La France en Tunisie
Revue des Deux Mondes3e période, tome 102 (p. 305-342).
LA
FRANCE EN TUNISIE

III.[1]
OASIS ET FORÊTS. — TRAVAUX PUBLICS. — CONCLUSION.


XII. — DES CONFRÉRIES MUSULMANES EN AFRIQUE.

Quel sera l’avenir de Kairouan ? Il est bien difficile de le dire, quoiqu’il y ait comme l’indice d’un futur mouvement commercial, par suite du fonctionnement d’un chemin de fer Decauville unissant cette ville à la mer par le joli port de Sousse. Il lui faudrait de l’eau, des arbres, des récoltes, puis des voies qui lui facilitent le transit des dattes délicieuses du Djérid et des alfas dont le sol est couvert sur une étendue, allant de son extrême sud jusqu’à la région des chotts. Reprendra-t-elle jamais, la ville sainte, le prestige qu’elle exerçait autrefois sur les populations musulmanes ? C’est douteux. Le charme en est rompu par suite de notre présence dans ses murs. Est-ce à dire que les sectes religieuses y soient moins unies que par le passé dans une haine commune contre le chrétien ? Ce serait une grave erreur que de le croire, et, pour s’en convaincre, il suffit de jeter les yeux sur l’étude si remarquable du commandant Rinn, Marabouts et Khouans. Un accord ne pourra s’établir, — s’il s’établit jamais, — entre musulmans et Européens, que sur une base religieuse, par un respect profond, mutuel, des croyances qui les divisent. Pour asseoir cette base, à laquelle la politique pourrait être étrangère, — celle-ci ne venant qu’en second dans les préoccupations musulmanes, — il faudrait que nous n’eussions en Afrique que des agens, d’une tolérance extrême, aux idées élevées, connaissant à fond l’Islam, des mandataires pénétrés de cette idée qu’un Arabe ne reconnaîtra jamais d’autres lois que celles sanctionnées par les vicaires du Prophète. Nous attacher le clergé arabe est un point essentiel.

Plus qu’aucun homme au monde, le musulman est religieux et par-dessus tout croyant. S’il s’agite, travaille et lutte, ce n’est pas, comme le chrétien, le juif et les disciples de Confucius, pour amasser des richesses et acquérir des honneurs, mais pour vivre libre dans sa toi et consacrer à la prière le temps qu’elle requiert. La patrie, la famille, l’opulence, ne viennent qu’après. Comme au temps de Mahomet, si l’un de ses disciples combat pour conquérir une province, s’il repousse un envahisseur ou reprend son patrimoine sur les Anglais, comme il l’a fait au Soudan, c’est pour la plus grande gloire d’Allah. Quelle que soit la foi de nos missionnaires, elle est égalée par le plus déguenillé des derviches. Déjà du temps de Mahomet, l’Islam s’est constitué de façon à toujours avoir ses apôtres militans chargés de courir le monde et d’y faire adopter le Coran, de gré ou de force. Ils ne brûlent pas ceux qu’ils considèrent comme des hérétiques, mais ils en font des esclaves si ces hérétiques sont noirs; le yatagan tranche la tête des blancs. A côté de cet ordre de combattans religieux, que l’on ne trouve plus guère qu’en Afrique, l’on en rencontre encore un autre sans cesse à la recherche, par la vie contemplative et les pratiques pieuses, d’un état de pureté morale et de spiritualisme tendant à mettre l’âme en rapport direct avec la divinité. Ce n’est pas le nirvana des Hindous, l’annihilation complète de l’être humain dans une divine méditation, mais un état de perfection qui en approche beaucoup. On les appelle marabouts ou saints, ces contemplatifs, et ils sont vénérés comme tels. L’émir Abd-el-Kader réunissait en lui les deux types suprêmes d’apôtre et de militant. Leurs tombeaux, les blanches koubas aux coupoles arrondies, que l’on rencontre à chaque pas en pays musulman, les ossemens qu’elles contiennent, sont, selon la belle expression de M. Guy de Maupassant, a la graine divine, la semence sacrée qui fécondent le sol illimité de l’Islam, » qui y font germer, de Tanger à Tombouctou, du Caire à la Mecque, de Tunis à Constantinople, de Khartoum aux îles Soulou, dans le sud des Philippines, la religion la plus puissante, la plus mystérieusement dominatrice qui ait dompté la conscience humaine. Il n’est pas un coin de terre, aussi bien en Tunisie qu’en Algérie, où vous ne trouviez de ces semences sacrées.

Dans les grandes villes, au sein même des mosquées réputées les plus saintes, comme celle du Barbier du Prophète, à Kairouan, se trouvent les zaouïas, véritables monastères du moyen âge, où le pèlerin, le voyageur sans ressource trouve asile et secours. C’est dans ces demeures, autrefois inviolables, que se sont formées et se perpétuent des confréries puissantes. L’enseignement religieux y est, fait étrange, pur du matérialisme sanguinaire des derviches fanatiques et de la plèbe musulmane. Les versets du Coran qui ordonnent l’extermination des infidèles n’y sont certainement pas passés sous silence; mais le livre par excellence, El Kilab, y est résumé en cinq principaux commandemens qui indiquent bien les sources pures, Bible et Évangile, d’où les a tirés le Prophète. Il faut citer ces commandemens pour prouver jusqu’à l’évidence que les confréries islamistes, religieuses toujours, mystiques souvent, ne sont pas seulement empreintes du matérialisme qu’on leur prête :


1° Craignez Dieu au plus profond de votre cœur, et que cette crainte guide vos actions; car elle est le principe de tout bien et tout est fondé sur elle. Elle vous commande de vous méfier de vos passions qui, en vous entraînant vers l’abîme des iniquités, engendrent la haine, l’envie, l’orgueil, l’avarice, enfin tous les vices qui ont leur siège dans le cœur.

2° Imitez en toute chose mes actions ; car celui qui s’y conformera me donnera des preuves de son amour, et celui qui y dérogera ne sera pas considéré comme musulman[2].

3° N’ayez pour les créatures ni amour ni haine, ne préférez pas celui qui vous donne à celui qui ne vous donne pas. L’amour ou la haine détourne l’homme de ses devoirs envers la divinité; vous n’avez qu’un cœur; s’il est occupé par les choses terrestres, que restera-t-il à Dieu?

4° Contentez-vous de ce que le créateur vous donne en partage, ne vous affligez pas s’il vous prive d’une partie de vos richesses ou s’il vous accable de maux; ne vous réjouissez pas s’il augmente votre bien-être ou s’il vous fait jouir d’une bonne santé.

5° Attribuez tout à Dieu, parce que tout vient de lui; que votre résignation soit telle que, si le Mal et le Bien étaient transformés en chevaux et qu’on vous les offrît pour monture, vous n’éprouviez aucune hésitation à vous élancer sur le premier venu, sans chercher quel est celui du Mal ou du Bien. Tous deux venant de Dieu, vous n’avez pas de choix à faire.


Le clergé composé de muphtis et d’imans, c’est-à-dire le clergé officiel, chargé de l’entretien des mosquées et de rappeler, du haut des minarets, les fidèles à leurs devoirs, n’ayant aucune influence politique et religieuse, je n’en dirai mot. Le clergé indépendant, celui qui n’appartient à aucune confrérie et celui qui relève des confréries, sont les seuls dignes d’intérêt pour nous, car d’eux dépend la possession sans trouble de nos conquêtes en Afrique ou l’insurrection à main armée contre la domination étrangère. De l’un sortent les marabouts riches, les marabouts de grande famille, ou pauvres comme Job. La majorité de ces saints, ceux qui n’ont d’influence que dans leur entourage, habitent les zaouïas ou les monastères. Plusieurs d’entre eux, appartenant à la noblesse religieuse, ont reçu de l’autorité française des croix, des titres honorifiques dans le genre de ceux de nos officiers d’académie; ces faveurs n’ont point été sans effet sur la manière dont ils supportent aujourd’hui notre présence, combattue avec acharnement dans les premières années de l’occupation. De l’autre clergé, il y a beaucoup à dire, car il se compose de puissantes confréries ayant une influence énorme dans le monde musulman. Le sultan, qui craint ces associations, — et non sans raison, car elles lui reprochent l’abandon de l’île de Chypre et de l’Egypte aux Anglais, — s’est décidé à leur prêter son concours, autant qu’il lui est permis de le faire, entouré qu’il est de puissances qui lentement le dépouillent et convoitent son empire déjà fortement réduit. Il est loin d’ignorer que, grâce aux confréries, les mahdis du Soudan et les cheiks de Bagdad ont un pouvoir spirituel autrement grand que le sien. Il ne se passe pas en Europe un événement de quelque importance sans qu’elles en soient aussitôt informées. A Londres, à Paris, elles ont leurs espions qui, au jour le jour, les informent de ce qui s’y passe. À ce sujet, M. Marc Fournel cite un fait probant et d’une rigoureuse exactitude.

« Nous nous trouvions en visite, dit-il, chez le commandant d’un poste important de la Tunisie. Au cours de la conversation, nous lui demandions s’il avait reçu son courrier télégraphique et s’il s’était produit quelque mouvement important dans cette Europe dont nous étions si éloignés.

« — Je n’ai rien reçu, nous répondit-il, mais je suis sûr cependant qu’il ne s’est produit aucun événement grave.

« — Comment cela?

« — Parce que mon bureau d’informations, dont je viens de recevoir le rapport, ne me signale aucune agitation dans les tribus. S’il était arrivé quelque chose, les Arabes le sauraient avant nous.

« Nous reproduisons cette conversation, ajoute M. Marc Fournel, sans l’accompagner d’aucun commentaire, nous bornant à en affirmer l’exactitude textuelle. Nous pensons, cependant, qu’elle peut servir à faire connaître un ordre de choses dont peu de personnes se doutent en France, même dans l’administration[3]. »

On compte une centaine de confréries dans l’Islam, dont les chefs sont désignés généralement par leurs prédécesseurs mourans. Il arrive aussi qu’ils sont nommés à l’élection par les moggadem ou cheiks de seconde catégorie. A leur tour, ces cheiks sont élus par les chefs de l’ordre ou par les frères ou compagnons, en arabe les khouans. Tous les ans, il y a une sorte de concile que préside le chef et ayant pour objet de faire connaître la situation de la confrérie. C’était, en France, la réunion du chapitre du temps des ordres monastiques. Les moggadem reçoivent, initient les nouveaux khouans et leur font connaître les obligations qu’ils contractent vis-à-vis de leurs compagnons, quelles sont les prières, les signes qui les feront reconnaître. C’est de la franc-maçonnerie comme en Europe, sauf que la solidarité entre personnes d’une même confrérie est autrement réelle que parmi nous. Ce que l’un possède appartient à l’autre : c’est la communauté poussée aux dernières limites. Ils se reconnaissent par la récitation de certaines phrases du Coran, par leur façon de prier, de porter le chapelet qui leur sert à dire, par jour, jusqu’à deux ou trois mille fois le même verset; par la façon de porter le turban, leur ceinture et jusqu’à certains signes et attouchemens. Toutes ces confréries n’ont qu’un but, ne poursuivent qu’une idée, celle de convertir le monde entier à l’Islam.

Je ne puis énumérer ici toutes les sectes dont parle le commandant Rinn, mais je crois nécessaire de faire connaître les principales, celles dont l’influence est énorme et par le nombre de ses affiliés et par le rôle important qu’elles peuvent remplir le jour d’un soulèvement en Afrique.

A Bagdad est le siège principal de la confrérie des Kaderya, fondée au XIe siècle par un saint homme, Sidi Abd-el-Kader-el-Djilani. Mohammed-Achmed, le célèbre mahdi du Soudan, qui, il y a peu d’années, retint longtemps prisonniers des missionnaires français et Italiens et des sœurs de charité françaises, appartenait à cette secte. C’est aux principes de charité imposés par Sidi Abd-el-Kader-el-Djilani à ses adhérens que ces prisonniers durent la vie. L’ordre est très riche, et ses aumônes sont nombreuses. Les musulmans du Soudan ont été largement soutenus par lui, et à chaque levée de boucliers, il intervient toujours avec une largesse que rien ne lasse. On reconnaît un membre de la confrérie des Kaderya à sa façon de prier. Accroupi, les jambes croisées à la turque, la main ouverte, les doigts écartés sur les genoux, il récite cent cinq fois de suite la célèbre formule bien connue : « Il n’y a d’autre Dieu qu’Allah ! » Quand ils se réunissent pour prier, ils se forment en cercle et parlent à haute voix d’une façon cadencée.

En Algérie se trouve la confrérie importante des Chadelya. Elle nous est très hostile et elle a cru prudent de transporter son siège principal en Tripolitaine, où elle a changé son nom en celui de Madanya. Ce sont de véritables anarchistes, car ils bravent aussi bien notre autorité que celle du sultan de Constantinople. Leur nom, du reste, signifie « révolution. » Le fondateur était né en Espagne, d’où il vint pour prêcher au Maroc et en Algérie. Les adeptes se bornent à dire dans une journée cent fois : «Je demande pardon à Dieu; » cent fois : « Que les grâces divines soient sur le Prophète, » et mille fois : « Il n’y a d’autre Dieu qu’Allah! » Accroupis lorsqu’ils prient, comme les précédens, ils tiennent leurs yeux fermés; les genoux sont relevés, les bras passés autour des jambes et la tête baissée entre les genoux. Comme leur fondateur leur a dit d’obéir plutôt à un prêtre qu’à un souverain temporel, ils s’y conforment autant que cela est en leur pouvoir. Cette secte est la plus passionnée de nos ennemis.

Il est une troisième confrérie de l’Afrique septentrionale très importante, celle des Tidjanya, fondée aux environs de Laghouat, en 1780, par Sidi Ahmed-el-Tidjani. Elle est digne d’une attention particulière par ce fait qu’elle a montré parfois une sorte d’attachement pour nous en restant neutre quand d’autres Algériens nous combattaient. Abd-el-Kader, outré de son inertie, la châtia sévèrement. Elle attend, comme beaucoup d’autres, qu’Allah lui-même fixe le jour où nous devrons abandonner nos conquêtes en Afrique. Voici la prédiction sur laquelle se base cette croyance bien connue des Arabes : « Vous dominerez un jour tout le pays de l’est. Tout le pays d’Alger vous appartiendra. Mais avant que mes paroles s’accomplissent, il faut que cette contrée ait été possédée par les Français. Si vous vous en emparez maintenant, ils vous enlèveront votre conquête; si, au contraire, ils prennent le pays les premiers, le jour viendra où vous le reprendrez sur eux. »

Cette prophétie, dont la première phase s’est, en effet, réalisée, a été faite à la fin du XVIIe siècle. C’est au moins étrange.

Le gouvernement français a toujours très sagement protégé les confréries Tidjanya et rendu de grands honneurs à leurs chefs. On reconnaît ces pseudo-amis de la France, car il ne faudrait pas croire à un attachement sérieux de leur part, — à ce qu’ils ont à la main un chapelet de bois de santal qui les aide à se débrouiller dans les quatre cents dikrs ou prières, agrémentées douze fois d’un verset du Coran qu’ils ont à réciter tous les jours.

Après cette confrérie vient celle des Rahmanya, ennemie de la précédente. Son chef, à la suite de la révolte de 1871, fut transporté en Nouvelle-Calédonie, d’où il a réussi à s’évader. On le croit à la Mecque. Les Rahmanya sont excessivement nombreux en Algérie. Des femmes en font partie, et l’influence de celles-ci, quoi qu’on en ait dit, est considérable sur les hommes en matière religieuse. « Que diraient nos femmes? Voudraient-elles nous voir encore? » disent les Arabes lorsqu’ils hésitent devant un appel à l’insurrection.

Il y a la confrérie des Bakkaya, dont le centre est à Tombouctou, puis, celle de la tribu des Ouled-Sidi-Cheikh, très influente dans l’Algérie méridionale. Au Maroc et dans la province d’Oran se trouvent les Taybyas, qui doivent répéter journellement quatre mille six cent cinquante fois un formulaire de prières. Il y a encore les Aïssaouas, qui, il y a trois ans, furent hués sur les planches des Folies-Bergère, à Paris, et empêchés, par l’horreur qu’ils inspiraient, d’y donner leurs jongleries. A l’Exposition dernière, les visiteurs se montrèrent moins impressionnables ; on vint en foule les voir. Les vrais croyans les considèrent pour ce qu’ils sont, des fourbes et des faiseurs de tours. Tout n’est pourtant pas grossier chez eux, et on trouve dans leurs doctrines un mysticisme poussé à une limite extrême. Il n’y aurait qu’un initié qui pourrait nous expliquer les visées de cette secte étrange. M. le commandant Rinn donne de leurs prières ces extraits, bien faits pour étonner :

« Le Prophète dit un jour à Abou-Dirr-el-R’itari : O Abou-Dirr, le rêve des pauvres est une adoration; leurs jeux, la proclamation de la louange de Dieu; leur sommeil, l’aumône. »

Et ceci :

« Prier et jeûner dans la solitude et n’avoir aucune compassion dans le cœur, cela s’appelle être dans la bonne voie de l’hypocrisie. »

Et quelles belles phrases sur l’amour!

« L’amour est le degré le plus complet de la perfection. Celui qui n’aime pas n’est arrivé à rien dans la perfection... Il y a quatre sortes d’amour : l’amour par l’âme, l’amour par l’intelligence, l’amour par le cœur, l’amour mystérieux... »

Les hommes qui expriment de telles pensées sont les mêmes qui se font sortir un œil sanglant de l’orbite, qui mâchent la feuille d’un cactus hérissé d’épines, qui broient le verre, avalent les scorpions, déchirent de leurs dents un mouton vivant et s’enfoncent un ter rouge dans leur chair qui crépite. Lorsqu’on fait l’autopsie du corps d’un Aïssaoua, l’on y découvre, comme dans le corps d’un requin, une foule d’objets hétéroclites. Quelles sont les limites de la folie humaine ? Bien avisé qui croirait les connaître.

Je terminerai ce résumé des confréries musulmanes par celle des Snouasya, la plus nombreuse, la plus militante de toutes. En France, son nom est presque inconnu de tous ; en Égypte et en Angleterre, elle rappelle la perte du Soudan et la destruction d’une armée de 7,000 hommes, à la tête de laquelle marchait un trop imprudent général anglais. L’ordre religieux des Snoussya est l’œuvre d’un Algérien, Si Mohammed-ben-Ali-ben-es-Snoussi, qui le fonda en 1835, s’appuyant sur ce qu’il descendait du prophète. Comme tout fervent musulman, il se rendit à la Mecque, où ses prédications le rendirent insupportable ; il en fut chassé et se retira à l’ouest de l’Égypte, là où les Grecs avaient jadis fondé une brillante colonie appelée Cyrénaïque, du nom de sa capitale, Cyrène. Le monastère ou zaouïa qu’il y créa, compta bientôt de nombreux adhérens, mais si nombreux que Si Mohammed, persécuté par des sectes jalouses, fut contraint d’aller s’installer au milieu des sables du désert, dans l’oasis de Djer-Boub. Il y créa une nouvelle zaouïa, dont les adeptes se répandirent en apôtres militans dans le centre de l’Afrique, où on les trouve toujours. Lorsqu’il mourut, il avait pour affiliés tous les chefs des tribus soudaniennes et tous les cheiks de la Tripolitaine. Son tombeau est devenu le but de pèlerinages aussi méritans pour ceux qui le font que les pèlerinages de la Mecque. Son fils, le Cheik-el-Mahdi, célèbre en Europe, lui succéda, et, d’une façon si heureuse, que, sans jamais s’être montré à ses partisans, ceux-ci ont longtemps affirmé qu’il portait entre les deux épaules le signe noir et rond, dont Moïse, Jésus-Christ et Mahomet auraient été marqués. C’est, du moins, ce que rapporte une légende arabe.

Les visées des Snoussya sont des plus ambitieuses et leurs pratiques des plus simples. Elles consistent, — les premières à courber le monde entier sous les lois de l’Islam, les secondes, à ne prêcher que les doctrines pures du Coran. Les Snoussya désirent autant que possible ne pas employer la force pour faire des conversions ; la persuasion leur convient mieux, mais il est difficile de croire qu’ils n’ont pas combattu les Anglais au Soudan par les armes. Lorsque l’Allemand Gerhard Rohlfs offrit au mahdi l’alliance de la Prusse s’il voulait nous faire la guerre en Algérie, le mahdi refusa. Les Italiens qui, avec son aide, espéraient soulever la Tunisie ne furent pas plus heureux. Il ne convient pas aux Snoussya de prendre part aux compétitions européennes. En Égypte, lors de la révolte d’Arabi, celui-ci ne reçut d’eux aucune aide. Ce qu’ils conseillent surtout à leurs affiliés, c’est d’abandonner les pays où nous nous installons. Sur leurs instances, 200,000 Snoussya ou des Tunisiens, qui le devinrent par la suite, quittèrent la régence de Tunis dès que nous y eûmes établi notre protectorat. En 1885, le cheik des Snoussya, en compagnie d’autres chefs influens, proclamèrent la déchéance du khédive d’Égypte. Le khédive perdit aussitôt le Soudan, malgré l’assistance de l’Angleterre. Il n’a pu le reconquérir encore.

Le Cheik-el-Mahdi, à son tour, a disparu de ce monde, et s’il n’a pu remplir sa mission, disent les Arabes, c’est qu’il n’était pas le « maître de l’heure, » et qu’il n’avait sans doute pas, entre les deux épaules, le point noir des grands prophètes. Son successeur habite toujours à Djer-Boub, et de ce désert de la Cyrénaïque, son influence s’étend partout où il y a des croyans, et il y en a 200 millions dans le monde entier. Quel est le nombre des affidés à la confrérie du mahdi actuel ? On ne peut le dire, car, n’étant pas fermée, elle admet les adhérens de tous les autres ordres.

Lorsque vous rencontrerez sur votre route un Africain dont les bras seront tenus croisés sur la poitrine, le poignet gauche pris entre le pouce et l’index de la main droite, le chapelet non suspendu au cou, mais tenu à la main, soyez certain que vous avez un Snoussya devant vous,


XIII. — DE KAIROUAN A SOUSSE. — L’ALFA, LES FORÊTS, LES OASIS.

En parcourant la régence, sans omettre de visiter les excavations où, à l’époque des invasions, les habitans des villages berbères emmagasinaient les récoltes de la plaine, on se demande comment, sous la domination romaine, ce pays avait pu acquérir la réputation d’un grenier à blé. Et pourtant tout prouve que cette réputation était justifiée. Vous ne rencontreriez pas tant de vestiges de cités antiques de l’Enfida à Kairouan et de Kairouan à Sousse, si la Tunisie avait toujours été la terre désolée qu’elle était avant notre arrivée. Comme dans les premiers jours de votre voyage, c’est à peine si vous trouvez, en allant de Kairouan à Sousse, un lentisque, un jujubier sauvage à l’ombre desquels vous puissiez vous mettre à l’abri du soleil. Du reste, aucune mauvaise rencontre à craindre ; en tous lieux, une sécurité parfaite de nuit comme de jour. Il n’y a qu’une chose désagréable, c’est de voir surgir autour de vous, à l’heure du déjeuner, et dès que vous vous installez sur l’herbe fleurie, une troupe de chameaux, de chamelles et de chamelets ; leur odeur nauséabonde empoisonne l’air que vous respirez ; pour vous en préserver, donnez quelque monnaie au gardien du troupeau, pauvre diable qui, accroupi à quelques pas de vous, le capuchon relevé sur sa tête rasée, reste stupéfait à la vue de ce qu’une bouche européenne peut engloutir. Parfois encore, c’est la rencontre d’une troupe d’âniers escortant, jusqu’à Sousse ou à Gabès, un long convoi d’alfa. La bande vous enveloppe de ses cris, tourbillonne autour de vous pour défendre les bêtes contre l’écrasement des roues, puis disparaît perdue dans un nuage de poussière.

L’alfa, que les indigènes des tribus du sud et les gens du Senet conduisent en nombreuses caravanes aux ports de la Skira, de Gabès, de Sousse et de Sfax, occupe en Tunisie de grandes zones, qui s’étendent entre l’Oued Zerad au nord, le Sahel et Sfax à l’est, Kassyn et Gafsa à l’ouest, les chotts El Djérid et El Fedjedj au sud. C’est une plante de la famille des graminées, aux feuilles enroulées, au point de paraître cylindriques, d’une hauteur de 30 à 50 centimètres, et propre à une foule d’usages. C’est grâce à elle que le prix du papier, en Europe, a beaucoup baissé. Il lui faut des terres arides, et sous ce rapport l’alfa tunisien n’a rien à désirer. On voit bien que l’alfa croît ici selon sa nature, en occupant à lui seul des étendues immenses. Si l’on tire sur les feuilles de manière à les détacher, sans briser la tige, la plante ne s’en trouve pas mal et continue à végéter; brise-t-on la tige, la plante meurt. M. J.-L. de Lanessan, dans son intéressante étude sur la Tunisie, nous dit que l’alfa est une denrée avec laquelle chacun est toujours sûr de faire de l’argent, et que c’est principalement le besoin du numéraire qui détermine la plus ou moins grande récolte qui s’en fait[4].

Lorsqu’on a vu passer devant ses yeux les petits fardeaux de la graminée que transportent des ânes et des chameaux, chacun d’eux escorté par son propriétaire, on a peine à s’expliquer comment une telle industrie peut faire vivre ceux qui la pratiquent. La valeur de l’alfa est de 5 à 7 piastres les 100 kilogrammes[5], et il ne s’en exploite pas moins de 10,000 tonnes; il faut donc qu’il y ait rémunération. Elle doit être bien légère, cette rémunération, car ce qui doit coûter à l’indigène, ce n’est pas de détacher la feuille, de la rouler en fardeau, mais de la transporter jusqu’au port d’embarquement. Heureusement, que dans ces doux et heureux climats, bêtes et gens ne mangent que ce qu’il faut pour vivre, et que le temps n’y a jamais été considéré comme monnaie.

M. de Lanessan désirerait que le gouvernement ou plutôt que le protectorat se préoccupât de l’exploitation de l’alfa, ainsi que l’administration française le fait en Algérie. Il me paraît que le reboisement du pays doit tout primer. Avec une Tunisie boisée, on obtiendrait sans doute ce que le colonel Roudaire cherchait en voulant transformer la région des chotts en mer intérieure, c’est-à-dire des pluies, et, avec elles la fertilité comme au beau temps de Pline. Il faudrait encore que l’administration se souvînt à tout instant que l’impôt dont sont frappés les arbres à fruits, les défrichemens qui en ont été la conséquence, que la dent dévastatrice des moutons et des chèvres, en perpétuant la destruction de la haute végétation, ont modifié le climat à un tel point que, là où il ne pleut pas avec abondance, règnent la stérilité et la désolation. La sécheresse en Tunisie a été et sera longtemps le fléau le plus redoutable de ce pays, c’est pour cela que rien ne doit être épargné pour le combattre.

Il y a pourtant en Tunisie de belles forêts, et ceux qui ont visité le pavillon où, à la dernière exposition, des spécimens de ses essences étaient classés, doivent en avoir gardé une impression favorable. Malheureusement, elles ne couvrent que les massifs de la Kroumirie, et leur action bienfaisante ne se fait guère sentir au loin.

D’après les observations météorologiques faites depuis quatre ans dans la régence, la direction des travaux publics nous apprend que la moyenne annuelle de pluie tombée à Aïn-Draham, village retiré au milieu des grands massifs de la Kroumirie, a été de 1,760 millimètres, tandis qu’elle n’a été que de 400 à 600 millimètres dans les autres stations situées dans la région montagneuse, mais dénudée, du centre. La situation géographique et la proximité de la mer ne suffisent pas à expliquer une différence aussi considérable, dont il faut voir une des causes principales dans le voisinage des forêts qui entourent l’Aïn-Draham. Il faudrait, pour rendre leur ancienne prospérité aux régions incultes, reconstituer le remarquable aménagement des eaux du territoire créé par les Romains, s’évertuer à rétablir le régime primitif des pluies, des sources et des rivières, et c’est pour atteindre ce but qu’il semble si urgent de reconstituer les anciens boisemens.

Le gouvernement français, dès l’année 1882, avait envoyé en Tunisie une mission forestière chargée de procéder à la reconnaissance des massifs. Elle y constata l’existence d’importantes forêts de chênes-liège dans la région de Ghordimaou et de boisemens de pins d’Alep dans la tribu des Riah, au sud de Tunis et aux environs du Kef. Une direction des forêts fut dès lors instituée et rattachée à la direction générale des travaux publics. Pour combattre le fléau des incendies, il fut décrété que quiconque mettrait ou tenterait de mettre le feu à des parties boisées serait puni de mort; en 1885, deux individus qui, par malveillance, détruisirent 10,000 hectares de plus d’Alep dans la région d’Aïn-Draham, furent fusillés sur place.

Le programme de 1883, tracé par le chef de la mission forestière, comportait l’exécution de trois natures de travaux : les démasclages destinés à mettre en rapport les massifs de chênes-liège, l’établissement de tranchées de protection contre l’incendie, et l’ouverture de chemins et sentiers. Tous ces travaux ont été entrepris ; il a été démasclé, depuis l’année 1884, près de 3 millions 500,000 chênes-liège. Pendant la même période, 1,200 hectares de tranchées de protection ont été ouverts ; plus de 600 kilomètres de routes et sentiers forestiers ont été construits, et de nombreux barrages, ayant nécessité l’emploi de 8,000 mètres cubes de matériaux, ont été établis sur les ravins. Tout ceci est trop récent pour que l’exploitation des forêts ait donné des revenus importans à l’État. Il y a plus : les dépenses excèdent encore les recettes. Dans un avenir prochain, le contraire pourra se produire.

Ce n’est qu’à partir de Sfax et en remontant de Sfax au nord que le blé et l’orge sont cultivés par des indigènes vivant sous la tente de toile ou le gourbi de broussaille. Dans cette région, la pluie, tous les ans, tombe avec régularité, mais combien de terrains néanmoins restent improductifs! Il faudrait des bras, des capitaux, et détruire l’incurie avec laquelle se fait la culture. Point d’engrais et un labour à la baguette ! La raison de cette insouciance est due à ce que les terres n’appartiennent que rarement à ceux qui les travaillent. Pourquoi un fermier se tuerait-il à la peine lorsqu’il sait qu’il ne récoltera que la misère, et si, devant ses bœufs, se trouvent des lentisques, des figuiers de Barbarie et autres broussailles improductives, pourquoi se fatiguerait-il à les arracher? Vous imaginez-vous dans nos plaines de la Beauce, des massifs de ronces et d’églantiers s’épanouissant au milieu d’un beau champ de froment? En Tunisie, cette vue vous est donnée à chaque pas et elle ne choque ni le propriétaire du champ, ni celui qui a mission de l’ensemencer. Comment s’étonner alors qu’une terre, même très fertile, ne produise que 6 hectolitres d’orge ou de blé par hectare?

Les fermiers ou les khammès, comme on les appelle ici, n’ont rien à eux lorsqu’ils entrent en fermage : attelages, semences, charrues leur sont fournis. La récolte rentrée, on la divise en cinq parts, et la cinquième part revient au fermier. Ce cinquième est insuffisant pour lui permettre de vivre, surtout s’il a femme et famille. Malgré des privations qui dépassent tout ce qu’on peut se figurer, malgré la nudité, une nudité malpropre, dans laquelle il laisse ses enfans pour n’avoir pas à leur acheter des hardes, le khammès, bientôt à bout de ressources, se voit contraint d’emprunter quelques centaines de francs à son propriétaire ; du moment où il a fait cet emprunt, le misérable n’est plus libre : il devient en quelque sorte l’esclave de celui qui l’a obligé. Découragé, abattu, il travaille sans goût cette terre confiée à ses mains, terre qui, au lieu de l’aisance et de la liberté, ne lui rapporte que le servage. Que la récolte soit bonne ou mauvaise, le propriétaire, qui vit également de peu, se contente de la part du lion qu’il s’est faite. Peut-être serait-il plus équitable ou plus charitable à l’égard de son khammès si les impôts que prélève le gouvernement beylical sur quiconque possède n’étaient pas exorbitans. Ils dépassent souvent le dixième du revenu.

L’impôt qui frappe plus lourdement le propriétaire-cultivateur est celui qu’on appelle l’achour. Il est réglé par des commissaires spéciaux qui, tous les ans, doivent constater de visu le rendement des terres cultivées, et c’est sur ces rendemens qu’il est établi. Comme il est impossible que ces experts puissent voir de leurs propres yeux et avec l’attention voulue tout ce qui a été ensemencé dans leur région, c’est l’arbitraire et le bon plaisir qui trop souvent règlent l’impôt.

Il ne faut donc pas s’étonner si de Tunis à Kairouan et de Kairouan à la région des chotts, vous rencontrez tant de terres sans culture. Ce n’est qu’en quittant la ville sainte, après avoir traversé de grandes zones couvertes à perte de vue de mauves en fleurs, de boutons-d’or, de pâquerettes blanches et d’une pâle immortelle que, non loin de Sousse, vous trouvez des jardins où flamboie la grenade, où les figuiers et les oliviers atteignent de magnifiques proportions. Il en est ainsi dans tout le Sahel tunisien, région qui s’étend de Mahadia à Monastir et de Monastir à Sousse.

Charmante et délicieuse relâche que celle que vous faites dans cette dernière ville après tant de journées passées sous un ardent soleil et sans qu’un peu de verdure ait réjoui vos yeux. Et qu’elle est bien campée, la jolie ville arabe avec sa ceinture de murailles blanches sur le bord de la mer bleue ! Faites en sorte d’y arriver à la tombée de la nuit, après une journée brûlante, et vous vous sentirez revivre, enivré, en y respirant à pleine poitrine l’air pur et frais qui vous vient du large.

On trouve aussi l’olivier aux environs de Tunis et de Bizerte, mais là il est si vieux, si creux, si décharné, qu’il est fort possible que Marins ou Caton d’Utique se soient assis à l’ombre de son premier feuillage. L’olivier se rencontre aussi dans la partie inférieure de la presqu’île du Cap-Bon, aux environs de Sfax, de Gafra, de Zarzis, et de cette émeraude émergeant d’une mer couleur de saphir, l’île de Djerba. Mais où il est supérieur à toutes les cultures, c’est dans la région qui, en Tunisie, porte le nom de Sahel. Officiellement, le Sahel donnerait 3,200,000 pieds d’oliviers, mais comme chacun d’eux paie une taxe, il en est des milliers que l’on doit cacher aux Argus collecteurs. Aux environs de Tunis et de Bizerte, dans une portion de la presqu’île du Cap-Bon, la dîme sur les oliviers est perçue en nature à raison de 12 pour 100. Chaque année, à la fin de novembre, la perception est mise en adjudication, mais sur la mise à prix fixée par les amins ou experts.

Pour quel motif l’olivier n’est-il pas cultivé dans la Régence sur une plus grande échelle, là où le terrain et le climat lui conviennent parfaitement? C’est parce que le fisc le frappe et le pressure encore plus qu’un moulin n’en pressure le fruit. Ainsi, dans ce Sahel dont je parlais à l’instant, l’impôt unique dont l’arbre à huile est actuellement atteint représente sept impôts anciens qui furent supprimés, il est vrai, mais pour se reproduire en un seul. Le Tunisien payait en quelque sorte pour l’air qu’il respirait et pour le sommeil qui lui ôtait le souvenir de sa misère. Afin qu’il ne s’en aperçût pas, le bey Ahmed, prédécesseur du bey actuel, créa un impôt unique. Seul, le trésor du souverain y trouva son compte. Cela s’appelle le kanoun des oliviers. Voici sur quelle base l’impôt de ce nom est établi.

Les arbres sont classés en trois catégories : la supérieure, la moyenne et l’inférieure. Leur classification, d’après ces trois catégories, est inscrite d’abord sur un registre spécial, puis sur neuf autres tout aussi spéciaux, puis sur un autre registre, — spécial sans doute aussi, — destiné aux archives du ministère des finances. Ce n’est pas tout. Il est fait quatre expéditions des classifications dont une reste déposée dans les mains du gouverneur du Sahel. Qu’on se figure la place prise par ces paperasses et la quantité de gratte-papiers qu’elle exige! On recule épouvanté si l’on apprend sans préparation que le même régime d’inscription, de classification, de catégorie, etc., est appliqué aux dattiers.

Il est entendu que le paiement des kanoun n’est exigé qu’autant que les arbres produisent, mais je dois dire que le propriétaire d’un champ d’olivier doit payer encore sur chaque 100 piastres de perception 1 piastre 1/2 au collecteur à titre de compensation « pour les risques d’erreurs dans sa comptabilité. » N’est-ce pas un comble?

Dans cette législation agricole, je ne vois qu’un allégement aux tracasseries imposées aux possesseurs d’arbres à fruits, et c’est celui-ci : lorsque le comité de recensement ou de la Gaba, ainsi qu’on le désigne, reconnaît que la taxe est trop lourde pour certaines contrées, un décret, sur la demande de ce comité, peut le réduire dans des proportions équitables. Comprend-on maintenant pourquoi les Kairouanais firent un si grand abatage de leurs arbres dès qu’il fut question d’en faire la classification?

Le reboisement par l’olivier devrait être pris à tâche sérieuse par le protectorat français, et la gloire qu’il en recueillerait le ferait bénir dans les siècles futurs. Le grand obstacle est la lenteur que l’arbre met à produire, car on estime qu’il lui faut cinq ans pour porteries premiers fruits, dix ou douze ans pour qu’il soit en plein rapport. Il y a aussi le mal que l’on a à préserver l’olivier dans sa grande jeunesse de la dent des troupeaux nomades, et, par-dessus tout, les exactions du fisc, sur lesquelles il est superflu de revenir. Pour triompher de la première difficulté, il faudrait pratiquer sur une grande échelle ce qui se pratique aux environs de Sfax. Le propriétaire d’une terre, achetée généralement à très bon compte, met à la disposition d’un fermier des plants, des chameaux et des instrumens aratoires, ainsi que cela se fait pour les terres à blé ou à orge. Pendant deux ans, le propriétaire nourrit son khammès même pendant trois ans, si cela est nécessaire. Quand vient cette troisième année, que l’olivier est près de son rapport, le khammès sème des céréales sous les oliviers. Le produit de la récolte est ensuite divisé ainsi : un tiers au propriétaire, deux tiers au fermier, ce qui met celui-ci déjà à l’aise. Quand vient la douzième année de ce fermage, le propriétaire reste seul, absolument seul maître de sa terre et de ses arbres alors en plein rapport.

Pour préserver les jeunes pousses de la dent des chèvres et des moutons, il est un moyen ingénieux employé en Allemagne par un riche propriétaire, M. le comte Kielmansegg. M. de Bismarck, son voisin, voisin fort incommode, paraît-il, a appliqué ce procédé à ses propriétés, il peut être mis partout en usage à peu de frais. On divise en plusieurs carrés un grand champ destiné à recevoir des semis d’arbustes; les uns sont entourés d’une clôture assez forte pour empêcher les bêtes d’y pénétrer, les autres restent accessibles aux moutons. Quand les arbustes des carrés fermés sont devenus assez grands pour ne plus courir le risque d’être broutés, on les délivre de leurs barrières, et celles-ci sont utilisées de nouveau pour clore les carrés qui, jusque-là, avaient servi au pâturage.

Si, au lieu de vous rendre de Kairouan à Sousse, vous poursuivez votre excursion dans la direction du sud, vous arriverez dans la région des chotts, à la limite de l’immense désert qui, du Nil à l’Atlantique, couvre une étendue de 120,000 lieues carrées. Tout n’y est pas sans végétation, ainsi que les explorations de Stanley nous l’apprennent; on y trouve de grandes forêts vierges ou Choba, des terrains rocailleux, serir, de hautes montagnes, Djebel ou Nedjed, recouvertes à leur base d’une luxuriante végétation où abondent le bananier ou autres essences, et puis les sinistres Ghoud ou sables mouvans. Ceux-ci sont de vastes cimetières où dorment d’un sommeil éternel les caravanes surprises par le simoun ou terrassées par la soif. — L’on peut vivre longtemps sans manger, médisait le savant docteur Landouzy lorsque nous buvions l’eau saumâtre des puits à Kairouan, mais vivre sans boire durant bien peu de jours est chose impossible. L’agonie est affreuse et conduit rapidement à la mort. Les Ksours, ces ruines imposantes des caravansérails fortifiés que les premiers maîtres de l’Egypte construisirent dans leurs pérégrinations d’Alexandrie au Sénégal, prouvent cependant que ces solitudes ont été parcourues à des époques lointaines par plus d’un voyageur. Les tables de Ptolémée en indiquent les principales stations. Quel changement s’est-il donc produit dans la nature pour que ces itinéraires aient pu être à jamais nivelés par les poussières du désert, poussières impalpables et toujours agitées comme les feuilles du tremble ?

Revenons aux chotts, heureusement plus accessibles, vers ces lacs qu’anime un monde d’oiseaux bavards, où M. Tissot a placé la terre mythologique des Tritons et où M. Roudaire a fait tant de patientes et infructueuses études. Le projet de changer ces chotts en une mer intérieure est, on le sait, pour toujours abandonné. Il a suffi, pour réduire à néant ce projet grandiose, d’un lumineux rapport, lu en 1884, au congrès scientifique de Blois, par un grand botaniste, membre de l’Institut, le docteur Cosson.

Faute de mer intérieure, le commandant Landas, à l’instigation de M. de Lesseps, a fait creuser dans le Djérid tunisien un certain nombre de puits artésiens qui fournissent aux palmiers-dattiers le complément de ce qu’il leur faut pour croître et prospérer, c’est-à-dire l’eau : « Les dattiers, disent les Arabes, doivent avoir la tête dans le feu et les pieds dans l’eau. » C’est de cette contrée que le commandant Landas a voulu fertiliser, que Pline a dit : « Là, sous un palmier, très élevé, croît un olivier ; sous l’olivier, un figuier ; sous un figuier, le grenadier; sous le grenadier, la vigne; sous la vigne, on sème le blé, puis des légumes, puis des herbes potagères, tous dans la même année, tous s’élevant à l’ombre des uns des autres. »

J’écris ces lignes aux bords de la Méditerranée, dans une des parties les plus fertiles de notre terre de Provence, entre Antibes et Carqueiranne, et ce que Pline voyait en Afrique, je le vois ici avec un surcroit d’anémones, de tulipes écarlates, d’iris mauves et de violettes. Mais les puits artésiens de la Tunisie, créés également sur une très grande étendue dans le sud algérien par la société de ce nom et la compagnie de l’Oued-Rirh, seraient insuffisans dans les chotts du Djérid et ne feraient pas que l’exportation des dattes se fût élevée, depuis 1886, à plus de 600,000 francs, si les cultivateurs tunisiens, qui, depuis quelque temps, lui préfèrent la culture des oliviers, n’avaient de belles et nombreuses oasis où les palmiers poussent et prospèrent sans grand labeur.

L’oasis de Gabès est un admirable jardin ; là, à l’ombre des palmes, les arbres à fruit du sud de l’Europe croissent admirablement. La vigne y pousse, enlaçant les dattiers de ses souples sarmens ; à la saison des vendanges, les raisins en descendent sous forme de belles grappes dorées que l’on cueille debout et à la main. Le charme de cette oasis de Gabès est d’autant plus séduisant qu’elle touche aux solitudes sahariennes, qu’une ceinture de sable fin l’entoure et que la mer, une mer d’un bleu méditerranéen, est proche et lui prodigue ses brises rafraîchissantes. Par malheur, lorsque l’été n’est pas exceptionnellement chaud, les dattes n’arrivent pas à une maturité complète ; des fièvres causées par le manque d’une eau bonne à boire détruisent aussi souvent la santé, et ruinent les forces des Européens qui vont s’y établir.

A 30 kilomètres de cette ville, l’on trouve l’oasis d’El-Hamma, où 70,000 palmiers sont en culture. Puis viennent les oasis de Zarzis et de Djerba; mais là, comme à Gabès, un chaud soleil manque aux fruits et l’eau limpide à l’homme.

Il est une région au sud de la Tunisie, appelée Nefzaoua, très riche en oasis. Dans la partie méridionale, on en compte jusqu’à trois cents, et, dans la partie septentrionale, elles occupent une étendue de 40 kilomètres. Le chiffre des dattiers qui s’y cultivent est évalué au minimum à 300,000. Ils sont constamment menacés d’être envahis par les sables mouvans ; les indigènes réussissent tant bien que mal à s’en préserver en établissant des canaux sous les monticules dorés que forment les dunes. C’est un travail qui fait le plus grand honneur à ceux qui ont eu l’heureuse idée de le mettre en pratique. Les dattes de la Nefzaoua sont excellentes, car presque toujours elles atteignent à la maturité voulue. Si elles n’ont pas la célébrité de celles de Djérid, c’est parce qu’elles s’exportent peu et sont consommées sur place.

Une carte, même une carte réduite de la Tunisie, vous signalera tout de suite l’isthme qui, placé entre le chott Rharsa et le chott El-Djérid, porte ce dernier nom. Les oasis y sont nombreuses, mais les plus riches et les plus belles sont celles de Nefta, de Tozeur et d’El-Oudian. La population réunie de ces trois groupes est de 20,000 âmes ; celui de Nefta est le plus peuplé : 9,000 habitans; Tozeur, 6,000, et El-Oudian, 4,000. La production des 600,000 palmiers qui y croissent et paient la taxe a été, dans ces dernières années, de 24 millions de kilogrammes de dattes. Leur qualité est supérieure à toutes celles que l’on trouve en Tunisie, et l’on eût pu s’en assurer en visitant en gourmet l’Exposition du Champ de Mars. Elles ne reconnaissent pour rivales que les produits similaires du sud de Biskra.

Ces contrées si favorisées sont menacées d’un enfouissement sous les sables. Ceux-ci poursuivent leur marche sans cesse envahissante et, l’indolence des indigènes aidant, la disparition des végétaux est certaine. J’omettais d’ajouter que l’impôt qui frappe le dattier n’est pas fait non plus pour encourager les personnes qui s’adonnent à cette culture. Ainsi, chaque dattier Deglat ou dattier en pleine production, est soumis à un impôt de deux piastres quatre caroubes dans les provinces ou oasis de Tozeur et Gafra[6]. Les palmiers d’oasis moins riches, comme celles de Chebika, Tamerza et Midas, sont taxés à 1 piastre 8 caroubes. Les dattes ne peuvent entrer à Tunis que par deux portes, celle de Bab-Alaoua et de Bab-Sidi-Abdallah ou par la porte de la Marine. Elles y paient par charge de chameau, 7 piastres 1/2 pour les dattes de première qualité et 5 piastres pour les dattes d’autres provenances. Si elles entrent par mer, la taxe est réduite à 5 ou 2 piastres 1/2 selon leur provenance. Ce n’est pas tout. Ces fruits, qu’il a fallu transporter jusqu’à un port d’embarquement à dos de chameaux et par des voies non tracées, supportent encore à leur sortie un droit de 22 piastres 10 caroubes par 100 kilogrammes; il descend jusqu’à 1 piastre 4 caroubes, mais pour les qualités inférieures. Les produits de la Tunisie ayant eu jusqu’ici la malchance d’être frappés d’un droit d’importation dans les ports français, on voit combien il a été difficile que la datte, ce fruit exquis, d’une nourriture si saine, fût mise à la portée des bourses modestes.

Dans l’intérêt des malheureuses tribus du sud et pour augmenter les plantations dans les oasis, il me semble qu’un dégrèvement des droits s’impose. Que ces droits soient réduits aussi bien sur les oliviers que sur les palmiers, et, dès lors, leur reproduction augmentée, encouragée, comblera par un plus grand nombre d’arbres imposables le déficit momentané qui pourra se produire dans les revenus du trésor.


XIV. — TRAVAUX PUBLICS DE LA RÉGENCE, PROJETS DE VOIES FERRÉES.

L’honorable M. Michaud, directeur général des travaux publics en Tunisie, est inévitablement voué aux dieux infernaux par l’excursionniste français qui s’aventure dans l’intérieur de la régence. Celui-ci l’accuse de n’avoir pas encore ouvert des routes carrossables dans toutes les directions, de chemin de fer tout le long du littoral, de n’avoir pas jeté de passerelles sur les rivières qui sillonnent la région, voire des ponts pouvant être comparés par leur majestueuse hardiesse à celui que les Romains ont jeté sur le Gard.

L’excursionniste qui, trop souvent, commet la regrettable distraction de voyager en Tunisie pendant les trois mois où le ciel y fond en eau, lorsque les moindres ruisseaux deviennent des torrens, devrait savoir qu’un pays, quelque beau qu’il soit, n’est bon à parcourir qu’avec un soleil resplendissant; et j’ajoute, en ce qui touche la régence, qu’il n’est pas permis d’ignorer qu’une situation financière peu brillante n’a pas encore permis de consacrer de fortes sommes à ses travaux publics. Examinons le passé.

En 1883, au moment où s’instituait la direction française, il n’existait dans toute l’étendue de la Tunisie d’autre route empierrée que celle de la capitale au Bardo, d’une longueur de 4 kilomètres. A la fin de décembre 1889, il y en avait 450 kilomètres entièrement achevés et 129 autres en voie de construction[7]. Le compte-rendu de la marche des services de 1883 à 1889 nous enseigne qu’à la première de ces dates, toutes les voies de communication étaient à l’état de pistes, d’une largeur très variable, ne présentant que rarement des déclivités excessives, suffisantes cependant pour assurer, dans les temps secs, la circulation à de légères arabas, voitures à deux roues du pays, mais impraticables en hiver. Dans les parties marécageuses, facilement submersibles ou avoisinant les lacs, dans les terrains sablonneux de la côte est, la circulation était même difficile en toute saison. Qui a visité la Tunisie en a fait largement l’expérience. En théorie, les caïds étaient chargés depuis un temps immémorial de l’entretien des voies de communication de leurs caïdats ; ils avaient le droit de réquisitionner pour ce service tous les hommes valides de dix-huit à cinquante ans ; de même, en vertu d’un usage presque universel, tout homme valide, inscrit sur le rôle de l’impôt de capitation, pouvait être tenu de participer à tout travail utile à la tribu, par conséquent, à l’entretien des pistes, mais ces dispositions étaient tombées en désuétude.

Par ce qui précède, on devine ce que pouvaient être les ponts tunisiens. Aucun ouvrage d’art ne facilitait la traversée des dépressions ou même des rivières. Seuls, quelques grands ponts, construits à une époque ancienne, permettaient de franchir les fleuves les plus importans ; ils n’étaient aucunement entretenus, à l’exception de quelques-uns d’entre eux, pour lesquels l’administration religieuse des biens habbous disposait de fondations pieuses affectées par les donateurs à cet entretien.

On voit ce qu’il y avait à faire en Tunisie dès 1883; on verra ce qui a été fait depuis lors avec un personnel restreint et de faibles ressources. Mais avant, disons qu’actuellement le programme suivi consiste à rectifier et à empierrer les passages les plus difficiles, à établir les ouvrages d’art destinés à maintenir la durée des communications entre les principaux centres de population, et à ne construire de routes empierrées dans toute leur longueur, que sur des points particuliers où cet empierrement est nécessité par la nature du terrain, l’exiguïté du parcours, le voisinage de Tunis, et encore, là seulement où la fréquentation des pistes le rendra nécessaire. Je fais cette restriction, parce qu’en voyant au milieu d’un site désert et sauvage le campement d’un agent-voyer, des nègres à peu près nus et aux formes athlétiques, cassant des cailloux sous un soleil de feu, l’idée m’est venue qu’il faudra encore bien des jours et de longues années avant qu’on y voie régner la vie et le mouvement. Le cavalier tunisien, comme le conducteur de chameaux, préférera pour les pieds délicats de sa monture et les sabots en caoutchouc de l’animal à deux bosses, la piste fleurie, sans ornière, où je lésai vus paisiblement cheminer.

Les routes qui ont été empierrées depuis 1883 sont celles de Tunis à la Goulette, de Tunis à la Soukra, et toujours en partant de Tunis, les routes de la Manouba, du Bardo, de Sousse, de Bizerte, de Mornakia, de Zaghouan et du Kef; puis, celles de la Marsa, de Rhadès à Soliman ; de Sousse à Kairouan, de Sousse à Médhia, de Sfax à Tunis; route du Kef à Souk-el-Arba et à Tabarka; de Tabarka à la Galle et de la Galle à Daïn-Draham. Soit 450 kilomètres empierrés représentant une mince dépense de 6,500,000 francs. Peut-on restreindre pendant sept ans un service aussi important que celui des routes à des ressources pécuniaires plus minimes ? Cent vingt-neuf autres kilomètres sont actuellement en construction. Tout ce réseau se ramène actuellement à deux grandes lignes nord-sud allant, l’une de Tabarka au Kef par Daïn-Draham et Souk-el-Arba ; l’autre, de Bizerte à Sfax par Tunis, la presqu’île du Cap-Bon, Sousse, Monastir et Médhia; puis à deux autres lignes est-ouest reliant, l’une, Sousse à Kairouan, l’autre, Tunis au Kef, par Medjez-el-Bab et Testour.

Les ponts, faute d’argent, nerf des viaducs comme il Test de la guerre, ont été négligés jusqu’ici ; ce qui a été fait en ce genre a été construit trop peu solidement, et les oueds ou rivières métamorphosées en avalanches liquides ont tout emporté. On termine actuellement un pont à tablier métallique de 10 mètres d’ouverture sur l’oued Bayla, route de Sousse à Kairouan, et un pont en charpente sur l’oued Bir-lou-Bit, route de Tunis à Sousse. Trois autres viaducs sont en construction sur l’oued Medjerda: à Sloughia et à Souk-el-Khémis, et sur l’oued Mellègue direction de Souk-el-Arba.

Ce qu’il y a d’important pour ces ouvrages qui pourraient s’éterniser faute de bras, c’est que le recrutement des travailleurs est assuré par le caïd du territoire où ils s’exécutent ; chaque terrassier travaille au plus trois jours par an, aux époques où les travaux des champs leur laissent des loisirs. Bon nombre de pistes sans empierrement ont été mises dans un état pariait, grâce à ce système de prestation.

Le plus ancien chemin de fer en Tunisie est celui que vous prenez en débarquant ; il vous conduit de la Goulette à la capitale sans danger, c’est certain, mais sans hâte. Il fut mis aux enchères en 1880, après avoir appartenu à un noble hidalgo qui le rétrocéda à une compagnie anglaise. C’est à la société italienne Rubattino qu’il fut finalement adjugé. Cela n’a pas été une mauvaise affaire pour elle, mais les jours de prospérité de cette petite voie sont comptés ; ils finiront avec l’achèvement du port de Tunis. Au moment où la compagnie Rubattino devint maîtresse du réseau en question, il n’existait aucun cahier de charges relatif à cette concession. A la suite de propositions qui furent longtemps rejetées, la compagnie dut accepter le droit de contrôle et de surveillance par le gouvernement. Toutefois, elle est libre, et elle en use, de régler à sa guise la marche des trains, et, ce qui est plus sérieux, d’appliquer dans chaque cas particulier les tarifs qui lui conviennent, mais sans dépasser toutefois les tarifs généraux fixés par le gouvernement.

La ligne de Tunis à la frontière algérienne appartient à la compagnie française Bône-Guelma. Dès 1871, cette société avait obtenu du gouvernement français, pour l’extension du chemin de fer à ouvrir sur le territoire tunisien, les faveurs financières concédées à son réseau algérien. Le gouvernement de la république lui garantissait, pour les lignes de la Medjerda et jusqu’à concurrence d’une longueur totale de 220 kilomètres, un revenu annuel de 10,122 Ir. par kilomètre exploité. De son côté, le gouvernement du bey lui faisait la remise gratuite des terrains nécessaires à son chemin, lui réservant, en outre, le droit exclusif de construire des embranchemens sur la ligne concédée jusqu’à une distance de 50 kilomètres. Comme l’ensemble des lignes exploitées par la compagnie Bône-Guelma n’avait pas en longueur les 200 kilomètres qui lui avaient été assurés, elle eut la bonne fortune de faire accepter par le gouvernement français l’embranchement du chemin de fer de Tunis à Hamman-Lif d’une longueur de 17 kilomètres. C’était le premier acheminement vers le Sahel. Elle obtint une nouvelle concession en 1885, mais insignifiante, celle de l’embranchement de Béja-Gare à Béjaville.

La compagnie Bône-Guelma est aussi propriétaire de la ligne de Sousse à Kairouan. Cette voie ferrée, — un Decauville dont l’exploitation est faite par chevaux traînant des plates-formes dans le genre de celles dont les visiteurs de l’Exposition ont grandement usé, se réduit à la circulation d’un train de voyageurs par semaine et de quelques convois de marchandises. Elle a besoin d’être améliorée, car, établie sur le sable, les déraillemens sont nombreux, mais sans que la vie des voyageurs soit jamais en péril. On en est quitte pour un court temps d’arrêt dans les dunes.

Indépendamment des chemins de fer de Tunis à la frontière algérienne, le gouvernement beylical a donné à diverses compagnies industrielles l’autorisation d’établir quelques voies ferrées d’un intérêt particulier. Mais comme elles ne sont pas encore en exploitation, inutile d’en parler.

Malgré les ports nombreux dont est doté le littoral de la Tunisie, la modicité du prix des transports par mer, qui, par paquebots, n’excèdent pas 0 fr. 08 la tonne kilométrique, M. Michaud croit que, dans un avenir plus ou moins prochain, la voie maritime sera insuffisante ; seule, d’après lui, la voie ferrée permettra d’assurer à la fois la régularité, la puissance, la commodité, la vitesse et l’économie dans les transports. Mais, ajoute l’honorable directeur des travaux publics, « malgré ces avantages incontestables, il faudrait renoncer à construire de nouveaux chemins de fer en Tunisie, si la construction et l’exploitation de ces lignes devaient entraîner pour le gouvernement beylical des charges comparables à celles que les lignes algériennes imposent actuellement à la France. » Fort heureusement qu’en Tunisie de bonnes lignes pourraient être construites sans que le coût dépassât 50,000 francs par kilomètre. Ne sait-on pas déjà qu’en France, comme à l’étranger, l’usage des petits railways d’intérêt local permet de beaucoup réduire les frais d’exploitation? Mais dans quelles parties de la régence faut-il hâter l’ouverture des voies? D’après les études auxquelles s’est livré M. Michaud[8], ce serait de préférence dans les plus abondamment pourvues d’eau, dans les vallées qui découpent le massif septentrional et surtout dans celles qui avoisinent Mateur et Béja. Au sud de la Medjerda, la presqu’île du Cap-Bon, les plaines et vallées de l’Oued-Miliane, de la Siliana, du Sers, du Ghorfaq, de Zouarine, présentent des conditions particulièrement avantageuses. Il en est de même, quoiqu’à un degré moindre, des plaines qui s’étendent au sud de Zaghouan, et qui comprennent une partie de l’Enfida, les alentours de Kairouan et le Sahel. La ligne de la Medjerda, laquelle, comme on sait, constitue le premier tronçon d’une voie intéressant tout le nord de l’Afrique occidentale, restera l’artère principale reliant Tunis et le réseau des lignes tunisiennes aux chemins de fer algériens. À cette ligne principale devront venir se raccorder deux régions riches d’avenir, celles qui, renfermant des élémens sérieux de développement, ont leurs débouchés à Tabarka et à Bizerte.

La première de ces régions, très montagneuse, peu habitée, offre néanmoins quelque importance en raison de ses richesses minières et forestières. Les vallées où celles-ci se trouvent viennent converger vers la mer, dans le voisinage de Tabarka, dont le mouillage, déjà fréquenté à l’époque romaine, est abrité par l’île de ce nom, et qu’une jetée, aujourd’hui disparue, reliait autrefois au continent. La compagnie de Mokta-el-Hadid, propriétaire de la concession d’une partie des mines de fer du Nefzas, a pris l’engagement, qui du reste lui a été imposé, d’établir un chemin de fer des mines à la mer. La main-d’œuvre y serait facilitée par les Kroumirs de Tabarka. Ce n’est pas tout. La voie ferrée de Nefzas à Tabarka pourrait aisément se prolonger sur Béja, reliant Tabarka à ce marché important, ainsi qu’à la ligne de la Medjerda ; elle desservirait, en outre, une mine de zinc récemment mise en exploitation par M. Faure, à Khangouat-el-Tout.

La seconde région est formée par le bassin des rivières aboutissant au Goraâ-el-Iskeul, et qui a pour centre commercial le marché de Mateur. Des sources, des terrains à pâturage, inviteront un jour les colons à s’y livrer à l’élevage des bestiaux. Ils auront là, presque en vue de la France, des prairies superbes que nos compatriotes vont bien à tort chercher jusqu’en Nouvelle-Calédonie. Cela paraît d’autant plus probable que, depuis un ou deux ans, plusieurs Européens sont venus s’y établir. Jusqu’ici, tous les produits agricoles de la région, céréales, minerais, lièges, ont dû être transportés à Tunis, le débouché le plus voisin ; lorsque la ville de Bizerte sortira, ainsi qu’on le fait espérer, de l’inqualifiable abandon dans lequel on laisse son port, c’est Bizerte qui sera préférée, et pour plus d’un motif. Bizerte possède un lac d’une étendue immense et d’une profondeur telle que toutes les flottes du monde pourraient s’y mettre à l’abri ; en faisant communiquer le lac à la mer par une simple coupure dans le sable, nous aurions dans la Méditerranée, par conséquent sur la côte nord de l’Afrique, le port commercial et maritime qui nous manque. Il aurait sur le port de Malte, son voisin, l’avantage de faire gagner aux navires allant de Gibraltar à Port-Saïd quatre ou cinq heures de navigation, ce qui est beaucoup en mer. Pour attirer à Bizerte les cinq mille navires qui, chaque année, sont contraints de toucher à Malte, il faudrait de toute nécessité que Bizerte fût déclaré port franc. On y entrerait avec la certitude d’y trouver matière à un excellent ravitaillement : vins, céréales, poissons du lac ; ces choses s’y rencontreraient avec une abondance que le sol brûlé de Malte ne peut donner. Ce serait la ruine du port de cette île, ruine, du reste, prévue en Angleterre sans que, chose étonnante, cette probabilité y causât beaucoup d’émotion. Lord Granville a même été jusqu’à dire, dans une dépêche du 20 mai 1881 : « Je ne crois pas nécessaire d’approfondir la question de l’importance possible de Bizerte comme port de commerce. Je me bornerai à cette observation que, si le canal entre la mer et le lac était creusé assez profondément pour donner accès aux grands navires, les bâtimens britanniques auraient, d’après le traité de 1875, le droit d’y faire relâche sans être soumis à des droits supérieurs à ceux des navires français et tunisiens.

Revenons aux lignes ferrées préconisées par M. Michaud, lignes qui, au dire de personnes compétentes, auraient plus d’utilité que les routes empierrées actuellement en voie d’exécution[9]. Ne sait-on pas, en effet, qu’en Amérique, dans la région du far-west, des voies ferrées sont tous les jours ouvertes sur de grandes étendues sans que jamais l’on songe à percer des routes pour les piétons et les charrettes? Pourquoi n’en serait-il pas de même en Tunisie, où se rencontrent des espaces aussi peu habités que certaines régions du far-west?

Une ligne ferrée, indispensable à construire, serait celle qui, en raison de la densité de la population et de la fertilité des terres, devrait pénétrer dans le sud de la régence. Pour bien l’établir, deux tracés se présentent : l’un par le col de Zaghouan, l’autre par le col d’Hammamet. Par le premier, la voie devrait remonter la vallée de l’Oued-Miliane, là où des colons français ont déjà mis en culture 15,000 hectares de terres, et où s’étend la plaine de Mornaq avec sa belle forêt de 300,000 oliviers. Par le second tracé, le chemin de fer projeté, faisant jonction à celui d’Hammamet-Lif, traverserait la presqu’île du Cap-Bon, c’est-à-dire la région la plus florissante, la plus riche et la plus peuplée de la Tunisie. On y exploiterait la plaine de Soliman, avec ses 1,500,000 oliviers, puis des jardins, paradis terrestres en miniature, produisant abondamment non des pommes d’une consommation réservée, mais des oranges, des citrons, des légumes et autres fruits et végétaux exquis.

Quel que soit le tracé qui sera adopté, col d’Hammamet ou Zaghouan, on atteindra facilement et sans frais excessifs le Sahel de Kairouan, ainsi que le vaste domaine de l’Enfida auquel il est de toute justice de faciliter des débouchés. Ainsi que le fait remarquer le directeur des travaux publics, « il ne manque à ce territoire, pour devenir considérable, que des moyens de communication et un emploi judicieux des eaux, que les Romains avaient su aménager d’une façon remarquable et qui alimentaient autrefois de nombreuses villes dont on retrouve les ruines à chaque pas. »

Sousse, Kairouan et Sfax doivent, de toute nécessité, être reliées à Tunis par le futur réseau, Sousse, parce que son port, le port principal du Sahel, avoisine des forêts d’arbres fruitiers comprenant la moitié des oliviers de la régence; Kairouan, parce que sa population de 20,000 âmes a toujours été en rapports constans avec les autres villes, et que c’est par là que passent les produits des oasis du sud. Kairouan, en raison de son passé universitaire, de sa renommée de ville sainte, de ses merveilleuses mosquées, attirera toujours à elle un nombre considérable de pèlerins, de touristes, ainsi que cela a lieu pour l’oasis de Biskra, qui n’a d’autre attrait que sa situation dans les sables, son voisinage du désert saharien. Quant à Sfax, une voie ferrée lui est due également, grâce à sa population de 40,000 âmes, à son port qu’il faudra livrer à la drague pour le rendre parfait, à ses jardins, autres paradis terrestres où se cultivent la pistache, la grenade, l’amande douce et l’olivier.

En prolongeant la ligne de Tunis à Sousse, puis à Sfax, il ne faudrait pas manquer d’établir une station à l’ancienne ville romaine qui porte aujourd’hui le nom d’El-Djem. Là s’élèvent les murs d’un amphithéâtre colossal démontrant combien cette partie de l’Afrique a jadis été florissante. Quelles mains ont pu produire tant de nobles ruines, ruines partout fréquentes en pays musulmans? Les Arabes, aussi bien en Tunisie qu’en Algérie, n’ont laissé que décombres, et la dent de leurs troupeaux a transformé en déserts les pays les plus fertiles de la terre.

Gafra devra plus tard être reliée à Kairouan par une voie ferrée, et peut-être alors la vie et l’abondance y reviendront-elles. On aura une idée de ce que fut autrefois cette région en traversant les villages de Djelma, Sbeitla, Kosserine et Ferriana, jadis de grandes et belles villes romaines. De Gafra, le chemin de fer se développera forcément jusqu’au Djérid, y desservant de belles oasis riches en dattiers, palmiers et oliviers ; du Djérid à Sfax et Gabès, et plus loin encore, à Bograva, la Gyptis des anciens. Il ne restera plus qu’à combler le vide qui se voit sur la carte lorsqu’on a tracé la ligne projetée entre Tunis et Gabès et la ligne en exploitation de la première de ces villes à la frontière algérienne. Ce vide est formé par la vaste étendue qui va de Tunis à la ville du Kef, poste militaire situé à 755 mètres d’altitude et marché des tribus du centre montagneux de notre protectorat. Le tracé préféré par la direction des travaux publics serait celui qui traverserait la plaine du Kef et se développerait sur les plateaux qui bordent les vallées hautes de l’Oued-Tassa et de l’Oued-Siliana, d’où il pénétrerait dans la vallée supérieure de l’Oued-Miliane. « Établie sur presque toute sa longueur en terrain facile, cette ligne desservirait les belles plaines des Zouarines, de Sers, du Bled-Ghorfa, du Bled-Siliana, du Fahs-el-Riah, toutes régions qui, par la nature du sol, les conditions climatologiques et hydrologiques, se classent parmi les plus riches du territoire. Commencé par la vallée inférieure de l’Oued-Miliane, où la colonisation s’est développée d’une manière remarquable, elle serait prolongée au fur et à mesure de la marche de la colonisation pour aboutir finalement au Kef. »

Tels sont les projets de la direction des travaux publics en Tunisie. Pour qu’ils se réalisent, il ne faudrait que peu d’argent et des capitalistes avisés.


XV. — L’INSTRUCTION PUBLIQUE, LES COLLÈGES FRANÇAIS, MUSULMANS ET ISRAÉLITES.

Il est important d’être éclairé sur ce que nous avons obtenu en Tunisie en dehors d’une colonisation n’ayant pour objectif que la culture de la vigne, l’exploitation des mines et de ces carrières de Schemton d’où les Romains tiraient leurs marbres jaunes de Numidie. Je veux parler de l’influence que nous avons pu acquérir sur la population indigène, mahométane et juive, et cela, grâce au développement de notre enseignement public.

Au début de cette étude, j’ai raconté qu’en débarquant à la Goulette, je ne m’étais pas cru transporté le moins du monde sur une terre en voie de devenir française. Pourquoi? Parce que je savais qu’on nous l’avait offerte cette terre et que, par un désintéressement incompréhensible, nous l’avions refusée pour n’y exercer qu’une protection sans avantage marqué pour nos colons; que la métropole persistait, en raison d’un étroit calcul protectionniste, à ne pas aller au-delà des limites qu’elle-même s’était imposées en envoyant à Tunis un représentant de la France. Et s’il faut tout dire, j’éprouvai une impression pénible lorsque je vis désert le port de la Goulette, conséquence fatale des droits qui frappaient les produits tunisiens de culture française, à leur arrivée de Marseille.

Par la suite, j’ai bien été forcé de reconnaître que la France exerçait en Tunisie une action prépondérante, et non sans un certain allégement, je constatai que de vastes étendues de terres et les administrations principales étaient aux mains de nos nationaux : française la grande culture, français le plus important des chemins de fer, française la justice pour les étrangers, française l’instruction publique, français les noms des rues et les enseignes de boutiques ; grandes et petites choses d’où ressortait l’orientation d’un pays nouveau vers la France, la progression lente, mais ascendante de notre influence.

La langue française, la seule en usage dans les quartiers européens de la capitale, les efforts que font les jeunes gens indigènes pour se l’assimiler, accentuent cette orientation dont nous devons être heureux et qu’il est de tout intérêt d’accélérer.

Jusqu’au jour de notre arrivée en Tunisie, l’enseignement musulman avait été religieux exclusivement. Les mosquées tenaient lieu d’écoles, et les beys, pas plus que leurs ministres, ne s’y intéressaient. De nos jours encore, la mosquée de l’Olivier, le Djamaa Zitouna, est une université théologique moins célèbre que celle d’El-Hazar du Caire, mais dont la réputation est cependant très grande. Elle est dirigée par le plus haut dignitaire religieux de la régence, le cheik-ul-Islam, deux muphtis et deux cadis. Les études sont conduites par quarante-deux professeurs de première ou de deuxième classe, et quatre-vingts professeurs auxiliaires se divisant entre les deux rites qui se partagent Tunis. Elles portent sur un nombre assez grand de sujets dont les principaux sont la grammaire, la rhétorique, la littérature, la métrique, la morale, la logique, la théologie, la science des traditions, l’interprétation du Coran, le droit, l’arithmétique, la géométrie, l’algèbre, l’astronomie, etc.

Chacun des professeurs chargé de l’un de ces cours[10] est tenu de faire deux leçons par jour. Ces leçons ont lieu dans la grande salle de la mosquée où chaque maître a un endroit qui lui est réservé, et la coutume est de designer du nom de ce maître la colonne près de laquelle il s’assoit pour faire sa leçon. La salle de la grande mosquée offre un aspect curieux aux heures des études qui commencent dès six heures du matin pour se continuer presque sans interruption jusqu’au soir. On voit quinze professeurs entourés de leurs élèves, faisant tout à la fois leur cours à la même heure, sans être incommodés les uns par les autres. En général, ces leçons durent une heure. Les auditeurs, assis sur des nattes, sont rangés en cercle autour du maître, qui tient entre ses mains, le plus souvent, un exemplaire de l’ouvrage qu’il doit expliquer. Il lit ou fait lire par un de ses étudians un membre de phrase, et il entre ensuite dans toutes les explications que nécessite l’interprétation du sens. Ces explications sont ordinairement celles qu’il a apprises presque textuellement dans un commentaire; il ne fait que les rapporter en tâchant de les éclaircir par des remarques complémentaires. Quelquefois, cependant, il commente lui-même le texte qu’il doit expliquer, sans suivre tel ou tel auteur. Il interroge ensuite ses auditeurs, s’informe s’ils ont bien compris la leçon qui leur a été faite, répond à leurs observations ou à leurs demandes d’explication, et termine par la phrase sacramentelle : Oual-laou-Alam! ce qui signifie: « Et Dieu est le plus instruit. Dieu connaît mieux que personne la vérité. » Cela doit être aussi une vérité pour beaucoup de pédagogues français.

Les étudians de ce séminaire sont au nombre de six cents; comme leur instruction est spécialement religieuse, que beaucoup d’entre eux aspirent à faire partie du clergé, on a eu pour ces jeunes hommes des égards que nous avons eu bien de la peine à avoir pour les nôtres. C’est ainsi qu’ils sont exemptés de l’impôt de capitation de quarante-cinq piastres qui frappe les sujets tunisiens, hommes et femmes. De plus, ils n’ont pas de service militaire à faire, ce qui garantit d’un contact parfois déplaisant certaines natures profondément religieuses.

On les loge dans des établissemens spéciaux appelés medraças ; à Tunis, il y a vingt-quatre medraças toujours ouvertes. Les trois établissemens de ce genre d’Alger, de Constantine et de Tlemcen n’ont pas plus de cent élèves. Ils vivent comme les étudians chinois dans d’étroites cellules, quelquefois même deux ou trois ensemble. Ils reçoivent pour leurs dépenses particulières une petite rente de deux ou trois piastres par mois, un peu plus d’un franc cinquante centimes, prélevée sur les biens des œuvres pies ou habbous constitués en faveur de ces établissemens.

Dans la mosquée de l’Olivier il y a deux bibliothèques renfermant des collections précieuses d’ouvrages anciens et de manuscrits arabes.

L’enseignement primaire est représenté par les « écoles du Coran, » où l’on apprend aux enfans à lire, à écrire et à dire de mémoire des fragmens du livre saint. Il n’y a pas moins de cinq cents écoles de ce genre dans toute la régence, dont cent treize à Tunis sont fréquentées par 1,700 écoliers[11]. Ce grand nombre d’écoles et d’écoliers dans un pays réputé barbare n’est-il pas extraordinaire et n’explique-t-il pas pourquoi le Tunisien paraît et est en réalité plus sociable, plus doux que son voisin l’Algérien?

C’est un Français, M. l’abbé Bourgade, qui fonda en Tunisie, vers 1845, le premier établissement scolaire. On y enseignait les langue française et italienne, la géographie, l’histoire et les mathématiques. M. Bourgade avait pour auxiliaires MM. Lagier et Payen, l’un pour l’enseignement des mathématiques, l’autre pour la langue française. Comment étaient-ils venus échouer là? Ainsi que le dit l’honorable M. Machuel, il est bien de connaître les noms de ces pionniers de notre enseignement en pays barbaresque[12].

En 1855, des frères de la doctrine chrétienne vinrent à Tunis y enseigner le français et l’italien ; tous les enfans des Européens se groupant autour d’eux, le malheureux abbé Bourgade dut fermer son école. Nouvelle école ouverte par les frères en 1859 et en 1871. Des missionnaires ayant été appelés en Afrique pour garder pieusement la chapelle Saint-Louis, édifiée sur l’emplacement, où, selon la tradition, mourut le fils de Blanche de Castille, le cardinal Lavigerie fit construire, tout à côté, un collège qui prit le nom de Saint-Louis de Carthage. En 1881, cet établissement comptait plus de cinquante élèves, et, quand se fit l’occupation de la régence par nos troupes, il changea son ancienne dénomination de Saint-Louis de Carthage pour celle du collège Saint-Charles. Ce grand établissement d’enseignement secondaire, quoiqu’il diffère peu de nos collèges de France, n’en est pas moins intéressant à connaître, car son organisation est due entièrement au cardinal.

J’ai dit qu’il fut construit là où s’élevait Carthage, sur la colline où se trouvait Byrsa, la célèbre forteresse des Carthaginois. En 1883, le collège fut transporté à Tunis dans des bâtimens neufs, propriété de son éminence. L’enseignement s’y faisant sans distinction de nationalité ni de culte, les enfans affluèrent. Voyant cela, les Pères missionnaires appelèrent à leur aide des frères de Marie. En 1886, à la suite d’une convention passée entre M. Lavigerie et les gouvernemens français et tunisien, des professeurs universitaires entrèrent en cette qualité au collège Saint-Charles.

L’éducation et l’enseignement sont absolument séparés. La première est sous la direction des missionnaires d’Alger, placés eux-mêmes sous les ordres d’un supérieur désigné par le cardinal, mais avec approbation du ministre de l’instruction publique de France. Les missionnaires ont aussi la haute surveillance de l’établissement.

L’enseignement appartient à des professeurs de l’université ayant leur grade d’agrégé ou de licencié, le gouvernement français les nomme selon le choix fait par le conseil d’administration du collège. Les classes tout à fait élémentaires, celles qui exercent si merveilleusement la patience des instituteurs, sont confiées aux soins des frères de Marie, qui ont dû prendre cette carrière pour gagner plus sûrement le ciel. Les cours spéciaux comprennent deux professeurs d’arabe, un professeur d’anglais, deux professeurs de musique, un professeur de dessin et un professeur de gymnastique. Il est d’autres enseignemens appelés complémentaires qui sont ceux de comptabilité commerciale et de musique instrumentale. En résumé, le collège Saint-Charles, en ce qui concerne l’instruction, ne diffère nullement de l’instruction donnée dans les lycées et les collèges de la métropole. Ce qui le distingue, c’est l’enseignement de l’arabe, obligatoire pour tous les élèves et pendant toute la durée de leur cours au collège. L’italien, facultatif dans les classes de l’enseignement secondaire classique, est de rigueur dans les classes de septième, huitième, et dans l’enseignement spécial. Inutile sans doute d’ajouter que l’enseignement religieux n’est donné qu’aux élèves catholiques. Les enfans qui appartiennent aux autres cultes sont autorisés à quitter le lycée les jours fériés de leurs sectes. Il y a trois de ces jours par semaine à Tunis : le vendredi des mahométans, le samedi des juifs, et le dimanche des chrétiens. Le dimanche, le collège français étant fermé, les élèves musulmans et juifs jouissent de deux congés. Il est des cancres que cela accommoderait en tout pays.

Le gouvernement beylical, pris d’une louable émulation lorsqu’il vit les écoles des frères accaparer la jeunesse tunisienne et suivre l’abbé Bourgade, fonda en 1876 le collège Sadiki pour la jeunesse musulmane désireuse de se consacrer à l’administration et aux carrières libérales. Le fondateur de ce collège, S. A. le bey Sadock, trouvant le trésor vide, dota le collège avec le produit des biens confisqués à l’un de ses anciens favoris. Il eût pu garder le produit de cette vente : voilà où est son principal mérite ; cette mesure porta les rentes annuelles de l’établissement à 240,000 francs. Est-ce mauvaise direction ou négligence? Toujours est-il que les revenus allèrent diminuant d’année en année, et eussent abouti à la fermeture du collège Sadiki sans les réformes qui lui furent appliquées depuis que le protectorat français existe. Une sorte de conseil judiciaire lui fut donné, conseil qui prépare son budget, nomme les professeurs et règle leurs émolumens.

Le collège, aujourd’hui, reçoit 150 élèves dont les cours principaux sont : l’étude de la langue arabe et du Coran, la grammaire, le droit, la théodicée, la rhétorique, la logique, la littérature, les langues française et Italienne, les élémens de mathématiques et de physique, l’histoire et la géographie. Des collégiens ont été envoyés en France pour y achever leur instruction ; deux d’entre eux ont passé trois années à l’école normale de Versailles et en sont sortis avec le brevet supérieur. Deux succursales du Sadiki ont été ouvertes à Sfax et à Kairouan, et l’enseignement du français y est obligatoire. Les jeunes princes de la famille beylicale, — et ils sont légion, grâce à l’un des commandemens de Mahomet, — reçoivent à Sadiki un enseignement européen.

En 1884, le bey régnant fonda un nouveau collège dont la création se rapporte à la période de notre protectorat. Il est installé dans une des plus belles situations de Tunis, et tellement grand est le nombre de ses disciples qu’il faut songer à l’agrandir. Il est divisé en deux sections : école normale et école primaire. L’école normale est en quelque sorte la pépinière des institutions de la Tunisie ; son personnel est une preuve de son importance, car il se compose de huit professeurs français, et de deux professeurs indigènes. Quant à l’école primaire, elle est aux mains de six maîtres élémentaires pour l’enseignement du français, deux maîtres arabes, un professeur de musique, un autre de dessin, et un professeur de gymnastique.

L’externat en est absolument libre, aussi bien à l’école normale qu’à l’école primaire. Il y a plus : on distribue aux élèves indigènes un certain nombre de bons gratuits, qui leur donnent droit à un plat chaud à l’heure de midi. Le comité régional tunisien de l’alliance française, aidé par le comité de Paris, fournit les sommes nécessaires à cette largesse.

Les Israélites, — 40,000 à Tunis, — créèrent dans cette ville, en 1878, la grande école de l’alliance Israélite dont les cours sont actuellement suivis par 1,000 élèves. Plus de 800 enfans pauvres y reçoivent gratuitement la nourriture, et beaucoup sont habillés. Pour démontrer combien l’étude de la langue française occupe le premier rang, il me suffira sans doute de dire que le personnel enseignant comprend huit professeurs de français, dit moniteurs, également français, et six professeurs d’hébreu. L’école de filles de l’alliance Israélite reçoit une population scolaire de 613 enfans. Le London Jews society possède aussi à Tunis un collège de garçons et une école de filles ; dans les deux établissemens, l’usage du français a été adopté.

Les Italiens, représentés dans toute la régence par 20,000 individus, ont aussi des collèges ou écoles d’enseignement à Tunis, à la Goulette et à Sousse. Notre contrôle n’y est pas admis.

Ce sont les sœurs de Saint-Joseph de l’Apparition qui, vers 1843, fondèrent en Tunisie la première école de filles. Elle s’est maintenue jusqu’à nos jours, sans que son installation, parfaite à tous les points de vue, se soit jamais altérée. Les sœurs, infatigables, établirent des succursales d’enseignement à la Goulette, à Bizerte, à Sousse, à Monastir, à Médhia, à Sfax et Djerba, partout où elles avaient l’espoir de faire aimer et respecter la France. D’autres saintes femmes, les sœurs de Sion, très répandues en Orient, voulurent également être représentées, et, en 1882, elles y ouvrirent un grand établissement où les jeunes filles reçoivent une éducation des plus complètes. Les travaux à l’aiguille y tiennent une grande place. Il serait tout à fait injuste de passer sous silence l’importante école laïque dirigée par une de nos compatriotes, Mme Ponson. Les maîtresses sont pourvues du degré supérieur, et préparent leurs élèves aux examens de tous les brevets d’enseignement.

Ce qu’il y a d’admirable en tout ceci, ce qui fait le plus grand honneur aux hommes comme aux femmes d’élite qui ont assumé la lourde lâche d’instruire la jeunesse tunisienne, c’est que, avant le protectorat, aucun de leurs établissemens ne recevait de subvention ni de la métropole française, ni du gouvernement local, lequel, du reste, s’est toujours désintéressé de ce qui pouvait être enseigné chez lui.

Pour résumer ce qui précède, il y avait en Tunisie, au 31 janvier 1889, 67 établissemens privés ou publics d’éducation et d’instruction, dont 20 dirigés par des congréganistes, et 47 par des maîtres laïques. Le nombre des élèves à la même époque était de 9,494. — De 1885 à 1889, la population scolaire a doublé; or, ce résultat, dû en grande partie aux efforts du directeur de l’enseignement en Tunisie, M. Machuel, porte aussi bien sur les élèves français que sur les élèves italiens, maltais, Israélites et musulmans.

Je crains d’abuser des chiffres fournis par le lumineux rapport de M. Machuel, mais il m’est impossible de taire qu’en 1883 la Tunisie ne comptait que 150 indigènes étudiant la langue française, et qu’en 1889 on en comptait 1,765[13]. Rien ne prouve plus éloquemment la progression de notre influence, et cette progression continuera si l’on persiste à respecter les croyances et les nationalités de chaque élève. « C’est là notre devoir, dit le directeur de l’enseignement public en Tunisie à la fin de son rapport. Répandons nos idées de progrès et d’émancipation morale et intellectuelle ; mettons surtout en relief le génie et la puissance de notre nation ; mais n’oublions pas que les peuples ne se modifient pas du jour au lendemain; que les traditions et les préjugés sont tenaces ; qu’on tomberait dans l’intolérance et le fanatisme en voulant les détruire par la force, et que les meilleures armes à employer en faveur du progrès sont l’instruction, la sagesse et la patience. Appliquons-nous donc à faire ici, dans ces conditions, des amis de la France ; la tâche n’est ni sans profit ni sans grandeur.

J’ai vu, dans le livre de M. Ludovic de Campou, que M. Machuel voudrait reconstituer en Tunisie « les anciennes universités arabes du XIVe siècle, universités d’où sortirent des hommes vraiment remarquables, et à la tête desquels il faut citer l’historien des Berbères, Ebn-Khaldoun[14]. Aurait-on l’assurance qu’elles produiraient des hommes ayant des hauteurs inconnues aux musulmans, qu’il faudrait en toute hâte les rétablir de nouveau. »

Pour un historien comme Ebn-Khaldoun, rara avis, doit-on augmenter le nombre de ces établissemens où le fanatisme religieux se perpétue et ne désarme jamais? Je ne le pense pas. Ce ne sera qu’après de longues années, peut-être après un siècle, lorsque la jeunesse africaine n’aura d’autres écoles que celles qui lui seront largement ouvertes par la direction de l’enseignement français, qu’il sera possible d’espérer un revirement dans les sentimens intolérans, fanatiques du monde musulman.


XVI. — LES MUSÉES DE LA MANOUBA, DE CARTHAGE ET D’ALAOUI.

On a vu, dans l’un des paragraphes précédens, combien les champs de la Tunisie étaient jonchés de ruines ; les plus récentes ne remontent qu’à la fin de l’empire romain. Lorsque, aux Ve et VIe siècles, se produisit l’invasion des Vandales, à laquelle succéda la conquête arabe, rien non-seulement ne fut plus édifié, mais encore ce qui restait d’un glorieux passé s’écroula sur le sol. Les colonnes de marbre des temples chrétiens et païens furent dispersées et de préférence transportées là où, comme à Kairouan, se construisaient les grandes mosquées. Il ne resta plus debout que des murailles chancelantes de thermes, de cirques et d’amphithéâtres. Heureusement pour saint Augustin qu’il ne vit pas le sac de sa bien-aimée ville d’Hippone et les églises de son diocèse livrées aux flammes et à la pioche des démolisseurs. Ceux qui partageaient sa foi et qui lui survécurent furent moins heureux : pas une pierre des temples chrétiens ne resta debout. Il fallut une longue suite de siècles avant qu’un cardinal français, aux acclamations d’une multitude de fidèles et d’évêques, pût élever une cathédrale à l’endroit même où fut Byrsa.

Aucun pays au monde n’est aussi riche que la Tunisie en antiquités, et plus d’un lecteur sera surpris d’apprendre qu’elle est plus favorisée que l’Italie en ce qui touche les vestiges de la civilisation romaine, et supérieure à la Syrie en débris de monumens phéniciens. Ce qu’il en restait au milieu du siècle qui finit était destiné à s’éparpiller dans toutes les directions, lorsqu’un ministre du bey, Mohammed-es-Sadock, eut l’idée, dont il faut lui savoir gré, de se faire concéder tous les débris archéologiques. Il le fit dans une vue de spéculation, c’est certain ; mais il n’en résulta pas moins une première idée de collection, un semblant de musée, celui de la Manouba. Ce qu’il en reste aujourd’hui est bien peu de chose, car la dilapidation s’y est pratiquée sur une grande échelle; mais non loin de la Manouba, à Carthage même, les missionnaires d’Afrique formèrent, eux aussi, sur l’ordre de M. Lavigerie, un vaste musée où, si l’on ne trouve que quelques rares reproductions en mari re de la tête de Tanit et pas une seule fibre du zaïmph qui la voilait, il y a du moins un amoncellement d’objets antiques d’un haut intérêt. Les missionnaires font de charmans presse-papier avec les blocs de marbres blancs, verts ou jaunes de Numidie, qui n’ont gardé aucune trace de leur forme taillée ; ils les vendent à bas prix à leurs rares visiteurs. C’est un moyen comme un autre de faire retrouver aux apôtres modernes les quelques milliers de francs qu’une chambre mesquine a refusés à leur œuvre de propagation. On ne s’est pas douté le moins du monde que cette misérable économie ferait exulter de plaisir Stanley, Émin-Pacha et les puissans États qui les soutiennent.

M. Cambon, quoique fort absorbé par ses fonctions de résident, obtint du bey, en 1881, la nomination d’un directeur des fouilles, puis un décret préservant ces dernières des chercheurs inintelligens et suspects. Ce ne fut qu’en 1884, grâce à l’intervention de M. Xavier Charmes, que des mesures sérieuses organisèrent dans la régence une administration régulière. Le ministre de l’instruction publique, lequel se montra toujours plus prodigue que ses collègues à l’égard de la régence, car il subventionna le musée de Carthage et consacra des fonds aux recherches, créa une commission pour la publication d’études sur l’archéologie africaine. M. Renan fut nommé, comme de raison, président de cette commission, et l’un des membres résida à Tunis pour informer l’illustre orientaliste de ce qui s’y faisait. Un local en rapport avec ces projets manquant, S. A. Ali-Bey, après avoir créé, de son côté, une direction des antiquités et des arts, qu’il confia à M. R. de la Blanchère, délégué du ministère de l’instruction publique de France, offrit, pour recueillir les collections, l’ancien harem du bey Mohammed, au Bardo.

L’inauguration du musée eut lieu le 7 mai 1888, en présence du bey, de M. Massicault, auquel une bonne part est due dans le succès de cette affaire ; de M. G. Perrot, membre de l’Institut ; de M. Delpeuch, ancien chef du cabinet ; de M. Wallon, secrétaire perpétuel de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, et de M. Héron de Villefosse, conservateur du Louvre. Entre temps, M. le docteur Cosson, de l’Institut, ayant sous ses ordres tout un groupe de jeunes savans, explorait la Tunisie au point de vue des sciences naturelles.

Le Bardo, où est installé le musée et auquel M. de La Blanchère a donné pour plaire au bey actuel le nom d’Alaoui, est situé à quelques kilomètres de Tunis. Il servait autrefois de demeure aux deys de l’Algérie qui venaient y séjourner en passant. On y trouvait des maisons d’habitation, des mosquées, des casernes et des lieux de détention pour les prisonniers dont on espérait de fortes rançons. L’ensemble de la construction, qui couvre un espace de 16 hectares, ne remonte pas au-delà du XVIe siècle. Le tout est entouré de hautes murailles, ce qui explique le choix qu’en fit un dey grand seigneur, Mohammed-Bey, pour en faire le plus magnifique des harems. Ce moderne Salomon, indépendamment de quatre épouses légitimes, — une de plus que ne le permet le Coran, — avait plusieurs centaines de femmes auxquelles il donnait des fêtes magnifiques, des concerts et des spectacles où le luxe tel qu’on l’entend en Orient déployait ses plus délicates merveilles. Dans la vaste salle où les houris terrestres recevaient leur seigneur et maître, — salle devenue le musée actuel, — ce n’était qu’oiseaux chantans, dorures, fontaines murmurantes et fleurs parfumées. Tout le trésor beylical y passa, mais ce qui ne passa pas, c’est le plafond splendide de cette salle, œuvre qui vaut plus à elle seule que le palais tout entier. Il forme une coupole qu’ornent des caissons dorés et du style arabe le plus exquis. Les riches plafonds égyptiens du Caire n’en donnent qu’une faible idée, quelque luxueux qu’ils soient. Quatre chambres carrées, appelées l’appartement des épouses, sont aussi très belles. Elles forment coupoles, et ces coupoles sont revêtues de plâtre découpé, comme ceux devant lesquels on s’extasie à l’Alhambra. C’est, comme dit M. de La Blanchère, « une synthèse du décor islamique : méandres, nœuds hindous, cœurs persans, palmettes égyptiennes, entrelacs syriens, rinceaux turcs, tout s’y trouve réuni dans une harmonie parfaite. » j’ai raconté que l’on trouve ce travail de dentelle dans la mosquée du Barbier à Kairouan. Des tapis d’Orient devaient recouvrir le parquet au temps du fastueux Mohammed ; ils sont remplacés aujourd’hui par une autre merveille, une mosaïque représentant le triomphe de Neptune, œuvre d’art postérieure aux premiers siècles de l’empire romain, antérieure aux Vandales et à l’invasion arabe. Cette mosaïque, qui ne mesure pas moins de 137 mètres carrés, provient de l’antique Hadrumète[15]. Elle fut découverte par le 4e régiment de tirailleurs algériens à la suite de travaux exécutés de 1886 à 1888. Autour du sujet principal, court une large bordure d’une exécution parfaite, bordure formée de feuillages, de fruits et de fleurs. La grande mosaïque que renferme ce gracieux encadrement est divisée en médaillons : trente-cinq ronds et vingt et un hexagonaux. L’ensemble fait un tableau unique : les déesses des ondes faisant escorte à Neptune. Elles sont nues et montées sur des monstres. Au centre est le dieu de la mer; il est sur un char attelé de quatre chevaux marins, la main étendue comme s’il commandait aux flots de s’apaiser. Le sujet est en réalité connu et banal, mais sa vulgarité est rachetée par la perfection des dessins et l’harmonie de l’ensemble.

C’est sous les plafonds dont j’ai parlé et autour d’une mosaïque presque unique par son importance que sont groupées les richesses du musée Alaoui. Au moment où j’écris ce qui précède, le D’Estrées débarque à Tunis de nombreuses antiquités enlevées à Hadrumète et aux ruines romaines qui l’entourent. Grâce à de nombreuses subventions, au nombre desquelles les contribuables de la capitale de la France seraient fort étonnés de voir figurer la ville de Paris, les musées tunisiens voient chaque jour augmenter leurs dépôts. En 1889, le sanctuaire de Saturne à Thiguica, qui a donné plus de quatre cents stèles votives, et la nécropole de Bulla-Regia, ont été fouillés et heureusement exploités. En ce moment, on espère poursuivre ces intéressans travaux sur une échelle encore plus grande. Ce qui manque aux musées de Carthage et d’Alaoui, ce sont des catalogues. M. de La Blanchère nous fait espérer que celui des collections dont il est chargé paraîtra bientôt. Le cardinal Lavigerie, qui a la haute main sur le second, ne se laissera pas distancer.


XVII. — CONCLUSION.

Je crois avoir dit tout ce qu’il était nécessaire de dire pour faire connaître le pays sur lequel la France étend aujourd’hui sa protection, et je souhaite ardemment que ceux qui ont suivi cette étude aient éprouvé quelque peu de l’intérêt que j’ai ressenti en l’écrivant. La Tunisie ainsi que l’Egypte se rattachent à nos sentimens bien plus que d’autres régions. Elles évoquent des souvenirs qui ne sont pas sans grandeur pour ceux qui gardent religieusement dans leur cœur le culte de nos gloires passées, de nos influences perdues. La Tunisie, puisqu’il ne s’agit que d’elle en ce moment, remet en mémoire l’un de nos rois, — et non l’un des moins purs, — puisqu’il y succomba au début d’une croisade entreprise pour défendre la chrétienté contre les attaques du plus puissant potentat des états barbaresques ; saint Vincent de Paul, le plus charitable, le plus paternel des hommes ; des marins illustres qui, d’Henri IV jusqu’à Louis-Philippe, versèrent leur sang pour écraser dans leurs retraites d’odieux corsaires. Et de nos jours, des troupes françaises ne sont-elles pas allées, avec l’entrain qu’on leur connaît, jusqu’à Kairouan, au-delà même, aux confins du désert, montrer notre drapeau et y tenir en échec des populations renommées par leur fanatisme religieux ?

Voilà, certes, des titres pour ceux qui, en parlant d’un pays, en savent autre chose que ce qu’il use de cotonnade ou produit de céréales. Mais, à ce point de vue pratique, la régence mérite également toute notre attention, car, on l’a vu, des colons européens, des colons français y cultivent déjà 400,000 hectares de terre et y ont engagé avec un désintéressement admirable jusqu’à 50 millions de francs! Pourquoi m’a-t-il fallu si souvent faire remarquer que tant de nombreux et justes motifs de porter intérêt à notre nouvelle conquête ont longtemps passé inaperçus devant des chambres trop imbues de l’esprit de clocher, sans larges vues d’intérêt général?

En résumé, après neuf longues années d’occupation, il manque à la Tunisie un conseil colonial qui mette en rapport les colons avec le résident général, représentant direct de la métropole ; il lui manque encore le port de Bizerte accessible à nos flottes ; une banque de crédit qui tue l’usure et réduise l’intérêt de l’argent, le 20 pour 100 actuel, au 5 pour 100 légal; des chemins de fer à voies étroites, une réforme monétaire, l’élimination mesurée, mais persistante, au profit de nos nationaux, de l’élément étranger, lequel, en raison d’économies mesquines, continue à encombrer les administrations; meilleure répartition des charges imposées aux contribuables, et enfin création d’une banque d’État ou autre. Cela n’exigerait aucun sacrifice de la mère patrie, puisque le trésor beylical pourrait, — à la longue, si l’on veut, couvrir toutes les dépenses. Les plus gros déboursés seraient ceux qu’il faudrait faire pour rendre abordables les rades tunisiennes; mais alors, pourquoi ne pas essayer du système qui fait qu’en Angleterre, — le pays maritime par excellence, — les ports couvrent au moyen de taxes qu’ils établissent eux-mêmes leurs frais de phare, de balise et autres?

L’Algérie nous a coûté un nombre infini d’existences, des milliards et l’on continue à ne rien lui marchander. La Tunisie n’exige aucun sacrifice, et pendant longtemps on lui avait tout refusé. Serait-ce parce qu’il faudrait à celle-ci plus qu’un conseil colonial ? Des députés qui, comme ceux d’Alger, d’Oran et de Constantine, ne se lasseraient jamais de demander? On se récriera peut-être en disant qu’il y a déjà pléthore de députés au Palais-Bourbon, et l’on aura raison ; toutefois, si l’avenir de la Tunisie dépend d’une voix qui assure son développement, il ne faudrait pas que cette voix fût silencieuse.


EDMOND PLAUCHUT.

  1. Voyez la Revue des 1er et 15 octobre.
  2. D’après la tradition, ces cinq commandemens seraient le résumé des conversations du prophète avec ses disciples.
  3. Le Christianisme et l’Islam; Challamel aîné, 1886.
  4. La Tunisie; chez Félix Alcan, 1887.
  5. Environ 3 fr. 50 cent.
  6. Le système monétaire de la régence n’a jamais été défini avec précision; aucun règlement d’ensemble ayant un caractère permanent n’existait sur la matière antérieurement à l’institution de la commission financière; chaque émission donnait lieu à un décret spécial. Ces décrets, qui constituent les seuls élémens législatifs que nous possédions sur les anciennes monnaies tunisiennes, n’ont pas, à vrai dire, pour objet l’établissement d’un régime monétaire déterminé, même restreint à une seule émission; mais, la fabrication des monnaies étant confiée à un entrepreneur, ils relatent simplement les conditions du marché. C’est uniquement comme clause d’un contrat qu’ils indiquent le poids des pièces à fournir. Quant au titre, il se trouvait fixé par ce fait que le métal employé n’était autre que celui des monnaies européennes, contenant un dixième d’alliage. Pour le reste, l’usage seul servait de règle. En résumé, la pièce en or de 10 piastres équivaut à 5 fr. 49; la piastre argent, 0 fr. 63, ou 13 caroubes, ou 42 aspres cuivre. (Législation de la Tunisie, 1889.)
  7. Direction générale des travaux publics. Tunis, 1889.
  8. Avant-projet d’un réseau de chemins de fer. — Rapport du directeur général des travaux publics. Tunis, 1889.
  9. Lettres sur la Tunisie, de M. Paul Bourde, au Temps.
  10. Rapport adressé au ministre résident de la république française à Tunis, par M. Machuel, directeur de l’enseignement public.
  11. Notice géographique, administrative et économique sur la Tunisie, par Ernest Fallot. Tunis, 1888.
  12. L’Enseignement public dans la régence de Tunis, par M. L. Machuel. Paris, 1883.
  13. La Tunisie française. Paris, 1887.
  14. « Le XIVe siècle offre un historien supérieur dans Abd-Er-Rhaman-Ebn-Khaldoun, né à Tunis en 1332, mort en 1406. Il parcourut une carrière brillante, mais agitée, et fut revêtu de hautes magistratures à Tunis, à Fez, à Tlemcen et en Égypte. Ce judicieux et savant écrivain a composé une Histoire universelle et une Histoire des Berbères où, se plaçant à une hauteur inconnue des musulmans, il a mérité le surnom de Montesquieu des Arabes. » (Description du Maroc, par l’abbé Godart.)
  15. Voir les Collections du musée Alaoui, publiées sous la direction de M. de La Blanchère; Firmin-Didot, 1890.