La France en Chine - Le commerce français dans le Céleste-Empire, le corps franco-chinois et les missions en 1863

La France en Chine - Le commerce français dans le Céleste-Empire, le corps franco-chinois et les missions en 1863
Revue des Deux Mondestome 51 (p. 962-993).
LA
FRANCE EN CHINE

LE COMMERCE FRANÇAIS DANS LE CÉLESTE-EMPIRE,
LES OPÉRATIONS DU CORPS FRANCO-CHINOIS ET LES MISSIONS EN 1863.

L’histoire politique et sociale de la Chine n’a plus autant de mystères pour nous, et la Revue s’en est occupée à plusieurs reprises[1]. Quand les Anglais, en 1842, eurent par leur double expédition obtenu l’ouverture des ports chinois au commerce européen, on commença de s’intéresser plus directement au Céleste-Empire. Toutefois ce premier pas en avant ne tarda point à être suivi d’une sorte de mouvement rétrograde, et dès l’année :1847 l’influence occidentale subit un déclin momentané sur les côtes de l’extrême Asie. Depuis cette époque, l’Europe et la Chine, par la guerre ou par le commerce, ont été de nouveau rapprochées l’une de l’autre, et ont eu occasion de se mieux connaître réciproquement. Bien qu’on répète souvent aujourd’hui que l’influence de l’Europe et celle de la France en particulier sont à peu près nulles en Chine, et qu’en vertu de cette opinion on traite volontiers ce pays avec dédain, les choses, au demeurant, ont bien changé en quelques années. Sans doute l’ascendant que le nom de la France a conquis dans ces contrées ne date pas encore de bien loin : il y a huit années au plus, les étrangers établis à Canton refusaient, sous le prétexte qu’aucun négociant ne représentait notre commerce en cette ville, de laisser planter notre pavillon dans le jardin des factoreries où se déployaient les drapeaux des autres nations, et le commandant de notre station navale était obligé en cette circonstance d’avoir recours à la force. Le seul de nos agens diplomatiques qui fut en contact direct avec les autorités chinoises était le consul de Shang-haï, homme d’adresse et d’énergie, qui savait parler au nom de la France et se faire écouter. La légation, ne voulant pas se fixer à Hong-kong, s’était installée à Macao, ville portugaise fort calme, où elle pouvait recevoir, pures de l’atmosphère anglaise, les légères brises de politique qui soufflaient parfois de son côté. Le commerce y était nul ou à peu près; malgré les traités de 1842, la propagation de la foi s’y exerçait dans l’ombre par les missionnaires, qui restaient cachés au fond des barques ou dans les pauvres cabanes de leurs néophytes.

Telle était encore la situation de la France en Chine lorsqu’en 1857 elle unit ses armes à celles de l’Angleterre, et entreprit avec une poignée d’hommes cette courte campagne qui commença par la prise de Canton et finit par le traité de Tien-tsin. Dès ce moment, l’attention se tourna plus assidûment vers cette contrée mystérieuse de l’Asie, et ce mouvement de curiosité fut pour notre influence le signal d’une marche en avant, lente d’abord, puis plus rapide avec la campagne que couronna le traité de Pékin. Le jour où la plume des plénipotentiaires signa ces dernières conventions, qui cette fois devaient être efficaces, la France avait repris, politiquement du moins, le rang auquel elle devait prétendre dans ces parages; la Chine avait vu, non sans étonnement, cette nation dont elle croyait le rôle secondaire en Europe se présenter et agir de pair avec les Anglais, briser les portes du Céleste-Empire, et elle avait éprouvé, de manière à ne plus l’oublier, la résolution de son caractère et la vigueur de ses coups.

Ces événemens eurent chez nous et sur nous un effet non moins salutaire. Tout en suivant les péripéties de cette guerre curieuse, on comprit l’avenir qu’offrait aux intérêts occidentaux cette immense étendue de pays dont l’accès venait d’être ouvert, et l’on se mit à l’étudier. L’éducation de la France y a bien gagné : pour se faire écouter, le voyageur n’a plus besoin comme jadis de mettre en relief ces mille côtés burlesques que présentent aisément les mœurs, les coutumes et l’aspect d’un peuple lointain ; le public ne trouve plus aujourd’hui si bizarres et si ridicules les hommes et les choses de l’extrême Orient; il sait que les races qui l’habitent sont sérieuses et intelligentes, qu’il y a là, comme partout ailleurs, mélange de bien et de mal, de force et de faiblesse, de grandeurs et de misères, que des convulsions qui agitent maintenant ce pays sortira un monde politique dans lequel nous sommes appelés à tenir une place. La Chine, depuis quatorze ans, est en proie à une rébellion dont les forces, il est vrai, s’éteignent, mais dont les germes resteront. Au Japon, des luttes intestines sont près d’éclater; en Cochinchine, un tiers des provinces, profitant des embarras que causait au gouvernement la guerre avec la France, sont entrées, il y a deux ans, dans une révolte ouverte qui menace à chaque instant de se réveiller. Partout, dans ce coin du monde, s’opère un travail intérieur qui semblerait marquer la clôture des erremens séculaires et traditionnels que les sociétés y ont suivis jusqu’à ces derniers temps. Quelle transformation attend donc ces empires vieillis et ces civilisations surannées? On ne le devine pas encore; mais ce qui apparaît visiblement, c’est que ces peuples tendent à sortir de leur isolement, à secouer leur immobilité et à s’agréger au faisceau de la grande famille humaine. L’Europe et par conséquent la France, à qui ces changemens promettent l’ouverture de voies et de débouchés nouveaux, ne sauraient contempler d’un œil insouciant les révolutions qui s’accomplissent en Chine; il faut qu’elles se préoccupent des perspectives qu’elles leur offrent, et toute nation réellement soigneuse de ses intérêts et de son renom doit se tenir prête à jeter au besoin dans les événemens son influence ou son épée.

On s’occupera tour à tour ici des trois élémens d’action que la France possède en Chine : le commerce, l’intervention dans les affaires intérieures du Céleste-Empire, et les missions. L’intervention, on le sait, a revêtu un double caractère : quand la France et l’Angleterre ont été amenées à prêter au gouvernement tartare leur appui contre la rébellion des Taï-pings, elles ont procédé de deux manières : directement, en marchant avec leurs propres armes contre les rebelles là où leurs intérêts étaient engagés; indirectement, en permettant à leurs nationaux de se mettre au service de la dynastie régnante, et de l’aider à sortir de la crise terrible qui la secouait. On essaiera de montrer les avantages que les deux nations ont retirés de cette généreuse assistance, et d’indiquer par quels moyens chacune d’elles peut conserver dans l’avenir l’influence et l’action commerciale qu’elle a conquises dans l’extrême Orient.


I.

Le chiffre d’affaires qui résulte annuellement pour la France de l’état actuel des relations européennes avec la Chine s’élève à 200 millions au moins. Sur cette somme, 135 millions s’appliquent aux produits (thé et soie) que nous allons acheter sur les marchés où les importent l’Angleterre et la Russie; le reste provient de notre trafic direct avec les comptoirs établis en Chine et des affaires que font nos nationaux dans le pays même. C’est à Shang-haï que ces comptoirs ont leur principal siège. La position géographique de cette ville en a fait le centre du commerce dans l’extrême Orient. Les trois ports de Yang-tse-kiang, de Tche-fou, de Tien-tsin, le Japon, la province de Kiang-sou et une partie des districts de soie de la province du Tche-kiang, y font, comme autant d’artères, affluer la vie et le mouvement. L’aspect de Shang-haï a été souvent décrit, et il suffira d’en donner ici une rapide esquisse. La partie purement chinoise comprend une ville circulaire, entourée de murs, et des faubourgs qui s’étendent, au sud et à l’est, jusqu’au fleuve Whampoa. Un million au moins d’habitans, appartenant tous à la race jaune, se pressent dans cet espace relativement étroit, bâti sans ordre, et s’y s’entassent dans des maisons dont le rez-de-chaussée et l’unique étage semblent ne pas pouvoir les contenir. Dans les rues, c’est une fourmilière, et lorsque la chaleur y développe les miasmes qui s’exhalent de toutes parts, l’Européen s’enfuit, stupéfait de voir la foule des indigènes s’agiter et vivre dans une atmosphère aussi viciée. Au nord de la ville, et longeant la courbe du Whampoa, se déroulent les concessions. Près des murs est la concession française; plus loin, séparée de celle-ci par un étroit canal, la concession anglaise; au-delà, un terrain neutre porte, mais à tort, le nom de concession américaine, car les Américains, fidèles au principe de leur constitution, qui interdit les colonies, ont récusé toute prétention au protectorat de ce terrain.

Commerce is king, disent les Anglais, et ce pacifique roi Commerce s’est en effet créé à Shang-haï un petit royaume qui a mérité le nom de model settlement. C’est, sur un coin du globe, l’accomplissement des vœux de l’humanitaire qui rêve la fusion des peuples. On y voit une population mixte d’environ trois mille Européens et de cent cinquante mille Chinois vivre dans un ordre parfait sous la direction de quelques bourgeois et sous un protectorat qui s’efface autant qu’il le peut. Des légions de fonctionnaires n’amèneraient pas de résultat pareil dans les colonies. Un conseil municipal de cinq membres pour chaque concession, voilà tout le gouvernement. La durée de ses pouvoirs est d’une année; lorsqu’ils sont expirés, les locataires du sol (land renters)[2], de quelque pays qu’ils soient, se réunissent, examinent les comptes et la gestion du conseil sortant, nomment un nouveau conseil, et tout est réglé jusqu’à l’année suivante. Si dans l’intervalle une question grave se présente, on convoque les land renters. Il faut lire les comptes-rendus des meetings pour se faire une idée du bon esprit qui règne dans ces réunions, où les nationalités sont mêlées et savent se fondre dans l’intérêt commun. On ne saurait désirer plus d’urbanité, plus de jugement et d’expérience, et les décisions rendues par un tel aréopage peuvent être acceptées avec sécurité. Elles furent d’un grand poids pour les amiraux alliés, lorsqu’au mois de janvier 1862 les rebelles menacèrent Shang-haï. Les renters, convoqués, déclarèrent d’un commun accord que les armées taï-pings étaient dangereuses pour les intérêts accumulés dans les concessions. Les amiraux, qui, sans ordres de leurs gouvernemens, avaient hésité sur le parti à prendre, se mirent alors résolument à l’œuvre, et Shang-haï, menacée du sort de Ning-po et de tant d’autres villes chinoises, leur dut son salut et le maintien de sa prospérité. Aussi, plus tard, le cortège qui conduisit à leur dernière demeure les restes de l’amiral Protet réunit-il tous les résidens étrangers, qui voulurent saluer d’un dernier adieu de reconnaissance le Français mort en les défendant. Si les sujets du roi Commerce observent fidèlement ses lois, qui prescrivent l’union commune, il faut reconnaître qu’il sait les récompenser de leur obéissance. En compulsant les registres des douanes pour l’année 1862, on voit que les importations se sont élevées au chiffre de 503,398,275 fr., et les exportations au chiffre de 366,685,125 fr. Quant au mouvement des navires, il représente une entrée de 725,000 tonnes et une sortie de 410,000. Ces renseignemens permettent de se former un jugement sur la prospérité et l’avenir de Shang-haï.

C’est avec une vive émotion que le voyageur français, fatigué de n’avoir vu, depuis Suez jusqu’à l’extrême Orient, d’autre pavillon que le pavillon anglais, aperçoit, en arrivant à Shang-haï, les couleurs du drapeau de son pays; c’est avec bonheur qu’il voit la France occuper une place digne d’elle dans ce centre d’activité commerciale. Notre concession compte environ trois cents Européens et quarante mille Chinois. Cette dernière partie de la population se compose principalement, comme dans tout le reste de Shang-haï, d’infortunés que les Taï-pings, le fer et la flamme à la main, ont chassés de leurs demeures. Dans la ville même, les réfugiés sont restés pour ainsi dire en camp volant, sans reprendre les affaires, et se tenant prêts à retourner au premier signal vers la maison qu’ils ont abandonnée; mais, dans les concessions, trouvant de très grandes facilités pour reprendre le commerce, à l’abri des taxes énormes que leur imposent à l’occasion les mandarins, ils se sont hasardés d’abord à ouvrir de petits comptoirs. On vit bien alors avec quelle promptitude ce peuple relève la tête après l’avoir pliée sous le malheur. Ils s’agrandirent rapidement, fondèrent des maisons pour brûler le thé, qui ne pouvait plus être brûlé dans la province, établirent des métiers de soie et garnirent les rues de boutiques. Tout a prospéré, et l’on peut prévoir que lorsque les réfugiés de la ville la quitteront, ceux des concessions garderont leurs magasins ouverts ou s’y feront représenter.

Le nombre des établissemens étrangers de commerce à Shang-haï est de cent cinquante; quinze de ces maisons sont françaises, et au premier rang se placent le Comptoir d’escompte et les Messageries impériales. Le succès des Messageries a été rapide malgré les présages fâcheux et les hypothèses malveillantes qui les déclaraient d’avance incapables de figurer à jamais à côté des navires de la Compagnie péninsulaire et orientale. « Il faudra du temps, disaient les Anglais et les Américains, pour que les capitaines de vos paquebots arrivent à la hauteur des capitaines anglais, et jusque-là le commerce hésitera à leur confier ses marchandises. » On parlait aussi contre la relâche de Saïgon : on prétendait que la rivière était si difficile, que les paquebots y échoueraient souvent; on exagérait l’insalubrité du pays, et l’on disait que respirer les exhalaisons des palétuviers, c’était s’exposer à des fièvres inévitables. La compagnie des Messageries impériales n’en a pas moins accompli son œuvre en dépit de toutes ces prédictions fâcheuses, et on ne saurait exprimer avec quel sentiment de joie les Français établis en Chine ont salué cette belle flottille de vapeurs que leur envoyait la patrie. En effet, ce n’était pas simplement une entreprise particulière de commerce qui allait s’inaugurer : c’était la France même, la France commerçante, qui venait hardiment porter son pavillon dans ces mers et jeter à ses négocians comme un pont pour les traverser. L’Impératrice le premier de ces navires qui parut à Hong-kong, fut déclaré par la presse locale un type d’élégance et d’installation, A son premier voyage, il emporta soixante passagers. Le Cambodge qui vint ensuite, en eut cent. Le troisième, l’Alphée, de dimensions inférieures aux autres, n’avait plus de places à Pointe-de-Galles, et rencontra heureusement le Cambodge qui revenait de Suez, et qui prit le surplus des voyageurs. A son second voyage, l’Impératrice comptait cent soixante-dix-neuf passagers. De tels résultats, obtenus en un an, font le plus grand honneur à la compagnie des Messageries impériales, et l’on ne peut douter du développement qu’elle prendra lorsqu’elle aura construit à Suez, à Saïgon, des chantiers, des bassins de radoub, et que le temps lui aura permis d’étendre et d’améliorer le service qu’elle a établi avec une si merveilleuse activité.

Toute la concession française présente aujourd’hui un aspect d’ordre, de bien-être et de prospérité. Des rues larges et bien entretenues, la rue Laguerre, la rue Montauban, la rue Collineau, etc., y reçoivent l’air et le soleil ; des constructions, dont le nombre a quadruplé depuis trois ans, s’élèvent de toutes parts ; au milieu d’elles se distinguent un vaste hôpital, une caserne occupée par un détachement du bataillon d’Afrique, et la jolie église de la mission, dont le toit élancé rappelle les églises de France. Le long des quais s’étend une chaussée magnifique et bordée de belles maisons, où l’on remarque encore avec peine un espace vide, celui qui est réservé à notre consulat ; elle est traversée en tous sens par des flots d’indigènes, et l’on aperçoit de loin en loin, à travers les vêtemens chinois, l’habit des Européens, le pantalon garance de nos soldats et la robe des missionnaires. Point de tumulte dans cette foule : la sécurité n’est pas moins complète que dans une ville d’Occident. Le mouvement du port est déjà très considérable ; près de la berge abordent les petits bâtimens ; les grands paquebots accostent des cales qui ont été lancées assez loin dans la rivière, et lorsque celles des Messageries impériales auront été établies, nos quais n’offriront pas moins d’animation que ceux de la concession anglaise.

Un état de choses aussi satisfaisant ne date pas de loin. Jusqu’en 1862, le consulat était resté chargé de l’administration, et le consul, n’ayant pour aide qu’un élève interprète, ne pouvait même suffire aux affaires de son ressort proprement dit. Les impôts ne se percevaient qu’en partie, la police fonctionnait mal ; si, au lieu de l’esprit d’ordre et de la douceur des indigènes du Kiang-sou, on avait eu en face de soi l’astuce et la cupidité des populations du sud de la Chine, pas un étranger n’eût pu rester en sûreté sur le terrain réservé aux Français. Le consul, M. Edan, qui résidait en Chine depuis douze ans, et qui avait à cœur l’état d’infériorité dans lequel nous y étions restés longtemps vis-à-vis des autres nations, saisit avec empressement les marques de bonne volonté et d’énergie qu’il vit dans les représentans de notre commerce, et, comprenant qu’il lui était impossible de gouverner à lui seul une population de quarante mille âmes, il prit sans hésiter la résolution qui a changé la face des affaires. Son procédé fut bien simple : il se contenta de copier ce que faisaient les Anglais, choisit les cinq premiers de nos négocians, et leur mit la concession en main. Ce conseil municipal vint, au bout d’un an, rendre compte de sa gestion aux land renters, et put affirmer sans vain orgueil qu’il avait opéré sur tous les points les plus heureuses transformations. « Quand nous avons accepté l’administration, disait le rapporteur, nous avons trouvé les finances dans un état peu satisfaisant. La police était démoralisée, d’abord par des retards dans le paiement de sa solde, ensuite par les exactions qu’elle exerçait sur les contribuables chinois, et qui donnaient lieu à des plaintes journalières... Pour asseoir les finances sur une base stable, nous avons nommé une commission mixte se composant d’un membre du conseil, de trois personnes préposées à la perception et de quatre Chinois des plus honorables locataires de la concession, avec mission de réviser et de régulariser la matrice de l’impôt. Le travail de cette commission étant terminé, les impôts locatifs se sont perçus d’une manière régulière, et nous avons pu compter sur un revenu bien défini. » La suite du rapport donnait le détail des recettes de l’année allant du 1er avril 1862 au 31 mars 1863 : le total s’élevait à 439,713 fr. 76 cent., provenant de l’impôt foncier sur les Chinois, des taxes sur les bateaux, sur les débits de boisson, sur les maisons de jeu, et de l’impôt foncier sur les Européens, mais dans une proportion très faible. Le conseil rendait compte en même temps des travaux qu’il avait exécutés. Système d’écoulement pour les eaux, deux nouveaux ponts sur le canal qui limite la concession, suppression des cimetières chinois, qui étaient si nombreux, et qui, à l’époque des chaleurs, devenaient des foyers pestilentiels, achat d’un vaste terrain destiné à la construction d’un hôtel de ville, percement de rues nouvelles, réorganisation de la police, tels sont les résultats obtenus en une année, et l’on peut prévoir de quels progrès ils seront suivis à mesure que s’accroîtront les ressources.

Ne voit-on pas, d’après cet exemple, que les commerçans français ne sont pas moins capables que ceux des autres nations de diriger leurs affaires et de veiller à leurs intérêts? Ne pourrait-on pas de cette heureuse expérience déduire un enseignement pour l’administration de nos colonies? C’est principalement à la Cochinchine, colonie nouvelle, où les intérêts des populations indigènes et du commerce étranger demandent à être menés avec un grand tact, qu’il aurait été bon d’appliquer le genre d’administration qui réussit d’une manière si complète à Shang-haï. Notre commerce doit à ce système une bonne moitié de son développement dans cette partie du monde, et si l’on a eu raison de profiter, pour la guerre, de la prépondérance que les Anglais y avaient acquise depuis longtemps, on aurait été de tout point condamnable en ne cherchant pas à rivaliser avec eux dans la vie des affaires. Il n’y a pas d’autre moyen d’acquérir en Chine la part d’influence à laquelle nous avons droit de prétendre, et de mettre un jour à profit pour nous la suite des événemens qui pourront intéresser dans ce pays la politique européenne. Il serait insensé de vouloir peser de quelque poids là où l’on ne compte guère et où l’on n’a point d’intérêt sérieux engagé. Heureusement notre concession de Shang-haï suffit à imposer le respect; notre commerce y lie des relations nombreuses avec les commerçans indigènes, les missionnaires y répandent leur influence morale, et notre division navale, qui y tient sa station en force égale à celle des Anglais, dont les vaisseaux sont disséminés dans différens ports, apprend aux populations que nous sommes une des plus puissantes nations de l’Occident.

A Hong-kong, nos intérêts commerciaux ne se sont pas développés autant qu’à Shang-haï, qui, par son voisinage des districts de soie, restera toujours le centre de nos transactions; ils y ont pris cependant depuis quelques années une assez grande importance. Plusieurs maisons y prospèrent; le Comptoir d’escompte et diverses compagnies d’assurance y tiennent des bureaux; les Messageries impériales y ont placé leur tête de ligne et doivent y créer des établissemens considérables. A Canton, nous ne figurons plus qu’au double point de vue politique et religieux. Ce port, depuis l’ouverture du Yang-tse-kiang ou Fleuve Bleu, a perdu une grande partie des produits qu’y allaient acheter les spéculateurs, notamment les thés du Hou-nan et du Kiang-si, qui maintenant prennent la route des lacs Tang-ting et Payang, et ont pour marchés les ports voisins de ces lacs. Il y a quelques années, Canton était le centre d’une émigration considérable, ou plutôt d’une traite infâme de coulies faite pour l’île de Cuba et pour les îles Chinchas dans le Pérou. Les souvenirs de cette traite poursuivent encore les populations qui en furent victimes. La commission alliée chargée du gouvernement de Canton après la prise de la ville supprima ce honteux trafic, et établit à sa place une émigration honnête et bien surveillée. Plusieurs nations y prirent part dans les commencemens; mais les Espagnols et les Péruviens ne tardèrent pas à y renoncer à cause du contrôle sévère qui leur était imposé. Les Français firent pour les Antilles quelques opérations qui, mal dirigées et confiées à une compagnie sans moyens suffisans, ne réussirent pas. Les Anglais au contraire installèrent, selon leur habitude, des agens capables et bien rétribués, fondèrent des établissemens considérables qui créèrent des succursales dans la province, et arrivèrent à tenir dans leurs mains toute l’émigration. Nous avons perdu ainsi l’occasion de procurer à nos colonies les bras qui leur manquent. Nous n’en sommes pas moins, sous le rapport politique, les égaux des Anglais à Canton, et notre consul, comme le leur, a son hôtel au centre même de la ville, ce qui permet une surveillance plus directe de la politique des mandarins, et ce qui empêche de fermer, comme avant la guerre. les portes des remparts devant les étrangers. Des soldats de notre bataillon d’Afrique travaillent à l’instruction des troupes chinoises, dont s’occupaient déjà les soldats anglais. Enfin nos missionnaires ont obtenu le plus beau terrain de la ville, celui où s’élevait le palais du célèbre vice-roi Yeh, et ils y construisent une vaste cathédrale. Dans d’autres ports, tels que Tien-tsin dans la province du Pe-tche-li et Hunn-kao sur le Yang-tse-kiang, la France a une représentation politique et religieuse semblable à celle de Canton; mais son commerce ne s’est établi solidement qu’à Shang-haï et à Hong-kong.

Les derniers traités, en augmentant le nombre des ports ouverts au commerce étranger, ont accru considérablement le chiffre des importations, qui atteint aujourd’hui 200 millions de francs. Ce commerce porte sur les draps, les cotonnades, les fers, les articles de Paris, etc. La part qu’y prennent les Français, malgré les progrès de ces dernières années, est bien loin d’égaler celle des autres nations[3]. Si l’on en excepte les articles de Paris, les essais tentés pour importer nos produits n’ont donné que de médiocres résultats. Le Chinois est essentiellement routinier; lorsqu’il est habitué à une marchandise, il la veut toujours du même prix, de la même forme, de la même dimension : pour lui, la qualité est peu de chose, le bon marché fait tout. Si nos fabricans veulent réussir dans ce pays, ils sont donc obligés de livrer des produits semblables à ceux qu’y introduisent les Anglais et les Américains, et surtout de ne pas les offrir à un prix supérieur. Les fabriques de Rouen et de Mulhouse peuvent trouver là un important débouché pour leurs draps et leurs cotonnades, mais à la condition de profiter de la liberté du commerce pour établir à peu de frais les étoffes qu’elles destineront à cette partie du monde. Il faudrait aussi imiter les Anglais, si, comme il en est question, l’on fondait une entreprise de colonisation pour la Nouvelle-Calédonie; il faudrait, comme eux, ne se servir que d’agens sûrs et habiles, disposant de moyens considérables, et installer, à leur exemple, un établissement permanent qui restât pour les familles des émigrans comme une garantie des engagemens pris envers eux.

Un autre genre de transaction a créé depuis peu de temps à Shang-haï des fortunes considérables. La piraterie, qui désole sur plusieurs points les côtes de la Chine, les rendant impraticables aux jonques du pays, ce sont les navires étrangers qui font le cabotage d’un port à l’autre; ce sont aussi des navires étrangers qui apportent les produits du Japon, du Siam, de Bornéo, de l’Australie, des Indes et de Java. Les comptes des douanes élèvent tout ce mouvement de marchandises à 800 millions de francs. Il n’est pas possible sans doute aux négocians français, nouveau-venus et prudens jusqu’à la timidité, de se lancer dans d’aussi vastes opérations, qui demandent de larges capitaux, de l’audace et beaucoup de confiance dans le succès; mais il est utile qu’ils voient le but à atteindre et les bénéfices qu’ils peuvent espérer. Déjà ils luttent sur bien des points avec les maisons rivales, et deviennent d’autant plus entreprenans que le nombre de leurs compatriotes augmente tous les jours. On commence en effet à ne plus redouter cette traversée de France en Chine, qui semblait si difficile autrefois. Les Messageries impériales, rivalisant avec la Compagnie péninsulaire, l’accomplissent en quarante et quelques jours. C’est, par un temps favorable, le voyage le moins pénible et le plus intéressant qu’on puisse imaginer. De nombreuses relâches reposent des fatigues de la mer : Messine, Alexandrie, le Caire, Suez, Aden, Pointe-de-Galles, Singapore, Saigon, Hong-kong, font tour à tour connaître aux passagers l’Italie, l’Egypte, l’Arabie, Ceylan et la Cochinchine. Notre ministre du commerce, pour favoriser les jeunes gens qui présentent des garanties suffisantes, a plus d’une fois assuré leur passage à prix réduits; des maisons importantes envoient des agens étudier à Shang-haï les ressources et l’état du pays; nos négocians en soieries commencent à ne plus aller acheter leurs marchandises sur la place de Londres, les recevant dans leur résidence même par la voie des Messageries impériales, ou les faisant acheter par leurs représentans en Chine. Il est donc permis d’espérer que des rapports de jour en jour plus directs et plus nombreux s’établiront entre la France et le Céleste-Empire.


II.

La faiblesse du cabinet de Pékin et son impuissance à sauvegarder les intérêts des Européens ont mis les deux nations alliées, la France et l’Angleterre, dans l’obligation de se charger elles-mêmes de la protection de leurs négocians établis sur le sol chinois. Elles ont pour cela procédé de deux manières : directement, en écartant le danger avec leurs propres armes là où elles étaient menacées, comme à Shang-haï et à Ning-po; indirectement, en donnant au gouvernement impérial des agens à elles, chargés de l’assister, soit dans la formation de ses troupes, soit dans la collection de ses revenus. Personne ne doutera sans doute qu’elles n’aient trouvé dans cette dernière politique un moyen puissant de faire pénétrer dans l’extrême Orient leurs idées, leurs mœurs, et d’y préparer les réformes propres à prévenir le retour périodique de ces crises que les vices du régime existant rendaient inévitables. D’un autre côté, elles en ont retiré personnellement des avantages qui leur permettent de considérer cette introduction de leurs nationaux dans les rangs de la hiérarchie de la Chine comme un des élémens les plus sûrs de leur influence. Dès l’année 1855, la collection des revenus de la douane de Shang-haï avait été confiée à des étrangers. À cette époque, des bandes de brigands, qui prétendaient faussement faire partie des Taï-pings, s’étant emparés de cette ville, les consuls résolurent de conserver au gouvernement une sorte d’action en lui sauvegardant les droits de douane qu’il prélevait sur le commerce étranger. Aucune autorité n’existant plus de fait dans la ville conquise, ils nommèrent trois commissaires, l’un anglais, l’autre français, le troisième américain, auxquels la perception de cet important revenu fut confiée. Quand la ville fut délivrée par la division navale française, les autorités de la province, qui avaient compris les résultats heureux du système fondé par les consuls, demandèrent qu’il fût continué. Les trois commissaires gardèrent donc leur position; mais, au lieu de rester collecteurs, ils se firent inspecteurs, c’est-à-dire que l’argent des douanes fut perçu sous leur contrôle. A la fin de 1858, le commissaire français et le commissaire américain donnèrent leur démission; le commissaire anglais, M. Lay, demeura seul chargé de l’inspectorat, et il s’occupa aussitôt de l’étendre à tous les ports ouverts au commerce étranger. Le gouvernement chinois approuva ses propositions, mais ne le reconnut officiellement qu’en octobre 1862, après le traité de Pékin. Il reçut alors une commission d’inspecteur-général des douanes, et des brevets furent donnés aux personnes dont il fit ses chefs de service. Pour éviter les récriminations qui n’auraient pas manqué de se produire, M. Lay a aussitôt appelé à lui des personnes de toutes les nations; la France est représentée dans les deux ports de Ning-po et de Fou-tchao. L’accroissement que les revenus ont pris sous l’inspectorat, qui ne porte exclusivement que sur les droits versés par le commerce étranger, a montré au trésor de l’état ce qu’il devrait attendre d’une collection honnête des impôts.

En même temps que ce concours des étrangers conservait au gouvernement de Pékin d’utiles ressources, des officiers assuraient son salut en lui créant des troupes sérieuses. Il sera sans doute intéressant pour le lecteur de connaître la part prise par la France à la direction de ces premiers corps de troupes chinoises régulières. Lorsque les amiraux alliés résolurent en 1862 d’attaquer les armées taï-pings qui menaçaient Shang-haï, ils n’avaient à leur disposition que trois cents marins français et cinq cents marins anglais. Les renforts sur lesquels ils comptaient et qu’ils reçurent bientôt n’augmentaient pas assez leur petite troupe pour qu’ils pussent refouler seuls la masse effrayante d’ennemis qui enfermait les concessions dans un cercle de feu. Nous ne trouvions chez les Chinois d’autres auxiliaires que leurs braves, bandes plus nuisibles qu’utiles; il fallut donc se créer de nouveaux moyens d’action. De cette nécessité naquirent les contingens chinois, disciplinés, commandés et armés à l’européenne. Déjà l’Américain Ward avait été investi par les indigènes du commandement de plusieurs centaines d’hommes, et par son intelligence, son audace et de nombreux services il avait acquis la confiance des autorités de la province; mais jusqu’alors son commandement n’était pas reconnu par les nations étrangères, dont les représentans l’avaient-même un jour fait emprisonner pour avoir enrôlé des déserteurs anglais et américains. Dans les circonstances difficiles où se trouvaient les alliés, l’amiral anglais n’hésita point à reconnaître officiellement Ward comme colonel chinois, lui donna des instructions et lui fournit des munitions. De notre côté, nous avions les restes d’un petit corps discipliné que le général Montauban avait créé, et qu’après son départ ses lieutenans avaient laissé se réduire : il ne comprenait plus guère que cent artilleurs, les fantassins ayant été licenciés; l’amiral français en porta le nombre à cinq cents hommes. C’est avec ce contingent et avec celui de Ward que les opérations commencèrent contre les Taï-pings; on sait par une relation publiée dans la Revue quels services ces contingens ont rendus[4]. Shang-haï délivré, Ward favorisé par sa nationalité de Chinois, qu’il avait embrassée, soutenu activement par l’amiral anglais qui espérait s’approprier un jour son contingent, ce qui arriva en effet, Ward se trouva naturellement à la tête des réguliers indigènes, et développa son contingent à un tel degré qu’il absorba toutes les ressources dont les mandarins de Shang-haï pouvaient disposer à cet égard.

Dès la fin de la guerre du nord, le gouvernement chinois s’était adressé aux Français seuls pour avoir des officiers et des armes: mais à cette époque on hésitait encore entre la dynastie tartare et la rébellion, l’ordre du jour était une neutralité complète : nous perdîmes par notre refus la prépondérance qui nous était offerte, et quand la politique eut condamné la cause rebelle, il était trop tard pour prendre le rôle que nous avions laissé échapper. Nous fûmes donc obligés de chercher un point du pays sur lequel nous pussions exercer notre influence militaire. Nous choisîmes Ning-po, qu’une division navale alliée venait, par un prodige d’audace, d’enlever aux Taï-pings (22 mai 1802). Ce port, situé dans la province du Tche-kiang, était loin d’avoir l’importance de Shang-haï, dont il n’est éloigné que de cinquante-cinq lieues dans la direction du sud; mais les opérations de la campagne devaient nous mener au milieu des districts de soie. Jeter dans cette contrée une garnison pour ainsi dire française, c’était donner des garanties de protection et de sécurité à ceux de nos négocians qui avaient déjà ouvert des établissemens au sein même des populations séricicoles. D’un autre côté, la mission des pères lazaristes avait fait aimer le nom français dans le Tche-kiang, et une vive reconnaissance animait les populations pour l’évêque, Mgr Delaplace, dont l’énergie et les conseils venaient de sauver la plus grande des îles Chusan, attaquée par les rebelles. Nous n’avions donc pas un meilleur choix à faire que Ning-po. Sans doute nous ne pouvions pas y attendre les mêmes ressources qu’à Shang haï, où les revenus de la douane, placés sous le contrôle d’étrangers choisis par le gouvernement chinois et devenus très considérables, permettaient immédiatement une organisation efficace; nous trouvions une ville en ruine, habitée par de pauvres gens dans la misère, un port sans commerce, sans négocians riches, ceux qui l’habitaient autrefois ayant pris la fuite, et ayant ouvert ailleurs des établissemens d’où ils ne songeaient pas encore à revenir. Cependant les Anglais ne se trompaient pas sur l’importance du Tche-kiang, et dès la prise de Ning-po ils y avaient envoyé Ward avec cinq cents hommes; celui-ci demandait que les finances disponibles servissent avant tout à la paie et au développement de son contingent. Malgré ces difficultés, les deux officiers de marine qui furent chargés d’organiser le corps franco-chinois réussirent à lancer leur entreprise. Il ne leur fut pas possible d’asseoir l’opération sur de larges bases; les mandarins n’avaient pas d’argent, et il fallut « faire feu de tout bois. » On n’obtint d’abord que quatre cents hommes; on les arma en empruntant à la douane des fusils confisqués à des commerçans européens fournisseurs des rebelles. Les chiens de ces fusils, qui étaient en fonte de fer, sautèrent les uns après les autres au nez des tireurs; un armurier chinois les remplaça par d’autres qu’il avait forgés lui-même. On appela comme officiers des soldats français congédiés et restés à Shang-haï. Un mois après, le petit bataillon se mit en campagne pour aller recevoir le baptême du feu.

Afin de vaincre les craintes des mandarins, qui appréhendaient que la formation d’une nouvelle force à côté de celle de Ward ne les entraînât à de trop grandes dépenses, on mit sous leurs yeux le programme de l’expédition, qui avait pour but de chasser les rebelles du gouvernement de Ning-po, c’est-à-dire d’une étendue de territoire formant autour de cette ville une circonférence de soixante lieues environ. Ce territoire est borné au nord par un fleuve dont l’embouchure forme une baie large et profonde, appelée la baie de Hong-tcheou, du nom de la capitale de la province; les rebelles une fois refoulés au-delà de cette baie, elle deviendrait contre eux une barrière qu’ils seraient incapables de franchir. Le pays qu’il s’agissait de conquérir est divisé en deux parties égales par une petite rivière que nous appellerons rivière de Shang-yu, du nom de la ville qui l’avoisine : elle laisse du côté de Ning-po six villes murées; de l’autre côté de la rivière, il n’y en a que quatre, mais entre elles est une préfecture considérable, appelée Shao-shing. La manière dont les rebelles font la guerre nous traçait le plan que nous devions suivre : il fallait longer le large canal qui arrive à Ning-po, prendre les deux villes de Yu-yao et de Shang-yu, qu’il baigne dans son cours, et dont la chute entraînerait l’évacuation des autres, marcher ensuite droit à la rivière, s’emparer des abords, et forcer ainsi l’ennemi à la franchir au plus vite dans la crainte d’être coupé dans sa retraite. Le contingent s’avança donc sur Yu-yao. Il était secondé par quatre cents hommes du bataillon de Ward et par deux mille soldats impériaux. Deux canonnières, l’une anglaise, l’autre française, étaient chargées de les appuyer de leur artillerie ; mais les amiraux avaient défendu de mettre à terre un seul marin. Les débuts de l’attaque ne furent pas heureux. Il s’agissait d’enlever un pont fortifié, puis de s’emparer d’une montagne, également fortifiée, qui dominait la ville, et d’où l’on menacerait les rebelles assez sérieusement pour les forcer à prendre la fuite. Deux fois les réguliers se lancèrent sur le pont : accueillis par un feu terrible, ils ne purent avancer, et eurent dans cette attaque quinze hommes tués et cinquante blessés ; des treize instructeurs, un périt, et six autres furent atteints. Le lendemain, les rebelles, enhardis par le succès, firent une sortie: mais les réguliers, furieux de leur échec de la veille, se précipitèrent sur eux, les mirent en fuite, les poursuivirent la baïonnette dans les reins et entrèrent avec eux dans la ville. Une heure plus tard, les Taï-pings s’étalaient en une longue bande noire dans la campagne : Yu-yao nous appartenait (juillet 1862).

A. la suite de cette affaire, ce fut vainement que Ward essaya de prouver aux mandarins qu’il avait seul le droit, en sa qualité de Chinois, de former des troupes : le contingent français fut élevé à mille hommes et reçut des subsides; il fut reconnu officiellement par le gouvernement de Pékin, qui délivra à l’un des fondateurs une commission de général et à l’autre une commission de directeur-général, ordonnant en même temps aux mandarins de les seconder. N’étant pas alors en état de pousser plus loin leurs opérations, les troupes s’installèrent à Yu-yao et y tinrent garnison. Les Taï-pings vinrent souvent les harceler, jusqu’au jour où, tentant un effort suprême pour reconquérir le pays, ils se partagèrent en deux bandes, laissant Yu-yao de côté, reprirent les villes de Tzeu-ki et de Fong-houa, qu’ils avaient abandonnées, et allèrent menacer Ning-po en même temps au nord et au sud (septembre 1862). Ce port fut sauvé par l’énergie des Européens et des indigènes. Ward s’empara de Tzeu-ki; ce fut le dernier acte de sa vie aventureuse : il y reçut une blessure mortelle. Sa perte fut aussi celle de son contingent; ses soldats, restés sous le commandement d’hommes incapables, commirent de tels désordres qu’ils furent licenciés, à l’exception de trois cents, confiés au commandant de la station anglaise, le capitaine Dew, qui reprit Fong-houa. Les abords de Ning-po se trouvant ainsi dégagés, le bataillon franco-chinois put entreprendre une nouvelle campagne. Mieux équipé que la première fois, plus habitué au feu, il avait beaucoup gagné en courage, et, si les ressources lui manquaient, il espérait en trouver dans les territoires dont il allait s’emparer. Soutenu par cinq cents réguliers du capitaine Dew, il se dirigea, le 20 novembre, sur Shang-yu, dont la prise devait lui livrer le cours de la rivière, au-delà de laquelle il fallait refouler les Taï-pings. Ceux-ci, comprenant l’importance du coup qui les menaçait, avaient barré la route par quatorze camps retranchés. La rage leur inspira un système horrible d’intimidation : ils jalonnèrent de cadavres les huit lieues de parcours que le contingent avait à franchir; on comptait en moyenne un cadavre par quinze pas, un homme, une femme, un enfant, tous la tête coupée et séparée du tronc. Le temps était pluvieux et froid, les rizières inondées; les réguliers défilaient un à un sur les chaussées étroites, seuls chemins des campagnes du midi de la Chine, sans trop s’éloigner du convoi que des barques nombreuses amenaient sur le canal. Les camps furent enlevés les uns après les autres; trois seulement opposèrent une résistance sérieuse; les rebelles les abandonnèrent en poussant des cris de fureur, et dans leur désir de vengeance ils tuaient les paysans qu’ils rencontraient. Le dernier camp avait un kilomètre de long. Un des commandans se mit à la tête de deux cents hommes et s’en empara; mais, voulant, comme à Yu-yao, poursuivre les fuyards et pénétrer avec eux dans la ville, il fut arrêté par des barricades élevées en dehors des portes, et y fut blessé d’une balle qui lui brisa le coude droit. Cependant les Taï-pings, effrayés de la rapidité avec laquelle ils avaient été ramenés dans Shang-yu, n’essayèrent qu’une sortie infructueuse contre notre convoi, évacuèrent la ville et s’enfuirent en toute hâte derrière la rivière (28 novembre 1862). Ainsi se trouvait exécutée la première partie du programme des officiers français, la délivrance du pays entre Shang-yu et Ning-po.

Les Taï pings purent se retirer avec la conviction d’avoir accompli leur œuvre de dévastation. Tout dans la campagne avait été ravagé, les maisons étaient brûlées ou détruites, les récoltes enlevées; les adultes mâles avaient été tués ou enrôlés de force. A mesure que les réguliers s’avançaient, une colonne sans cesse grossissante de vieillards, de femmes et d’enfans se mettait à leur suite; elle comptait bien trois mille personnes quand ils entrèrent dans la ville. Tous ces gens criaient famine; trop faibles pour chercher dans les ruines les misérables vivres laissés par l’ennemi, ils se couchaient auprès des campemens, prêts à se laisser mourir de faim. Une main française, celle de Mme Delaplace, les sauva. En voyant des officiers ses compatriotes venir au secours des populations placées sous sa direction apostolique, il voulut s’associer à leur œuvre. Le nombre des affamés ne l’effraya point, et ses mesures furent bientôt prises. Il se fit donner un des magasins de riz qui existaient encore dans la ville, fit construire des fourneaux, et après un seul jour de préparatifs put distribuer trois mille bols de riz par repas. Son ministère de charité se continua pendant trois mois, le temps pour ces malheureux de passer l’hiver et de se créer des ressources. Quand le magasin fut épuisé, il s’adressa aux notables de Shang-yu, qui, à la nouvelle de la délivrance de leur patrie, étaient accourus de Ning-po, où ils s’étaient réfugiés. Les notables secondèrent avec ardeur Mgr Delaplace. Il y a en effet de la bonté dans le cœur des Chinois, et la réputation d’égoïsme qu’ils ont si tristement méritée ne vient pas de leur nature, mais des conditions déplorables dans lesquelles les place l’administration qui les régit. Il ne leur est pas facile de se livrer à leurs bons sentimens. Le simple particulier qui ose prendre une initiative porte ombrage et se voit bientôt rançonné sous un prétexte ou sous un autre. Les mandarins, qui n’appartiennent jamais à la province qu’ils gouvernent, n’y voient d’ordinaire qu’un sol à exploiter, et s’inquiètent peu de ses besoins ou de ses misères. On en eut une preuve après la prise de Shang-yu. La ville était délivrée depuis plus d’une semaine que de nombreux cadavres s’étalaient encore dans les campagnes. Quelques Chinois de Ning-po se cotisèrent pour les faire enterrer; mais, lorsqu’ils allèrent demander aux mandarins l’autorisation dont ils avaient besoin, ils furent rudement accueillis. « De quoi vous mêlez-vous? leur répondit-on. Est-ce vous maintenant qui voulez gouverner le pays? Si vous avez de l’argent à employer aux intérêts publics, contribuez plutôt aux frais de la guerre. » Le lendemain, un satellite des mandarins se présenta chez eux et leur fit rédiger un bon de souscription volontaire, dont il fixa lui-même le montant, qui était très élevé. Il fallut que les autorités alliées intervinssent pour faire disparaître les cadavres. Les notables de Shang-yu, abrités sous le nom de l’évêque, n’eurent pas à redouter l’avidité des mandarins en venant au secours des pauvres, et la misère disparut peu à peu de la ville. Comme l’hiver était rude et le riz cher partout, les notables des districts voisins vinrent prier Mgr Delaplace d’installer dans leur pays des fourneaux semblables à ceux de Shang-yu. L’excellent évêque se rendit à leur désir, et cette bonne œuvre, maintenant de fondation chez eux, porte le nom d’œuvre des « fourneaux de l’évêque. »

La ville de Shang-yu avait été prise le 27 novembre 1862. Les réguliers n’y restèrent pas longtemps en repos; au bout de quinze jours, ils se portèrent sur les bords de la rivière, que les rebelles venaient de repasser dans le dessein de tenter une nouvelle invasion du pays. Après quelques escarmouches chaudement menées de notre côté, l’ennemi s’enfuit une seconde fois sur l’autre rive. Les mandarins recueillirent alors, par des taxes et des souscriptions volontaires, quelques fonds dans le territoire reconquis; on paya les troupes; les officiers, qui depuis quatre mois n’avaient touché aucun traitement, reçurent un mois de solde : c’est tout ce qu’ils purent obtenir. Les mandarins, entêtés dans leurs vieilles habitudes et jaloux des progrès de notre contingent, avaient conservé plusieurs milliers de leurs braves, et épuisaient leurs ressources à faire fabriquer pour ces tristes soldats des fusils à mèche, des sabres doubles et des boucliers, tandis que les rebelles ne se servaient plus que de carabines et de fusils à percussion. Il fallait aussi donner une part des revenus aux réguliers du capitaine Dew. Le corps franco-chinois ayant manifesté l’intention d’entreprendre une nouvelle campagne, les mandarins se contentèrent de lui envoyer quelques miniers de cartouches, et l’on ne put en obtenir rien de plus. Les commandans prirent alors le parti d’acheter à crédit, au moyen de bons signés par eux-mêmes, tout ce dont ils avaient besoin. Cet expédient était dangereux, et ils s’exposaient, si l’expédition n’était pas couronnée par le succès, à voir toutes ces créances leur rester sur les bras; mais il n’y avait pas d’autre parti à prendre, et la réussite qu’il espéraient devait les conduire au milieu des districts de soie, c’est-à-dire dans une des parties les plus riches de la Chine, où ils trouveraient amplement des ressources pour tout rembourser. Les préparatifs furent poussés activement, et le 15 janvier 1863 les troupes s’avancèrent vers la préfecture de Chao-ching, ville de cinq lieues de tour et centre des districts qui produisent les soies solides connues sous le nom de taysaams.

Il n’y avait plus à la tête des Franco-Chinois qu’un seul commandant, le lieutenant de vaisseau Le Brethon de Caligny; son collègue, grièvement blessé sur les barricades de Shang-yu, ne pouvait songer à faire campagne : il restait chargé d’envoyer l’argent et les munitions à la colonne expéditionnaire. Il ne tarda pas à recevoir la visite du gouverneur chinois de Ning-po, qui, d’un air triste et soucieux, lui dit : « Chao-ching ne sera pas pris. — Et pourquoi donc? demanda l’officier. — Nous avons consulté les devins; ils nous ont répondu que les souffrances du pays n’avaient pas encore atteint la mesure fixée par le destin, et ils ont prédit qu’on ne s’emparerait pas de la ville avant la première période du deuxième mois lunaire de l’année prochaine. » On était alors à la fin du onzième mois lunaire; les devins renvoyaient donc le succès à deux mois de là. Leur prédiction, hélas! s’est accomplie, et la fatalité vint s’abattre sur le contingent. M. Le Brethon ne put amener ses troupes sous les murs de Chao-ching qu’après des fatigues inouïes, au milieu de la neige et d’un froid très vif. Les barques qui portaient le convoi s’échouèrent plusieurs fois dans la rivière de Shang-yu; elles eurent ensuite, pour entrer dans les canaux qui mènent à la ville, à franchir les barrages qui servent d’écluses. Ces barrages sont des plans inclinés en terre sur lesquels il faut hisser les barques, pour les faire ensuite glisser de l’autre côté. Quelquefois les paysans installent pour cette opération de grossiers cabestans, le plus souvent ils n’y emploient que la force des bras; mais ce qu’ils font assez facilement pour des barques ordinaires devenait fort difficile avec des chalands chargés de canons et de lourdes munitions. On réussit cependant à franchir ces obstacles, et l’on arriva devant la ville sans que les rebelles eussent tenté d’arrêter la marche des troupes. Ils se fiaient avec raison à leur formidable système de défense. Un canal, large de 50 mètres, faisait le tour des remparts et laissait à peine au pied des murs assez de place pour y planter une échelle. Ce canal se rattachait par plusieurs issues à de grands lacs qui permettaient de venir inopinément tourner les assiégeans. Les murs n’étaient accessibles que du côté des portes, et dans les grandes villes chinoises c’est toujours le point le mieux fortifié : elles se composent d’un tambour extérieur relié par deux portes solides. Les Taï-pings, pour redoubler leur sécurité, avaient construit un deuxième tambour extérieur, fermé par une voûte basse semblable à la voûte de la lunette du bastion central à Sébastopol; ils avaient eu soin aussi de couper les ponts jetés sur le canal entre la ville et les faubourgs. M. Le Brethon ne comptait guère prendre la ville de vive force. « J’essaierai un assaut, écrivait-il, car il se peut que les rebelles, effrayés par leurs précédentes défaites, évacuent la place quand ils verront mon attaque. Dans le cas contraire, je me porterai sur les canaux par lesquels ils reçoivent leurs approvisionnemens, et j’attendrai là qu’ils aient épuisé ceux qui leur restent dans la ville : il y a tout à parier qu’alors ils évacueront. » Dès l’abord, il met ses canons en batterie sur l’angle d’une porte et ouvre son feu. Un des canons s’engage, il s’en approche : c’était une pièce chinoise trouvée sur les murs de Shang-yu; elle éclate. M. Le Brethon est frappé par un morceau de fonte qui lui emporte les deux tiers de la tête. Près de lui gisaient le chef de pièce et une dizaine d’artilleurs chinois tués ou blessés. La mort de M. Le Brethon était un coup funeste pour le contingent. Déjà connu dans la marine pour son intelligence et son énergie, il avait montré surtout de rares capacités dans la rude tâche qui lui était dévolue de former et de mener au feu des troupes chinoises. Il excellait à lutter avec un admirable sang-froid contre les taquineries et les vexations des mandarins, et sa santé robuste lui permettait de résister longtemps aux rigueurs du climat et aux fatigues de la guerre.

Le bataillon ayant perdu son chef, l’expédition était manquée. Il ne restait plus que des instructeurs, anciens caporaux ou soldats, incapables de prendre le commandement et de résister au découragement général. Les rebelles ne tardèrent pas à connaître par leurs espions le malheur arrivé aux Franco-Chinois, et le lendemain matin un millier d’entre eux sortirent de la ville et s’avancèrent vers le campement, situé à 1,000 mètres des remparts, dans l’angle de deux canaux. La langue de terre sur laquelle le campement était placé se reliait par un pont au faubourg d’où venaient les Taï-pings. A ce moment même, les réguliers avaient levé le camp et se dirigeaient du côté opposé. A la vue de l’ennemi, une même pensée courut comme un éclair à travers leurs rangs. Ils continuèrent leur marche jusqu’au moment où tous les rebelles eurent passé le pont. Alors, poussant un grand cri, ils firent volte-face et se précipitèrent sur l’ennemi, en même temps qu’une compagnie se portait par un rapide détour vers le pont, l’occupait et coupait la retraite. Une centaine de rebelles qui avaient vu le danger s’étaient enfuis vers le faubourg. Les autres perdirent la tête et se laissèrent massacrer presque sans se défendre; tous périrent, fusillés, transpercés ou noyés. Les tagals de Manille, qui composaient un peloton d’avant-garde et qui étaient dévoués corps et âme à M. Le Brethon, montrèrent dans la tuerie un acharnement terrible. L’un d’entre eux se jette, le pistolet à la main, sur un chef ennemi à cheval. Les deux coups du pistolet ratent; le tagal furieux lance son arme à la tête du cavalier, l’abat et le tue d’un coup de sabre. C’était le commandant en second de la préfecture de Chao-ching; ses étriers en argent, ainsi que le mors de sa selle et le fourreau de son sabre, furent le trophée de la journée. Les soldats hurlaient de joie : leur général était vengé. Le lendemain, ils se replièrent sur Shang-yu.

Le chef de la division navale française envoya immédiatement, pour commander le contingent, le capitaine d’artillerie Tardif de Moidrey. C’était M. Tardif qui avait organisé à Shang-haï la petite troupe d’artilleurs dont les services avaient été si utiles aux amiraux alliés. Nul ne pouvait donc mieux que lui recueillir l’héritage de son prédécesseur. A peine arrivé, il conduisit ses troupes à trois lieues de Chao-ching, dans une petite bourgade fortifiée, placée à cheval sur le canal par lequel les rebelles recevaient leurs approvisionnemens. C’est là que M. Le Brethon avait résolu de s’établir dans le cas où son coup de main contre la ville n’eût pas réussi. Après s’être procuré des munitions, avoir complété l’armement et raffermi la discipline, M. Tardif se présenta, le 16 février 1863, devant Chao-ching. Le capitaine Dew s’était joint à l’expédition comme amateur, et il apportait avec lui un bel obusier de 22, qu’il prêta au contingent. Personne à Ning-po ne doutait du succès; pourtant le vieux gouverneur hochait toujours la tête et répétait que l’époque fixée par les devins n’était pas arrivée. Cette fois encore les devins eurent raison !

Le feu s’ouvrit à six heures du matin. A neuf heures, l’obusier anglais avait ouvert une brèche de vingt pieds de large. M. Tardif réunissait ses compagnons d’assaut et allait les lancer, lorsqu’un coup de feu partit à côté de lui et le frappa à la tête; on l’emporta mourant. Triste fatalité! c’était un de ses plantons chinois qui, armant maladroitement son fusil, en avait amené l’explosion et avait causé ce déplorable malheur. Le contingent restait donc une deuxième fois sans chef; mais le capitaine Dew prit sur lui de désigner le plus ancien instructeur comme commandant temporaire et de prescrire l’assaut. A midi, le signal fut donné de se jeter dans les barques pour traverser le canal et monter à la brèche. Quatre instructeurs et douze tagals manillois se lancèrent hardiment en avant et montèrent au sommet du mur; arrivés dans cette périlleuse situation, ils s’aperçurent qu’ils n’étaient pas suivis, que les troupes n’avaient pas traversé le canal, et qu’elles restaient en désordre sur la berge, d’où elles tiraient contre les murs à tort et à travers, sans prendre même le temps de viser. Les Taï-pings, qui avaient déjà commencé à fuir, revinrent sur leurs pas. Des seize réguliers qui avaient si résolument exécuté l’ordre d’assaut, dix seulement purent se sauver, les autres furent pris et eurent la tête tranchée; ils périrent victimes de la misérable peur qui avait envahi le reste du contingent. De la part de troupes européennes, une si lâche conduite soulèverait à bon droit le mépris; mais n’oublions pas que nous sommes en Chine, où tout le secret de la guerre est d’avancer quand l’ennemi recule, où les engagemens directs n’ont presque jamais lieu, où les villes se prennent soit par trahison, soit à la suite de longs sièges qui, épuisant les munitions et les vivres des assiégés, les forcent de céder la place, où l’assaut est un moyen d’attaque tout à fait inconnu. N’oublions pas non plus que le contingent était de formation récente, qu’une grande partie des hommes étaient nouvellement enrôlés et avaient une instruction militaire fort incomplète. Enfin, s’ils n’eurent pas le courage de monter à la brèche, les Franco-Chinois, à découvert sur la berge, exposés au feu des rebelles, n’en gardèrent pas moins une ferme attitude, et ne rétrogradèrent que lorsque le signal de la retraite fut donné. Ils comptaient quarante hommes tués et deux cents blessés.

L’agonie de M. Tardif dura huit heures, au milieu d’horribles souffrances. Il expira dans les bras de Lévêque du Tche-kiang. Ses soldats le pleurèrent et se préparèrent à le venger. Ils montraient le poing à cette ville maudite de Chao-ching que semblait défendre un destin contraire, et ils disaient qu’ils voulaient s’en emparer coûte que coûte. Cependant ils n’étaient pas assez relevés de leur échec de la veille pour qu’on osât tenter une nouvelle attaque, et les munitions d’artillerie étaient presque entièrement épuisées. Le siège fut donc décidé, et, en retranchant les troupes derrière les nombreuses issues du canal d’enceinte, on put leur faire occuper quatre des six portes de la ville. De l’argent, des armes et des munitions furent expédiés de Ning-po par le collègue de M. Le Brethon, par l’officier blessé qui avait dû rester dans cette ville après le départ de la colonne expéditionnaire. Le commandant de la station navale française envoya, sur la demande de cet officier, M. d’Aiguebelle, lieutenant de vaisseau, pour diriger les opérations. Les réguliers se comportèrent courageusement; ils montrèrent de la résolution, de l’élan même, et dans toutes les rencontres repoussèrent victorieusement les Taï-pings, qui chaque soir tentaient une sortie. Tous les convois furent interceptés. Le manque de munitions commençait à effrayer les assiégés. Leur chef essaya plusieurs fois d’engager des négociations avec M. d’Aiguebelle; il lui fit même offrir 1,200, 000 francs, s’il voulait abandonner les impériaux et se joindre à lui. Des pourparlers s’engagèrent aussi quelquefois entre des rebelles et les rondes qui passaient près des remparts à l’abri d’une gabionnade. On remarqua parmi ces rebelles plusieurs Européens, et un instructeur reconnut même un de ses anciens amis de Shang-haï. « Viens avec nous, lui cria celui-ci ; nous sommes bien payés et traités avec considération. » L’instructeur refusant, son ancien camarade lui tira un coup de fusil, dont la balle lui rasa la tête. Les Taï-pings, presque sans vivres et sans munitions, ne pouvaient résister longtemps. A plusieurs reprises leurs chefs avaient voulu évacuer la ville; mais le gouverneur les avait forcés d’y rester. C’était un Cantonais, ancien pirate; il était borgne, et la forme de l’œil qui lui restait l’avait fait surnommer Œil-de-Coq (cok’s eye). Il avait juré de mourir à son poste. L’influence qu’il exerçait sur les rebelles était très grande, et il savait les électriser au moment de l’action. A la fin cependant ils refusèrent de tenir, et Œil-de-Coq se vit forcé de les emmener et de manquer à son serment. Les Franco-Chinois occupèrent donc Chao-ching le 18 mars. On était, comme l’avaient prédit les devins, dans la première période du deuxième mois lunaire. Les rues étaient garnies de barricades. Du reste, la ville présentait l’aspect de toutes les villes par où avaient passé les rebelles : des ruines, et çà et là quelques beaux palais que s’étaient fait bâtir les chefs. Du haut des montagnes qui dominent Chao-ching, le plus riche paysage se présenta aux regards. Une joyeuse verdure s’étalait dans ces vastes champs qui produisent en abondance le mûrier, le blé, le riz, le coton ; sous les rayons du soleil étincelaient en longs rubans d’argent les nombreux canaux qui vont rejoindre de grands bassins naturels qui leur servent de réservoirs; une grande quantité de villages, aussi considérables que des villes en France, et qui avaient échappé aux ravages des rebelles en ne leur faisant pas de résistance, répandaient de toutes parts le mouvement et la prospérité. Quelques chaînes de collines accidentaient le pays et rompaient la monotonie habituelle des campagnes chinoises.

La prise de Chao-ching nous donna toute la province jusqu’à la baie de Hang-tcheou, au-delà de laquelle les rebelles se hâtèrent de chercher un abri, mettant ainsi entre eux et nous un fleuve large de deux milles, qui deviendra sans doute désormais contre leurs attaques une barrière infranchissable. Le gouvernement de Ning-po était donc délivré. En dix mois, notre contingent, qui, dans son plus grand développement, comptait deux mille cinq cents hommes, avait enlevé trois villes murées, amené l’évacuation de quatre autres, et dégagé soixante lieues de territoire. Il s’était exposé à des fatigues et à des dangers continuels; le vaste hôpital établi à Ning-po n’avait cessé d’être rempli de blessés; des quatre officiers qui successivement avaient pris le commandement, deux avaient été tués, un autre blessé; un tiers des instructeurs étaient morts, frappés par l’ennemi ou emportés par des maladies contractées au service. Il semble, donc que la petite armée pouvait définitivement compter sur la reconnaissance et sur la coopération empressée de toutes les classes du pays; mais qui peut compter en Chine sur quelque chose de certain? En même temps que les bandes rebelles s’enfuyaient de l’autre côté du fleuve, une horde non moins nombreuse et non moins redoutable s’abattait sur les campagnes de Chao-ching : c’étaient cent mille braves ou soldats impériaux ayant à leur tête le foutaï, gouverneur de toute la province du Tche-kiang. Ce haut fonctionnaire faisait depuis plus de deux ans la guerre dans le sud de la province, reprenant une ville par année. À ce compte, il eût mis vingt ans pour recouvrer le pays dont le gouvernement lui était confié; mais, fataliste comme tous les Chinois, il s’en inquiétait peu, et attendait qu’au mauvais destin, cause du triomphe des rebelles, succédât un destin plus heureux qui les fît disparaître. Son armée ressemblait à toutes les armées du Céleste-Empire. On sait que les Chinois ont des troupes permanentes très peu nombreuses, et enrôlent, quand les circonstances l’exigent, des milices locales dont l’effectif est réglé suivant les besoins. Un proverbe souvent répété dans le pays, you ming ou cheu, « il y a un nom, mais pas de choses réelles, » trouve son application pleine et entière dans cet assemblage de troupes et de milices. Les cadres des troupes permanentes comptent un grand nombre de vieillards et d’enfans que les mandarins y inscrivent pour s’approprier une partie de leur solde; quant aux milices, elles se composent des premiers venus, que l’on équipe à la hâte et que l’on arme, l’un avec un sabre, l’autre avec un fusil à mèche, l’autre avec un bambou surmonté d’un clou, et voilà des soldats! On remplace la qualité par le nombre, et l’on espère qu’à la vue d’une immense armée l’ennemi prendra peur et fuira sans combattre; mais il arrive au bout de quelques mois que les ressources du pays sont épuisées : les braves alors restent sans solde, vivent comme ils peuvent, et souvent se révoltent ou passent à l’ennemi. Ils font tout, excepté leur devoir de soldats. Tels étaient les braves du foutaï. Depuis huit mois, ils n’avaient reçu aucune paie. Ils campaient devant Kin-hoa, ville préfectorale située à soixante lieues de Chao-ching, et que les Taï-pings évacuèrent quelques jours avant de quitter cette dernière place. Les braves, abandonnant alors les districts qu’ils avaient épuisés, s’abattirent sur les riches campagnes que venaient de délivrer les Franco-Chinois. En même temps le foutaï donnait l’ordre de garder toutes les ressources pour lui et pour ses soldats, et faisait pleuvoir les réquisitions sur la ville de Ning-po. Qu’allait devenir notre contingent? Qui solderait les instructeurs, dont le traitement était en retard de plusieurs mois? Comment s’acquitteraient les officiers qui, pour se procurer les munitions et les approvisionnemens de toute espèce, avaient souscrit chacun au moins 100,000 francs de billets? Dans l’ordre impérial qui confiait au contingent la mission de chasser les rebelles du Tche-kiang, il avait été spécifié que le foutaï pourrait le licencier après la prise de Kin-hoa, s’il se jugeait capable de délivrer le reste de la province. Kin-hoa étant libre, le foutaï espéra bien profiter de cette clause pour se débarrasser des troupes formées à l’européenne, dont la comparaison avec les siennes était si désavantageuse à ces dernières. Aussi intima-t-il aux autorités de Ning-po l’ordre verbal de dissoudre le contingent. Les mandarins, qui avaient encore trop présent le souvenir des services rendus, et qui préféraient de beaucoup les réguliers aux braves contre les attaques possibles des rebelles, n’exécutèrent pas complètement les volontés du foutaï; mais ils n’osèrent pas non plus lui résister tout à fait, et, prenant un moyen terme, ils décidèrent que le contingent, n’ayant plus d’autre mission que de garder le territoire qu’il avait repris, serait réduit à quinze cents hommes. Quant aux officiers, ils eurent beaucoup de peine à faire payer leurs billets; l’argent ne fut remis qu’avec colère et menace.

Nous sommes ainsi arrivés à une situation qui nous met pour le moment dans l’impossibilité de poursuivre nos opérations militaires, et nous sommes obligés d’attendre qu’un nouveau décret impérial prescrive au contingent de continuer son œuvre au-delà de la baie de Hong-tcheou. La légation de France s’est chargée de l’obtenir. Le succès n’est pas douteux. Les gouverneurs de province voient sans doute avec déplaisir des étrangers se placer à côté d’eux et paralyser leur système de corruption et de vénalité; mais le prince-régent et les autres hommes éclairés qui occupent le premier rang dans les conseils de la cour de Pékin ne font pas difficulté de reconnaître que l’empire doit son salut aux étrangers, et que sans leur assistance il ne peut échapper à la crise qu’il traverse. Ils n’ignorent pas que le licenciement des réguliers serait pour les rebelles le signal d’une nouvelle invasion dans la province de Ning-po, et que ce port tomberait de nouveau entre leurs mains. Les moyens dilatoires que ne manqueront pas de trouver les mandarins pour gagner du temps et user la question resteront sans effet auprès du gouvernement impérial, si nous savons lutter avec eux de calme et de persévérance. La force d’inertie des Chinois ne l’emporte que sur les mouvemens impétueux et sur les ardeurs irréfléchies; elle finit par céder à la fermeté de l’Européen qui persiste dans ses desseins avec la conscience de son droit. Nos diplomates le savent, et la sagesse de leurs démarches aura des résultats d’autant plus heureux qu’ils seront appuyés par la reconnaissance des populations du territoire de Ning-po; ces populations en effet n’oublieront pas qu’au temps où on les avait abandonnées à leur malheureux sort, elles ont été délivrées par des armes françaises.

Le succès exerce sur tous les peuples, et principalement sur un peuple fataliste comme les Chinois, une influence morale incontestable. Les succès des troupes franco-chinoises leur ont valu cette autorité : la laisser perdre ou ne pas la fortifier serait une des plus grandes fautes que l’on puisse commettre en Orient; elle est le plus sûr moyen d’étendre notre action politique et nos relations commerciales, d’assurer le progrès de nos idées religieuses et civilisatrices. Les Anglais ne s’y trompent pas. Ils savent qu’un corps de quelques mille réguliers, sous la direction d’officiers européens, suffit à imposer le respect à des populations innombrables; ils savent aussi que ces officiers lancés ainsi dans l’intérieur de l’empire peuvent mieux que personne, à cause du besoin qu’en ont les Chinois dans les momens de danger, pénétrer les secrets de leur organisation sociale, gagner par la douceur ou dominer par la crainte les mandarins, et surtout déjouer toutes les intrigues, qu’elles viennent de l’intérieur ou des étrangers. La France ne doit donc pas, quelles que soient les difficultés et les oppositions, abandonner le poste qu’elle a conquis et payé du sang de ses soldats. C’est à elle qu’il appartient de chasser les rebelles de Hong-tcheou, tandis que les Anglais délivreront Sou-tcheou. Il ne restera plus aux Taï-pings que Nankin, d’où ils ne tarderont pas à sortir, effrayés par leurs revers successifs. On verra alors en peu de temps leurs bandes se dissoudre et disparaître. Que fera la dynastie mantchoue, sauvée ainsi par les puissances occidentales? Il faut espérer de la sagesse de son gouvernement actuel qu’il ne rejettera pas les obligations d’une légitime reconnaissance, et qu’il conservera comme gage de sécurité les troupes régulières. S’il en était autrement, le système permanent de corruption et d’exactions qui a favorisé le soulèvement des Taï-pings ne tarderait pas à provoquer une nouvelle insurrection, contre laquelle la cour de Pékin n’aurait d’autre ressource que d’invoquer encore une fois le secours des nations étrangères.


III.

Les missions, jadis l’unique explication que la France avait à donner de sa présence en Chine, restent encore pour elle un puissant moyen d’influence. On estime que le nombre des chrétiens dans la province de Kiang-sou approche de cinquante mille ; dans le Tche-kiang, il y en a de sept à huit mille. Les provinces de l’ouest, le Sse-tchouan et le Kouei-tchouan, comptent aussi beaucoup de prosélytes. Les hardis explorateurs qui, lors de l’ouverture du Yang-tse-kiang en 1862, allèrent chercher une route de la Chine aux Indes par le Thibet, et qui reçurent avec reconnaissance l’aide et les conseils de Mgr Desflesches, l’évêque du Sse-tchouan, déclarèrent avoir rencontré une foule de catholiques dans ces provinces; mais les chrétientés sont tellement dispersées sur la surface immense de l’empire du Milieu, qu’il est impossible d’évaluer exactement le nombre de leurs membres : en le portant à trois cent mille, on ne serait peut-être pas loin de la vérité.

Les derniers traités, en couvrant les missions d’une protection efficace, laissent le champ libre à leur essor. En vertu de la clause par laquelle elles doivent être remises en possession de leurs anciennes propriétés ou recevoir des terrains équivalens, on a affecté dans chaque province de vastes emplacemens à leurs œuvres de religion et de bienfaisance. A Canton, c’est, comme nous l’avons dit, le terrain où s’élevait le palais du vice-roi Yeh; à Tien-tsin, celui du palais impérial. Assurés maintenant du respect des populations, les missionnaires ont presque tous quitté l’habit chinois et pris la soutane; leurs fidèles sont encore exposés à quelques vexations, mais généralement on les laisse en repos, et même en plusieurs endroits ils prennent rang parmi les notables et les mandarins. D’ailleurs, lorsque de cruelles persécutions étouffèrent à plusieurs reprises les germes de la propagation de la foi, ce n’était pas le catholicisme même que les Chinois attaquaient, car ils sont en fait de religion d’une indifférence complète; les mahométans jouissent chez eux de la plus grande liberté, et à Canton, où l’on en compte près de cinq mille, ils ont deux mosquées. Si la religion catholique inspira des craintes et des soupçons, c’est qu’elle était propagée par des étrangers, et que le gouvernement vit en eux des agens politiques venant, au cœur même de l’empire, seconder les desseins ambitieux des puissances occidentales. Les mandarins partagèrent d’autant plus facilement ces ombrages qu’ils craignaient de voir une partie des populations échapper à leur influence absolue. Aujourd’hui la volonté de la cour de Pékin est que les chrétiens soient accueillis et regardés comme des amis; cette décision a été exprimée dans les traités et dans plusieurs édits impériaux : elle est sauvegardée par la présence de notre légation à Pékin.

On a souvent accusé les missionnaires de ne pas songer, en répandant la religion catholique, à servir les intérêts de leur patrie, et on n’a pas manqué d’en donner pour preuve le principe qu’ils ont adopté de ne pas apprendre le français à leurs néophytes. Les missionnaires de l’intérieur répondent que la connaissance de notre langue serait inutile à leurs chrétiens, tandis que le latin leur est indispensable pour comprendre les textes sacrés; ceux du littoral allèguent que leurs élèves pourraient, soit par des conversations avec des compatriotes de mauvaises mœurs, comme il s’en trouve malheureusement dans les ports de mer, soit par des livres contraires aux dogmes, corrompre leurs croyances et celles des chrétientés. Quoi qu’il en soit, l’œuvre des missionnaires est aux yeux de tous, mandarins et peuple, une œuvre éminemment française. Lorsque les missionnaires réclament auprès des mandarins pour qu’ils assurent la protection des fidèles, c’est à la France que les mandarins croient déférer, et c’est à la France que les fidèles croient devoir leur protection. Les vexations auxquelles ceux-ci étaient constamment en butte quand il s’agissait de les faire souscrire aux frais des cérémonies païennes ont été adoucies par l’intervention des missionnaires, mais elles n’ont cessé complètement que lorsque notre légation eut obtenu un ordre impérial qui dispensait les sectateurs de la religion catholique de ces souscriptions populaires. Il y a donc un accord efficace entre les ministres de la religion et les agens du gouvernement français.

On ne peut non plus ignorer la part que les missionnaires ont prise dans les luttes où se trouvait engagé notre drapeau. A Shang-haï, les pères jésuites prêtèrent une utile coopération aux troupes alliées, lorsqu’elles marchèrent contre les rebelles. A leur voix, les paysans sortirent en foule de leurs villages, le sabre ou la pique à la main et le turban tricolore sur la tête. Ce turban indiquait clairement par ses couleurs qu’en leur annonçant l’arrivée du secours qu’ils attendaient avec tant d’impatience, on avait eu soin de leur montrer la France marchant en première ligne. Au milieu d’eux se trouvait un homme vêtu du costume indigène, à la figure hâlée, aux yeux vifs et intelligens, aux joues rougies par l’excitation du travail et de la fatigue : c’était le père Lemaître, supérieur de la mission des jésuites. On le voyait partout : ici, il procurait des coulies, là des bateaux, aux soldats des provisions, aux amiraux des guides et des renseignemens. Dans toute éventualité. Anglais comme Français s’écriaient : « Où est le père Lemaître? » Il était l’âme de l’expédition. Après la capture d’une ville, on lui remettait les prisonniers des rebelles que l’on avait pu délivrer; il employait alors ses soins à leur procurer des ressources et à les garantir des vengeances des mandarins. Son zèle lui a été fatal; il contracta les germes d’une maladie qui, après lui avoir enlevé graduellement ses forces, finit par l’entraîner au tombeau. A la même époque, les jésuites donnèrent asile dans leur propriété de Tong-ka-dou à plus de dix mille personnes qui avaient fui devant les rebelles, et réussirent à fournir les vingt mille bols de riz nécessaires chaque jour pour la nourriture de ces malheureux. C’est aussi à un missionnaire, le père Willaume, que l’on dut l’unique tentative que les paysans aient osé faire seuls contre les rebelles. Si cet exemple eût été suivi, c’était le salut de la province. Le père Willaume desservait une petite chapelle sur la rive droite du Whampoa; il réunit ses fidèles, anima leur courage, et éveilla dans leurs cœurs timides la volonté de défendre leurs foyers. Une trentaine de Manillois bien armés se joignirent à cette petite milice, que vinrent bientôt rejoindre des habitans des villages voisins. Ce corps, formé à la hâte, fit merveilles; à deux reprises il repoussa un ennemi dont les bandes nombreuses n’avaient pas encore rencontré de résistance. L’excès d’enthousiasme que donnèrent aux chrétiens ces premiers succès fut la cause de leur perte. Ils voulurent à leur tour prendre l’offensive, marchèrent sur une ville voisine et se firent écraser. Les Taï-pings, en les poursuivant, arrivèrent jusqu’à l’église et massacrèrent le père Willaume. Le lendemain, la rivière était couverte de barques fugitives, le cadavre du jésuite était apporté à la mission, et l’incendie éclairait de ses lueurs sinistres la pauvre chrétienté.

Nous avons déjà dit, en parlant de la formation du contingent franco-chinois à Ning-po, que la plus grande des îles Chusan avait dû sa délivrance à l’évêque du Tche-kiang, Mgr Delaplace. Cette île servait de refuge à une foula de familles et à un grand nombre de mandarins qui avaient fui le danger. Lorsqu’on apprit que les Taï-pings s’étaient emparés de Ning-po, les habitans de l’île s’empressèrent de faire leur soumission, et offrirent aux chefs rebelles 480,000 francs, que ceux-ci acceptèrent en leur promettant de les laisser en repos. Quelle ne fut pas la douleur des Chusanais lorsqu’ils apprirent, quelques mois plus tard, qu’une armée marchait contre eux ! Ils étaient prêts à courber la tête sous la fatalité et à subir les terribles conséquences d’une invasion; mais Mgr Delaplace conseilla la résistance et l’organisa avec une merveilleuse activité. Tous les habitans, peuple et notables, exaltés par ses paroles, se levèrent en masse. Les fonds nécessaires pour subvenir aux préparatifs de défense furent bientôt trouvés : ceux qui n’avaient pas d’argent offraient leurs bijoux de famille, d’autres leurs propriétés. Un millier de soldats, seul débris de l’armée du Tche-kiang, furent postés sur les remparts. « Vous mangez tranquillement votre riz, leur dit-on, maintenant qu’il faut se battre; vous vous battrez, ou vous serez massacrés. » Les rebelles se présentèrent devant les portes; un feu meurtrier les accueillit, ils se trouvèrent en un seul jour si maltraités qu’il leur fallut demander des renforts à Ning-po; les renforts n’arrivant pas, ils battirent en retraite. Les Chusanais surent bien reconnaître que c’était l’énergie de l’évêque qui les avait sauvés.

On ne peut donc nier que nos missionnaires n’aient servi la politique française en Chine par leur coopération dans la guerre et par leur autorité sur une partie des populations. La révolte de ces Taï-pings qui se disaient les frères des chrétiens et qui avaient emprunté quelques lambeaux de doctrines au catéchisme ne leur avait pas d’abord été antipathique; mais lorsqu’ils virent les excès et les ravages de ces hordes de bandits, lorsqu’ils apprirent que la France allait les combattre, ils se tournèrent sans hésiter vers le drapeau de la patrie, et exposèrent leur vie pour cette dynastie mantchoue qui les avait si longtemps et si cruellement persécutés. C’est donc ajuste titre que la France les couvre de sa protection. Leur œuvre ne peut que grandir.


Telle en définitive que s’offre à nous la situation de la Chine depuis la fin de 1862, elle prouve clairement que la France possède aujourd’hui dans cet empire un triple moyen d’influence : les relations commerciales, l’introduction de ses nationaux auprès du gouvernement chinois, et l’œuvre des missionnaires. Avec de la persévérance et de l’esprit de suite, notre pays tirera de cette situation des avantages politiques et matériels qui le paieront des sacrifices faits pour planter notre drapeau sur ce sol lointain à côté du drapeau des autres nations occidentales. Il ne faut pas cependant se faire illusion, ni s’imaginer que nous y prendrons tout d’un coup une position égale à celle de l’Angleterre, depuis si longtemps établie dans ces contrées. On s’est étonné que la France, après l’expédition de Pékin, n’eût pas revendiqué la possession d’un port qui pût rivaliser avec le port anglais de Hong-kong, et l’on parlait des îles Chusan ; mais que serait devenu ce port entre nos mains avec les faibles ressources dont nous disposons actuellement? Quel miracle y eût attiré les navires? Pendant combien d’années serait-il demeuré sans vie, délaissé même de nos nationaux, ne représentant qu’un vain nom sur la carte commerciale, et offrant aux yeux de tous un triste objet de comparaison avec Shang-haï, Hong-kong et Ning-po? D’autres personnes demandaient que l’on occupât une province; mais, en supposant que les nations rivales eussent consenti à cette conquête, la législation chinoise met entre les mains du gouvernement une arme qui nous eût empêchés d’en retirer aucun bien. Cette arme est un système de responsabilité d’après lequel un sujet chinois, s’il parvient personnellement à fuir la vindicte de l’état, expose tous ses parens à être punis à sa place dans leurs personnes et dans leurs biens. Or il n’existe guère de famille d’une certaine importance dont tous les membres habitent la même province, et qui n’aient quelqu’une de leurs branches dans les provinces voisines. Placés sous le coup de cette loi impitoyable, les habitans de la province occupée auraient émigré peu à peu pour ne pas laisser leurs proches subir les colères des agens du gouvernement impérial, et le vide se serait fait autour de nous. C’est la tactique dont se servirent les mandarins dans les premiers temps de l’occupation de Canton : en peu de jours, ils eurent frappé de mort non-seulement Canton, mais encore Hong-kong et Macao, quoique des garnisons européennes abritassent les Chinois contre toute action directe de leurs autorités. Il n’y a, pour avoir raison d’un tel état de choses, d’autre moyen que de reculer successivement les frontières du territoire conquis. C’est ce que les Anglais ont fait dans les Indes et les Russes dans la Mantchourie, c’est ce que nous pourrions faire en Cochinchine, si une politique semblable à celle du Céleste-Empire venait causer aussi l’émigration des habitans; mais ce qui est possible dans un pays où une seule nation a porté ses armes devient impraticable là où plusieurs nations réunissent leurs intérêts politiques et commerciaux : on n’aurait pu souffrir de tels empiétemens de notre part, et nous aurions été réduits à nous consumer en vains efforts sur un sol stérilisé.

Vouloir conquérir en Chine serait donc une faute; mettre à profit par le commerce les produits de cet immense empire, voilà surtout le but que doivent se proposer tous les Occidentaux. Sur aucun autre point du globe, la culture n’est aussi avancée; les matières à manufacturer s’y produisent en abondance, et l’esprit mercantile est si développé chez les trafiquans chinois, qu’en leur ouvrant des marchés nombreux et bien placés on est sûr de les y voir offrir toutes les marchandises dont ils peuvent disposer. Il appartient aux négocians français de faire d’énergiques efforts pour entrer en lutte avec leurs rivaux; il appartient au gouvernement de faciliter leurs opérations et de les protéger. Il les protège déjà par les consuls dont le nombre et l’importance ne peuvent manquer de s’accroître bientôt; il les protégera non moins efficacement en provoquant et en soutenant l’introduction de simples particuliers au cœur même des institutions civiles et militaires de la Chine. Les Chinois en effet, qui montrent de la répugnance à agir sous l’impulsion d’agens officiels des puissances européennes, ne font pas difficulté de confier leurs intérêts à des étrangers, lorsqu’ils ne voient pas au-dessus d’eux la main d’un gouvernement. C’est à un simple particulier anglais, M. Lay, qu’ils se sont adressés pour établir dans leurs ports un inspectorat étranger des douanes qui en a triplé les revenus. C’est encore à M. Lay qu’ils ont confié la mission de former cette flottille à vapeur qui partait dernièrement des ports de l’Angleterre, emportant outre ses équipages 500 marins, noyau d’une armée que M. Lay se propose aussi de créer. Ward, simple particulier américain, put également, aussitôt que ses talens furent reconnus, obtenir les moyens d’organiser son contingent,

L’Angleterre comprend très bien l’importance qu’ont pour elle de pareils agens, et, trouvant en eux un moyen d’influence certain, elle sait, tout en leur laissant leur caractère privé, les soutenir contre toutes les manœuvres hostiles. Les ministres de la reine se sont empressés de seconder la mission de M. Lay; ils lui ont fait obtenir du parlement des officiers de marine pour sa flottille, des officiers de terre pour son armée. En agissant ainsi, ils s’en rapportaient à la lettre que M. Lay écrivait à lord Russell : « Je regarde l’inspectorat étranger des douanes, disait-il, comme la machine la plus puissante pour amener la Chine vers les idées occidentales, pour ne pas dire anglaises, et je pense que c’est un point de vue analogue qui a engagé sir Henri Bulwer à recommander à la Turquie pour les diverses branches de son administration des Anglais honnêtes et capables. » Les Anglais n’ont pas hésité non plus, pour assurer le succès du contingent de Ward lorsqu’ils en prirent la direction, à lui fournir des armes et des munitions; ils le sauvèrent ainsi des embarras sans nombre que le nôtre a rencontrés, et qui l’ont si souvent compromis. Ce contingent, commandé maintenant par un officier du génie anglais, le major Gordon, et par plusieurs officiers d’infanterie, compte 5,000 hommes. Un autre de leurs bataillons, à Tien-tsin, se compose de 3,000 soldats. Une conduite aussi habile peut nous servir d’exemple. La France ne compte pas moins d’hommes dévoués que l’Angleterre. Qu’elle place, elle aussi, en Chine des sentinelles avancées qui puissent déjouer les intrigues et garantir la neutralité d’un pays que des efforts communs ont ouvert à l’Europe. Ferme défense de nos droits, choix d’agens sûrs, protection effective et tenace de ceux qui nous servent, esprit pratique, activité et persistance, telles sont les conditions qui nous feront conserver en Chine dans les luttes pacifiques du commerce la place que nous avons conquise par nos armes.


V. GIQUEL.

  1. Nos lecteurs n’ont pas oublié l’étude sur la Question chinoise (Revue du 1er juin 1857), ni d’autres travaux encore, parmi lesquels un des plus récens est celui de M. de Courcy (Revue des 1er et 15 juillet 1861).
  2. Il n’est pas possible d’employer une autre expression que celle de land renters, les Européens ne pouvant pas, d’après les traités, acheter des terrains, mais simplement les louer à perpétuité. C’est une pure question de principe.
  3. Les plénipotentiaires anglais, après la prise de Pékin, ne cachèrent pas à leurs collègues qu’ils ne tenaient pas à une indemnité de guerre, par la raison que l’accroissement donné au commerce de leurs nationaux ne tarderait pas à les indemniser largement.
  4. Voyez la livraison du 15 avril 1863.