari, et de quelques années plus âgée que lui. Ses traits sont réguliers, un peu lourds ; sa physionomie respire une grande bienveillance. Elle tenait son mouchoir à la main, comme une Parisienne dans son salon. Le missionnaire prit place à côté d’elle, et elle se plut à l’entretenir avec beaucoup d’affabilité de la reine Victoria, du prince Albert, de leurs enfans. Elle apprit avec intérêt le mariage projeté entre la princesse royale et l’héritier de Prusse. Elle demanda si la reine dansait dans son palais, et si M. Ellis lui-même avait l’habitude de danser. De son côté, le prince s’informa de la dernière guerre, de la quantité de troupes qui avaient été engagées, du nombre des morts ; il s’enquit des chances de durée que pouvait avoir la paix ; puis la musique entonna le God save the Queen, le Rule Britannia et le Grenadier’s March. La collation achevée, on se leva pour faire un tour de promenade dans le jardin. Le prince accompagnait la princesse, le secrétaire de la reine donna le bras à la fille du prince Ramonja, et M. Ellis offrit le sien à une des ladies de la reine, belle femme richement vêtue. La fête se termina par des danses ; on causa encore de la France, de l’Italie, de l’Allemagne ; puis le prince reconduisit avec beaucoup de courtoisie la princesse à son palanquin, et remonta dans le sien.

Ces visites royales et ces fêtes n’étaient que le prélude de l’entrevue dont le voyageur allait être honoré par la reine. Quand celle-ci jugea qu’elle était restée aussi longtemps invisible que le comportait sa dignité, elle fit prévenir officieusement M. Ellis, par un de ses amis hovas, de se préparer, dans la journée du 5 septembre, à paraître devant elle, de revêtir par conséquent son costume de cérémonie, et de se munir d’un souverain et d’un dollar. M. Ellis mit son habit noir ; mais l’ami chargé de servir d’intermédiaire ne le trouva pas assez bien vêtu. Vainement le missionnaire objecta que c’était en Europe le costume de cérémonie, l’autre demanda à voir sa garde-robe, et y découvrant une belle robe de chambre vert et pourpre, il le força à s’en revêtir. Quelques instans après arriva le billet suivant : « Sir, veuillez suivre le porteur de ce mot ; vous allez avoir une audience de sa majesté. » Le missionnaire, drapé dans sa robe somptueuse, monta en palanquin, mit pied à terre au premier poste des gardes de la reine, d’où un officier se détacha pour l’annoncer ; puis il pénétra par une porte cintrée dans une large cour, bordée de trois côtés par une ligne de soldats, et dans laquelle la reine, environnée des membres de sa famille et de ses officiers, se tenait assise au premier étage de son palais, sous le balcon de son verandah. À la vue de la souveraine, le missionnaire et ses guides, s’arrêtant, fléchirent le genou et prononcèrent le salut d’usage : Tsara, tsara, tompoko ! ce qui veut dire : c’est bien, c’est bien, souveraine ! Se tournant vers l’orient, ils firent ensuite une génuflexion devant le tombeau de Radama, petit édifice carré, en pierre, construit dans un coin de la cour, puis ils se dirigèrent vers les places qui leur étaient assignées.

Il y avait alors à Atanarive trois résidens français : M. Laborde, qui y continue les traditions de M. de Lastelle ; son fils, jeune homme de vingt ans, qui, après avoir été faire ses études en France, est venu retrouver son père à Madagascar, et un prêtre catholique, M. Fenez-Hervier, qui a obtenu de la reine l’autorisation de séjourner dans la capitale. M. Laborde et le prêtre avaient été invités à assister à la présentation, et ils se tenaient, le premier couvert d’un riche costume arabe, le second en vêtement de soie brodée, près de la place assignée au missionnaire anglais. Celui-ci était en outre entouré d’interprètes qui, après quelques avis préalables relatifs à l’étiquette, lui dirent qu’il avait la parole et l’engagèrent à parler haut. M. Ellis remercia la reine de lui avoir fait l’honneur de l’admettre en sa présence, et, après l’échange des premiers complimens, demanda la permission de lui transmettre son hasina ; en même temps il remit le souverain dont il s’était muni à un officier. La reine daigna remercier par un léger signe de tête. Ensuite le missionnaire, reprenant son discours, rappela la vieille amitié de George IV et du roi Radama, et affirma que l’Angleterre n’avait jamais changé dans ses sentimens d’affection pour Madagascar, que le ministre de sa majesté Victoria, lord Clarendon, l’avait chargé de dire à la reine qu’il ne cessait d’entretenir à son égard des intentions amicales et de porter un vif intérêt à la prospérité de son règne.

Un murmure approbateur de l’assemblée accueillit ces paroles, traduites par un interprète. La reine, se tournant vers son fils Rakotond et son neveu, le prince Rambosoalama, les entretint avec beaucoup d’animation, puis elle adressa la parole à un homme de grande taille, à tête grise, qui remplissait auprès d’elle les fonctions d’orateur, car l’étiquette exige qu’elle n’adresse directement la parole qu’à certains personnages. Celui-ci fit savoir que la reine accueillait ces témoignages d’amitié avec bienveillance, ne regardait comme ennemie aucune des nations d’outre-mer, et désirait rester en paix avec la France et l’Angleterre. Après l’échange de ces protestations amicales, le ministre principal prévint le visiteur qu’il était temps de se retirer. M. Ellis s’inclina devant la reine, puis devant le tombeau de Radama, et repartit au bruit des airs nationaux, accompagné des officiers qui l’avaient amené.

Durant cette entrevue, placé dans la cour, vis-à-vis du palais, au premier étage duquel la reine se tenait sur son balcon, M. Ellis eut tout le loisir d’examiner la fameuse Ranavalo-Mangika. C’était alors une femme de soixante-huit ans, vigoureuse, au visage énergique, le front bien fait, les traits réguliers, rien de désagréable dans la physionomie, avec un grand air de commandement. Elle était placée sous un dais écarlate et portait une couronne faite de bandes d’or, ornée d’une dent de crocodile, et avait autour du cou une dentelle d’or. Son vêtement, d’une grande simplicité, consistait dans le lamba national en satin blanc. Quatre-vingts ou cent personnes l’environnaient ; mais son fils, les princes et son orateur avaient seuls le privilège de lui adresser la parole.

Le lendemain, M. Ellis fut invité à un dîner donné au nom de la reine par un de ses ministres, mais auquel sa majesté n’assistait pas. Le service en argenterie et en porcelaines fabriquées dans le pays, à l’imitation de celles de France et d’Angleterre, était très complet ; quantité de mets européens, de confitures, de pâtisseries, y figuraient, et l’on porta des toasts à la reine et à tous les souverains d’Europe. Un combat de taureaux devait avoir lieu ensuite dans une des cours du palais ; le missionnaire refusa d’y assister. Quelques jours après eut lieu la remise des présens. M. Ellis fut prévenu de ne pas parler du télégraphe électrique, la reine ayant déjà déclaré à un de ses résidens français ne pas vouloir faire usage de cette invention. Le reste fut favorablement reçu ; c’étaient des étoffes, des bijoux, divers produits de l’industrie anglaise, et les portraits dans des cadres dorés de la reine Victoria et du prince Albert. En retour, le voyageur reçut des bœufs et plusieurs riches lambas de soie. Plusieurs fêtes lui furent encore données, et il eut l’honneur d’assister en présence de la reine à des danses sakalaves et européennes. Toutefois, malgré la faveur avec laquelle il était traité, ce fut en vain qu’il témoigna le désir de prolonger son séjour, pour ne pas regagner la contrée basse dans la saison des fièvres, après les pluies d’août et de septembre. La préoccupation constante de la cour d’Atanarive en ce moment était, malgré les assurances contraires données par le missionnaire, la crainte d’une attaque de la part de la France et de l’Angleterre, il était question de cette éventualité dans tous les entretiens des membres de la famille royale, et la princesse Rabodo disait un jour à cette occasion : « Nous ne sommes pas des rebelles ou des usurpateurs, nous sommes les descendans des anciens possesseurs de cette terre ; pourquoi ne nous laisserait-on pas en paix ? »

Conformément aux ordres de la reine, le voyageur dut donc quitter Atanarive, et ce fut au grand regret des nombreux amis qu’il s’était faits par son empressement à soigner de son mieux les malades, à mettre à leur disposition sa petite pharmacie et à manœuvrer son appareil photographique. Plusieurs d’entre eux l’accompagnèrent à une assez grande distance, et le prince lui-même voulut le conduire jusqu’au bas du plateau d’Atanarive. Ce fut le 26 septembre que M. Ellis quitta cette ville, où il avait trouvé une population aisée, intelligente, beaucoup plus policée qu’on ne le croit en Europe et que lui-même ne l’avait pensé d’abord. Dans son chemin vers Tamatave, il rencontra plusieurs étrangers qui se rendaient à la capitale : un commerçant français, M. Soumagne ; un autre de nos compatriotes, médecin à Bourbon, mandé pour la cour, et qu’accompagnaient comme aide et comme pharmacien M. l’abbé Jouan, supérieur du collège des jésuites de Bourbon, et M. l’abbé Weber. Notre voyageur s’empressa de franchir la région des marécages et des fièvres ; un petit bâtiment qui se trouvait à Tamatave l’emmena à Maurice, et au mois de mars 1857 il revit l’Angleterre.


V

M. Ellis vient de nous montrer sous un aspect nouveau ces Malgaches, que de précédens voyageurs dépeignaient uniquement comme des sauvages cruels et farouches ; il ne s’est pas borné à jeter un regard furtif le long des côtes, jugeant, ainsi que tant d’autres l’ont fait, tout un peuple d’après quelques individus dégradés par le contact extérieur et abrutis par l’ivresse : il nous a transportés au centre même de l’île, dans une société encore inculte et même quelquefois grossière, mais organisée, disciplinaire, douée d’intelligence et de curiosité. Quel sort prochain est réservé aux hommes qui la composent ? Dans le débordement des peuples de l’Europe, au milieu du vaste travail de colonisation et de conquêtes qui s’accomplit de nos jours depuis le centre de l’Afrique jusqu’aux plus lointains archipels de l’Océanie, réussiront-ils à préserver leur île de notre invasion, à échapper au contact mortel qui tue en ce moment les races de l’Australie, qui fait disparaître avec une si étonnante rapidité les beaux sauvages des Sandwich et de la Nouvelle-Zélande ? Les généraux qu’invoquait Radama, Hazo et Tazo, forêt et fièvre, la politique sagement méfiante de Ranavalo, sauront-ils prévaloir contre les ardeurs de la convoitise européenne ? Telles sont les questions qui se présentent naturellement à l’esprit au sortir d’Atanarive, et ce n’est pas un spectacle dépourvu d’émotions que ce dernier duel du sauvage qui demande à vivre contre l’homme civilisé revendiquant le sol et ses produits au nom de la supériorité de son industrie et de son intelligence. Madagascar semble menacée à la fois de deux côtés : par la France et par l’Angleterre. La France se prévaut de droits antérieurs à ceux de toutes les autres nations, et notre pavillon, installé tout autour de l’île, à Bourbon, à Sainte-Marie, à Mayotte, à Nossi-Bé, paraît attendre le moment de s’y planter de nouveau, car le nom de la grande île africaine a eu le privilège de survivre chez nous au naufrage de notre prospérité coloniale et d’y rester populaire. On demande donc que nous installions sur ce territoire, grand comme la France, une large colonisation pour faire concurrence à l’Inde anglaise : la latitude est la même des deux côtés de l’équateur. On trouve en abondance sur cette terre féconde la soie, le coton, le fer, et on peut y cultiver tous les riches produits des tropiques. Enfin on propose d’envoyer sur ces rivages, non plus le rebut de nos populations, mais des colons actifs, industrieux et bien préparés. Tout cela est fort judicieux, mais on semble oublier que pour coloniser il faut des bras, et il est probable que, parmi les plus chaleureux approbateurs d’un tel système, on n’en trouverait guère qui fussent disposés à réunir un capital de quelque valeur, comme le font aujourd’hui tous les émigrans sérieux de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande, et à transporter leur activité, leurs intérêts, leurs affections sur un sol lointain. La France a perdu depuis près d’un siècle ses habitudes colonisatrices, et ne semble aucunement disposée à les reprendre ; c’est un fait que l’on peut envisager avec tristesse, mais il n’est que trop constaté par le petit nombre d’émigrans français qui ont consenti à s’établir en Algérie, aux portes de la métropole. Aussi trouvera-t-on chez nous beaucoup d’écrivains empressés à signaler les avantages de la colonisation de Madagascar, à prêcher l’extermination des Hovas et l’affranchissement des Sakalaves, à discuter, même sans trop connaître le chemin, les étapes qui doivent, par une série de marches victorieuses, nous mener dans Atanarive, mais peu d’hommes disposés à suivre cette impulsion.

L’Angleterre est beaucoup moins bruyante, et cependant plus redoutable. Ce qu’elle veut à Madagascar, la relation du révérend Ellis nous l’indique suffisamment, c’est acquérir de l’influence sur l’esprit du souverain et s’en rendre maître, exercer une action analogue à celle des Américains aux îles Sandwich, en un mot établir l’ordre de choses que traduit ce mot protectorat, dont le prince royal cherchait à se faire expliquer le sens. Si les intérêts du commerce de l’Angleterre étaient le seul point à envisager dans cette question, on pourrait faire des vœux pour la réussite de cette politique ; mais il faut aussi voir de quel profit elle serait à la race indigène. On lui portera le christianisme, des lois plus judicieuses, nos modernes inventions, et Atanarive, initiée, comme Honolulu, aux avantages d’un régime libéral, aura ses journaux et ses assemblées délibérantes. Par malheur, l’exemple des Sandwich démontre qu’au milieu de ces innovations le sauvage dépérit au lieu de s’élever à notre niveau, et la raison en est fort simple : il y a dans la vie des nations aussi bien que dans celle des hommes des périodes de transition qu’on ne peut supprimer, et, pas plus qu’un individu, un peuple ne saurait passer subitement de l’état d’enfance à celui de virilité ; les institutions libérales sont donc prématurées pour le sauvage, qui n’en est encore qu’aux rudimens de la vie sociale. Les étrangers lui apporteront les complications de leurs querelles et de leurs intrigues. Sous prétexte de l’instruire et de le protéger, ils en feront l’instrument de leurs intérêts et de leurs passions. Ce n’est jamais à son profit que nos inventions, transportées chez lui, fonctionnent, et, quelles que soient son intelligence et sa bonne volonté, il est jeté sans armes, en face des nations de l’Europe et de l’Amérique, dans les bruyantes mêlées du commerce et de l’industrie.

Telles sont les circonstances qui ont fatalement frappé de mort les indigènes de l’Océanie. Là même, comme par dérision de la justice, des traités ont consacré la spoliation. Les settlers et les squatters sont venus, des actes de vente à la main, chasser, comme des bêtes malfaisantes, de la terre qu’ils tenaient en héritage de leurs ancêtres, ceux des sauvages qui avaient pu survivre aux maladies, à l’abus des liqueurs, au brusque changement d’existence et de milieu. Quel profond sentiment de haine et de révolte impuissante contre l’injustice doit s’emparer de ces pauvres hommes, traqués, détruits au nom de ce qu’ils entendent nommer la civilisation ! C’est alors que le christianisme pourrait leur être utile pour leur enseigner la résignation, le pardon des injures, et pour leur apprendre à mourir. Quant à leur enseigner plus, nous avons déjà dit qu’il ne le peut pas, à cause même de l’élévation de son caractère : les ministres de l’Évangile ne sauraient donner à leurs disciples les moyens de lutter avec les trafiquans anglais ou américains. Cette éducation est de celles qui résultent du développement graduel et normal des besoins et des facultés, et il n’est au pouvoir d’aucune force humaine de la conférer brusquement. Le christianisme en peut devenir le complément moral, il n’en saurait être la base et le principal élément.

Au milieu de circonstances si défavorables à des races entières et quand des milliers d’êtres humains s’éteignent sans postérité chaque jour, ce n’est pas sans intérêt que l’on voit une de ces familles, plus prudente et mieux favorisée, opposer quelque résistance à nos terribles invasions. La société malgache a d’ailleurs plus d’un titre à notre compassion et même à nos sympathies : non-seulement elle est intelligente et curieuse, mais de plus elle a eu le bonheur d’échapper à l’islamisme ; la polygamie, bien que tolérée en principe, n’y a pas prévalu ; elle n’a pas de harems, et se montre sur tous les points bien supérieure au Ouâday, au Baghirmi, au Bornou, à toutes les sociétés que nous avons vues dans le Soudan. Les femmes y sont traitées avec des égards que l’on ne s’attendrait pas à trouver sur la terre malgache ; les attentions du prince royal pour sa femme, son respect pour sa mère, la tolérance même avec laquelle la farouche Ranavalo laissait son fils témoigner ses prédilections pour le christianisme, sont autant de traits remarquables qui indiquent des instincts de dignité et d’élévation. L’imitation de l’Europe n’est pas tombée non plus dans une grossière parodie, et il y a là une société encore enfantine, mais non pervertie, chez laquelle le temps, si on le laisse faire, pourra accomplir son œuvre aussi bien qu’il l’a fait ailleurs. Un jour, dans un de ses entretiens avec le prince royal, M. Ellis lui disait que l’Angleterre fut jadis moins civilisée que ne l’est aujourd’hui Madagascar, et que c’était graduellement, dans une longue série de siècles et à travers de laborieuses vicissitudes qu’elle était montée au rang qu’elle occupe aujourd’hui. Le missionnaire avait raison : il y eut un temps, qui n’est pas bien éloigné, où cette Europe si fière de sa civilisation était inculte et grossière. Il suffit de se reporter à douze siècles en arrière dans notre propre histoire, au temps où les Germains se partageaient les lambeaux de l’empire, et abaissaient la civilisation de Rome au niveau de leur barbarie. Ces hommes cependant sont nos ancêtres, et c’est le temps qui les a graduellement relevés. De tels exemples devraient nous rendre plus indulgens et plus patiens à l’égard des pauvres sauvages, surtout quand ils témoignent à la fois de l’intelligence et de la bonne volonté.

Ranavalo est la femme des circonstances ; elle a eu, comme par intuition, le sentiment de la politique qui convient à Madagascar. Radama avait plus d’aménité, plus de penchant vers l’Europe ; c’est lui qui a aboli la traite : il a imposé des lois de tempérance, et il accueillait avec une grande faveur les inspirations du dehors ; mais là même était le danger : il allait se jeter sans défiance dans les bras de maîtres qui font payer chèrement leurs leçons. Le futur héritier, Rakotond-Radama, si, d’après M. Ellis, nous avons bien saisi les traits de son caractère, peut inspirer les mêmes craintes Et que l’on ne pense pas qu’en excluant les étrangers, Ranavalo puisse fermer son île à de salutaires influences de développement intellectuel et d’amélioration sociale. La civilisation, ainsi comprise, se répand avec une force irrésistible, et va par un courant régulier, comme le gulf stream, chauffer les plus lointains rivages ; mais il faudrait qu’elle y pût pénétrer graduellement, et en se mettant pour ainsi dire à la température de l’atmosphère environnante. Ranavalo ne le voulût-elle pas, ses procédés, ses avantages s’infiltrent lentement autour d’elle, et à ce travail la France prend une part utile et retrouve son rôle civilisateur mieux que si elle envoyait ses vaisseaux de guerre. Elle n’agit pas collectivement, mais quelques-uns de ses enfans travaillent pour elle : c’est ainsi que le jour où M. de Lastelle entrait dans Marseille avec une cargaison amenée de Tamatave et remportait nos produits jusque dans Atanarive, il faisait plus pour les relations de la France et de l’île africaine qu’une expédition militaire. Sans doute les marchands et les aventuriers, qui jettent des regards de convoitise partout où il y a une terre à conquérir et de l’argent à gagner, trouveront ce procédé lent et peu profitable ; ils lui préféreraient la conquête expéditive, qui, après la Tasmanie, dépeuple la Nouvelle-Zélande ; mais ils ont assez abusé, pour leurs satisfactions égoïstes, des mots progrès et civilisation, nous avons mieux en ce moment à envisager que les intérêts de leur trafic : il s’agit du salut de la race humaine qui possède Madagascar.


ALFRED JACOBS.