La France en 1614
FRANCE EN 1614[1]
La superficie du territoire de la France, en 1614, représentait environ les quatre cinquièmes de ce qu’elle est aujourd’hui. Il lui manquait, à l’est, une bande comprenant l’Artois et les Flandres, la Lorraine et l’Alsace, la Franche-Comté, la Savoie et Nice ; il lui manquait, au sud, le Roussillon, et, dans la Méditerranée, la Corse. A l’intérieur, plusieurs petites principautés, dont la plus importante était le comtat d’Avignon, restaient indépendantes.
Les Français d’alors avaient conscience que leur pays n’avait pas atteint son entier développement et qu’il était en voie de formation ; au fond de leur cœur résidait le sentiment historique que les limites de la France doivent être celles de l’ancienne Gaule :
- Quand Paris boira le Rhin
- Toute la Gaule aura sa fin, disait le proverbe. Les géographes disaient : « De la Belgique, le roi de France ne tient que la seule Picardie, et c’est ici que gît une des principales pertes de nos rois sur la possession de leur ancien héritage. » Enfin, les hommes d’État observaient que les intentions d’Henri IV, si la mort ne l’eût surpris, « étaient de rendre le Rhin la borne de la France. »
Cette France plus petite était aussi plus rude. A vol d’oiseau, elle apparaissait, — comme nous la montrent les cartes naïves du temps, — couverte de forêts encore épaisses, hérissée de clochers, de créneaux et de moulins. La vie était plus haut perchée qu’aujourd’hui. Elle s’accrochait aux pentes des montagnes, aux collines, aux côtes escarpées. Dans les pays de plaine, elle s’installait sur des mottes élevées de main d’homme.
Les forêts des Ardennes, de Guise, de Compiègne, de Fontainebleau, de Montargis, les grands bois du Maine, du Poitou, de la Basse-Bretagne, la forêt de Brancôme en Angoumois, se rejoignaient presque, étendant, sur d’immenses contrées, un mystère continu. Des ours, des loups, des renards, des cerfs à tête noire offraient aux gentilshommes chasseurs un gibier abondant. Sous ces voûtes sombres se perpétuaient des races de bûcherons et de charbonniers vivant dans l’isolement et gardant, à travers les siècles, les coutumes et les superstitions antiques. L’hiver venu, on entendait leur hache cogner au fond des taillis, et, pour faire le charbon, ils allumaient, dans les clairières, les tertres mystérieux dont la lente cuisson couronne de fumée la cime ondulée des bois.
Les rivières non endiguées débordaient plus souvent, et leurs rives, fréquemment envahies, étaient malsaines. Pourtant elles étaient les grandes voies de communication. Les villes bâties dans leurs îles ou sur les collines avoisinantes, apparaissaient de loin, ceintes de murailles et de tours, fermées de portes étroites, déchiquetant le ciel de leurs édifices pointus.
Dans la campagne, les châteaux étaient nombreux, trop nombreux même, suivant le proverbe : « En France, trop de châteaux. » La plupart d’entre eux avaient gardé l’aspect renfrogné et les hautes murailles du moyen âge. Les fossés, les tours, les mâchicoulis, les créneaux avaient été réparés pendant les guerres de la Ligue. On avait seulement percé quelques embrasures par où passait la tête des coulevrines.
Au fond des vallées, au détour d’un bois, au gué d’une rivière, des chaumines serrées comme des poussins près du toit modeste des églises rurales, formaient ce qu’on appelait des paroisses.
Derrière l’église, le cimetière ombreux et moussu ; devant, une place avec les ormes, le crucifix et l’abreuvoir où les bestiaux viennent boire ; le long d’une route herbue, des maisons basses presque enfoncées dans la terre et couvertes de longs toits de chaume où pendent les gouttes de pluie ; sur le pas des portes, des commères en cotte et jupe de futaine, la tête couverte d’une coiffe à la Catherine de Médicis, faisant trois pointes, une sur le front, deux sur les oreilles ; des enfans demi-nus ; un pauvre loqueteux et béquilleux ; un valet de ferme avec le grand chapeau, les larges braies et les jambes ballantes sur un cheval étique, c’est ainsi que le burin d’Israël nous montre une de ces agglomérations rurales. Moins denses, moins peuplées que nos villages, elles montaient d’après les évaluations des premiers statisticiens au chiffre de 23,000. On comptait, en France, 44,000 clochers, et on évaluait la population totale du pays à environ 16 millions d’habitans.
Pas ou peu de chemins. Les larges roues des chariots creusaient, dans la terre, les ornières qui marquaient les routes. En été, cela passait encore ; en hiver, on ne pouvait circuler. Aussi les voyages par eau étaient en grand honneur. Les coches très fréquentés faisaient un service assez régulier. Et puis on allait à cheval, à pied. Le temps ne comptait pas. Pourtant quelques routes pavées, sur lesquelles galopaient les postes du roi, reliaient entre eux les grands centres.
La pénurie des moyens de communication gardait à chacune des régions de la France une figure particulière. De la frontière à Paris, on passait successivement par des provinces rattachées plus ou moins étroitement à la couronne : celles qui faisaient partie du royaume depuis mille ans et celles qui en étaient depuis la veille. Cette diversité de situation politique se manifestait par des divergences très grandes dans l’aspect même des choses. Les voyageurs observent tous le contraste que présentent la richesse de certaines contrées et la pauvreté des autres. Leur admiration se dilate au soleil de la tiède Touraine et se glace parmi les misères de la Bretagne, de la Marche et du Limousin. Ils s’attachent à décrire la physionomie propre de chaque province, et, malgré la maladresse de leur pinceau, ils y parviennent, parce que les mœurs, la langue, le costume, présentaient des traits distincts et nettement accusés.
Les voyageurs qui entraient dans le royaume par la frontière du Nord traversaient d’abord une région cruellement éprouvée par les guerres récentes. La Picardie étalait encore les vestiges du long séjour des armées espagnoles : des églises basses et sans ornement, relevées à la hâte entre deux destructions ; des villages fortifiés ; des souterrains et des retraites profondes dans les bois, où le peuple se réfugiait à l’approche de l’ennemi. C’était le pays des places fortes et des sièges célèbres. Depuis Calais, qu’une bande étroite rattachait à Amiens, jusqu’à Sedan, qui n’était pas encore français, on comptait Ardres, Montreuil, Abbeville, Amiens, dont la surprise et la reprise, sous le règne d’Henri IV, étaient dans toutes les mémoires ; puis Corbie, Péronne, Ham, Le Catelet, Saint-Quentin, La Fère, pressées l’une contre l’autre dans le Vermandois ; puis, dans la verte Thiérache, Guise, Ver vins et La Capelle, couvrant Laon, Soissons et Reims.
Depuis que la paix avait été signée à Vervins, la Picardie s’était remise à l’œuvre avec la ténacité de ces régions toujours meurtries et toujours vivaces. Le laboureur s’était remis à son champ et le vigneron à sa vigne. Les Picards sont laborieux, francs et braves. Ils ont toujours passé pour mutins et mobiles. Pourtant leur loyalisme n’a jamais fait défaut à la cause des rois. Les étrangers les trouvaient rudes et de mœurs peu hospitalières.
En avançant vers Paris, les voyageurs remarquaient une activité toujours croissante. Le mouvement de la batellerie sur l’Oise et sur la Marne les étonnait. Ce sont, disaient-ils, les deux « mamelles » qui donnent la nourriture à Paris. De véritables flottilles de bâtimens descendaient ou remontaient sans cesse leur cours. A partir du pont de Beauvais, un service de chevaux était organisé qui traînait les convois jusqu’à Paris.
L’Ile-de-France, le Beauvaisis, le Clermontois, se ressentaient plus encore que la Picardie du voisinage de la capitale : « Les collines environnantes sont fertiles en vignes, les vallées pleines de moissons et de vergers ; de nombreux troupeaux dans les prairies font un spectacle vraiment très agréable. »
Les villages étaient mieux bâtis. Ils avaient presque tous conservé la vieille église romane avec le campanile élevé sur la tour fortifiée du portail. Au-dessus des villes, les grandes cathédrales gothiques dressaient le dos énorme de leurs nefs et les deux bras des tours trop souvent dépareillées. Les hôtels de ville s’égayaient du carillon des provinces belgiques. Derrière de bonnes murailles, Laon, Saint-Quentin, Noyon, Senlis, Beauvais gardaient précieusement les traditions des vieilles libertés bourgeoises.
Du côté de l’est, Paris n’était séparé de la frontière que par la Champagne, haute et basse, le Barrois, le Bassigny et les Trois-Evêchés. La Champagne, comme l’Ile-de-France, était un des anciens domaines de la couronne. Mais les Trois-Évêchés étaient dans une de ces situations ambiguës, fréquentes alors en Europe. Le lien qui les avait rattachés à l’Empire n’était pas tout à fait brisé. Pour qualifier cette sorte d’annexion incomplète, on disait qu’ils étaient sous la « protection » du roi de France. On cherchait par tous les moyens à étendre ce droit, et, selon la propre expression de Richelieu, « à rendre le pays messin aussi assuré à la France que le comté de Champagne. »
Au contraire, la Lorraine, quoique indépendante, était, à l’égard de la France, dans une sorte de subordination. Les membres de la famille ducale vivaient dans l’orbite de la cour. Le duc était sans cesse dans les transes ou d’une alliance trop étroite, ou d’une rupture redoutable. Sa capitale, Nancy, prise entre tout et Metz, étouffait. La place forte de la Mothe était, à la moindre alerte, son plus sûr abri.
On entrait en France, de ce côté, par Mouzon et Bar-le-Duc. La Champagne, avec sa face blanche, donnait une pauvre idée du royaume : « C’est ici que l’on voit de vastes campagnes blanchissantes comme de la craie, dégarnies d’arbres, sans aucun pré ni eaux courantes, ce qui fait qu’on n’y trouve pas les vivres et commodités qu’il faudrait pour les voyageurs. » Pourtant les vins du pays étaient déjà renommés et les villes étaient belles : Troyes, avec sa riche vêture d’églises et de palais, et dont les cloches, sans cesse brimbalantes, étonnaient l’étranger ; Reims, « qui est grande, entourée de murailles fort blanches et dont les hautes tours se font voir de loin ; » Châlons, Vitry, Chaumont-en-Bassigny étaient les places fortes ou les villes importantes de cette frontière. Selon le proverbe fameux, les Champenois passaient pour peu avisés ; mais ils étaient soumis, fidèles, et payaient bien la taille : un « troupeau. »
En quittant la Champagne, on traversait la Brie, plus fertile, et, par les coteaux élégans qui bordent la Marne, on arrivait à Paris. Quoique Paris n’eût pas encore dévoré toute la France, il demandait un long séjour, et il faut lui réserver une description à part. Quand on l’avait visité avec soin, puis ses environs : Saint-Germain, Saint-Denis, Rueil que venait de faire construire le financier Moysset, et surtout Fontainebleau que l’on considérait « comme le plus beau château de France, Allemagne, Belgique, Angleterre et Italie, » on se hâtait vers les provinces dont l’air était plus doux et la langue plus pure.
On entrait dans la Beauce par la belle route pavée de Paris à Orléans : « Cette province, dit un voyageur, n’a ni montagnes, ni fleuves, ni forêts, ni vignes, très peu de prés et si peu d’eau que les habitans de Blois appellent leurs puits des sources. C’est à peine s’il y a des arbres et le peu qu’on en voit sont tout rachitiques à cause de la nature du sol. Mais c’est la contrée la plus féconde en froment. Aussi l’appelle-t-on le grenier de Paris. » Visible de partout, la cathédrale de Chartres surgissait, dominant de loin des guérets mornes ou les vagues d’un océan de moisson.
Hors la grand’route, les chemins étaient détestables : « En Beauce, bonne route, mauvais chemins, » disait le proverbe répété à l’envi par les voyageurs. L’habitant avait l’esprit adroit et caustique, et les « chats » de Beaugency en disputaient le prix aux « guépins » d’Orléans.
Autour d’Orléans, on retrouvait une fertilité moins uniforme, les collines ombragées, la vigne. Les vins du pays avaient une grande réputation ; mais ils passaient pour corrosifs. On ne les vendait pas à Paris ; il était interdit de les servir à la table du roi. Orléans attirait les étrangers et surtout les Allemands. Les privilèges accordés à la « nation germanique, » qui faisait partie de l’Université, les y retenaient. Ils prétendaient aussi qu’Orléans était la patrie du beau langage, de l’orléanisme, — comme on disait en Grèce l’atticisme. Ils trouvaient ses habitans « opulentissimes, » ses monumens admirables, ses rues bien alignées et bien pavées, ses maisons élégantes avec leurs salles garnies de nattes. Ils étaient d’avis qu’il y avait à Orléans plus de jolies femmes que nulle part ailleurs. En un mot, c’était la plus belle ville de France, selon le mot de Charles-Quint, qui disait avoir vu, dans ce royaume, cinq choses dignes de remarque : « une maison, La Rochefoucauld ; un pays, le Poitou ; un jardin, la Touraine ; une ville, Orléans, et un monde, Paris. »
Outre ces mérites, la situation d’Orléans, au sommet du coude de la Loire, lui donnait une grande importance. Dans les guerres civiles, la possession de son pont de pierre, garni de tours, avait été sans cesse disputée par les deux partis.
Bientôt commençait la Touraine, qui, par la grâce souriante du paysage, la richesse des constructions, la délicate fertilité des jardins, passait pour la fleur du royaume : « On passe la Loire à gauche, dit un voyageur, le chemin devient charmant parmi les arbres, les vignes, les villages, au bruit agréable des eaux qui courent vers la Loire. C’est une grande plaine qu’on a nommée avec raison le jardin de la France. » — « Nulle part, dit un autre, je n’ai eu un plus délicieux spectacle que du haut du château de Saumur, d’où l’on voit la Loire, la plaine qui s’étend au loin et toute la campagne en fleurs. »
Ce qui ajoutait au charme du paysage, c’était la beauté et la variété des châteaux. A l’exemple des rois, toute la noblesse s’était ruinée, sur ces bords, en constructions somptueuses. Depuis les masses imposantes de Langeais et de Luynes, jusqu’aux plus exquises finesses de Chambord et d’Azay-le-Rideau, l’architecture de la renaissance avait épuisé ses conceptions à embellir ces contrées. Tourelles en poivrières, mâchicoulis ornementés, arcs brisés, anses de paniers, fenêtres à meneaux, escaliers à jour, fleurons, coupoles, pignons, galeries, toits, belvédères, tout cela s’entassait, s’étageait, s’élançait dans un luxe inouï où fleurissait couramment tout le fouillis de l’arabesque sculpturale.
À travers trois siècles de ruines, il en est resté assez aujourd’hui pour fatiguer l’admiration. On peut deviner quel spectacle c’était alors, parmi les beautés des avenues bien alignées, des fontaines jaillissantes, des jardins épanouis. Une nombreuse aristocratie, entourée de serviteurs, de pages et de poètes, y menait l’existence élégante et pondérée qui a donné une note si savoureuse à la culture de cette province :
- Tourangeaux, Angevins,
- Bons fruits, bons esprits, bons vins.
En suivant la Loire, on atteignait Saumur, défendue par des murailles épaisses, couronnée par un château qui passait pour très fort et qui abritait la vieillesse inquiète du pape des protestans, Duplessis-Mornay ; puis les Ponts-de-Cé, qui étaient pour la Basse-Loire ce que le pont d’Orléans était pour son cours moyen ; puis la poissonneuse Nantes, par où l’on entrait en Bretagne.
La Bretagne était, à beaucoup de points de vue, différente des autres provinces. Elle se sentait elle-même à peine française, et se réclamait volontiers du temps de la reine Anne. Sa langue, sa misère, sa noblesse besogneuse, ses étais provinciaux toujours turbulens, lui assuraient une indépendance conforme à sa situation géographique et à son passé. « Les hommes, les animaux et le& arbres sont plus petits ici que nulle part ailleurs, dit Laëtius. Près de l’Océan, la population est dense, abondante, par la facilité que produit la mer pour l’arrivée de toutes les marchandises. Dans le centre, au contraire, ce sont des champs déserts, des landes infertiles qui ne servent qu’à la nourriture des troupeaux. Près de la mer, les lépreux abondent. »
Toute repliée sur elle-même, la Bretagne prolonge plus longtemps le rêve d’idéal et de superstition qui fut celui du moyen âge. En plein XVIIe siècle, elle continue à sculpter les hauts clochers ajourés que les marins suivent de l’œil, loin des côtes ; elle poursuit, dans les veines du bois, le caprice d’un art enchevêtré qui emprunte ses motifs à une sorte de géométrie végétale. Ses tailleurs sorciers piquent dans le drap les broderies éclatantes auxquelles s’attache un sens mystérieux. Elle se berce de ses légendes mélancoliques, de ses chansons monotones, et s’endort, parmi les genêts, dans un sommeil qui mêle les lassitudes de l’indolence à la crapule de l’ivrognerie. Pourtant elle est brave ; elle est entreprenante et s’élance hardiment dans les entreprises hasardeuses. Elle se vante de ses hardis marins et de « ce grand et illustre pilote, Jacques le Cartier, qui, soubs le règne du grand roy François, descouvrit le pays et isles du Canada et autres terres en la mer septentrionale, avec honneur et gloire immortelle. »
Dans les dernières guerres, avec son instinct catholique, ses aspirations séparatistes, ses mœurs brutales, la Bretagne s’était jetée dans la révolte, puis dans les bras de l’Espagne. Le duc de Mercosur avait positivement régné sur elle. La résistance s’était prolongée là plus que nulle part ailleurs. Il avait fallu qu’Henri IV vînt en personne pour rétablir l’ordre, et c’est ainsi qu’il avait daté de Mantes l’édit qui avait donné la paix religieuse au royaume. La Bretagne avait été longue à s’apaiser tout à fait. Elle restait toujours menaçante, et, au moindre vent de rébellion, les Vendôme, qui la gouvernaient maintenant, savaient qu’ils pouvaient compter sur elle pour soutenir leurs ambitions de cadets illégitimes et insoumis.
La Normandie formait avec la Bretagne un parfait contraste. Elle était la province la plus riche du royaume, comme l’autre en était la plus pauvre. Elle comptait parmi les plus soumises. Elle avait pour le commerce, pour l’industrie, pour les travaux et le bien-être de la vie pratique, un goût qui manquait complètement à son antique rivale. On la comparait déjà à l’Angleterre. Ses habitans ne passaient pas pour aimables. Ils étaient grands, sérieux et rudes. On citait traditionnellement, au sujet de cette province, le portrait si expressif de Robert Gaguin : « La Normandie a une métropole, six villes, quatre-vingt-quatorze places fortifiées et nombre de bourgs bâtis comme des villes. Il faut au moins six jours pour la traverser de part en part. Elle est d’une richesse prodigieuse en poissons, en troupeaux et en blé. Les poiriers et les pommiers y poussent en telle abondance qu’on fait de leurs fruits une boisson, le cidre, dont les habitans sont grands buveurs. Ils sont, de leur naturel, trompeurs, très attachés à leurs coutumes et à leurs mœurs, s’entendent parfaitement aux dois et aux procès. Aussi les étrangers craignent d’entrer en relations avec eux ; d’ailleurs, amis de la science, religieux, excellens dans la guerre, où ils ont remporté sur d’autres nations de très grands succès. »
Depuis le moyen âge, la Normandie était considérée comme une des grandes ressources du royaume tant en argent qu’en hommes. Elle payait, à elle seule, un cinquième des tailles. On disait :
- Si bonne n’était Normandie
- Saint Michel n’y serait mie.
Très attachée à ses traditions, surtout en matière de jurisprudence, elle entourait de vénération son parlement, qui jugeait d’après les vieilles coutumes de la province. Les cités étaient pleines de magistrats et de prêtres.
Rouen, malgré ses rues étroites, passait pour une belle ville, « sise en lieu commode et bien marchande. » Son admirable palais de justice était le monument élevé à la gloire de la basoche par ces gens fameux en procès. Le manteau de sculpture jeté sur la ville par les architectes et les tailleurs de pierre du moyen âge, lui donnait vraiment l’air royal, et l’on observait que, si elle n’avait pas été détruite successivement par quatorze incendies, elle eût pu être l’égale de Paris.
Caen était l’ancienne capitale et la seconde ville de la duché. « Le château est haut élevé sur la ville et est situé sur un roc et fortifié de son donjon. Au milieu, il y a une tour fort haute et grosse, flanquée aux quatre coins de quatre autres grosses tours et armée de fossés profonds. » Avec son bailli, ses tribunaux, sa chambre des généraux, ses hommes de loi, son université, ses abbayes, ses collèges, Caen marquait bien le caractère doctrinaire et grave du « pays de sapience. »
Quand on laissait la France pour pénétrer dans les régions d’outre-Loire, on sentait immédiatement que le pays était autre : « De l’Orléanais à la Guyenne par le Berry, le Poitou, l’Angoumois et la Saintonge, on ne quittait pour ainsi dire pas les forêts. C’était comme une vaste marche frontière qui séparait le pays d’oc du pays d’oil. »
La Sologne, infiniment plus vaste et plus inculte qu’aujourd’hui, croupissait dans la plus horrible misère ; le Berry offrait un aspect un peu meilleur. On louait surtout son activité industrieuse, et les « moutons du Berry » donnaient une laine à la réputation proverbiale. L’université de Bourges, où avaient enseigné les Alciat, les Baudoin, les Hotman, les Cujas, avait étendu au loin le renom de la ville. Les Allemands s’y rendaient en grand nombre et y séjournaient.
Bourges était considéré comme une place très forte, la citadelle et le réduit de toute la Gaule. On montrait, non loin de cette ville, un arbre qu’on disait être placé juste au centre du royaume. On prétendait aussi que la fameuse « grosse tour, » à laquelle on ne pouvait comparer que celles de Carcassonne et de Nuremberg, avait été bâtie par Vercingétorix. Un passage du voyageur allemand Gölnitz donne une impression très nette de l’aspect que présentaient ces contrées : « En allant de Bourges à Lyon, dit-il, comme la route royale était rompue par les pluies, le cheval qui portait nos bagages tomba dans les marais… Nous étions nous-mêmes en péril de la vie par une nuit très noire et un vent impétueux qui nous empêchait de nous entendre. Nous dûmes marcher à pied, tâtant le sol avec les mains, car il n’y avait pas trace de route. Notre guide allait en avant au milieu de l’eau. Nous suivions à la file, par derrière, sans voir, sans entendre. Enfin, au milieu de la nuit, après nous être plusieurs lois égarés, nous arrivâmes, trempés jusqu’aux os, les bottes pleines, à l’auberge. Nous y trouvâmes Philémon et Baucis et les secouâmes un peu pour obtenir un bon feu, sécher nos vêtemens, mettre de la paille dans nos bottes, du pain et du vin dans nos estomacs. Une fois séchés et rassasiés, nous allâmes coucher.
« Le lendemain, la pluie ayant un peu cessé, nous marchons, par un chemin empierré, jusqu’à un bourg nommé Couleuvre[2]. Triste logis, et qui paraissait toujours sur le point de prendre feu : le bois mis dans le foyer vomissait des flammes par la cheminée, qui traversait justement un grenier plein de foin. Il fallut nous mettre à jeter de l’eau sur le feu pour jouir de sa chaleur sans trop de péril. Ce remarquable logis s’appelait l’Écu de France. A peine séchés, et le repas fini, nous repartons sous la pluie et nous avançons lentement, jusqu’à la tombée du jour, pour gagner, au village de Franchesse[3], l’auberge du Cheval blanc. Tout y était ouvert, portes et fenêtres. Pas de fermeture, pas de vitres ; et il y avait, là dedans, des hommes de fort mauvaise mine, occupés à travailler le lin. L’idée de manger et de dormir sous le même toit n’était pas sans nous donner quelque inquiétude pour nos bagages. Nous veillâmes une partie de la nuit, et, grâce à ce soin, tout se passa sans accident. »
Pour aller vers le sud-ouest, on passait par Châtellerault et Poitiers. Le Poitou, moitié nord et moitié midi, conservait encore quelque chose de l’abondance de la Touraine. La terre, cependant, devenait plus maigre. Poitiers, comme Bourges, comme Orléans, était un centre d’études important. Elle s’appelait elle-même l’Athènes de la France.
La Brenne, le Bas-Poitou, croupis dans leurs marais, étaient d’affreux pays. La Marche, le Limousin, tout rugueux de collines boisées, ne valaient guère mieux. Les voyageurs parlent de ces contrées avec un sentiment d’horreur et de pitié. « Les habitans sont d’une sobriété extraordinaire, gloutons seulement de pain, ignorans de tous autres délices… Dans leurs affaires, ils se montrent assez adroits et réfléchis, très entêtés. Ils sont sordides dans leur nourriture et dans leurs vêtemens… » Si l’on pénétrait dans les horribles chaumières, faites de torchis, qui leur servaient de demeures, on trouvait des enfans nus sur de la paille, grelottant devant un feu de bousat de vaches… « Ils vivent de châtaignes, qu’ils exportent même au loin. On ne voit dans la campagne que des chênes et des châtaigniers. La terre est couverte de pierres que les paysans ont la paresse de ne pas enlever : sinon, elle ne serait pas mauvaise. Mais la stérilité vient surtout de la barbarie des habitans. Peu de villages, quelques rares chaumières ; dans les champs pierreux, quelques moutons, peu de vaches. »
A travers l’Angoumois et le Périgord, le pays gardait à peu près le même aspect jusqu’aux portes de Bordeaux. Angoulême avait beaucoup souffert des guerres de religion. La peste s’y était installée presque à l’état endémique. Sur la fin du XVIe siècle, Etienne Pasquier, se rendant à Cognac, traversa l’Angoumois et passa, dit-il, « par tel grand bourg dans lequel il n’y avait que quatre ou cinq pauvres ménages » et dans lequel on ne trouvait pas de quoi manger. En 1613, la ville était poursuivie pour dettes, et des huissiers s’étaient installés aux portes qui saisissaient les habitans et les mettaient en prison, faute du paiement d’une somme de deux mille cinq cents livres due par la communauté. On n’avait pas l’argent nécessaire pour acheter un tombereau à enlever les ordures.
Les bourgeois de la ville n’en étaient pas moins « fiers, gens de bon esprit, tenant quelque compte de leur réputation, assez hauts à la main, se vantans volontiers, se plaisans peu au trafic, la plupart vivans de leurs revenus et faisans les gentilshommes. Ils aiment les lettres, sont hospitaliers et courtois et se plaisent à choses nouvelles. »
Quant aux gens du plat pays, « ils sont grossiers et rudes, se ressentant de la lourderie de leurs voisins, adonnés au travail, opiniâtres et têtus, au reste propres aux armes, de grand courage et fort hardis. »
Le Périgord, quoique pierreux et rocailleux, était un peu meilleur. On citait « ses forges à fer et à acier, » ses fabriques d’armes et de couteaux, ses moulins à eau. Rien que la Conze, qui n’a qu’une lieue de cours, « fait néanmoins moudre six vingts moulins, tant à bled qu’à papier. »
Périgueux, disait-on, avait autrefois porté le nom de Japhet, « d’où l’on peut voir qu’elle est très ancienne et que les enfans et arrière-neveux de Noé, venant en Gaule peu après le déluge, la bâtirent et lui donnèrent ce nom. » Elle avait été érigée en évêché « dès le temps des apôtres, » et son église de Saint-Front passait, avec raison, pour l’un des plus anciens et des plus beaux bâtimens du royaume.
Le Périgord était plein d’une noblesse « innombrable, prompte, dure, aimant les querelles, avide de nouveautés et toujours prête à se mettre en mouvement pour le moindre objet. » « … Quant aux gens de condition inférieure, ils sont vains, dispos, fort gaillards et de longue vie pour leur naturelle sobriété… Ils sont fort affables, accorts, propres à toutes honnêtes actions et exercices, soit aux lettres, armes, arts mécaniques ou autres perfections. »
Au-delà du Poitou et du Périgord, joignant l’Océan, venait le pays de Saintonge, le comté d’Aunis et La Rochelle. C’était le centre du protestantisme français. Installé sur le bord de la mer, en relation constante avec l’Angleterre et la Hollande, il s’implantait, avec une gravité tenace, dans ces pays-bas de la France. Ce n’était pas le protestantisme cavalier et à la soldade de la Gascogne, rêvant les grands coups d’épée, le pillage des églises et la confiscation des biens du clergé ; c’était un protestantisme noir, austère, en robe, avec des figures très longues ; un protestantisme de ministres et de marchands.
Il y avait quelque chose de fier dans l’établissement de cette république municipale de La Rochelle, qui aurait voulu étendre sur la France, divisée en états confédérés, son esprit indépendant et sectaire. Elle vantait sa richesse, la hardiesse de ses marins, l’activité de ses commerçans. Elle obéissait orgueilleusement à son maire, « qui ne marchait jamais qu’entouré d’une garde. » La Rochelle entretenait soigneusement ses murailles, ses fossés, ses bastions, auxquels travaillaient les ingénieurs hollandais et que l’on citait comme le modèle de la défense des places. On assurait que la ville était imprenable et elle portait, en avant de son havre d’étroite embouchure, les deux grosses tours de la Chaîne et de Saint-Nicolas, veillant, comme deux sentinelles, sur le repos de la cité.
La Guyenne avait beaucoup perdu de son antique réputation. Dans son humeur ombrageuse, elle regrettait peut-être l’époque où, sous la domination lointaine des Anglais, elle était à demi indépendante. Un voyageur donne au Médoc cette louange restreinte, « que le pays n’est pas aussi mauvais qu’on le dit. » On remarquait, il est vrai, que la vigne y poussait bien et que le vin était généreux (surtout le vin de Grave, très en honneur) ; mais on ajoutait que les autres cultures y étaient peu prospères.
Bordeaux n’avait pas encore pris le grand élan que bientôt le commerce des Antilles et des Indes allait lui donner. Elle n’avait pas revêtu le manteau somptueux dont, au XVIIIe siècle, le marquis de Tourny devait l’orner. Cependant, c’était déjà une belle ville, avec ses trois châteaux de l’Ormée, du Hà et de Trompette, avec ses huit abbayes, son université et son collège de jésuites ; avec ses deux collégiales, ses douze paroisses, avec ses clochers aigus, bâtis par les Anglais ; avec ses longs quais, que les vaisseaux de commerce garnissaient à perte de vue, durant les deux grandes foires de mai et d’octobre.
Elle s’adonnait déjà principalement au commerce des vins, qui descendaient le long de la Garonne et de la Dordogne pour, de là, être exportés en Angleterre et dans les pays du Nord, sous le nom de claret.
La Guyenne et le Bordelais étaient renommés pour l’esprit agréable et ingénieux, pour la culture de la noblesse et de la haute bourgeoisie. La fin du XVIe siècle avait connu le célèbre évêque d’Aire, François de Candale, « parfait alchimiste, inventeur de l’eau de Candale, très expert arquebusier » et qui, disait-on, avait trouvé la pierre philosophale ; Michel de Montaigne, « homme grandement docte, franc, ennemi de toute contrainte, fort instruit des affaires, principalement celles de la Guyenne, qu’il connaissait à fond ; » la sœur du moraliste, Mme de Lestonac, « femme grandement savante, et qui parlait bon grec et bon latin ; » le directeur du collège, Vinet, ami des Muret, des Turnèbe, des Buchanan.
Le parlement se recrutait dans une aristocratie de robe nombreuse, riche, éloquente, instruite. Il aimait à parler haut en s’adressant aux rois, et, comme la modestie gasconne s’en mêlait, on répétait volontiers, dans la ville, un propos attribué à Henri IV : « Que, s’il n’était roi de France, il eût voulu être conseiller au parlement de Bordeaux. »
De Thou, qui, au sortir de Bordeaux, a fait tout le voyage de Gascogne, rapporte que les Landes étaient loin de présenter alors l’aspect misérable qu’on peut leur supposer. « On trouve sur la route, dit-il, de grandes landes et des bruyères pleines d’abeilles et de tortues, avec des villages fort écartés les uns des autres, mais très peuplés. Les paysans y sont plus riches que dans tout le reste de la Gascogne. »
Bayonne, sans cesse menacée par les terribles inondations de l’Adour, était pourtant un port de mer actif et important. Les vaisseaux qui en partaient pour la grande pêche étaient des plus renommés pour leur esprit d’entreprise et la hardiesse de leurs équipages. Bientôt on entrait dans le Béarn, dont le caractère si marqué frappait les voyageurs : « Le langage de ces peuples est fort singulier et les habits de leurs femmes ne le sont pas moins ; elles en ont pour chaque âge et pour chaque état, pour le deuil, pour le mariage et pour les prières publiques. Si l’on voyait ailleurs des gens vêtus de cette manière, on croirait qu’ils se sont déguisés exprès pour faire rire ou pour monter sur un théâtre. » Tout ce pays, d’ailleurs très turbulent, très divisé, soutenu par les prétentions du Béarn et de la Navarre, se sentant déjà de la morgue espagnole, jouissait d’une sorte d’indépendance. L’action du pouvoir royal ne s’y faisait sentir que mollement et seulement dans les temps où les populations, lassées des dissensions locales, l’imploraient. Un voyageur observe que, dans toute cette région, les paysans ne sortaient jamais sans armes.
Enfin on se trouvait dans le pays de Gascogne, qui résonnait d’un langage nouveau :
- Lo ne es bon gasconnet
- Se ne sabe dezi
- Iligue, hogue, hagasset.
Les bords de la Garonne étaient « bordés d’une infinité de bourgades, de grands châteaux et de maisons de plaisance. » Agen, situé dans un pays riche, agréable, fertile, était comme une seconde capitale pour le Midi. Elle s’illustrait du séjour qu’y faisait Scaliger.
Mais la vraie reine du Midi, c’était Toulouse. C’est aujourd’hui une ville morte. À cette époque, son influence rayonnait sur tout ce qui parlait le vigoureux et sonore langage que les puristes du temps étaient en train de reléguer au rang d’un patois méprisé. Des hauteurs de l’Auvergne, du Velay, du Quercy, de la Guyenne, de la Navarre, de l’Espagne, l’élite de la jeunesse descendait vers-son université. Ils recueillaient, sur les lèvres des professeurs, le suc de la tradition romaine et scolastique. Ils s’y séchaient au feu d’une doctrine âpre et autoritaire qui faisait de tous ses Gascons les plus redoutables serviteurs de l’autorité royale. Dès longtemps, on disait de l’université de Toulouse qu’elle était « l’école des plus grands magistrats et des premiers hommes d’Etat, » et le proverbe répétait à son tour :
- Paris pour voir,
- Lyon pour avoir,
- Bordeaux pour dispendre
- Et Toulouse pour apprendre.
La ville elle-même, toute construite en briques, était plutôt remarquable par l’antiquité que par la beauté de ses édifices. Saint-Sernin, la vieille église, était couronnée de canons pour foudroyer la cité en cas de rébellion. On rebâtissait Saint-Étienne, qu’un incendie avait détruit en 1609. On montrait encore l’hôtel de ville qui avait recueilli le nom glorieux de Capitole ; le parlement avec la salle d’audience, la table de marbre, les prisons des Hauts-Murats ; enfin les collèges parmi lesquels venait de s’insinuer timidement celui des jésuites, appelé à de plus hautes destinées.
L’impression produite par Toulouse sur les voyageurs était résumée par l’un d’entre eux en ces termes : « Située dans une belle plaine, arrosée par la Garonne, c’est la première ville du royaume après Paris et même, si l’on compte la beauté et le nombre des églises, la dignité du parlement, la fréquentation des écoles, la richesse des citoyens, la splendeur des édifices publics et privés, elle n’est pas loin d’être la première On pourrait, comme Athènes autrefois, l’appeler la ville de Pallas. »
Toulouse règne sur le Languedoc, soit comme chef-lieu de gouvernement, soit comme lieu de réunion des États, soit comme siège de l’archevêché, soit comme séjour du parlement. Tout le pays, administré par lui-même, peu chargé d’impôts, était riche ; Bodin donnait sa constitution en exemple. Comparativement au reste du royaume, il y faisait bon vivre ; on remarquait surtout la variété de ses productions, fruits, vins, fromens, poissons, gibier ; celui-ci si abondant, paraît-il, que, tous les jours, « on sert des perdreaux et des cailles pour le déjeuner et le dîner. »
Les habitans étaient curieux, insolens : « Ils regardent fixement les étrangers, comme des bêtes inconnues récemment amenées d’Afrique et ils s’interrompent de manger pour les considérer. En traversant les bourgs de la province, on rencontrait parfois un enterrement où les assistans poussaient de grands cris et de bruyans gémissemens. » Ou bien, au contraire, on voit « les filles danser, au milieu des rues avec des gesticulations étonnantes : » c’est toute l’exubérance méridionale. « Les Languedociens sont catholiques, faciles à émouvoir, dit un autre voyageur. Ils ont de l’esprit et veulent qu’on les croie. » Il ne dit pas s’ils méritent toujours d’être crus.
Carcassonne et Narbonne étaient les deux places fortes qui protégeaient cette frontière du côté du Roussillon, encore espagnol. Les tours rondes de Carcassonne, les tours carrées de Narbonne donnaient à ces deux villes un aspect très imposant. Les voyageurs devaient remettre leurs armes entre les mains des gardes, avant de franchir les portes.
Montpellier, avec son air salubre, l’agrément du climat, ses fortes études de médecine, était un lieu de séjour très apprécié. On s’y piquait de belles manières : « La place de la Canourgue, où se viennent rendre par bandes toute la noblesse et mille beaux visages pour y pratiquer d’honnêtes galanteries et y entendre les concerts et les sérénades, est la marque trop visible de la belle humeur des habitans ; » et notre auteur ajoute galamment : « Le beau sexe ne contribue pas peu, de ce côté, à la gloire de Montpellier qui est rempli d’une infinité d’habitans si bien mis et si bien couverts qu’ils témoignent par là qu’ils sont les nobles membres d’une des premières cités de la France. »
A travers un pays sablonneux, parmi des terres ingrates voilées de l’ombre grise des oliviers, on gagnait Nîmes, la dernière ville du Languedoc, en allant vers le Rhône. Nîmes répandait un parfum d’antiquité qui charmait le cœur de tous ces excellens latinistes. Ils vantaient l’amphithéâtre, le plus grand, disait-on, qui fût resté de toute l’antiquité romaine ; on célébrait la Maison Carrée, bâtie par l’empereur Adrien, en l’honneur de sa femme Plotine. On s’étonnait devant la tour Magne, « dont on ne peut savoir le dessein de celui qui l’a bâtie, si ce n’est pour éterniser sa mémoire par un si grand ouvrage, comme voulut faire Nemrod pour la haute tour de Babylone, à qui la tour Magne a beaucoup de ressemblance. »
Mais la merveille des merveilles, c’était le pont du Gard. Ses trois rangées d’arches indestructibles étaient contemplées, examinées, mesurées avec un respect pieux. De pareilles œuvres si supérieures par leur utilité, par leur simplicité, par leur force à tout ce qu’avait laissé le moyen âge, évoquaient, dans des esprits encore tout imbus de la tradition, le souvenir écrasant de la grandeur romaine ; et cet enthousiasme pétrissait, presqu’à leur insu, les esprits et les âmes ; il imposait l’imitation directe et efficace de l’antiquité aux efforts nouveaux du siècle qui commençait.
La Provence était la plus noble partie de l’ancienne France. Tout, jusqu’à son nom, indiquait le souvenir de la domination romaine. Elle avait, dans ses mœurs, dans sa constitution, dans l’aspect même de la campagne, quelque chose qui la distinguait des autres provinces du royaume. Sèche, rouge, poussiéreuse et venteuse, elle était peu fertile en blé, mais abondante en fruits et surtout en fleurs. Ses champs répandaient, en toutes saisons, l’arôme acre des orangers, des citronniers, des roses et des jasmins. C’étaient ces « divines senteurs » dont l’obsession fatiguait Mme de Sévigné. La Provence était moins prônée qu’aujourd’hui. Son ciel si pur, la douceur de ses hivers, la beauté de la mer, trouvaient nos pères moins sensibles que nous. Cependant, déjà on voyait poindre quelque aube de ces installations hivernales que la facilité des voyages a tant multipliées. Un voyageur observe que « dans tous ces petits ports de mer de Provence on mange à table d’hôte, chair et poisson, où chacun pour une pièce de vingt sols est traité délicieusement et proprement. On boit ordinairement à la glace, et c’est la coutume du pays, chaque fois que l’on sert à boire, de fringuer le verre et le présenter à demi plein d’eau qu’on verse toute, ou peu, ou point à sa volonté, avant que de l’emplir de vin qui est très brûlant en Provence et malsain, si on le boit sans eau. »
Cette côte délicieuse était loin d’offrir un tranquille séjour. Les Turcs et les Barbaresques l’infestaient. Leurs vaisseaux arrivaient brusquement et faisaient, dans les villages et jusque dans les villes, de terribles razzias. Il fallait être toujours sur ses gardes et, malgré tout, les prisons de Tunis et d’Alger regorgeaient d’esclaves enlevés ainsi sur les côtes méditerranéennes.
Outre ces maux aujourd’hui disparus, la Provence en connaissait d’autres qu’on réunissait dans ce dicton :
- Le Parlement, le Mistral et la Durance
- Ont fait la ruine de Provence.
Tout en se plaignant de son parlement, la Provence en était fière. Il l’avait régi souverainement durant les guerres de la Ligue, et la turbulence méridionale se vantait de l’avoir vu tenir tête simultanément à la France, à l’Espagne et à la Savoie. En 1614, les cœurs s’étant apaisés, la Provence était gouvernée pacifiquement par l’héritier des Guises, devenu le fidèle serviteur des rois. Elle cherchait son illustration dans la renommée des hommes de lettres : Du Vair, « cette aigle de l’éloquence française, » Peiresc, Malherbe, qui avait fait de la Provence son pays d’adoption. On notait déjà que les Provençaux étaient grands parleurs et vantards. Mais on s’arrêtait là ; on ne pouvait prévoir que, dans des temps de révolution, leur génie oratoire et tumultueux aurait sur les destinées de la France une plus haute influence.
La Provence commençait, du côté de l’Italie, entre Nice et Antibes. Toulon, récemment fortifié par Henri IV, prenait quelque importance. Marseille gardait une réputation de vieille ville républicaine et on notait ce qui restait debout de son antique organisation municipale.
Les voyageurs, montés à Notre-Dame, de la Garde, observaient que, vue de haut, la ville avait l’air d’une harpe, penchée vers la mer. Ils en trouvaient les rues étroites, les monumens peu imposans, mais le port très beau, avec ses trois châteaux de Saint-Jean, d’If et de Ratonneau. Ils énumèrent complaisamment les produits si divers que ses marins allaient chercher dans les pays du Levant, et, en revanche, les vins, les huiles et les autres objets de négoce qu’ils exportaient au loin. On consacrait toujours une visite aux galères du roi et on s’attardait à écouter le chant des forçats, penchés sur la rame.
En Provence, on admirait des lieux de pèlerinage célèbres, Montmajou, la Sainte-Baume, Saint-Maximin, où l’on montrait une ampoule contenant une terre qui, comme celle de Saint-Janvier à Naples, se convertissait en eau et en sang à l’époque des dévotions. La Crau était célèbre par ses pierres qu’on disait tombées du ciel et « qui n’empêchaient point cette plaine d’être d’un plus grand rapport que les plus fertiles. » La Camargue élevait des milliers de chevaux et des bœufs sauvages. La cérémonie de la Ferrade donnait lieu à des fêtes qui attiraient un grand concours de peuple.
Aix, capitale de la Provence, s’enorgueillissait beaucoup de son nom latin, de son parlement, de sa chambre des comptes, de son université, de son archevêché et de son gouvernement. Avec tout cela, elle sentait la vie peu à peu s’éloigner d’elle. Elle en était réduite à étaler quelques édifices anciens, une grande vanité, et « un nombre considérable de noblesse et de personnes de qualité très propres en leurs habits et très polis en leurs mœurs. »
Avignon et le Comtat-Venaissin formaient une petite principauté indépendante. C’était une république italienne transportée au milieu de la France. Avec son gouvernement ecclésiastique, son « dôme » et son palais du vice-légat, Avignon ressemblait, paraît-il, à Bologne. On n’y entendait guère parler que la langue italienne et de nombreuses familles péninsulaires s’y étaient installées. Elle était toute remplie de prêtres et de moines ; mais aussi de ruffians et de juifs.
Les voyageurs mettent leurs successeurs en garde contre les services dangereux des premiers et ils dépeignent avec détails le curieux aspect des seconds. Tolérés par l’adroite politique du clergé, Vêtus et coiffés de jaune, ils vivaient là dans l’ordure et le mépris. Ils se jetaient sur les étrangers et leur offraient des marchandises de toutes sortes « avec une insistance qui eût été désagréable si elle n’eût été si facilement repoussée. »
Pétrarque attirait les poètes à Vaucluse. Orange et sa petite principauté, placée sous la suzeraineté du roi de France, offraient quelque curiosité pour le politique. On visitait le pont Saint-Esprit, ouvrage grandiose des Romains et l’on quittait la Provence pour entrer dans le Dauphiné.
Le Dauphiné, province frontière, abritée et écrasée tout à la fois par les contreforts des Alpes, était resté jusqu’à un certain point distinct du royaume de France. En vertu de l’acte qui l’avait réuni à la couronne, il donnait son nom au fils aîné des rois. Cette demi-autonomie, affirmée encore par l’esprit indépendant, ferme et fier des Dauphinois, faisait de cette province un perpétuel objet de tentation pour le duc de Savoie. Profitant de la minorité de Louis XIII, ce « fin renard, » Charles-Emmanuel, employait sa redoutable habileté à persuader à ses chers voisins qu’il fallait reconstituer l’ancien royaume des Allobroges : « La nature, disait-il, a fait des Dauphinois et des Savoisiens un seul et même peuple ; quand vous lui aurez donné un même maître, ils seront encore ces redoutables Allobroges qui furent la gloire des Celtes et la terreur de Rome. Renouez la chaîne des temps ; rattachez à vous l’ancienne dynastie de vos rois. »
On ne pouvait faire un usage plus heureux des exemples historiques. Les Dauphinois pourtant se méfiaient. Ils restaient attachés, sinon à la France, du moins à leur gouverneur, le brave et habile Lesdiguières. Connétable de France, gouverneur du Dauphiné, chef reconnu du protestantisme français, celui-ci était le véritable roi du pays. Sa puissance même n’était pas sans donner quelque ombrage au roi de France, son maître. Mais comme on ne pouvait l’abattre, on le ménageait. Il répondait de la sûreté de cette frontière et intervenait, pour son compte personnel, dans les querelles des princes italiens.
Sage administrateur, il s’attachait à développer le commerce et l’industrie, couvrait le pays d’édifices somptueux et de constructions utiles. Il était comme l’Henri IV Dauphinois. Dans son magnifique château de Vizille, on comptait cent vingt chambres, et notamment une belle galerie de tableaux et de sculptures. L’arsenal, rangé dans un ordre admirable et tenu avec la propreté la plus méticuleuse, contenait six cents armures, deux mille piques et dix mille fusils. C’en était assez pour tenir en respect les ambitions qui s’agitaient autour de la province.
Le Dauphiné présentait, dans la nature du sol et dans le génie des habitans, les mêmes contrastes que dans l’ordre politique : il y avait des contrées extrêmement fertiles, qui donnaient même d’excellens vins ; il y en avait d’autres absolument stériles où ne poussait guère que le noyer. De même, on remarquait une opposition absolue entre la lourdeur et la stupidité des paysans, la politesse et la vivacité des citadins. Grenoble, ville bien située et bien fortifiée, était le siège du parlement et le lieu de réunion des états provinciaux. Vienne avait un archevêque qui se disait le primat du primat des Gaules. Montmélian, le fort Barraux, récemment reconstruit par Lesdiguières, Embrun, Briançon, haut perché dans la montagne, étaient les places fortes de la région. A Valence, sur le Rhône, existait un péage qui faisait le désespoir des commerçans et dont tout le profit allait au duc de Lesdiguières. Enfin, avant de quitter la province, on ne manquait pas de visiter la Grande-Chartreuse qui attirait les étrangers par sa situation au milieu du site le plus sauvage et par le renom d’hospitalité des bons pères.
Voici comment notre excellent Gölnitz entonne les louanges de la ville de Lyon. « Cette ville est la principale et le boulevard de la France, la première de toutes les Gaules au point de vue spirituel, la boutique du commerce universel et enfin, — ce qui est à son éternelle louange, — s’il y a au monde un endroit où se trouvent rassemblés tous les vénérables débris de l’antiquité, statues de dieux et de princes, inscriptions, tombeaux, théâtres en ruines, bains, thermes, aqueducs, canaux, égouts, temples, colonnes de toutes formes, obélisques, pyramides, tableaux, vases, urnes, lampes, emblèmes, poteries, — cet endroit, c’est Lyon. »
Monté sur ce ton, le dithyrambe ne s’arrête pas. Pour rehausser la gloire de Lyon, on attribuait sa fondation à un certain Lugdus, roi des Celtes, qui vivait l’an du monde 2335, « longtemps avant la naissance de Moïse. » Par cette antiquité fabuleuse, par son passé romain, par son admirable situation et par l’activité de son commerce, Lyon prenait aux yeux des étrangers une importance exceptionnelle. Que l’on vînt d’Italie ou que l’on vînt d’Allemagne, c’était toujours l’indispensable étape. C’était dans cette ville que se faisait le commerce de l’argent. Sa place était peut-être la plus importante du monde. On disait, vers le milieu du XVIe siècle, que Lyon était « comme une Florence ultramontaine. » On eût pu ajouter qu’elle était comme un Francfort français. C’était, au plus haut degré, la ville des affaires et de l’activité cosmopolite.
L’espace occupé par Lyon était immense. Sa muraille enveloppait de vastes terrains dont une partie en culture et en jardins. Pour pénétrer jusque dans la cité, il fallait passer successivement par trois portes. A la troisième, un portier demandait d’où l’on était, et ce que l’on venait faire dans la ville. Il donnait ensuite un billet, sans lequel on n’aurait été admis dans aucun hôtel.
Trois châteaux : Pierre-Encise, Saint-Sébastien et Sainte-Claire gardaient la ville. Sous la régence de Marie de Médicis, Nicolas de Neuville de Villeroy, gouverneur de Lyon, faisait de grands frais pour la réparation de ces forts et pour leur mise en état de défense.
L’intérieur de la ville n’offrait qu’un aspect assez médiocre. Les rues étaient étroites, sales, puantes. Les maisons, très élevées, interceptaient la lumière et l’air ; du haut de leurs toits, des gargouilles de bois déversaient les eaux de pluie sur les passans. Aux fenêtres, des carreaux en papier huilé étaient les seules fermetures et ajoutaient à l’aspect délabré des maisons. Il n’y avait guère de beau quartier que la place Bellecour.
Le système municipal de la ville était, disait-on, « tourné vers l’aristocratie. » On racontait les luttes de la « plèbe » contre le « sénat, » comme s’il se fût agi des plus grands événemens de l’histoire romaine. Lyon, avec son esprit original, étroit, mystique, avait joué un grand rôle dans les guerres de la Ligue. Depuis la soumission de 1594, elle était tout à fait rentrée dans le devoir ; comme disait un contemporain, « on avait vu refleurir une des trois fleurs de lys de l’écusson de France. » Les Lyonnais, après s’être abandonnés à leur passion séparatiste et catholique, s’étaient, suivant les conseils du prudent Bellièvre, portés au-devant d’un roi qui ramenait l’ordre et la prospérité dans le royaume : « C’est au bruit des trompettes et des clairons sonnans, des salves tant d’artillerie que de toutes sortes de canons, que durant huit jours de suite, son peuple avait fait feux de joie par toutes les places et crié haut et clair : Vive le roi ! »
C’est qu’en effet les « maîtres de Lyon, » au fond hommes sages, esprits modérés et pratiques, avaient compris que, si l’anarchie ne pouvait profiter à personne dans le royaume, elle était particulièrement fâcheuse pour les intérêts de leur commerce et de leur industrie.
La situation de Lyon, au confluent des deux rivières qui relient le Nord au Midi, était particulièrement favorable en un temps où presque tout le transport des marchandises se faisait par eau. Par la Saône, elle recevait le blé, le vin, les charbons de la Bourgogne ; par le Rhône, on voyait remonter, venant du Dauphiné, de la Provence, du Languedoc, les vins généreux, les fruits, les citrons, les oranges, les produits de l’Espagne, de l’Italie et de l’Orient. On trouvait à Lyon tout ce qu’on pouvait désirer en soieries, drap, vêtemens, et aussi tout ce qui pouvait intéresser les savans et hommes de lettres. Lyon était un grand marché de livres, et on les expédiait de là par toute l’Europe.
Si le Lyonnais était déjà prospère, le Forez, qui le borde, n’avait pas encore pris le grand essor qu’il doit au progrès de l’industrie moderne. Cependant, les voyageurs mentionnaient déjà ses charbons naturels. « Près de Saint-Étienne, dit un géographe, il y a trois montagnes au-dessus desquelles il y a toujours un jet de flammes qu’elles soufflent : l’une s’appelle Mina, l’autre Viala, la troisième Buta. Dans leurs flancs, on trouve des charbons de pierre naturels. Les habitans s’en servent chez eux, au lieu de bois et de charbon ordinaire, et les brûlent dans leur foyer ; cela fait un feu très fort et très ardent. Dans ce charbon, on taille aussi des grès d’excellente qualité. »
Plus on s’enfonçait dans l’Auvergne, plus le voyage devenait rude. Nos aïeux avaient peu de goût pour les paysages de montagnes. Ils trouvaient les chemins durs, rocailleux, les pentes raides, les bois sombres et mal hantés. Cela leur gâtait le plaisir. L’Auvergne passait pour un affreux pays. Aussi les voyageurs se pâmaient-ils d’aise lorsque, après avoir franchi les défilés des montagnes, ils débouchaient sur l’exquise et florissante Limagne : « Pour moi, dit Gölnitz, j’attribue volontiers aux habitans de cette région ce que Salvien a écrit des peuples de l’Aquitaine, à savoir que leur pays est, non-seulement la moelle de toute fécondité, mais encore, ce qui vaut mieux, le vrai séjour du bonheur et de la beauté. Cette contrée est, à tel point, entrecoupée de vignobles, de prairies émaillées de fleurs ; les cultures y sont si variées, les jardins et les bosquets y sont si nombreux ; elle est arrosée de tant de fontaines, sillonnée de tant de rivières, couverte de moissons si
Au sud de l’Auvergne, les derniers contreforts des Cévennes et des Causses, dans le Valais, dans le Vivarais, dans le Gévaudan, abritaient une population dure, âpre, tenace, qui avait, en grande partie, embrassé le protestantisme. Montauban était leur capitale. Privas, Rodez, Monde, Aubenas, Pamiers, Millau, étaient leurs places fortes, c’était le vieux pays hérétique, l’Albigeois. Au-dessus du Rhône, il donnait la main aux protestans du Dauphiné et constituait ainsi une puissance redoutable qui, pour le moment, vivait en paix sous le connétable de Lesdiguières, mais qui allait bientôt servir d’instrument à la fortune politique et militaire des Rohan.
De Lyon à Paris, le chemin se faisait assez rapidement par eau. La Bourgogne française était fertile, opulente ; ses vins étaient célèbres, notamment celui de Beaune, qui passait pour un des meilleurs de France : « Il n’est pain que de bornent, vin que de Beaune, » et l’on disait encore « que notre saint-père le Pape, monseigneur le roi et plusieurs autres seigneurs, gens d’église et aultres avoient coutume d’en faire leur provision. »
La Bourgogne n’avait pas oublié tout à fait le grand rôle qu’elle avait joué dans les derniers temps du moyen âge. On retrouvait, dans son organisation, bien des vestiges de son ancienne indépendance. La « Duché » n’avait pas absolument séparé son sort de celui de la « Comté, » qui continuait à s’appeler « Franche. » Les États de Bourgogne se tenaient, tous les trois ans, à Dijon, et détendaient avec vigueur les privilèges de la province, notamment en matière d’impôts.
Dans la ville même, à côté de la Maison du Roy, dont la forte et haute tour était à demi ruinée, on voyait les logis des seigneurs qui avaient été les premiers vassaux des ducs de Bourgogne : Orenge, Le Vergi, Ruffé, Conches, Saulx, Luc, Tavannes, Ventoux, Senecey, Rothelin, Pleuvot.
Le maire, nommé chaque année à la pluralité des voix, prenait le titre de Vicomte-Maïeur : « C’est à la requête du maire de Dijon que les rois, entrant en cette ville, jurent, en l’église Saint-Benigne, de conserver et confirmer les privilèges inviolables de ladite ville, et, réciproquement, icelui maire jure au roi fidélité et secours pour et au nom de tout le pays ; en signe de quoi ce Maïeur lie une banderole ou ceinture de tafetas blanc à la bride du cheval du roi et le conduit jusques à la Sainte-Chapelle, étant accompagné de vingt et un échevins. »
Autun, la vieille cité, était bien diminuée de son antique splendeur ; mais Mâcon, Chalon, Nevers, étaient des villes fortes et opulentes. Le duché de Nivernais contenait onze villes closes, et Nevers, sa capitale, onze paroisses.
Dès qu’on était arrivé dans ces régions, la proximité de la capitale se faisait sentir par l’étonnante activité de la batellerie. Dans un rayon de quarante lieues autour de Paris, les rivières étaient encombrées. Les bois flottés partaient du Nivernais, du Morvan, et soit « à bûches perdues, » soit en « trains", » gagnaient la ville ; puis c’étaient les chalands portant le charbon, les foins et les vins de Bourgogne, les blés et le laitage de la Brie ; puis c’étaient les coches couverts de monde, lentement tirés par des haridelles qu’il fallait dételer à chaque obstacle. Mais on prenait patience ; car Paris était au bout, et ce n’était pas sans émotion que le voyageur apercevait enfin, de loin, par-dessus le plat pays, les tours de Notre-Dame et qu’il venait débarquer en Grève, au plein cœur de cette ville qui, depuis si longtemps, l’attirait.
GABRIEL HANOTAUX.
- ↑ Il serait superflu de citer ici en notes les témoignages contemporains sur lesquels s’appuie ce que la description de la France en 1614 peut contenir de nouveau. Qu’il suffise de dire qu’on a fait grand usage des récits des voyageurs, de Thou, Abr. Gölnitz, Jod. Sincerus, Th. Coryate, Jouvin de Rochefort, les ambassadeurs vénitiens, le Voyage de France par de Varennes ; des livres des géographes, Papirius Masson, Merula, Pontanus, André Duchesne, François des Rues, J. Le Clerc. On a toujours eu sous les yeux les recueils d’estampes, ceux de Chatillon, de Chiquet, d’Israël, de Perelle, les séries d’Abraham Bosse, Callot, Délia Bella ; on a cru devoir emprunter plus d’un trait aux proverbes qui condensent en quelques mots l’expérience populaire. Enfin on pourrait citer nombre de monographies locales, d’histoires des provinces et de livres modernes ; il faut du moins mentionner le livre de M. Babeau, les Voyageurs en France depuis la renaissance jusqu’à la révolution, et l’ouvrage de Al. le vicomte G. d’Avenel, Richelieu et la Monarchie absolue.
- ↑ Allier, arrondissement de Moulins.
- ↑ Également dans l’Allier, arrondissement de Moulins.