La France en Tunisie
Revue des Deux Mondes3e période, tome 101 (p. 622-659).
LA
FRANCE EN TUNISIE

I.
LA RÉGENCE AVANT LE PROTECTORAT.

Après le mouvement magnifique dont Paris a été le théâtre en 1889, il est plus qu’utile de constater combien notre influence s’est développée en dehors des frontières, loin des limites qui nous furent brutalement imposées par les désastres de l’année terrible.

A la suite d’humiliations sans nombre suivies d’une mutilation imméritée de la patrie, rien ne pouvait être plus fortifiant et mieux relever les cœurs, que le mirage qui nous a fait entrevoir sous les ormes de l’Esplanade des Invalides une nouvelle France dans une France coloniale. Malgré de grandes lacunes, un étalage d’objets baroques, l’exposition de nos possessions d’outre-mer n’en a pas moins impressionné ceux qui ont su la fixer dans leur mémoire et y voir autre chose qu’un spectacle forain. Beaucoup de visiteurs l’ont saluée avec transport, cette France nouvelle, car elle infligeait un démenti aux esprits chagrins qui se figurent qu’un peuple peut être vraiment grand sans qu’il lui soit nécessaire d’étendre, au-delà d’un horizon restreint, son génie, sa civilisation, et jusqu’à ces bienfaisantes découvertes qui vont aujourd’hui sous toutes les latitudes, sans distinction de race et de couleur, alléger les souffrances de l’humanité dolente.

Ce n’est pourtant pas de l’Exposition universelle de 1889 qu’il s’agit ici : on l’a visitée et parcourue en tous les sens et pendant de longs mois; les journaux et les revues en ont beaucoup parlé, il n’en reste plus rien à dire. Mais sur quelle mer d’erreurs ne naviguerait-on pas si l’on s’imaginait connaître nos colonies et les pays placés sous notre protection par ce que l’on en a vu à Paris !

Le Tonkin, par exemple, d’après ce qui a été exposé, ne serait qu’une succursale du faubourg Saint-Antoine : tout s’y résumait en bahuts et autres meubles incrustés de nacre ; on ne nous y a montré ni ses minerais, ni ses bois, ni ses céréales, rien de ce qui pouvait aider à justifier cette conquête. Quant à nos colonies de l’Océanie et de l’Afrique occidentale, mieux vaut n’en pas parler. La Tunisie, avec son pavillon des forêts dont un fauve superbe gardait l’entrée, son palais aux fines colonnades et aux claires faïences, sa flore, ses vins, ses huiles, a donné pourtant un ensemble assez parfait de ce qu’elle pourra produire, quand elle aura les voies ferrées et autres qui lui manquent. L’Algérie, également, a fait de son mieux, et, dans la blanche reproduction de la mosquée d’Abd-el-Rhaman qui abritait ses richesses, il n’y avait qu’à louer et à faire des vœux pour que l’éclat dont elle brillait ne fût pas un éclat passager. Il n’est pas jusqu’au puits artésien qui en était voisin, et dont les eaux claires baignaient les racines d’un véritable dattier, qui n’ait été comme une révélation de ce que seront les vastes solitudes du Sahara dans un avenir plus ou moins rapproché.

A la vue des salles immenses où la Tunisie et l’Algérie avaient exposé tout ce qu’elles donnent en spiritueux, on s’est demandé si ces deux pays ont agi bien prudemment en jouant sur une seule carte leur avenir, en faisant en quelque sorte de la culture de la vigne leur unique souci. Il est bien permis d’en être quelque peu inquiet lorsqu’on sait que les plantations de cotonniers auxquelles tout fut jadis sacrifié en Algérie, n’existent plus qu’à l’état de souvenir, et que le phylloxéra, dont la présence en Afrique est indéniable, peut un jour, — à ce que Dieu ne plaise, — s’y développer et y exercer ses ravages.

Et dans un ordre d’idées tout différent, au point de vue administratif et gouvernemental, n’y a-t-il rien à dire? Rend-on aux colons et aux indigènes la part de justice qui leur est due? S’occupe-t-on de les soustraire à l’usure qui ronge leurs cultures et leurs terres? Qui n’a entendu parler des bureaux arabes et des rares faits honteux qui les firent disparaître? Aujourd’hui, ces bureaux tant décriés sont regrettés. Des Kabyles du Djurjura me l’ont maintes fois répété. Ne pourraient-ils être rétablis ou les administrateurs civils qui les remplacent offrir des garanties qu’on leur reproche de ne pas avoir et un prestige qui leur fait défaut en présence d’une race fière et belliqueuse?

Au printemps dernier, j’ai parcouru l’Afrique de Tunis à Kairouan et de Biskra à la frontière marocaine ; il m’en est resté la pénible conviction que, si nous avions su nous faire respecter partout, nous n’avions su assez nous faire aimer, principalement dans la plus vieille de nos possessions, en Algérie, titre aimé des Arabes, c’est, je le sais, demander l’impossible, tellement nous différens de croyances religieuses et de mœurs ; mais il y a des degrés à tout : pas de tendresse, si l’on veut, mais du moins pas de haine. Lorsque sonnera en Europe l’heure d’une conflagration générale, de nouvelles insurrections seront à craindre, car nulle assimilation ne s’est faite entre nous et la race autochtone; ce qui est pis, c’est que l’élément espagnol et italien, qui s’y trouve en disproportion avec l’élément français, ne sera pour celui-ci qu’un embarras de plus. On a beaucoup écrit, on écrit toujours sur la Tunisie et l’Algérie ; il semblerait donc superflu d’en parler encore; mais on oublie vite en France, et peut-être reste-t-il quelque chose à dire dans l’intérêt de ces contrées et des colons qui y représentent la civilisation, en faveur d’Africains qui, victimes d’une incurable imprévoyance, se voient enlever par des usuriers sans entrailles, et leurs terres, et leurs récoltes, et jusqu’à la place qu’ils occupent au soleil.

Personne ne se refuse à reconnaître que, nulle part la France n’a plus rapidement fait supporter son influence et ses conseils. Pourquoi, chez elle, a-t-elle donc jusqu’à ces derniers temps fait si peu de cas de sa protégée et s’unit-elle à ses ennemis du dehors pour blâmer et critiquer tout ce qui s’y fait? La raison n’en est que trop évidente. Ceux de nos gouvernans qui ont laissé l’Angleterre nous supplanter en Égypte, qui, demain, voteront à la prochaine discussion du budget l’abandon de l’Annam et du Tonkin, sont nombreux dans les conseils du gouvernement et c’est pitié de voir combien ils s’acharnent, — dût notre prestige au dehors disparaître, — à mettre des entraves à tout développement colonial ou producteur.

Quant aux nations étrangères ennemies des intérêts français, on sait par quelles calomnies, par quel odieux abus de la force, par quelle exploitation de sentimens sacrés, sous quel masque négrophile, elles se font la part du lion sur le noir continent. Ne nous étonnons donc pas si elles ne peuvent voir sans jalousie flotter notre drapeau sur les terres les plus fertiles de ce continent; soyons plutôt surpris de voir quelques-uns de nos hommes d’État joindre d’un cœur léger leurs critiques aux critiques de ces nations jalouses. Une réaction favorable à la Tunisie s’est pourtant produite en haut lieu depuis quelques jours ; on a assimilé les produits de la régence aux produits algériens, c’est-à-dire que les premiers, en entrant dans nos ports, y seront, à peu de choses près, traités comme le sont les produits de nos colonies. Les agriculteurs, les sociétés financières qui y ont apporté des capitaux énormes pourront donc voir leur audace récompensée et la possibilité de transformer la région que je vais décrire en une terre riche et rémunératrice.


I. — LES CORSAIRES DES ÉTATS BARBARESQUES JUSQU’A LA PRISE d’ALGER.

Je ne sais pourquoi, lorsque, du pont du bateau avec lequel vous êtes venu en quelques tours d’hélice de Marseille à Tunis, vous contemplez au soleil levant l’immense et vaporeux panorama qui, du cap Bon, s’étend jusqu’à Carthage, rien ne vous fait pressentir que vous avez devant les yeux une terre appelée à devenir française. Vous allez y descendre, et je vous défie bien, en y mettant les pieds, de prendre l’allure conquérante que j’ai vue aux Anglais lorsque, casque de liège en tête, badine à la main, ils débarquent à Malte ou à Gibraltar. Est-ce dû à ce qu’en France on parle rarement de la Tunisie? Au peu qu’elle pèse dans l’esprit de nos gouvernans? À ce qu’il n’a fallu pour y établir notre protectorat, ni luttes, ni combats, ni livrer l’un de ces assauts sanglans qui, comme à Constantine, consacrent glorieusement une conquête? Est-ce parce qu’il vient involontairement à l’idée que notre présence dans une région où tant de peuples divers ont passé sans pouvoir s’y fixer peut ne pas laisser plus de trace qu’une empreinte de pas sur le sable? Que la Tunisie, cette annexe obligée de l’Algérie, nous a valu la perte de l’amitié d’un peuple que nous avons beaucoup aimé? Il y a de tout cela dans l’impression que vous éprouvez inconsciemment, et cette impression dure de longues heures, soit que, pour vous en distraire, vous vous rendiez de la Goulette à la capitale de la régence par le chemin de fer italien, soit que vous suiviez en landau une belle route sablée bordée à gauche par le grand lac El-Bahira, et à droite par des prairies où de petits bergers encapuchonnés, nus sous leur burnous en loques, font paître des moutons.

Pendant les quelques minutes qui précèdent un débarquement, le voyageur que n’affolent pas le sifflement de la machine et les clameurs des bateliers trouve toujours quelques instans de recueillement pendant lesquels, ses yeux tournés dans la direction d’une terre qui lui est encore inconnue, il se plaît à évoquer les grands noms, les grands souvenirs qui l’ont illustrée. L’histoire ancienne de Thunes, ainsi que Léon l’Africain, le géographe arabe, appelait Tunis, et le souvenir de la chute de Carthage les font ici revivre par milliers. Vous n’avez que l’embarras du choix depuis l’époque où, à l’imitation d’Ulysse délaissant Calypso dans son île, Énée abandonnait Didon sur son bûcher, jusqu’au jour où saint Vincent de Paul échappait à la chiourme qui retenait captif à Tunis le plus charitable des hommes. Ce n’était pas aux époques héroïques d’Annibal, de Scipion, de la femme d’Asdrubal se jetant avec ses enfans dans les flammes qui consumaient Carthage vaincue, que je songeais, mais au temps odieux des corsaires barbaresques, aux époques où ils écumaient les mers, saccageaient notre littoral, et enchaînaient sur les bancs de leurs galères les Européens qui, fidèles à leurs convictions religieuses, refusaient d’abjurer.

Comment ces pensées m’étaient-elles venues ? En voyant amarrée aux flancs du bateau à vapeur sur lequel je me trouvais, une barque dans laquelle une légère houle balançait des disciplinaires, presque des enfans, que des gendarmes, revolver au poing, avaient mission de remettre à l’autorité militaire. Au lieu de ces jeunes soldats, je m’imaginais voir des marins bretons ou provençaux, de pauvres pêcheurs enlevés à leur barque au temps où les corsaires de Tunis et d’Alger s’abattaient sur notre littéral ainsi que des oiseaux de proie. Quelle ne devait pas être la teneur de ces prisonniers lorsque, comme les prisonniers que j’avais sous les yeux, ils attendaient sous un soleil ardent, balancés par le flot dans une barque immonde et sous la surveillance de gardiens à figures autrement rébarbatives que celles de nos bons gendarmes, qu’ils fussent descendus à terre pour y subir la plus abjecte servitude, d’infâmes caprices, le plus souvent, pour être rivés jusqu’à la mort à un banc de trirème !

Ce n’est pas que l’Espagne, l’Angleterre et la France n’aient mille fois essayé d’écraser les corsaires et de couler bas leurs flottes dans les eaux de Tunis même. À un moment peu éloigné du jour où les puissances, réunies à Bruxelles, n’ont pas senti gronder en elles ces « haines vigoureuses » qui devaient les porter à trouver les moyens de combattre jusqu’à extinction la traite des noirs, c’est-à-dire un trafic aussi odieux que le fut jadis la captivité des chrétiens, il est nécessaire de leur rappeler ce qui a été déjà fait en Afrique pour détruire la barbarie musulmane. Il n’est pas inutile que l’on sache combien de fois la France, pour venger son pavillon outragé, son commerce ruiné, ses fils captifs, dut envoyer ses escadres et faire parler la poudre dans ces eaux de Tunis aujourd’hui si calmes. Le récit de tant de répressions, d’esclaves pris et rachetés, paraîtra monotone, mais on ne connaît pas assez le passé de cette terre d’Afrique, dont les nations européennes se partagent aujourd’hui d’immenses étendues avec des procédés rappelant ceux des bêtes fauves se disputant une proie. Que l’Angleterre et l’Allemagne sachent bien que la conquête du sol africain leur sera chose facile, mais que la lutte de la chrétienté contre l’islamisme, commencée aux croisades, continuée jusqu’à nos jours, durera encore pendant de longs siècles. La faire cesser est la difficulté suprême; qu’on en juge par ce qui s’est passé dans cette seule régence de Tunis, de 1270 jusqu’à 1830, jusqu’au moment où le pavillon tricolore flotta sur la casbah d’Alger.

C’est d’abord saint Louis s’imaginant qu’il convertirait le souverain musulman de Tunis, et, qu’en le convertissant, il délivrerait la chrétienté de l’un de ses plus ardens persécuteurs. Le fils de Blanche de Castille meurt de la peste en débarquant à Carthage, et nos malheureux compatriotes, qui rament déjà sur les galères des états barbaresques, n’en sont que plus maltraités. C’est ensuite Charles-Quint qui, avec une escadre de quatre cents voiles et 25,000 hommes, vient livrer bataille à Barberousse dans la plaine qui s’étend entre La Goulette et la capitale actuelle de la Tunisie. Pendant la mêlée, les esclaves chrétiens réussirent à briser leurs fers et à s’emparer de la citadelle, contribuant ainsi puissamment par leur présence sur les remparts et leurs cris de délivrance à la déroute des troupes du célèbre pirate. Moins heureux, Philippe II, en 1553, confie à don Juan de la Cerda, duc de Medina-Cœli, 14,000 soldats qui doivent attaquer les forbans dans Tripoli. Les Espagnols, surpris à l’ancre dans l’île de Djerba, perdirent une partie de leur flotte, et 5,000 d’entre eux restèrent dans les fers. En 1573, 20,000 hommes, sous les ordres de don Juan d’Autriche, le vainqueur de Lépante, revinrent à la charge, s’emparèrent de Tunis et délivrèrent une masse de captifs. Chose étrange, tous ces triomphes de l’Espagne sur les musulmans ne furent jamais que passagers; les Espagnols ne purent jamais résister longtemps aux forces turques qui, de Constantinople, venaient aider les troupes tunisiennes à chasser l’Européen. En 1605, c’est la France qui intervient. Le comte Savary de Brèves, ambassadeur à Constantinople, se présente seul devant Tunis, sans autre escorte que celle d’un émissaire du sultan. Il demande avec une grande assurance au bey l’exécution des clauses d’un traité passé entre son roi Henri IV et le grand-turc. Les clauses principales étaient la mise en liberté immédiate de tous les prisonniers français ; plus, des excuses en raison de divers outrages infligés à notre pavillon. M. de Brèves faillit être tué, dès les premiers jours de son débarquement, par les janissaires, alors très puissans dans la régence. Mais son sang-froid, son courage, eurent raison du fanatisme des Turcs, et l’ambassadeur obtint la mise en liberté des captifs de sa nation en échange d’un très petit nombre de mahométans détenus par représailles à Marseille. Un gentilhomme poitevin, auquel don Quichotte n’eût pas manqué de donner une forte accolade, le sire Beaulieu dit Briaille, s’indigna fort, dans sa gentilhommière du Poitou, aux récits qu’on lui fit des cruautés commises sur les chrétiens par les corsaires des états barbaresques. Il arme deux vaisseaux à ses frais, et fait voile pour Tunis. Sur les côtes de Sardaigne, un heureux hasard lui fait rencontrer une escadre espagnole, et Beaulieu propose à celui qui la commandait, don Juan Faicharde, d’aller en sa compagnie surprendre les galères tunisiennes, alors mouillées sous la garde des canons de La Goulette. Le commandant espagnol accepte de grand cœur la proposition, et, brusquant l’attaque, Beaulieu et Faicharde réussirent à incendier l’escadre ennemie avant qu’aucun secours ne lui vînt de terre. C’est aussi vers cette époque, au mois de juin de l’année 1607, que saint Vincent de Paul, qui, depuis deux ans, était prisonnier en Tunisie, réussit à gagner les côtes de Provence sur une petite embarcation.

De toutes les villes du littoral européen, c’est Marseille qui a le plus souffert de la piraterie, et si aujourd’hui elle tire quelque profit de notre présence à Tunis, ce ne sera que justice et compensation. En 1616, cette ville perdit, du fait des corsaires, 2 millions de francs, somme énorme pour le temps ; pour leur faire rendre gorge, elle arma cinq gros navires et deux pataches. L’expédition, commandée par un chevalier de Malte du nom de Vincheguerre, partit pour Tunis le 5 mars et en revint victorieuse le 4 septembre. Vincheguerre avait obtenu, comme toujours, la liberté d’un certain nombre de captifs, une indemnité et un traité de paix. Quelle pouvait être la valeur d’un tel instrument? Une feuille de parchemin! Aussi voit-on la France, peu de temps après ce succès des Marseillais, préparer une nouvelle expédition contre ceux qui ne cessaient de la braver. Toutefois elle se laissa devancer, en 1665, par l’amiral anglais Black, lequel fit un monceau de ruines du fort principal de Porto-Farina; il détruisit aussi la ville de ce nom et brûla neuf galères tunisiennes. A la suite de cette dure leçon, l’amiral anglais obtint la mise en liberté de tous les esclaves anglais et hollandais, — on voit qu’il y en avait une grande variété, — qui se trouvaient détenus chez des particuliers ou dans les bagnes. On se demande avec une véritable stupeur de quelle trempe pouvaient être ces forbans des états barbaresques, lorsque, après tant de villes détruites par le canon européen et de galères coulées, ils continuaient à maintenir leur puissance sur la Méditerranée, à l’exemple de ces tigres d’Asie qui règnent sans partage sur la jungle qu’ils ont choisie.

Ce ne fut que vingt ans après les victoires de l’amiral Black que le maréchal d’Estrées vint à son tour mettre à la raison les incorrigibles Tunisiens. Sans tirer un seul coup de canon, rien qu’en faisant manœuvrer la flotte française en vue de La Goulette, le descendant de la belle Gabrielle obtint en faveur du commerce français une indemnité pécuniaire assez forte et l’autorisation de créer un comptoir au cap Nègre. Ce fut vers cette époque, nous apprend M. Rousseau, c’est-à-dire en 1685, que les pères de la Rédemption de Flandre vinrent à Tunis pour racheter les captifs. Après avoir brisé les fers d’un grand nombre de ces infortunés, les pères se rendirent à Alger dans la même pensée de charité[1]. En 1724, une escadre française, commandée par le vicomte d’Andrezel, se présenta devant Tunis; elle y lut saluée de quatorze coups de canon. Le bey régnant, Hussein, un des ancêtres du bey actuel, reçut notre compatriote avec la plus grande distinction ; il le fit promener dans ses carrosses, et, honneur insigne, il le prit par la main pour lui faire visiter ses jardins. N’y avait-il donc plus d’esclaves à Tunis? Les bancs des galères étaient-ils sans leurs rameurs habituels? Il y en avait toujours, car c’est à partir de 1724 que les missionnaires capucins qui desservaient la chapelle du consulat de France vinrent se loger dans le bagne dit de Sainte-Croix, bagne attenant à ce même consulat, pour y assister les captifs chrétiens qui s’y trouvaient détenus. Combien tout cela, aujourd’hui, paraît monstrueux ou incompréhensible! Autre anomalie : le savant naturaliste Peysonnel arrivait alors en Tunisie et obtenait du bey l’autorisation d’en étudier la faune et la flore. Il n’y fut jamais inquiété.

C’était trop beau pour qu’une telle paix durât longtemps. Ali-Pacha, le successeur d’Hussein, ayant épuisé son trésor en querelles intestines, trouva commode d’en remplir les vides en pratiquant ce qui lui procurait le plus clair de ses revenus, c’est-à-dire en lançant ses vaisseaux sur les bâtimens de commerce marseillais, qui, seuls alors, sillonnaient la Méditerranée. De plus, Ali-Pacha, après avoir outragé notre consul, ordonna à ses soldats de détruire de fond en comble le comptoir qu’il nous avait été permis d’ouvrir au cap Nègre. Cet établissement, propriété de la Compagnie royale d’Afrique, fut saccagé, pillé, démoli, et l’on conduisit prisonniers à Tunis ceux qui s’y trouvaient. Pour venger de tels outrages, la France envoya sur les côtes de l’Algérie deux frégates et deux barques de guerre dont les croisières, mal conduites, ne purent même pas empêcher la prise de plusieurs de nos bâtimens richement chargés. Plus malheureusement encore, M. de Saurins, qui les commandait, ayant eu la faiblesse de confier son plan d’attaque à un Maure qui le trahissait, tomba aux mains des soldats de la régence avec cinq cents de ses compagnons en attaquant l’île de Tabarque. Avant de procéder au partage des prisonniers entre les janissaires, les aghas, les ulémas et autres dignitaires, le bey Ali-Pacha exigea que les Français comparussent devant lui enchaînés deux par deux. A la vue de M. de Saurins gravement blessé, le bey, saisi de fureur, cria qu’on ôtât ce chien de sa présence et que, conduit dans un cachot, on lui tranchât la tête. L’ordre allait être exécuté lorsque le fils du bey supplia son père de lui céder le prisonnier. Le bey y consentit, persuadé que l’officier français, criblé de blessures, ne tarderait pas à succomber[2].

Lorsqu’on visitera le Bardo, il sera bon de jeter un coup d’œil sur les fosses qui l’entourent. Ils ont été creusés par les cinq cents matelots et soldats français qui furent faits prisonniers à la malheureuse attaque du fort de l’île de Tabarque.

La paix, mais une paix tout à l’avantage du bey, n’en fut pas moins signée entre la France et la régence six mois après ce désastre. Elle dura de 1743 à 1768, un quart de siècle, ce qui ne pouvait manquer de paraître long au despote d’un état barbaresque. Celui qui la rompit alors était pourtant un prince prudent, mais ses conseillers avaient dans les veines le sang d’une race guerrière, des instincts de bandit et la haine traditionnelle de tout ce qui portait le nom de chrétien. Ali-Bey, très correct toutefois, permit aux marchands français établis à Tunis de se retirer sur les bâtimens de leur nation. Pour protéger leurs intérêts, ce prince donna l’ordre à des gardiens à sa solde de monter la garde devant les magasins de ces marchands jusqu’au rétablissement de la paix.

C’est la conquête que nous fîmes de la Corse en 1768, qui servit de prétexte à la rupture souhaitée par le bey. Des bâtimens de guerre tunisiens s’étaient emparés de bâtimens naviguant sous le pavillon de l’île; le gouvernement français, comme c’était son droit, en réclama la restitution, qui lui fut refusée, le bey prétextant que lui-même était depuis longtemps en guerre avec les Génois, autrefois maîtres de la Corse. Le 16 juin 1770, une escadre française, forte de seize navires de guerre, de deux corvettes et d’un autre grand navire fourni par la marine des chevaliers de Malte, vint mouiller à La Goulette. Elle était commandée par M. le comte de Brèves, chef d’escadre. Peu s’en fallut que, sans tirer un seul coup de canon, elle n’obtînt ce qu’elle venait demander de la régence : restitution des navires indûment saisis, mise en liberté des esclaves faits en Corse et paiement d’une forte indemnité. Voici par quelle singulière circonstance la guerre eût pu être évitée, et si j’en reproduis littéralement les détails d’après un historien tunisien[3], c’est pour conserver tout son caractère aux mœurs beylicales de cette époque.

« Le fait suivant, écrit l’historien, prouvera que chacun des actes de la vie de notre maître semblait être marqué au coin du bonheur.

« Quelque temps avant la guerre avec les Français, il avait traité avec un capitaine de cette nation pour aller chercher à Constantinople de jeunes et belles esclaves qu’il destinait à son harem particulier, ainsi qu’à celui de son fils, l’illustre Hamouda-Pacha. Plusieurs de ses favoris et quelques femmes d’un âge mûr, chargés du soin de ces achats, avaient pris passage sur le navire du capitaine en question. Or, à l’époque où ce bâtiment quittait Constantinople pour effectuer son voyage de retour, la guerre était déclarée, on pouvait donc craindre, avec quelque raison, que sa riche cargaison, ainsi que les personnes qui veillaient sur elle, ne devinssent la proie de l’ennemi. Les inquiétudes étaient telles qu’il fut un instant question de traiter tout de suite avec les Français sans attendre le retour du navire, afin d’invalider sa capture dans le cas où elle aurait lieu en mer ou aux atterrages. Au milieu de ces préoccupations, on apprit qu’il était arrivé à bon port à Monastir par le seul fait du hasard, et sans que son capitaine connût l’état de guerre qui venait d’éclater entre Tunis et la France. Le caïd de Monastir écrivit aussitôt à notre maître qu’il avait fait descendre à terre tous les passagers des deux sexes et qu’il avait fait mettre aux fers le capitaine et l’équipage français. À cette nouvelle, la joie fut grande à Tunis, et chacun voulut voir dans cette bonne fortune de notre maître un heureux présage de ses succès futurs contre ses ennemis. Les prisonniers furent employés, par ordre de notre maître, aux travaux de la poudrière, pour aider ainsi, de leurs propres mains, à la confection des matières qui devaient donner la mort à leurs compatriotes. »

L’arrivée malencontreuse à Monastir du navire conduisant au bey son harem fit que Porto-Farina, Bizerte et Sousse subirent le bombardement de l’escadre française. Le port de La Goulette et Tunis échappèrent à la destruction. Ce fut un bien, car un émissaire du sultan étant intervenu fort à propos, la France et la régence signèrent un nouveau traité de paix dans des termes honorables pour les deux pays. Inutile sans doute d’ajouter que les esclaves français, aussi bien que les esclaves corses, y gagnèrent leur liberté. Ceux des autres nations ne jouirent de la même faveur qu’en 1782, à la mort du bey. A cette occasion, trois cents captifs furent déclarés libres par œuvre pie et propitiatoire.

Lorsque Bonaparte débarqua en Égypte, nos rapports avec la régence s’altérèrent encore, la Turquie exigeant que sa vassale tunisienne mît en campagne ses corsaires pour détruire notre marine marchande. Le bey alors régnant, peu hostile à la France, grâce à l’influence que notre consul, M. Devoize, exerçait sur son esprit, n’obéit que mollement. Notre agent, l’un des meilleurs qu’il y ait eus en Tunisie, profitant de ce qu’une escadre française était à La Goulette, obtint la mise en liberté de vingt-deux captifs français dont sept hommes et quinze femmes. M. Devoize évalua la perte éprouvée par le bey à la suite de cette libération à 130,000 Ir. et quoiqu’il restât encore dans les bagnes un grand nombre de prisonniers, il fallut bien se montrer satisfait du résultat obtenu. Lorsque les armées républicaines, partout victorieuses, occupèrent l’Italie, M. Devoize eut encore l’heureuse idée de menacer le bey de la colère du premier consul, colère inévitable, disait-il, si le vainqueur de Marengo venait à savoir que les bagnes tunisiens contenaient deux mille individus, Siciliens, Romains, Toscans, Génois et Napolitains, presque tous alors les protégés de la France. Le bey Hamouda céda encore une fois, et il n’est guère possible de lui refuser quelque sympathie en raison de son désintéressement et de son désir de rester en bons termes avec nous.

Ce n’est pas sans une joie profonde, un grand allégement du cœur, que l’on voit approcher le jour où, par la conquête d’Alger, captifs et corsaires, bagnes et galères, disparaîtront à jamais des états barbaresques.

En suivant page par page, année par année, les Annales des états barbaresques mises si savamment en ordre par M. Alphonse Rousseau, il semble que les bagnes de ces contrées n’aient jusqu’en 1830 jamais connu le vide. Ce sont d’horribles bouges où le bruit des chaînes que les captifs traînent à leurs pieds est incessant, où les pleurs des infortunés qui y sont jetés ne tarissent jamais, car toujours des larmes nouvelles en fécondent la source. La France, bien souvent, a versé son sang pour de nobles motifs, mais jamais pour une plus belle cause. Un jour, l’humanité, libre de se mouvoir hors de limites trop restreintes, délivrée des préjugés qui font de chaque frontière une démarcation de haine, rendra justice à la nation qui combattit toujours pour l’affranchir et la délivrer de la barbarie.

L’Angleterre, naturellement jalouse de ce que nous avions obtenu grâce à M. Devoize, envoya l’amiral Freemantle devant Tunis pour négocier le rachat d’un certain nombre de captifs siciliens, ses protégés d’alors. Soixante-quatre de ces malheureux capturés, malgré leur passeport anglais, obtinrent leur mise en liberté sans condition; 394 l’obtinrent aussi, mais au prix d’une rançon de 315 piastres fortes d’Espagne pour chacun d’eux. Est-ce tout? Non, car 500 autres captifs romains et napolitains recouvrèrent un peu plus tard leur liberté. On se demande peut-être comment les régences d’Alger, de Tunis et de Tripoli pouvaient entretenir, renouveler sans cesse le triste personnel de leurs galères. Rien n’était plus simple. Ainsi en 1815, trois ans après la descente de l’amiral Freemantle à La Goulette, un nouveau bey, voulant utiliser un nouvel armement, ordonna à huit de ses corsaires de prendre la mer et de ne rentrer au port qu’avec des captifs et du butin. Le chef de l’expédition se dirigea de son propre mouvement vers la baie de Palma en Sardaigne, en enleva 158 habitans au nombre desquels on comptait huit mères de famille, et une jeune et fort belle fille de quinze ans, sœur du commandant de Palma, tué en défendant un fort. Les corsaires rentrèrent à Tunis sans être autrement molestés, y débarquant paisiblement les captifs et un butin considérable.

Un jour vint, pourtant, où le souverain qui commandait à ses navires de telles équipées fut pris d’une terreur subite. Le 11 avril 1815, en rade de Tunis, se montra tout à coup une escadre formidable commandée par lord Exmouth. Elle venait d’Alger, et, celui qui la commandait après y avoir fait mettre 1,500 chrétiens en liberté, avait notifié au dey stupéfait que, par suite d’une décision des puissances européennes, la course était à jamais interdite aux bâtimens des états barbaresques.

L’amiral était venu à Tunis pour y faire la même notification, et Tripoli, un autre repaire de forbans, devait aussitôt après recevoir une injonction tout aussi énergique. Grâce à une nouvelle intervention de M. Devoize, et, à la présence au Bardo d’une princesse anglaise qui, d’humeur indépendante, voyageait en touriste, Sidi Mahmound, le bey régnant alors, sans paraître céder aux canons de l’escadre, mit en liberté et sans rançon 300 Sardes d’abord, plus 500 Napolitains, à un prix de rachat convenu. Pour se conformer aux stipulations du congrès de Vienne, le dey s’engagea par écrit à ne plus tolérer et à interdire à jamais l’esclavage des chrétiens dans toute l’étendue de la Tunisie. Tout cela n’empêcha pas notre agent général de constater, après le départ de lord Exmouth, qu’il restait encore dans les trois régences un grand nombre de Romains et de Toscans. L’amiral, en ayant été informé, eut pitié de ces infortunés, et envoya de Gibraltar une frégate anglaise qui les réclama et put les délivrer. A dater de ce moment, il n’y eut dans les trois régences que des prisonniers de guerre. La condition de ces malheureux fut plus triste que celle des anciens captifs. Les deys et les beys ne pouvant ni les revendre, ni en tirer grand profit, se crurent dispensés de leur donner de la nourriture et des soins. Toutefois, un résultat très important avait été obtenu, celui de la transformation de presque tous les navires de course en navires marchands. A Tunis, la métamorphose fut bien près d’être complète; mais, à Alger, le dey, ayant continué ses déprédations sur mer, vit sa flotte incendiée par l’amiral Exmouth. Ce marin énergique, chargé par les puissances européennes de détruire les pirates, s’acquitta de sa mission avec rigueur. Les fit-il tous disparaître ? C’est douteux, tellement la course était considérée par eux comme chose permise.

Lorsqu’en 1827, on apprit à Tunis que la guerre venait d’éclater entre la France et l’Algérie, la population de cette ville s’en montra ravie. En tout temps, les deux régences voisines avaient été rivales; elles s’étaient livré de sanglantes batailles sur leurs frontière, et les Tunisiens, ayant comme l’intuition du futur triomphe de nos armes, se montraient fort contens. Le bey, prié par le dey d’Alger et le représentant de la Turquie de se joindre à eux pour nous combattre, leur opposa des refus nettement exprimés. M. Mathieu de Lesseps, alors notre consul général à Tunis, en récompensa le souverain de la régence, en découvrant une conspiration qui devait lui faire perdre le pouvoir et peut-être la vie.

A la nouvelle que l’armée française avait pris et occupait Alger, la joie fut donc générale dans Tunis. Était-elle sincère? Il importe peu de le savoir, mais, ce qu’il y a de certain, c’est qu’à dater de cette époque notre influence y fut prépondérante. Indépendamment d’un traité avantageux que le comte de La Rochefoucauld, secondé par M. Mathieu de Lesseps, obtint du bey, ce souverain, par un article secret et additionnel, nous cédait, sur les hauteurs qui dominaient le port de Carthage, un vaste terrain pour construire une chapelle à l’endroit même où, d’après une tradition, saint Louis expira. La chapelle, édifiée depuis longtemps, est aujourd’hui confiée à la garde des pères blancs du cardinal Lavigerie. Je connais peu de sites mieux faits pour méditer sur la grandeur et la décadence des hommes et des empires. Sauf des citernes d’une étonnante étendue, il ne reste plus de ce que furent de populeuses cités que des excavations, de sinistres fondrières, des pans de muraille écroulés sur le sol, le tout recouvert par le linceul d’une herbe menue et d’une teinte sombre. A côté de la chapelle, s’élève un musée renfermant quelques rares débris de la sculpture carthaginoise, une poste et un télégraphe confiés à un père blanc, des couvens, et, comme à dessein pour déshonorer une vue unique au monde, sur le versant d’un coteau admirable de verdure, une rangée de bicoques blanches, couvertes en tuiles rouges ; quelque chose comme un troupeau d’oies transformant en basse-cour une belle pelouse.


II. — L’ESCLAVAGE DES NOIRS DANS LA REGENCE EN 1890.

En parlant, dans le précédent chapitre, de l’odieuse captivité à laquelle avant 1830 les corsaires des états barbaresques soumettaient les Européens qui avaient le malheur de tomber entre leurs mains, je ne pensais pas avoir à dire que l’esclavage, un esclavage occulte, celui de la domesticité, subsistait encore en Tunisie. Si l’on n’y voit plus de blancs ramant sur des galères, on y trouve des nègres et des négresses venus en captivité des régions où les hommes de couleur se vendent comme ailleurs on vend des ânes et des mulets. Arrivés à leur destination, c’est-à-dire à Tunis, ces nègres et négresses ne seraient pas libérés.

Le fait paraît si monstrueux, tellement en opposition avec le rôle que dans l’œuvre antiesclavagiste le cardinal Lavigerie joue en Afrique, sans parler des sentimens libéraux de notre résident général, que l’on répugne à y croire. Et cependant, avant de pousser plus loin cette étude, je tiens, quand je songe à l’astuce des détenteurs d’esclaves, à la polygamie permise en Tunisie, aux harems tunisiens, à leurs eunuques et aux sources claires où j’ai puisé mes informations, à dire ce que je sais. Si ce dire est vrai, — et une dépêche récente de M. Ribot à notre résident paraît le confirmer, — il faut se hâter de l’ébruiter, car il entache non l’honneur, ce qui est un gros mot, du drapeau protecteur flottant sur Tunis, mais sa bonne renommée.

C’est l’article que j’ai écrit le 15 novembre dernier à cette même place au sujet du congrès antiesclavagiste de Bruxelles, qui m’a valu, d’un avocat du barreau de Tunis, M. Gaston Jobard, une intéressante communication. D’après notre compatriote, l’esclavage existe en Tunisie, et il en donne la preuve en citant le récent décret qui interdit la vente des noirs dans toute l’étendue de la régence ; toujours d’après lui, le meilleur moyen de mettre un terme à la traite des noirs serait de fermer les débouchés ou les marches qui se trouvent dans le nord de l’Afrique. La communication de mon honorable correspondant ne s’applique pas à un fait nouveau isolé, car dans un ouvrage publié par M. Duveyrier sur la Tunisie, en 1881, je lis ce passage : « Bien que la vente des esclaves ait été interdite depuis longtemps, et que le marché soit fermé, l’esclavage continue à exister, et la traite des hommes, mais surtout la traite des femmes, se fait en Tunisie, — nous en avons les preuves irrécusables. » Plus récemment encore, en 1880, dans le livre volumineux de M. Honoré Pontois, ancien président du tribunal de Tunis, je relève que le consul général d’Angleterre a dû directement intervenir pour inviter la résidence française à mettre un terme au scandale de l’esclavage. Au mois de mars 1887, le consul anglais demanda même à la police française de faire délivrer des femmes esclaves détenues dans certaines maisons indigènes, notamment chez un nommé Ahmed-Moula. Ces infortunées furent remises au consul d’Angleterre qui les plaça en service chez des protégés de sa nation. Celles enlevées de chez cet Ahmed-Moula avaient, au dire de M. Honoré Pontois, été achetées à Constantinople au prix de 6,000 francs environ. M. Pontois cite d’autres faits qu’il serait trop long de reproduire; ce qui précède et ce qui suit paraîtra suffisant[4].

Pour être clandestine, la vente des femmes esclaves à Tunis n’en est pas moins considérable, car, à la suite de l’enquête à laquelle s’est livré mon honorable correspondant, on en compterait jusqu’à 10,000 dans la capitale de la régence et les environs. Mais, dira-t-on, comment y sont-elles introduites si, par un décret du bey Ahmed en date du 23 janvier 1846, leur entrée est prohibée? Elles y viennent enfermées dans de grands paniers d’osier portés par des chameaux bêtement majestueux ou dans des voitures particulières. Dans ce dernier cas, elles sont revêtues de brillans costumes qui les enveloppent de la tête aux pieds ; jamais ces malheureuses captives, des Soudanaises, n’ont été mieux vêtues, mais jamais aussi plus rapidement dépouillées de leurs riches oripeaux dès qu’elles sont au logis du maître. Aux yeux des soldats du bey qui, censément, veillent aux portes de la ville, elles passent pour de riches Tunisiennes venant de leur maison de campagne.

Mon correspondant a voulu prendre en main la cause de ces infortunées, et, l’an passé, il fit dans leur intérêt une longue et minutieuse enquête ; il entendit le témoignage d’un grand nombre d’anciennes femmes affranchies ou qui s’étaient évadées de la maison de leurs propriétaires; il fit prendre par des notaires tunisiens, pour avoir des actes authentiques, des dépositions de ces créatures qui racontaient les tortures subies en montrant leurs membres mutilés, en réclamant qui leur mère, qui leurs enfans détenus chez leurs premiers propriétaires. Il composa de cette manière un dossier considérable, et, le 26 septembre 1889, il adressa au procureur de la république française, siégeant à Tunis, deux plaintes dirigées contre un indigène, propriétaire à la Manouba. Dans l’une, il réclamait la mise en liberté immédiate de douze femmes esclaves qu’il désignait; dans l’autre, il demandait que cet indigène fût poursuivi en raison de la torture exercée sur une négresse du nom d’Aïcha, à laquelle, pour la châtier d’une tentative de fuite, ce maître barbare avait crevé un œil et coupé les petits doigts de pied. Le procureur de la république, se déclarant incompétent, envoya les deux plaintes au tribunal de l’Ouzara[5].

L’incompétence se fondait sur ce que les plaignantes étaient Tunisiennes, bien qu’il fût avéré qu’arrachées du Soudan, leur pays natal, elles avaient été conduites par la force à Tunis.

L’affaire, très malheureusement, s’ébruita, et l’homme sinistre de la Manouba fit disparaître les douze négresses de son domicile. Six, pourtant, furent retrouvées, et lorsque, terrifiées, les genoux tremblans, elles furent solennellement appelées devant le juge tunisien, ces malheureuses exhibèrent des actes d’affranchissement délivrés en leur faveur peu de jours après le dépôt des deux plaintes. Le fait de produire ces actes prouvait, et la captivité des femmes et la culpabilité de celui qui les avait affranchies.

L’affaire en restait là, lorsque M. Gaston Jobard qui est Breton, et par conséquent têtu, en appela à l’opinion des hommes de cœur, en adressant aux journaux français et au congrès antiesclavagiste de Bruxelles un compte-rendu détaillé des faits résumés plus haut. Le gouvernement tunisien, ému de ce bruit, a paru vouloir dès lors montrer quelque zèle : il a ordonné de recommencer l’enquête déjà faite en novembre dernier, mais lorsque M. Jobard a voulu faire entendre ses témoins au juge d’instruction de l’Ouzara, ce fonctionnaire a déclaré que par « ordre supérieur » il ne s’occupait que de la question « coups et blessures » et non de la question « esclavage » qui serait réservée à la section d’Etat, comme ne constituant pas un délit et un crime aux yeux de la loi du pays, mais un fait politique devant être jugé administrativement.

D’une façon ou d’une autre, peu importe comment l’affaire sera jugée; il n’en resterait pas moins ce fait affligeant, c’est qu’il y aurait encore des esclaves sur une terre placée sous notre protection. Comme ces tenaces végétations qui résistent au feu et au soc des charrues, l’esclavage se serait maintenu en vue de cette rade de Tunis, où, pendant plusieurs siècles, les flottes des nations européennes se succédèrent pour l’écraser.

Notre résident général, secondé par le gouvernement français, a dû représenter à son altesse le bey que le premier devoir d’un souverain est de donner l’exemple du respect aux lois de son pays comme aux engagemens qu’il a pris avec les nations étrangères. On a dû lui rappeler que son prédécesseur avait décrété ceci le 20 janvier 1846 : « Dans l’intérêt des esclaves et l’intérêt futur des maîtres, comme aussi dans le but d’empêcher les premiers de demander protection à des autorités étrangères, des notaires sont institués pour délivrer à tout esclave, qui les demandera, des lettres d’affranchissement. » Et plus loin, dans ce même décret : « De leur côté, les magistrats devront nous renvoyer toutes les affaires d’esclavage dont ils seront saisis, et tous les esclaves qui s’adresseront à eux pour demander leur liberté. Ils ne permettront pas à leurs maîtres de les ramener, le tribunal devant être un refuge inviolable pour les personnes qui fuient un esclavage dont la légalité est douteuse et contestent à leurs détenteurs des droits qu’il est impossible d’admettre dans notre royaume. » Voici maintenant les engagemens pris envers l’Angleterre, engagemens qui pourraient aussi être mis respectueusement sous les yeux du bey : « Le gouvernement britannique et son altesse le bey, mus par des sentimens d’humanité, ayant égard aussi aux libres institutions dont par un bienfait de la divine providence jouissent leurs pays respectifs, s’engagent mutuellement à faire tout ce qui est en leur pouvoir pour supprimer l’esclavage. Et tandis que, d’une part, le gouvernement britannique s’engage à ne pas ralentir ses efforts auprès des puissances amies pour empêcher le barbare marché d’êtres humains et pour faire émanciper les esclaves, son altesse le bey s’engage tout particulièrement, de l’autre, à faire exécuter la déclaration du 26 janvier 1846 abolissant à jamais l’esclavage dans la régence, et à faire les plus grands efforts pour découvrir et châtier quiconque dans la régence y contreviendrait et agirait contrairement à ces prescriptions. »

N’était-il pas à craindre que l’Angleterre n’adressât au gouvernement du bey des observations qu’il était rigoureusement de notre droit de lui faire nous-mêmes?

Pour en finir avec ces réminiscences d’une époque barbare, il ne fallait que continuer ce qui s’était fait déjà pour d’autres questions politiques, administratives et judiciaires, c’est-à-dire publier le décret que vient de rendre si tardivement le bey, et qui consiste simplement à rendre justiciables des tribunaux français de Tunisie les malheureux Soudanais que l’on veut, bon gré, mal gré, considérer comme sujets tunisiens, alors que ces noirs supplient la France de les prendre sous sa protection. Il est, du reste, vraiment illogique, toute question de charité à part, de vouloir considérer et traiter comme Tunisiens des infortunés qui ont été arrachés de leur pays par la violence et qui ont été conduits et amenés en Tunisie par force[6].

Le membre du barreau tunisien auquel je dois la connaissance de ce qui se passe en Tunisie relativement à l’esclavage me déclare qu’il est décidé à poursuivre les détenteurs des Soudanais partout où il s’en trouvera. En présence de la force d’inertie qu’on lui oppose, il a besoin, m’écrit-il, de tous les concours, de tous les encouragemens, car il est seul, à ce qu’il assure, à lutter juridiquement dans la régence en faveur des noirs. Les sympathies des lecteurs de cette Revue lui sont certainement assurées. Nous pensons, avec lui, qu’il est temps que l’esclavage disparaisse d’une région où, dès le XVIIe siècle, un Français venait, de son propre mouvement, mû par une charité divine, relever l’énergie de captifs européens ployant sous les souffrances de la nostalgie et de la servitude. Le décret que vient de rendre son altesse le bey, à la stricte observation duquel M. Massicault ne peut manquer de veiller, empêchera sans doute les marchands d’esclaves de considérer la régence comme un de leurs débouchés. Déjà, m’assure-t-on de divers côtés, la disparition de l’esclavage en Tunisie peut être envisagée comme une chose accomplie.


III. — TUNIS AVANT LE PROTECTORAT.

En me rendant pour la première fois aux Indes orientales, il y a de cela pas mal d’années, le capitaine du bateau anglais sur lequel je me trouvais navigua tellement près des côtes barbaresques, que je pus en distinguer une des villes. Comment l’appelait-on ? Je l’ai oublié, mais ce dont je me souviens bien, c’est que je fus possédé par l’envie folle, irréalisable d’atterrir et de la visiter. Ce que je sais encore, c’est qu’elle était tunisienne. Pas une âme à ses portes et sur ses remparts crénelés qu’une plage dorée séparait de la mer; pas un souffle d’air agitant le feuillage d’un dattier que j’apercevais s’élevant solitaire sur des dunes jaunes. La ville dormait, car il était midi, un midi africain, et, c’est vainement que sur ces murailles blanches, ses minarets immaculés, je cherchais un coin sombre pour reposer mes yeux.

En débarquant, l’année dernière, à Tunis, le souvenir lointain de cette cité sans vie à peine entrevue me revint à l’esprit; je m’efforçai de réveiller l’ardent désir qu’autrefois j’avais eu de visiter une ville des états tunisiens; j’y réussis, mais la réalité, comme cela arrive par momens, ne justifia pas mes rêves d’antan.

Il ne faudrait pas cependant en conclure que la capitale de la régence, ait perdu entièrement son ancien caractère ; mais on aurait tort d’y chercher le mouvement endiablé, le luxe, les larges boulevards du Caire, la silhouette des pyramides se détachant sur un ciel lumineux, les flots rouges du Nil, et jusqu’aux carrosses où, sous les sycomores centenaires de la Chubrah, des eunuques noirs, — Les Auvergnats de l’Égypte, ainsi que Nubar-Pacha les désigne, — promènent les harems confiés à leur garde.

Pour moi qui avais quitté l’Égypte depuis peu de mois, en revoyant des palmiers, des bazars et des femmes voilées, si je m’étais figuré que j’allais y retrouver tout ce qui séduit et plaît sur les bords du Nil, j’aurais été bien vite détrompé et convaincu qu’il n’y a aucune comparaison à établir entre Tunis et le Caire. Quand des déceptions de la sorte se produisent, je pense que le plus sage parti est de ne proférer aucune plainte, et de se mettre en campagne pour trouver dans la nouvelle colonie les qualités qui manquaient à l’ancienne.

C’est ainsi que je fis pour la Tunisie.

Nous avons perdu en Égypte une influence des plus précieuses, influence séculaire et à toujours regretter, mais nous avons heureusement trouvé dans la Tunisie une compensation, et de plus, un pays qui, sagement guidé par nous, ne peut marquer d’accomplir la plus heureuse des métamorphoses, celle qui transforme un peuple paresseux et pillard en une nation laborieuse et honnête.

Il n’y a pas que cela : si l’Égypte est plus que la Tunisie le pays des grands souvenirs, celle-ci a pour elle un passé qui ne manque pas d’éclat, un présent qui n’est pas à dédaigner, puisqu’elle avoisine l’Algérie, que Marseille est à ses portes, que la Sicile et Malte lui fournissent et lui fourniront toujours les ouvriers dont elle a besoin, qu’elle a des golfes bleus largement échancrés, une fertilité n’attendant, pour se déployer comme au temps de Carthage et de Rome, que des routes et surtout, par-dessus tout, des rades d’un accès facile et bien abritées. Dès l’année 1881, le bey avec lequel la France devait signer l’acte du protectorat avait compris qu’il lui fallait des ports et que le premier de ces ports à ouvrir devait être celui de sa capitale. A cet effet, le bey en fit, dès cette époque, la concession à une compagnie française, dite la société des constructions des Batignolles. En 1885, la concession du bey était rejetée comme trop peu avantageuse. En 1887, elle fut reprise et la compagnie française, la même que celle de 1881, d’accord avec le conseil général des ponts et chaussées, s’engagea à construire le port de Tunis moyennant une somme de 12 millions de francs et un délai fixé à six ans. C’est donc en 1894 que le port de Tunis devra être terminé, et dans les conditions suivantes: un avant-port à la Goulette d’une profondeur de 6m, 50 et d’une longueur de 100 mètres au plafond ; un canal à travers le lac d’une longueur de 8 kilomètres environ, profondeur 6m, 50, largeur du plafond, 22 mètres ; à l’extrémité de ce canal un bassin de 12 hectares de superficie, d’une profondeur de 6m, 50, bordé de quais en charpente sur trois faces, des wharfs destinés à faciliter les opérations de chargement et de déchargement. Des hangars, des voies ferrées, un outillage complet, établis sur le quai le plus rapproché de la ville, assureront l’embarquement et le débarquement des voyageurs et des marchandises. En 1882, le mouvement de la Goulette se chiffrant par 55,000 passagers, et 165,000 tonnes de produits divers, il est probable qu’à l’ouverture du nouveau port, soit en 1894, ces deux chiffres pourront doubler.

Revenons au passé.

Il est facile de reconstituer la capitale de la régence telle qu’elle était encore il y a peu d’années. Il suffit pour cela de transformer en marais infects, l’avenue de la Marine, grande voie, — Trop grande voie au temps des insolations mortelles, — conduisant du lac de Tunis à Bab-Bahn, porte principale de la ville arabe, puis, de placer à droite et à gauche des remparts où se trouvent les faubourgs Bab-Dzira et Bab-Souika, le ghetto des israélites et les fondouks des Européens. On sait ce qu’est un ghetto, mais on ne sait pas aussi bien ce qu’était un fondouk que les Européens ou les étrangers résidant à Tunis appelaient « le quartier franc. »

Les fondouks se composaient de constructions basses en pierre de taille où se tenaient les Français, les Italiens, les Espagnols ou les Maltais. Là, était leur domicile; ils y avaient leurs comptoirs et leurs magasins; une émeute ou une révolution venait-elle à éclater dans la ville ou au palais, ils pouvaient s’y renfermer, y résister en cas d’attaque. Étaient-ils menacés par une épidémie, par la peste, comme en 1705, l’entrée en était alors interdite à toute personne venant du dehors. Les poules, les viandes, les fruits, les poissons étaient mis dans des baquets pleins d’eau pendant plusieurs heures, et nettoyés ensuite, avec le plus grand soin, avant d’être mangés. Quant aux bateaux des corsaires, ils mouillaient tout près de la Goulette, servant de prison au plus grand nombre des captifs ; ceux dont on craignait l’évasion ou dont on espérait une rançon étaient gardés dans les casemates d’une citadelle crénelée, la casbah.

Le ghetto et les fondouks ont disparu et les marais ont fait place à la longue avenue de la Marine. Sur l’emplacement des premiers ont été construits un bel hôtel et des cafés, des librairies aussi bien assorties que n’importe quelles librairies françaises, une poste et un télégraphe dont chacun se dispute la possession, le palais de la résidence, palais indigne du rang presque souverain que le représentant de la France tient en Tunisie, et puis enfin la cathédrale, la plus humble des églises chrétiennes, pauvre édifice d’un aspect choquant si l’on se rappelle l’artistique élégance des mosquées, si l’on suppute la valeur de l’or qui reluit dans les synagogues[7]. En dehors de la ville arabe, lui faisant face, mais à gauche de l’avenue de la Marine, on a percé un certain nombre de rues alignées comme des troupiers, et dont les maisons, bordées de trottoirs, construites à l’européenne, sont occupées par le haut commerce et les grandes administrations publiques. A droite, toujours en dehors des murailles que Charles-Quint fit élever, se trouvent des maisons neuves, bâties à l’italienne, et dont les murs aux couleurs claires égaient les yeux. Là, également, est le chemin de fer de Tunis à la Goulette, et, entre la gare de ce chemin à la ville grouille un faubourg très vivant, très populeux, où semblent vivre dans une cordiale entente des juifs, des Arabes, des Maltais et des Siciliens. Ce faubourg, comme celui qui est à gauche de la ville, est parcouru par des tramways sur les banquettes desquels on voit un zouave assis fraternellement près d’un Tunisien, un Israélite coude à coude avec un Arabe, des cultivateurs, des banquiers, des femmes jaunes et des femmes blanches, des noires aussi, les unes voilées comme la déesse Isis, d’autres les visages franchement découverts, visages de belles juives ou d’Européennes, et tout ce monde bigarré, si étranger l’un à l’autre, très proprement vêtu. Il n’est pas jusqu’au portefaix tunisien, le meskin, n’ayant qu’une chemise blanche l’été pour être plus au frais, et l’hiver un ample burnous frangé par l’usure, qui ne se distingue des Arabes pauvres d’Algérie, et surtout des Kabyles, par une tenue correcte. De toute façon, l’Africain du Nord possède l’art de se draper avec une loque, et sa pose diffère peu du noble maintien de ces Espagnols qui, dans la Vieille-Castille, au bord des routes, ont l’air de vous faire une grâce en acceptant l’aumône qu’ils vous demandent.

Le Tunisien des villes est doux, policé, très porté à s’assimiler les usages d’Europe. Un argument qui peut avoir son poids pour la construction prompte des voies ferrées en Tunisie est ce qui se passe dans la capitale relativement aux tramways.

Une compagnie a eu l’ingénieuse idée, depuis deux ans et demi, d’exploiter dans les faubourgs tunisiens trois petites lignes d’une longueur totale de 3 kilomètres 720; elle a transporté, dans le courant de 1888, 2,868,000 voyageurs, ce qui représente 19 courses par habitant. La recette brute s’est élevée à 62,000 francs par kilomètre. N’est-ce pas un mouvement merveilleux? Et d’autant plus merveilleux que les tramways des grandes villes comme Lyon, Bordeaux, Nantes, n’ont réalisé que des sommes variant entre 50 et 60,000 francs? Deux lignes seulement de Paris, et deux lignes de Marseille et du Havre, donnent un résultat supérieur à celui de Tunis. Ne peut-on s’attendre à voir les habitans des villes de Soliman, de Nabeul, d’Hammamet, de Kairouan et du Sahel, dépasser e mouvement des indigènes algériens sur les lignes futures des voies ferrées tunisiennes?

C’est dans les faubourgs dont nous avons parlé, où tant de types divers, les descendans de tant de races différentes, Phéniciens, Carthaginois, Romains, Vandales, Byzantins, Arabes, Turcs et Algériens, vivent entremêlés, que les peintres français, ~— et il y en a une colonie à Tunis, — recrutent leurs modèles et trouvent de curieux intérieurs. Grâce à M. de Landelle, dont le pinceau a reproduit avec grand talent les plus beaux types de race arabe et les sites africains les mieux colorés par le soleil, j’ai pu visiter une des habitations qui se trouvent éparses dans les faubourgs. Inutile de la décrire avec détail, car l’Exposition a rendu familier à tout le monde l’intérieur d’une demeure tunisienne : étroite porte d’entrée ouverte sur un couloir sombre, et conduisant directement à un éblouissant patio au-dessus duquel semble tendu un lambeau de ciel bleu. Des colonnettes de marbre blanc, d’origine carthaginoise ou romaine, supportant un étage que borde une légère véranda aux barreaux élégans et de couleur obscure. Au centre du patio ou de la cour mauresque, des arbustes en fleurs ; sur les côtés, de modestes chambres blanchies à la chaux, et que meublent, sans ordre ni symétrie, des malles incrustées de clous cuivrés, des nattes, et l’indispensable tapis de prière aux arabesques éclatantes. Pas de fenêtres sur la rue, parfois, pourtant, de minces trouées dans la muraille ; ce ne sont pas des meurtrières, mais des lentes par lesquelles la rafraîchissante brise de mer glisse l’été dans les maisons, et rend leur intérieur supportable, en dépit de la chaleur torride qui règne au dehors. Mais quelle différence entre ces maisons trop bien fermées et nos maisons de verre, où, sur la présentation d’une personne qui souvent elle-même a été présentée par un tiers, pénètre aussi bien un inconnu qu’un étranger débarqué d’hier? Si j’ai pu visiter l’une d’elles, y boire un café délicieux servi par des femmes non voilées, c’est, ainsi que je l’ai dit, grâce à M. de Landelle, qui par le l’arabe comme un muphti, à l’absence du maître du logis, et à la complicité d’un grand diable de nègre, polyglotte comme tous les moricauds de sa race; sinon à prix d’or, du moins à prix d’argent, il a su vaincre chez quelques femmes arabes des résistances le plus souvent insurmontables quand il s’agit d’un Européen.

Ce n’est pas dans un avenir prochain que l’ostracisme dont nous sommes ainsi frappés disparaîtra, si toutefois il disparaît jamais. L’Arabe musulman est profondément religieux, et, en dépit de nos rapports avec lui, ces rapports fussent-ils journaliers et empreints de cordialité, nous ne réussirons pas à détruire le levain du mépris que soulève en son cœur l’irréligion dont il nous croit tous grangrenés. L’Européen a fait trop souvent et sottement parade à ses yeux d’athéisme. Nous ne devrions jamais oublier que les musulmans sont des hommes d’une foi robuste. S’ils ont toujours respecté leur gouvernement, même quand ce gouvernement les a spoliés et maltraités, c’est parce que ce gouvernement était essentiellement théocratique. Il l’a été surtout à son origine, car les premiers sultans ou les premiers souverains n’ont jamais été, ainsi qu’en France, des a soldats heureux, » mais des prêtres qui avaient pris le titre de vicaires du Prophète. L’obéissance vouée au premier des califes s’est maintenue jusqu’aux califes du XIXe siècle. Que dit le Coran? « Soyez soumis à Dieu, au Prophète, et à celui d’entre vous qui exerce l’autorité suprême (IV, 62).» Avec de tels principes, le musulman n’obéira jamais qu’à contre-cœur à l’homme qu’il croit peu respectueux de Dieu ou d’Allah. Il ne nous a cédé et obéi que parce qu’il a été dominé par la force, une force brutale, la plus faible et la plus éphémère des puissances. Lorsque le colonel de Maussion signa avec l’émir Abdel-Kader le traité de La Tafna, il y eut au sujet de notre irréligion un colloque fort instructif, et qui fut recueilli par le docteur Warnier, présent à l’entrevue. Je le cite à l’appui de ce qui précède.

« Le colonel de Maussion. — Nous avons échangé de part et d’autre les prisonniers de guerre appartenant aux corps combattans. Je te réclame aujourd’hui les nègres et les négresses appartenant aux douars de nos auxiliaires et qui ne nous ont pas été remis.

« L’émir. — Les nègres sont des choses et non des personnes. C’est un butin de guerre comme les bateaux, les tentes, les armes, les vêtemens. Ils sont à celui qui les prend. De même que vous ne nous avez pas rendu les troupeaux capturés dans les razzias, de même je n’ai pas à vous rendre des nègres qui d’ailleurs ont pu être vendus et revendus cent fois depuis qu’ils ont été pris.

« Le colonel. — Tu m’opposes ta loi, mais je t’oppose notre religion qui ne nous permet pas d’assimiler un homme, parce qu’il est noir, à un animal.

« L’émir. — Mais est-ce que vous avez une religion? Est-ce que vous êtes chrétiens? Où sont vos marabouts? Où sont vos églises? Où et quand adressez-vous des prières à Dieu? Le Coran nous ordonne de considérer Sidna Aïssa, notre seigneur Jésus, comme un prophète, et l’Indji, l’Évangile, comme un livre révélé par Dieu ; les peuples qui suivent les préceptes de l’Évangile sont nos frères. Est-ce qu’en pays musulman nous ne respectons pas la religion des juifs? N’ont-ils pas partout des synagogues? Mais vous, vous êtes des infidèles sans religion, des koufar.

« Le colonel. — Tu t’es trompé sur les apparences. Est-ce que nous n’avons pas soigné tes blessés sur les champs de bataille?

« L’émir. — C’est une preuve de charité et non un témoignage de religion. Pourquoi n’y a-t-il pas de prêtres à vos consulats? Pourquoi le prêtre n’est-il pas au milieu de vous? Je me serais levé à son approche, je serais allé lui embrasser la tête en lui demandant sa bénédiction. »

Peut-on espérer que la haine et le dédain dont je parlais plus haut disparaissent et se modifient un jour? j’en doute beaucoup. Il faudrait, pour qu’une telle transformation se produisît, brûler le Coran, effacer de la mémoire des imans qui en enseignent et expliquent les textes, ces paroles indignes du grand réformateur qui fut Mahomet : « Lorsque vous rencontrerez des infidèles, eh bien! tuez-les au point d’en faire un grand carnage, et serrez fort les entraves des captifs (chap., XIII, verset 4). » Et ceci : « Si quelqu’un vous opprime, opprimez-le comme il vous opprime (chap. II, verset 190). »

Ces deux citations suffisent, l’une pour montrer que la haine mortelle du chrétien est article de foi chez le mahométan ; l’autre, que la doctrine du Christ dépasse en charité et de mille coudées les préceptes du prophète arabe.


IV. — LES SOUKS, LA VILLE ARABE.

Il est un quartier de la capitale de la régence où l’animation est grande, rappelant, mais à un degré moindre, l’aspect de la foule qui, à certaines heures du jour, envahit, à Marseille, l’incomparable Canebière. Je veux parler de cette place minuscule appelée la place de la Bourse, où l’on entre aussitôt après avoir franchi la porte de la Marine. C’est bien là que bat le cœur de la cité indigène, de Tunis la blanche, de Tunis la sainte. Il est bon d’ajouter que, si les vestons de la Canebière y sont avantageusement remplacés par l’ample burnous des Africains, vous retrouvez, sous le feutre écrasé des Sardes, des Siciliens et des Maltais, les traits énergiques, les gestes vifs et les yeux expressifs des races latines. Entre ces types bien caractéristiques se distinguent encore les juifs et les bijoutiers et marchands d’étoffes des Souks et de la rue Sidi-Margiani ; ces derniers descendent directement des Maures d’Andalousie; indépendamment des traits physiques, on assure qu’ils ont gardé les défauts comme les qualités de ceux qu’ils avaient d’abord vaincus, et qui, par un fréquent retour des choses d’ici-bas, les vainquirent à leur tour.

C’est du haut de la Casbah qu’il faut regarder Tunis et ses environs. Le panorama merveilleux d’Alger venant à disparaître, ce serait là qu’on le retrouverait. Une avalanche de neige qui se serait brisée en mille blocs, et se serait déployée de vos pieds jusqu’aux bords d’un lac lumineux, telle vous apparaît la ville de Tunis lorsqu’un beau soleil inonde de lumière le versant du coteau sur lequel elle est bâtie. Çà et là émergent, ainsi que de fines aiguilles de glace, les flèches des minarets et les coupoles des mosquées Sidi-Mahrès et Olivier. Au loin apparaissent les hauteurs de l’Hammanlif, aussi nettement découpées dans le ciel que le sont, à Cannes, les massifs de l’Estérel par un clair crépuscule ; puis la Méditerranée et son horizon bien tranché; les coteaux où jadis fut Carthage et où aujourd’hui s’élève la chapelle de saint Louis; la Goulette, dont les murs blancs et les toits rouges, massés sur les rives du lac, la font ressembler à ces groupes de flamans roses que l’on voit ici s’ébattre, le soir, au bord des étangs, et s’élever au matin dans le ciel, comme de grandes fleurs d’hibiscus pourpres et ailées. C’est un jeune israélite à la mine éveillée, futée, intelligente, aux grands yeux noirs toujours agités, qui, captivant mes compagnons de voyage par son babil, nous conduisit de la Casbah aux Souks. Chemin faisant, il fut assailli par une nuée d’enfans arabes qui le traitèrent de fils de chien, de filou, tout en nous engageant à le chasser. Nous l’invitâmes à se disculper; mais il détourna la question, s’esquiva pour reparaître dès que la bande de polissons qui l’avaient houspillé ne lut plus là; dans les longues galeries voûtées du bazar, même aventure lui survint plusieurs fois ; il fuyait toujours devant l’orage, mais pour nous montrer encore sa tête fine au coin d’une ruelle dès qu’il se croyait en sûreté. Est-ce que cette ténacité, n’ayant pour objet que le gain d’une bagatelle, ténacité que ne rebutaient ni les injures ni les mauvais traitemens, n’explique pas le succès des juifs là où d’autres échoueraient et où, par dignité, d’autres se lasseraient?

Les Souks n’ont plus de mystères ni de secrets : qui a vu l’installation des boutiques de Barbouchi à l’Esplanade des Invalides en connaît ce qu’il y a de plus luxueux. Ce qui manquait chez nous, c’était le jour mystérieux des voûtes tunisiennes, un ardent rayon de soleil s’y glissant par une fissure et rendant soudainement éblouissant un lambeau d’Andrinople ou un plateau de cuivre; puis le parfum des essences, l’odeur âcre des cuirs d’un jaune bouton d’or ou d’un rouge de sang; les arômes d’un café d’Orient, le cri guttural des âniers, l’appel des marchands et les injures qu’ils échangent, la plainte des aveugles; les femmes voilées de blanc faisant leur marché en compagnie d’Européennes, et jusqu’à la présence solennelle d’un chameau apportant au Souk sa charge de dattes et d’alfa. Ai-je besoin d’apprendre au lecteur que la plupart des objets mis en vente dans les boutiques de Tunis viennent du dehors? S’il avait encore des doutes, il serait facile de lui prouver que les voiles noirs des Touaregs et des femmes arabes viennent de Nîmes, les burnous de Lyon, les armes de Beyrouth, les brûle-parfums de Perse, les colliers en faux sequins, les narghilés et les pipes de Paris. Les tapis, par exception, sont bien du pays. Les selles de Tunis ont une grande renommée et ceux qui les fabriquent jouissent d’une considération que n’ont pas les autres corps d’ouvriers. Leurs magasins restent ouverts dans l’après-midi, même à l’heure de la sieste.

Les peintres qui désirent acheter de vieux tapis, de vieilles étoffes à bon marché, et souvent aussi des objets de valeur, vont à dix heures du matin dans les bazars, au moment de la criée. J’avise ceux qui voudraient les imiter qu’ils auront à côté d’eux, comme à Paris du reste, des juifs, mais des juifs au turban noir, à la barbe longue, inculte, aux yeux chercheurs, et qui ne lui laisseront prendre que ce qui ne leur conviendra pas. Si le dallali ou le crieur public vous voit d’un bon œil, peut-être vous facilitera-t-il, par une adjudication précipitée, l’objet désiré ; mais cette laveur est bien aléatoire. Le bey de Tunis, qui n’est tourmenté ni par ses nerfs, ni par un ministre orgueilleux, ni par les factions socialistes, ni par la terreur qu’il a de ses voisins, assiste fréquemment, du haut de la fenêtre de l’un de ses palais ouvrant sur les Souks, aux ventes à la criée, et principalement à celles où figurent des bijoux ou des diamans. Un souverain auquel notre protectorat permet de tels passe-temps, de si innocentes distractions, n’est-il pas le plus heureux des souverains ?

Le bey ne s’occupe pas toujours de futilités. Il se rend tous les samedis, dans un modeste équipage tiré par six belles mules, au palais du Bardo, où il rend la justice dans un local immense, ouvert à tout le monde et à tous les vents. Assis sur un trône quelque peu défraîchi, le bey écoute avec bienveillance tout un monde de plaideurs, de témoins et d’accusés. Quand ceux-ci en nage et épuisés se taisent, le juge souverain dit un mot, fait un geste ; cela veut dire que l’affaire est entendue et le jugement rendu. Si c’est un assassin que l’on amène devant le bey, le samedi à midi, le coupable, une heure après, est sûr d’être pendu. Aussi rien n’égale la sécurité dont les Européens jouissent en Tunisie. J’en sais qui l’ont parcourue à toutes les heures du jour et de la nuit, sans aucune crainte d’agression. Il en est de même dans les plus mauvaises ruelles de la capitale : les étrangers ivres y sont seuls à craindre.

Autour des bazars, il est des ruelles tortueuses, obscures, moins accidentées et plus sûres à divers titres que celles qui descendent de la Casbah d’Alger vers la mer ; comme les rues d’Alger, elles suivent la même direction pour aboutir, soit à la place du Marché, soit à celle de la Bourse. Toujours autour des bazars s’élèvent les maisons des Tunisiens riches. Ainsi que l’habitation arabe que j’ai décrite, elles n’ont d’autre ouverture sur la rue qu’une porte basse dont le cintre est souvent supporté par deux fines colonnes de marbre dérobées aux ruines de Carthage ou à celles des villes romaines. On remarque aussi, sur les murs extérieurs de ces habitations, de nombreuses pierres avec des inscriptions latines qui, parfois, rappellent la touchante épitaphe du jeune saltimbanque qui dansa, plut et mourut à l’âge de douze ans, à Antibes[8]. Ces palais des riches Tunisiens sont fermés, comme les plus pauvres maisons arabes, aux regards des indiscrets et des amoureux. M. Ludovic de Campan, reçu par le petit-fils du khasnadar, autrefois vizir des beys, a pu nous en donner une intéressante description. « l’antichambre où se tiennent debout les domestiques, écrit-il, donne accès dans une cour où prennent jour les salons et les chambres. La cour est carrée, elle est pavée en marbre. Les murailles sont recouvertes jusqu’à la corniche de carreaux vernissés, ornés de dessins anciens. Sur les côtés, de belles colonnes en marbre blanc supportent des arcades mauresques, gracieuses et légères. A une extrémité, une fontaine encadrée de pierres en mosaïque. A droite, l’appartement des femmes ; en face, le logement du chef de famille, composé d’une grande salle allongée, étroite, dont les murs sont chargés d’arabesques fines et dentelées, et dont le plafond est formé par des solives apparentes peintes à l’arabe. L’ameublement est simple : quelques divans, des tapis anciens, de petites glaces qui ornent le tour de la pièce, plusieurs pendules à sujets différens, mais toujours arrêtées. Les pièces sont fraîches, grâce au mode de construction, au petit nombre d’ouvertures, à l’épaisseur des murailles, et, malgré les chaleurs de l’été, malgré le siroco, la température est toujours agréable[9]. »

M. de Campan ne parle pas du harem de ce grand seigneur; il en a un pourtant; S. A. le bey Ali, quoique né en 1817, a le sien au Bardo. C’est à la fois un luxe princier et une sinécure pour tout le personnel. Il en existe beaucoup d’autres, mais d’un genre plus européen. Pour qu’un étranger puisse y pénétrer, car ils sont publics pour les indigènes seulement, il faut l’intervention de la police. J’avoue que je n’ai pas songé à la réclamer. Les hommes, m’a-t-on dit, y fument du hachich jusqu’à en perdre la raison; les femmes, très jeunes et jolies, y chantent, y dansent, avec le même abandon qu’elles montraient à Paris lors de l’exposition. Beaucoup de Françaises apprendront avec surprise et confusion, que les musulmans qui se respectent n’entrent jamais dans ces harems publics, qu’ils appellent des « mauvais lieux. » On n’y voit, d’ailleurs, que ces torses couverts d’une gaze légère devant lesquels chacun s’est empressé d’aller s’asseoir au Champ de Mars, et qu’agitait une monotone et fatigante danse de Saint-Guy.


V. — TYPES DE LA POPULATION. LES JUIFS DE LA RÉGENCE.

Je ne sais si les Italiens fixés dans la régence de Tunis, — une vingtaine de mille, — ont pris leur parti de voir avec résignation les quinze mille colons français qui s’y trouvent. Toujours est-il que, depuis longtemps, il n’y a plus de rixes sanglantes entre eux et nos soldats. Le calme, un calme heureux, s’est fait des deux côtés, et l’ordre du jour du général Boulanger enjoignant aux militaires de faire usage de leurs armes s’ils étaient insultés, n’aurait plus aucune raison d’être édicté. La Sicile, depuis des siècles, a vu nombre de ses enfans émigrer en Tunisie ; aussi y sont-ils en majorité. Presque tous sont cultivateurs, ouvriers et fermiers. Fiers, comme l’ont toujours été ceux de leur race, ils s’accommodent assez mal de notre présence, ce qui ne les empêche pas de vivre gaîment, presque insoucians de l’avenir, se plaisant durant les soirs d’été, à racler les cordes d’une guitare tout en fredonnant des canzonette. S’ils réussissent à gagner un léger pécule, ils quittent la Tunisie, franchissent la courte distance qui les sépare du sol natal, puis, achetant un coteau rocailleux qu’ils plantent de vignes, ils y récoltent ces vins ensoleillés chantés par les poètes de tous les temps.

La haute société italienne, très patriote, composée d’industriels, de viticulteurs, d’avocats, de banquiers juifs originaires de Livourne et de négocians très honorables, se tient vis-à-vis de nous sur une réserve jalouse. On ne peut lui demander d’être plus sociable, si tel n’est pas son désir. Elle boude, comme un amoureux boude le rival qui lui a ravi une belle fiancée. La Tunisie, avec son ciel bleu, son sol, au printemps, tout émaillé de fleurs, ses golfes profonds et son diadème de vaporeuses montagnes, est cette fiancée perdue. L’Italie devrait pourtant savoir qui a précipité la régence dans nos bras, qui nous a invités à sauver d’une ruine complète un bey chancelant, un peuple tombé au dernier degré d’effacement. M. de Bismarck tenait en main une pomme de discorde pouvant désunir l’Italie et la France, et il s’est empressé de l’offrir à celle des deux nations qu’il aimait le moins, si toutefois un homme comme lui peut aimer un autre pays que le sien. J’aurais dû dire à la nation qu’il détestait le plus. Pour ne pas déplaire aux Italiens, nous avons refusé de nous annexer la Tunisie, nous contentant d’un simple protectorat. On sait comment nous en avons été récompensés. Pour perpétuer l’influence que Rome prétend entretenir à notre détriment en Tunisie, Rome dépense annuellement plus d’un million de francs en subventions. Subventionnée est la Compagnie italienne de navigation Florio-Bubattino, subventionné le chemin de fer de La Goulette à Tunis; de même pour une dizaine d’écoles ouvertes dans la capitale, à La Goulette, à Sousse, à Monastir et à Sfax; subventionnés le collège italien, l’infirmerie italienne, la chambre de commerce italienne et un organe italien, l’Unione, lequel, l’on s’en doute bien, ne prêche que la désunion. L’Unione et les subventions n’empêcheront pas que, sur 4,060 hectares plantés de vignes en Tunisie, les Italiens n’en possèdent que 386 seulement, contre 3,675 hectares appartenant à des Français. Le commerce italien est soutenu à Tunis par deux maisons de banque israélites, originaires de Livourne, car c’est de cette ville que sortent une grande partie des commerçans établis en Tunisie. Mieux avisés que nos banquiers français, qui ont patronné l’ouverture de canaux aboutissant non à la mer, mais à la ruine des épargnes, les capitaux italiens n’ont pas craint de soutenir de riches pêcheries comme celles de Monastir et de Sidi-Daoud et deux pêcheries de thons sur la côte du cap Bon. J’ai vu et entendu des Tunisiens honorables qui m’ont dit avoir cherché à Paris et à Nantes des fonds pour l’exploitation de ces parages poissonneux et n’avoir rencontré que bourses fermées et capitalistes peureux. N’importe! les maladresses de nos banquiers, les subventions multiples du trésor italien n’arrêteront pas « la marée montante de l’influence française[10]. »

Le Maltais, que chassent hors de chez lui l’aridité de son île et l’arrogance de ceux qui y dominent, vient aussi depuis nombre d’années en Tunisie, où il est sûr, comme le Mahonais d’Alger, de gagner facilement sa vie en faisant de la culture maraîchère. D’autres, préférant une existence plus active, se font marchands de bestiaux, ou bien encore, propriétaires d’une charrette à deux bras, ils parcourent la régence en qualité de voituriers. Dans un pays dépourvu de belles routes, où les lits desséchés des rivières se transforment soudainement en torrens terribles, ces pauvres gens deviennent à la longue d’habiles conducteurs. Lorsque leur épiderme a été bien desséché par le soleil, lorsqu’ils sont faits à toutes les privations et à toutes les intempéries, ils font leur rentrée à Tunis, avec l’ambition, souvent réalisée, d’y devenir le cocher d’un personnage quelconque. Les Maltais, au nombre de dix mille, sont des gens sobres et pieux ; ils nous aiment autant qu’on aime l’étranger qui partage votre croyance et qui a reçu mission de vous protéger. Leurs enfans, grâce à la sollicitude du cardinal Lavigerie, ont désormais des écoles gratuites où les frères de la doctrine chrétienne les instruisent. S’ils ont des vieillards infirmes, on les reçoit dans un hôpital bien aéré que M. Cambon, l’ex-résident général de France en Tunisie, a obtenu gracieusement du bey. En admettant qu’il y ait un jour dans la régence un soulèvement contre nous, l’esprit religieux des Maltais les empêcherait peut-être de s’unir complètement aux indigènes pour nous nuire; mais ils n’en sont pas moins plus Tunisiens que les Tunisiens eux-mêmes.

Près du tiers de la population, à Tunis, est composé d’Israélites. Ainsi qu’à Alger et à Oran, ils forment un groupe considérable comme action. Entre leurs mains se trouvent les banques, les changes, le courtage, l’usure et jusqu’à la spécialité de la vente des antiquités « modernes. » Ils ont la force, car ils ont les capitaux qui leur assurent le haut commerce ; ils pénètrent partout, ayant le don des langues; ils ont le monopole des métiers lucratifs, car ils achètent ces monopoles à beaux deniers comptans, et ce qu’il y a de terrible en eux, c’est que leur âpreté au gain, leur activité, ne s’éteignent qu’à la mort. Les Israélites ne nous sont pas hostiles au point de vue de notre domination, et ils se prêtent assez volontiers, — toujours contre finance, — à servir d’intermédiaires entre nous et les Arabes. Aujourd’hui, c’est le colon français qui les hait plus que les musulmans ne les détestent, et cela tient à ce qu’ils occupent des postes et jouissent d’un bien-être que lui, pauvre émigrant sans sou ni maille, ne peut obtenir; c’est


Le pelé, le galeux, d’où lui vient tout le mal...


Le colon ne sait pas toujours que les fils d’Israël ont sur lui l’avantage d’être chez eux dans la régence, qu’ils y sont presque tous nés et que, depuis une époque qui remonterait aux Pharaons, leurs ancêtres y sont venus. Il n’y a qu’à voir, pour s’en douter, avec quelle superbe, quel luxe de chaînes d’or et de breloques, d’étoffes riches et soyeuses, les familles juives se promènent, le samedi, leur jour férié, sur les allées ensoleillées de la Marine. On voit que là elles sont bien chez elles. Des femmes de tous les âges, aux petits bonnets et aux jambières dorées, aux vestons de satin soutaché, aux fins caleçons d’où débordent des formes sinon appétissantes, du moins rebondies, y font briller des coraux, des perles, des diamans à éblouir un aveugle. Quel contraste avec les Maltaises, les Siciliennes et nos petites Françaises, simplement habillées de percale et ne portant au poignet qu’un porte-bonheur de nickel!

M. D. Cazès, chargé par l’Alliance israélite d’une mission de confiance en Tunisie, a publié une histoire érudite sur l’entrée des Juifs dans la régence depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours[11]. Sans remonter comme lui jusqu’aux Pharaons, il est à peu près certain que dès la fin du XIe siècle de notre ère, les Juifs occupaient à Carthage une situation brillante. Loin d’être bannis et pourchassés comme ils le furent tout à la fois, ce sont eux qui persécutèrent les premiers chrétiens débarquant en Afrique. Les pères de l’Église les accusent d’être cause des martyres de saint Cyprien et de sainte Perpétue, exécutés à Carthage. Tertullien a dit à leur sujet : Seminarium est infamiœ nostrœ. On sait que l’Évangile, en se propageant, changea les rôles, et l’Europe, devenue chrétienne, s’acharna contre les fils d’Israël. À la suite de la destruction du temple de Jérusalem, Titus en avait fait transporter plusieurs milliers dans la province péninsulaire d’Afrique. Ces exilés reprirent l’existence pastorale, nomade, de leurs ancêtres. Il en reste encore, paraît-il, des descendans aux alentours de Gabès, sur la frontière algérienne et dans les montagnes de la Kroumirie. Un certain nombre d’Israélites vint encore en Tunisie à la suite des armées victorieuses des mahométans ; les vainqueurs, après avoir chassé les Grecs qui y avaient été amenés par Bélisaire, fondèrent Kairouan et permirent aux juifs de s’y établir. M. Cazés explique ainsi le motif de l’entente qui existait entre les deux peuples, depuis si divisés : « Les israélites voyaient sans doute dans les sectateurs de Mahomet des amis, venus comme eux de l’Orient, parlant une langue presque identique à la leur, proclamant comme eux l’idée d’un dieu unique, dont les temples, dépourvus d’images et de symboles, contrastaient singulièrement avec les églises des anciens maîtres du pays. Il n’est donc pas étonnant qu’un grand nombre d’entre eux se soient attachés aux nouveaux arrivans. » Cela ne dura guère. Les juifs furent chassés de la ville sainte, et, dès lors, ils n’eurent pas de plus implacables ennemis que les descendans de leurs premiers protecteurs. Ce qu’il y a vraiment d’étrange, c’est qu’aujourd’hui, comme autrefois, les Arabes, dès qu’ils ont des ventes et des achats importans à faire, ne peuvent éviter d’avoir recours à ceux qu’ils exècrent et méprisent. Ils n’éprouvent aucun scrupule à piller ceux avec lesquels ils ont traité. N’est-ce pas à peu près ce qui se passé en ce moment dans les localités antisémitiques d’Europe ? Au beau temps de la piraterie, les beys, leurs ministres, les gros pachas et les hauts fonctionnaires n’agissaient pas d’autre façon. Quelle a donc été l’origine de tant d’injustices ? C’est parce que les israélites étaient chargés par ces mêmes personnages des emplois les plus lucratifs, perception des impôts, gestion des finances et administration des revenus. Ils avaient, en outre, entre leurs mains tous les monopoles et toutes les fournitures de l’État, dit M. Cazés : « C’est ainsi que, depuis un temps immémorial, le receveur général de la régence a été un Israélite. Le gouvernement vendait volontiers aux juifs ses impôts, ses douanes, le droit exclusif de pêche dans les divers lacs du pays, ses fermages de poids publics, de tannerie, d’extraction de cire, de vente de sel, de fabrication de divers objets. Toutes les fois qu’un monopole était créé dans la régence, un juif en devenait adjudicataire. »

Les Israélites de Tunisie comme ceux d’Algérie avaient encore une spécialité dont il serait difficile de les louer; ils avaient le privilège de se rendre acquéreurs des prises que les pirates apportaient dans les ports barbaresques ; ces prises en leur pouvoir, ils les envoyaient à Livourne où ils les faisaient vendre. Ce sont ces transactions avec le dehors qui leur donnèrent l’ingénieuse idée des lettres de change.

Les privilèges accordés à une race étrangère, non musulmane, devaient fatalement lui susciter la légitime jalousie de ceux que cette race exploitait. Ne semble-t-il pas que la question sémitique d’alors ne diffère guère de ce qu’elle est de nos jours et non-seulement en Afrique, mais encore en Europe?

Les indigènes de la régence saisissaient toutes» les occasions pour se venger des juifs. Ceux-ci, poussés à bout, abreuvés d’outrages, faillirent un jour se révolter, et voici dans quelle curieuse circonstance. Un capitaine italien, capitaine au long cours, fut surpris en conversation criminelle avec une femme musulmane; ceci était déjà grave; mais, ce qui l’était davantage, c’est que la conversation s’était tenue dans la maison d’un fils d’Israël, lequel, bien entendu, n’avait pas prêté son logis sans rétribution. La foule, indignée, se saisit des trois coupables; elle les conduisit jusqu’aux pieds du trône du bey Hamouda, lequel, d’après la formule orientale, les fit exécuter sans délai. Le capitaine, par faveur spéciale, eut la tête tranchée; la musulmane lut pendue, et le juif brûlé vil. Cette graduation dans les peines explique toute une époque. L’effervescence des colonies juives et chrétiennes fut grande, et les consuls eurent fort à taire pour l’apaiser. A partir du jour où leur coreligionnaire monta sur le bûcher, les juifs de la régence saisirent toutes les occasions de se soustraire à l’autorité d’un gouvernement aussi cruel qu’arbitraire, et, autant qu’ils le purent, ils se placèrent sous la protection des représentans des puissances d’Europe. Puis ils devinrent plus accapareurs, plus rapaces que par le passé, cachant sous des haillons sordides leur fortune et leur or afin de ne pas être trop rançonnés, comme aussi pour pouvoir obéir aux demandes d’argent qui leur étaient faites par les beys et leurs ministres.

Au Maroc, les israélites, confinés dans un ghetto comme au moyen âge, ont encore gardé l’habitude de cacher leur aisance sous une apparence de misère. Pierre Loti, dans le récent voyage qu’il vient de faire dans cet empire, raconte ainsi son entrevue avec un archimillionnaire : « Voici notre ami d’hier qui vient à notre rencontre, averti sans doute par la rumeur de la foule saluant notre arrivée. Il a toujours sa jolie figure douce, mais vraiment, pour un millionnaire, il est bien mal mis : une robe fanée, unie, incolore, quelconque. C’est l’usage, paraît-il, pour ces juifs riches, d’affecter dans la rue ces airs simples. La porte de sa maison est bien modeste aussi, toute petite, toute basse, au bord d’un ruisseau plein d’ordure... Mais, au dedans, nous nous arrêtons saisis devant un luxe étrange, devant un groupe de femmes couvertes d’or et de pierreries, qui nous accueillent souriantes au milieu d’un décor des Mille et une Nuits. »

J’ai dit qu’en Tunisie les familles Israélites ne craignaient plus depuis notre protectorat d’exhiber de riches vêtemens. Au temps déjà loin où elles étaient ainsi persécutées, elles laissèrent de côté, comme peu lucratifs en les exposant trop souvent à travailler sans salaire, les métiers manuels dans lesquels elles excellent et surtout dans celui d’orfèvre. Les hommes s’adonnèrent plus spécialement aux opérations de banque, aux ventes en gros et aux achats à bon marché; les femmes, pour ajouter encore aux richesses de leurs maisons, filèrent et tissèrent chez elles le lin, la laine et la soie.

Ce ne fut qu’en 1823, et grâce à l’énergie d’un consul anglais, que les juifs étrangers à la régence obtinrent l’autorisation de porter tels habits et telle coiffure que bon leur semblait. Quant aux juifs indigènes, ils n’obtinrent la permission d’échanger leur bonnet noir contre un bonnet blanc que longtemps après 1823 et en achetant cette singulière faveur par de grosses sommes. Leur sort s’améliora en 1855, à l’avènement de Mohammed-Bey, qui les fit entrer dans le droit commun. Il n’y eut plus, dès lors, de différence fiscale entre eux et leurs concitoyens musulmans.

Malgré ces réformes, la vie et la fortune des fils d’Israël dépendaient d’un caprice du bey, et c’est à notre consul général de France, M. Léon Roches, qu’en 1855 ils durent la charte qui reconnaissait l’égalité absolue de tous les Tunisiens, sans distinction de religion, et l’exercice libre et sans entrave de tous les cultes en Tunisie. Voici à quel propos : un juif, né à Tunis, fut condamné à mort par le tribunal du cadi pour avoir proféré quelques paroles outrageantes contre la religion musulmane. Les chrétiens, qui se sont toujours joints aux Israélites toutes les fois qu’une injustice se commettait, firent tout ce qu’il était humainement possible pour sauver le blasphémateur. En même temps que des femmes en pleurs allaient implorer la clémence du bey, des sommes énormes lui étaient versées par leurs communautés pour racheter la vie du condamné. Le bey feignit l’attendrissement, mais il donna secrètement l’ordre d’exécution, lequel fut obéi aussitôt.

Sur les conseils de M. Léon Roches, chrétiens et juifs envoyèrent trois délégués en France, chargés de formuler leurs plaintes et d’exposer au gouvernement de Napoléon III combien leur situation était précaire. On les écouta : peu de temps après, lorsque l’exécution du juif blasphémateur paraissait oubliée, une escadre française se présenta dans les eaux de Tunis imposant au bey atterré la charte égalitaire dont j’ai parlé. Son application fut de courte durée : en 1864, à la suite d’un soulèvement qui faillit coûter le trône et la vie à celui qui l’avait octroyée, la charte fut rapportée. Les consuls-généraux de France n’en ont pas moins continué à protéger les juifs : il n’y a plus d’actes arbitraires commis à leur égard. Leur sécurité, aussi bien au point de vue de leurs biens que de leurs existences, devint complète lorsque, le 12 mai 1881, la Tunisie fut placée sous le protectorat de la France. Beaucoup d’entre eux, sans abandonner les grosses opérations, ont repris les métiers de leurs ancêtres, mais la main n’y est plus, saut lorsqu’il s’agit de laver les boukafa, pièces d’or du pays, opération qui consiste à en enlever quelques milligrammes à l’aide d’une dissolution d’acide; ils fabriquent aussi quelques bijoux d’un goût douteux en or et en argent. Quant à l’agriculture, ils l’ont eue toujours et partout en horreur, absolument comme les Célestes qui n’en font plus dans beaucoup de colonies, dès qu’ils ont perdu de vue les rizières de leur terre natale.

Pourquoi suis-je contraint d’ajouter que les colons français aussi bien que les autres immigrans persistent à se dire sacrifiés aux Israélites, aux manieurs d’argent, prêteurs sur gage, agioteurs sur la piastre, fermiers d’impôt et laveurs d’or et d’argent? Aujourd’hui que les motifs qui rendirent les juifs rapaces et les obligèrent à se montrer sous des haillons ont disparu, ne serait-il pas avisé et sage de leur part de montrer moins d’âpreté au gain et de laisser aux nouveaux arrivans quelque chance de lucre? Jusqu’à ce qu’un pareil désintéressement se produise, je conseillerai aux Français pauvres qui voudraient s’établir en Tunisie de se garder d’y songer; ils y récolteraient sûrement la misère, faute de places à occuper. Avec un petit capital, des bras solides, un vif désir de travailler, le résultat serait tout autre. Les terres étant à bon marché, une belle aisance leur serait assurée.

A côté du Sicilien frondeur, du Maltais laborieux, du juif thésaurisant, vit le Tunisien pauvre ou le meskin, dont la condition est assez semblable à celle du fellah d’Egypte ou des lazzaroni de Sicile. Tour à tour manœuvre, marmiton ou portefaix, il bénit Allah si, l’hiver, il peut porter un grossier burnous qui le préserve du froid, et l’été une loque qui le tienne au frais. D’une frugalité sans égale chez aucun peuple, il n’en observe pas moins les prescriptions du Rhamadan, c’est-à-dire, que durant le carême musulman, il s’abstient de nourriture, même d’une cigarette, tant que le soleil brille à l’horizon. Ce n’est qu’à l’entrée de la nuit qu’il mange une galette d’orge cuite sous la cendre, et, avant l’aube, un peu de couscouss. S’il parvient à réunir quelques piastres, il se régale de viande les jours fériés, viande de mouton, qu’il arrose d’un verre d’huile d’olive ; tout à fait riche, il achète un turban, des boléros ou pantoufles, un saindouk, sorte de malle qui ne contient rien généralement, mais que ferme un énorme cadenas. Possesseur de ces luxueux objets, il devient pour les siens un personnage.

En dehors de cette population pauvre, l’indigénat fournit comme ailleurs son contingent d’industriels composé de tisserands, de tanneurs, de teinturiers et des fabricans d’huile. Ceux-ci sont nombreux, car l’olivier est abondant, et, pour diriger une huilerie, un peu de pratique est nécessaire. C’est affaire considérable pour un pauvre indigène que la possession d’un moulin ! Et comme ceux qui en possèdent un sont fiers, heureux de vous le montrer ! Rien de plus modeste pourtant : quatre murailles en pierres sèches recouvertes d’une toiture grossière, et le pressoir de forme antique. Aux environs de la capitale, des Européens ont déjà installé des huileries à vapeur, et quelques propriétaires indigènes n’ont pas hésité à y envoyer leurs olives. La concurrence européenne ruinera un grand nombre de pauvres gens qui n’avaient que leur moulin pour vivre.

Les teinturiers tunisiens sont renommés dans le monde musulman par la belle couleur sanguine qu’ils savent donner aux chéchias, ou calottes coniques des Tunisiens. Les eaux de Zaghouan contribuent beaucoup, m’a-t-on dit, à leur valoir la grande renommée dont elles jouissent. A Stax, les ouvriers ne font que des bleus en employant l’indigo pour leurs cotonnades. Comme ces artisans sont nombreux, qu’ils se contentent d’un salaire modique, ils ne perdront pas de sitôt leur gagne-pain.

Les tanneurs sont encore plus nombreux que les fabricans d’étoffe de couleur. Ils n’ont que l’embarras du choix pour exercer leur industrie, car le pays leur fournit des peaux de bœuf, de vache, de veau, d’âne, de mulet et de chameau. Ils trouvent un tan excellent dans les écorces du pin d’Alep et du grenadier. Par une de ces anomalies que j’ai vues se reproduire sous bien des latitudes, les Tunisiens dédaignent leurs belles babouches jaunes ou rouges pour leur préférer les pantoufles européennes de pacotille. En Chine, ce n’est pas la porcelaine de ce pays que j’ai vue figurer sur les tables anglaises et françaises, mais bien la porcelaine de Limoges ou de Minton. Un autre groupe intéressant est celui des tisserands. On tisse partout en Tunisie, aussi bien dans la capitale de la régence que sous la tente du nomade et le gourbi en branchages de l’agriculteur. Eux aussi sont menacés par la concurrence que leur font les fabriques européennes de lainage. On vante les tapis de Kairouan et la solidité des burnous tunisiens, mais ceux-ci n’ont pas la souplesse des burnous tissés en Europe, pas plus que ceux-là n’ont la légèreté des dessins des tapis d’Orient. Nous avons éprouvé un véritable désenchantement, lorsqu’à Kairouan les Arabes ont déroulé devant nous leurs tapis si vantés. Il n’en fut pas de même des couvertures à fond blanc, bariolées de raies multicolores, d’une belle grandeur et d’un prix fabuleusement bon marché. Inutile, d’ailleurs, d’aller jusque dans ce pays perdu pour en trouver d’équivalentes.

Les tribus nomades sont peu nombreuses en Tunisie, et il est difficile de dire le chiffre des individus qui les composent. Leurs pérégrinations, du reste, ont quelque chose de la régularité des saisons; la chaleur du sud devient-elle, faute de nourriture, intolérable pour leur bétail, elles prennent la direction du nord, sauf à revenir au sud dès que la température le leur permet. Les tribus nomades trouvent-elles dans le voisinage d’une source, ou d’un puits, un terrain qui leur convienne, elles s’y installent, l’ensemencent d’orge ou de blé, puis y séjournent jusqu’au jour de la récolte. Comme il serait difficile d’en transporter les pailles, on coupe l’épi tout en haut de la tige; de cette façon, les troupeaux ou les caravanes y trouvent à leur passage un fourrage tout préparé. Lorsque des tribus nomades font paître leur troupeau dans les étendues sans culture où, dès le commencement d’avril jusqu’à la fin de mai, la terre est rayonnante de fleurs, ces pasteurs paient comme redevance aux propriétaires des prairies un mouton par cent moutons paissans.

Entre Tunis et l’Enfida, dans l’un de ces pâturages où l’œil cherche vainement l’ombre d’un arbuste, nous rencontrâmes le campement d’une tribu nomade. Les tentes, plus basses que celles des nomades d’Egypte, mais identiques quant à la forme et à l’installation, étaient vides de leurs habitans; des chiens au museau pointu, au poil blanc, long, hérissé, mais ayant du chacal dans l’allure et ses yeux fuyans, en gardaient l’entrée. Les hommes, assez loin de nous, faisaient paître leurs ânes et leurs chameaux, tandis que les femmes lavaient des nippes aux eaux du puits où nos chevaux s’abreuvaient. Elles firent, tout d’abord, mine de s’éloigner, puis elles continuèrent leur travail. L’une d’elles était intéressante à regarder, nous rappelant par sa noire chevelure, la petitesse des mains et la façon dont un lambeau d’étoffe écarlate ceignait sa robe bleue, la Judith d’Horace Vernet. Lorsque nous eûmes donné quelque monnaie aux marmots déguenillés qui l’entouraient, elle s’apprivoisa au point de nous laisser examiner de près les colliers formés de verroterie, de monnaie d’argent et de coquillages qui pendaient à son cou. En Algérie, surtout en Kabylie, les hommes de la tribu à laquelle cette femme eût appartenu n’eussent pas manqué d’accourir. Nomade ou non, partout en Tunisie, l’indigène ne montre à l’étranger ni haine ni dédain. Cela repose de la façon dont vous êtes traité et regardé dans d’autres pays musulmans.

Je me suis enquis où il serait possible de voir à l’œuvre les descendans des artistes qui fabriquaient autrefois les belles faïences émaillées dont on trouve de si fins spécimens dans les résidences beylicales et les mosquées. J’eusse voulu voir aussi buriner dans un plâtre d’une blancheur d’albâtre, ces délicieuses arabesques qui décorent les plafonds des palais et dont la mosquée du Barbier, à Kairouan, possède les plus beaux modèles. Hélas ! il n’y a plus d’artistes en arabesques, et les ouvriers faïenciers émailleurs disparaissent peu à peu devant les bas prix de produits similaires, mais communs, provenant d’Italie. Un jour, peut-être, lorsque la Tunisie sera devenue plus française qu’elle ne l’est à présent, il se trouvera un voyageur, artiste intelligent, désireux de faire revivre deux arts d’un charme indéniable. L’irisation de certains plats obtenue déjà par un patient chercheur, M. Clément Massier, du golfe Juan, fait espérer que la résurrection de l’un d’eux est possible et probable.


EDMOND PLAUCHUT.

  1. Annales tunisiennes. Paris; Challamel.
  2. M. de Saurins revint miraculeusement à la vie et navigua de nouveau.
  3. El-Hadj Hamouda ben Abd-el-Aziz, historien tunisien de la fin du XVIIIe siècle.
  4. Les Odeurs de Tunis. Paris; Savine.
  5. Voici comme trait de mœurs une des pièces du dossier, le n° 37 : « Louange à Dieu. — La femme libre Zeyd el Kheyr ben Mohammed, originaire d’Afnou, parlant en son propre nom, déclare : l’honorable colonel X... l’avait acquise comme esclave par achat de qui l’avait enlevée aux siens, alors qu’elle était encore enceinte, et cela injustement et abusivement. Elle accoucha chez le colonel d’une fille, fruit de cette grossesse; elle fut nommée Sâd-Sâoud, et est âgée actuellement de douze ans. Le prénommé garda la déclarante dans l’esclavage et la contraignit à travailler pendant une durée de quatre ans, puis il l’affranchit; mais il a gardé en sa possession la fille susdite comme esclave jusqu’à présent. Cependant l’une et l’autre sont actuellement de race libre, fidèles musulmanes, nées de père et de mère musulmans, libres sans jamais avoir été auparavant réduites à la condition d’esclaves. Elle lui réclame donc d’abandonner à elle-même sa fille et de la lui livrer. »
  6. Voir, dans la Revue du 15 novembre 1888, le Congrès antiesclavagiste.
  7. Une cathédrale, dont les plans ont été fournis par le cardinal Lavigerie, est en voie de construction.
  8. DM.

    PVERI SEPTENTRIONIS ANNOR…
    XII QVI ANTIPOLI THEATRO BIDVO

    SALTAVIT ET PLACVIT
  9. La Tunisie française.
  10. Voir, dans le Temps, les Lettres sur la Tunisie, par M. Paul Bourde.
  11. Chez Armand Dorlacher. Paris, 1889.