La France dans les mers asiatiques

Anonyme
Ledoyen, Libraire du dépot de la Marine (p. 5-48).

LA FRANCE
DANS
LES MERS ASIATIQUES



I

L’insurrection qui a éclaté dans l’Inde anglaise et qui, de l’aveu même des bulletins de la Compagnie, n’en est pas à son dernier jour, a attiré vers les questions orientales l’attention du monde civilisé.

On avait entendu raconter l’histoire de cette Compagnie commerciale qui, née de l’association de quelques marchands, était devenue la souveraine d’un des plus vastes empires du globe.

On connaissait les trésors immenses que l’Angleterre avait tirés de l’Hindoustan. On savait que sa navigation continuelle entre deux pays aussi éloignés avait admirablement développé sa marine, et, en la rendant la reine des mers, avait mis entre ses mains le commerce du monde entier.

Mais on n’ignorait pas que l’honorable Compagnie, par son monopole de l’opium, gagnait trois cents millions chaque année en empoisonnant des peuples. On savait que d’innombrables populations mouraient de faim et de misère au milieu de contrées fertiles, parce que la Compagnie leur arrachait grain à grain le produit de leur travail. On avait entendu dire le proverbe hindou : L’homme blanc mange et boit tout le jour ; l’homme noir dévore sa faim et son désespoir. Sakiblog dîn bhur khate pite haen ; kala admi ghoum aor boukh khata hae[1].

Aussi ce ne fut pas avec surprise que l’Europe apprit la nouvelle de l’insurrection indienne. Elle savait bien que tôt ou tard Dieu punit les iniquités, et ne s’étonna pas que l’heure du châtiment fût venue. Cependant ce soulèvement s’était produit dans des circonstances étranges et bizarres. Des cartouches sont frottées de graisse, et des milliers d’hommes, hier courbés sous le bâton, se soulèvent et font trembler leurs oppresseurs. Une fleur de lotus bleu passe de main en main, et, l’Hindou timide et craintif se redresse et se venge.

La lutte devient acharnée et pleine d’horreurs. Dans cette guerre à mort, ceux qu’on qualifie de barbares ne sont ni les plus implacables ni les plus cruels ; ceux qui se prétendent civilisés deviennent des égorgeurs sans pitié. La bouche du canon répand au loin les entrailles de ceux qu’ont épargnés le fer et les balles. On tue non-seulement les coupables, mais les suspects et les innocents.

La presse anglaise arrive à un point inconnu de fureur, de délire, de démence. Elle demande l’esclavage et presque la tête de tous les Hindous.

Puis apparaît cette proclamation insensée de lord Canning, ce fait étonnant, absurde, ridicule, de la confiscation de la propriété dans un pays révolté.

Cependant l’insurrection se groupe et s’organise. Elle adopte un système régulier d’opérations, elle entreprend la lutte par petits corps d’armée, seule guerre possible pour ses soldats. Elle fatigue par des marches continuelles l’armée anglaise, que les maladies déciment et achèvent. Les émissaires de Néna se répandent de tous côtés. Les présidences de Bombay et de Madras s’agitent, les Mahrattes s’apprêtent au combat. Les signes précurseurs de l’insurrection reparaissent, la mystérieuse fleur de lotus recommence ses appels à la vengeance.

En vain la Compagnie, reconnaissant les effets désastreux de sa cruauté, donne une amnistie générale, aveu inutile de son impuissance : tout présage que la lutte va recommencer plus sanglante et plus opiniâtre que jamais.

Mais, pendant que l’Europe entière suivait palpitante les événements de ces luttes acharnées, un mouvement des plus remarquables se produisait en France.

La France se souvenait qu’elle aussi avait eu une Compagnie des Indes, mais qu’elle n’avait ni empoisonné ni assassiné les peuples.

Elle se souvenait que Dupleix, Labourdonnais, Bussy, Raymond, avaient porté au plus haut degré dans l’Inde l’honneur de ses armes, et avaient créé des possessions florissantes ; mais que la perfidie anglaise et la faiblesse de Louis XV les lui avaient fait perdre.

Elle savait que tout ce qui avait fait sa gloire et sa richesse en Asie était entre les mains de l’Angleterre ; que son commerce y était écrasé par la concurrence, les monopoles, et tout le réseau égoïste du commerce anglais ; qu’enfin les comptoirs auxquels elle donne le nom de colonies étaient étouffés par l’étreinte et les tracasseries de la Compagnie des Indes.

Cependant la France se taisait.

Elle avait vu de près les victimes de la perfidie britannique. Elle avait donné la place de deux cercueils à ces malheureux princes de la famille d’Aoude, qui dans leur innocence venaient demander justice devant le tribunal de leurs tyrans.

Elle savait que depuis longtemps sa dangereuse voisine jetait des ferments de discorde chez elle, comme chez tous les peuples où elle pouvait agir. Elle connaissait cette politique divisant pour régner et troublant les nations d’Europe pour s’emparer de leurs possessions lointaines.

Elle avait vu le ministère anglais repousser le magnifique projet du canal de Suez, uniquement parce que cette œuvre gigantesque allait ouvrir à tous les peuples les portes de l’Asie et lui en enlever le monopole exclusif. En vain M. de Lesseps, avec un courage et une persévérance admirables, en avait-il appelé à toutes les nations ; en vain avait-il démontré à l’Angleterre elle-même que là était son intérêt ; le ministère avait répondu à l’évidence par une négation et aux vœux de l’Europe par un refus.

La France avait appris l’occupation de Périm ; et, quand elle avait formulé ses justes réclamations, elle avait entendu cette impertinente réponse dans laquelle l’Angleterre, considérant les mers d’Asie comme sa propriété, déclarait que nous ne voyagions pas dans ces parages et n’étions pas intéressés à cette question.

Et la France se taisait encore.

Mais bientôt une rumeur sourde et profonde commence à circuler, comme ces brises lentes et lourdes qui précédent la tempête.

Le souvenir du passé, les insolences de chaque jour, la crainte de l’avenir, jettent tous les cœurs français dans une agitation indescriptible. Les uns s’écrient qu’il faut reprendre en Asie nos anciennes possessions et notre ancienne influence, et courir au secours des révoltés de l’Inde, ou planter le drapeau tricolore sur la tour de Londres.

D’autres disent que sans doute l’Angleterre est bien coupable, mais qu’une guerre avec elle serait dangereuse, non-seulement à cause des risques d’une lutte aussi formidable, mais encore parce que la Russie, déjà si puissante, ne manquerait pas d’étendre en Asie ses possessions ; que, d’un autre côté, la France n’a pas les aptitudes nécessaires pour le développement et le commerce extérieurs, que les craintes sans cesse présentes de guerre civile nous empêcheront toujours de former de puissantes colonies, que nous avons bien assez de l’Algérie, et qu’il vaut mieux s’affermir au dedans que s’agrandir au dehors.

Nous ne savons quel sera le résultat de ces luttes de l’opinion ; mais nous essayerons ici de démontrer que l’inaction de la France dans une semblable crise, serait une faute immense ; qu’un lien étroit rattache notre position en Asie, non-seulement à notre influence politique en Europe, mais encore à notre tranquillité intérieure ;

Qu’il est urgent, indispensable pour notre pays, d’avoir des possessions dans les mers asiatiques ;

Qu’enfin le nœud de la diplomatie européenne, depuis un siècle, se trouve moins en Europe que dans ces riches contrées qui ont fait rêver les conquérants de tous les âges, dans cette patrie de l’or, des diamants, du soleil et des hommes, l’Asie.

II

Pendant la glorieuse administration de Dupleix, la France était en Asie la seule puissance vraiment aimée, crainte et respectée.

Ses établissements étaient florissants, et l’influence de ses armes et de sa marine avaient fait d’elle la reine des mers de l’Inde.

Toutes les nations d’Europe, pour naviguer dans ces parages, arboraient le pavillon français, qui représentait aux peuples de l’Asie une sorte de nationalité collective européenne, comprise sous le nom générique de Francs.

Dupleix avait résolu d’attacher l’empire mogol à la couronne de France, et il était en mesure de le faire.

« Voulez-vous le royaume de Tanjaour, écrivait-il aux directeurs de la Compagnie, dites un mot, je l’aurai à votre heure et à votre convenance ; si telle autre province vous plaît encore, parlez, vous dis-je, elle est également à vous. La France règne ici ; quand elle se montre, on s’incline. »

Mais la Compagnie anglaise, connaissant la vérité de ces paroles, entoura de ses intrigues Louis XV et la Compagnie française ; et Dupleix fut rappelé.

Ainsi fut détruit l’immense travail de ce grand homme, qui aurait donné l’Asie à la France et porté la gloire de sa patrie à une incomparable hauteur.

Les traités de 1754 et de 1763 abandonnèrent à l’Angleterre la prépondérance dans l’Inde ; Louis XV, effrayé par la révolution qui menaçait sa puissance, se plongeait dans l’ivresse de la débauche pour ne pas voir l’avenir, et ne voulait penser qu’aux jouissances du jour sans regarder le lendemain. « Tout cela durera bien autant que moi, » disait-il. Cela a duré autant que lui sans doute ; mais, si Louis XV avait voulu affermir son trône et relever ses finances par la possession d’un si magnifique empire, Louis XVI, nous en sommes convaincu, ne serait pas mort sur l’échafaud. En abandonnant l’Inde à l’Angleterre, il ne comprit pas la loi politique qui lui rendait indispensable la possession de colonies lointaines, et inaugura ainsi une politique d’individualisme imprévoyant, vivant au jour le jour, occupé à parer aux dangers du moment, sans s’inquiéter d’assurer à sa dynastie une autorité solide et durable.

Louis XVI, en montant sur le trône, trouva le pays dans une telle agitation, qu’il ne put faire des sacrifices suffisants pour la colonie, et malgré le développement qu’il donna à notre marine, malgré les efforts héroïques de Suffren, nos possessions asiatiques ne firent que décroître. 1795 arriva. Les Anglais s’emparèrent de toutes nos colonies.

Le République, se débattant au milieu de guerres européennes et de guerres civiles, ne put s’occuper efficacement de Raymond, resté à la tête des derniers débris de notre armée. Elle le nomma cependant général des forces de l’Inde ; mais, lorsque Raymond mourut empoisonné en 1798, le nom français disparut de ces contrées où il avait jeté un si vif éclat.

Lorsque le général Bonaparte était en Égypte, il pensa bien à rejoindre Tippou et attaquer l’Angleterre en Asie ; mais il jugea sa présence nécessaire dans les affaires intérieures et dut revenir en France.

Napoléon avait vu où se trouvait la force de l’Angleterre : il savait que dans l’Inde elle avait formé à nos dépens sa puissance, et c’était dans l’Inde qu’il voulait la frapper.

Devenu Empereur, il rêva encore l’envoi d’une armée en Asie, au moyen de l’alliance russe ; mais la destinée en disposa autrement ; et ce ne fut que par la paix de 1815 que la France reprit possession des comptoirs qu’elle y possède aujourd’hui.

Depuis ce temps nous n’avons rien fait pour nous créer des colonies dans l’extrême Orient. Sous le règne de Louis-Philippe, d’une part l’influence anglaise, d’autre part l’attention attirée sur l’Algérie et la crainte constante de l’agitation intérieure, empêchèrent d’agir dans ce sens d’une façon quelconque.

Comme on le voit, la crainte de la révolution ou la révolution elle-même nous ont fait perdre nos colonies et nous ont empêchés de les reprendre. En effet, tous les pouvoirs, sans cesse absorbés par les questions intérieures, ont été forcés de détourner leur attention des possessions coloniales, attachant une bien autre importance à la conservation de la mère patrie.

III

Mais, pendant que notre influence coloniale et maritime diminuait chaque jour, l’Angleterre s’accroissait de toutes parts.

C’est qu’elle possédait la tranquillité intérieure, condition première d’un accroissement extérieur durable. Depuis le commencement de ce siècle, où toutes les nations ont senti le contre-coup de la révolution, elle seule n’a pas même eu à réprimer une émeute sérieuse.

D’où lui vient ce privilége ?

L’Angleterre a-t-elle donc une constitution admirable, une législation parfaite ?

Bien au contraire ; et, s’il était un pays où la révolution devait agir, c’était dans la Grande-Bretagne.

La nation anglaise est un grand peuple, elle est active, opiniâtre, industrieuse et brave : Dieu nous garde de l’attaquer. Mais elle est rongée par l’aristocratie la plus égoïste et la plus cupide qui puisse exister.

L’aristocratie anglaise a eu en face d’elle et au-dessous d’elle l’une des populations les plus laborieuses, les plus actives, les plus persévérantes, les plus énergiques du globe ; elle l’a méthodiquement exploitée.

« Rien de plus fortement conçu, de plus énergiquementexécuté que cette exploitation. La possession du sol met aux mains de l’oligarchie anglaise la puissance législative ; par la législation elle ravit systématiquement la richesse à l’industrie. Cette richesse, elle l’emploie à poursuivre au dehors ce système d’empiétement qui a soumis quarante-cinq colonies à la Grande-Bretagne ; et les colonies lui servent à leur tour de prétexte pour lever, aux frais de l’industrie et au profit des branches cadettes, de lourds impôts, de grandes armées, une puissante marine militaire[2]. »

De plus, l’oligarchie anglaise, possédant le sommet de la puissance législative, s’en servit pour maintenir les anciennes lois et les anciens abus qui tournaient à son avantage, si bien que la législation anglaise est restée aussi disparate avec le dix-neuvième siècle que les gardiens de la tour de Londres, portant encore le costume du temps de Henri VIII.

En Angleterre, deux classes tranchées, l’aristocratie et le peuple : l’une gorgée de richesses, possédant àpeu près seule, et sans aucune charge, la terre, les revenus et les offices ; l’autre supportant tous les impôts, toujours résignée et passive et plongée dans des conditions telles qu’aucun peuple peut-être ne contient une misère aussi épouvantable que celle des basses classes en Angleterre et en Irlande.

Il y a donc deux Angleterre : l’une oligarchique, tyrannique, insolente et cupide, celle qui a infligé tant de maux au monde et au peuple anglais, celle qui déteste la France comme l’ennemie naturelle de son odieux pouvoir ; l’autre, l’Angleterre populaire et laborieuse qui veut l’ordre, la paix et la liberté, celle qui a besoin pour prospérer que tous les peuples prospèrent, celle qui tout bas aime la France et voudrait pouvoir lui donner la main.

Bien souvent on a appelé l’indignation publique sur les trahisons et les perfidies de l’Angleterre ; mais cette accusation si méritée n’est justement applicable qu’à l’aristocratie anglaise, car un peuple ne peut être responsable des actes d’une caste privilégiée, qui possède toute la puissance et qui agit presque toujours dans un sens opposé aux intérêts populaires.

Mais comment tant d’injustices si criantes, tant d’abus si monstrueux ont-ils pu subsister depuis si longues années sans ébranlement et sans secousse ?

C’est que jamais en aucun pays une révolution n’a commencé par les classes les plus pauvres de la société. Lorsqu’elles s’irritent de manquer de travail ou de pain, elles forment à peine une émeute, car les causes de leur irritation sont trop évidemment indépendantes de la forme du gouvernement ; et, lorsqu’elles n’ont point à leur tête des chefs d’une capacité supérieure, elles ne possèdent pas une influence suffisante pour ébranler le gouvernement établi.

Ce n’est pas le plus souvent chez elles que se rencontrent les hommes dont le peuple écoute la parole et dont la destinée est de remuer les nations.

Les agitateurs se trouvent surtout dans les classes intermédiaires, parmi les hommes intelligents et sans fortune dont les fortes aptitudes et l’organisation vigoureuse se révoltent contre les obstacles.

Or c’était là que se trouvait le danger sérieux de la situation anglaise.

La Grande-Bretagne avait dans son système de majorats aristocratiques la plaie qui la mettait en péril.

Les cadets de famille déchus d’une haute position sociale pour tomber dans un état plus que médiocre, contenant d’ailleurs parmi eux des esprits ambitieux et hardis, devaient inévitablement un jour s’attacher les classes pauvres, et, s’appuyant sur elles, attaquer la constitution de l’État.

Mais l’aristocratie comprit ce danger et trouva dans ses possessions indiennes un débouché à l’ambition de ses cadets. De cette manière elle leur offrait le moyen d’acquérir de grandes fortunes en même temps qu’elle se débarrassait de leur jalousie.

Un économiste anglais a admirablement apprécié cette situation.

« Sur les soixante mille Anglais qui habitent l’Inde, dit-il, neuf mille au moins sortent d’une classe qui devient dangereuse si l’on n’occupe pas ses bras et son intelligence, la classe entreprenante, ambitieuse et besogneuse, sinon indigente, des frères cadets et des cousins pauvres. »

On connaît la magnifique position et la vie fastueuse qui sont offertes dans l’Inde aux officiers civils et militaires de la Compagnie.

L’oligarchie britannique savait bien qu’elle n’aurait plus rien à craindre de ses cadets du jour où elle leur procurerait le bien-être et la richesse.

De plus, la riche bourgeoisie, qui, concurremment avec la noblesse, possède l’immense commerce formé par les relations coloniales, se trouve encore liée à elle par la crainte de la guerre civile, qui attaquerait profondément ses intérêts. Elle est d’ailleurs retenue par l’espérance que chacun de ses membres a d’entrer un jour dans la noblesse, et n’ose faire aux abus aristocratiques qu’une opposition bien mitigée.

L’Irlande, éloignée de l’Angleterre par la différence de religion, par l’oppression politique et l’horreur de la misère, était assurément de nature à effrayer une autre puissance que la Grande-Bretagne. Celle-ci employa avec elle le même système : à tous ceux qui, s’élevant au-dessus des autres, étaient de nature à l’effrayer, elle donna des places dans la Compagnie des Indes, dont l’armée et l’administration contiennent un nombre considérable d’Irlandais.

Le gouvernement anglais, trouvant dans son système colonial une garantie presque absolue de sécurité, ne s’inquiéta pas de restreindre les libertés populaires, sachant qu’il n’aurait rien à en craindre tant qu’il prendrait soin d’empêcher la formation d’une classe influente de mécontents ; et le peuple anglais put se considérer comme le plus libre et le plus avancé des peuples d’Europe, parce que seul il avait le droit de se réunir dans des meetings et d’y vociférer à sa fantaisie. Quelquefois, lorsque la misère était trop horrible, le peuple a osé pousser contre la noblesse des cris de colère ; mais que pouvait-il obtenir, n’ayant pour chefs les plus énergiques que de paisibles manufacturiers ? L’aristocratie faisait une concession illusoire, donnait quelques secours, et le calme était rétabli.

La noblesse anglaise est arrivée à un résultat plus étonnant encore ; par l’apparat de son luxe, par des aumônes pharisaïques habilement distribuées, elle a trouvé moyen de remplir d’un grand respect pour elle ce peuple qu’elle pressurait. Elle a si bien réussi que la multitude considère l’aristocratie comme une grande et admirable institution nationale. Cette lordolatry est certainement le chef-d’œuvre de l’habileté humaine, car se faire admirer et respecter de ceux qu’on affame est assurément le triomphe de la politique la plus raffinée.

IV

En dehors de la manière dont l’aristocratie a exercé sa puissance, il y a une haute leçon dans sa conduite.

Elle a montré jusqu’à quel point, par de grandes richesses acquises dans les colonies, par de belles positions offertes à ses mécontents, une nation pouvait établir chez elle une solide et inattaquable autorité.

L’Angleterre ne se contenta pas de détruire au dedans toute possibilité de guerre civile, elle voulut encore établir sa suprématie au dehors.

Sa confiance en elle-même lui donnait vis-à-vis des autres États de l’Europe une supériorité incontestable.

En effet, pendant que chaque pays voyait avec effroi des troubles chez ses voisins, parce qu’il en redoutait la contagion pour lui-même, elle, au contraire, inattaquable, n’avait rien à en craindre et ne pouvait que s’en réjouir.

Il était de son intérêt que tous les peuples fussent en trouble, car alors elle seule, tranquille, augmentait ses colonies, abaissait les autres puissances et faisait entrer partout les produits de ses manufactures.

Aussi tous ses ministères successifs ont été les instigateurs des discordes et des troubles de l’Europe, dirigeant leurs menées et leurs intrigues contre toutes les nations et surtout contre celles qui possédaient une marine ou que leur position géographique rendait capables d’en posséder une. Le haut clergé, tiré de l’aristocratie, ajouta à la question politique la question religieuse, et dirigea contre les nations non-protestantes la fureur de ses attaques.

La France, l’Espagne, l’Italie, la Russie, nations possédant de vastes côtes maritimes, en même temps que leurs rivales religieuses, ont été les plus en butte à leurs intrigues.

La France surtout, l’ennemie naturelle de leur odieuse prépondérance, celle qui pouvait un jour leur reprendre l’Inde, était l’objet de leurs attaques les plus passionnées.

Est-il besoin de rappeler la conduite de tous les ministres anglais depuis Pitt jusqu’à Palmerston ?

N’ont-ils pas, par l’influence de leur or et de leur diplomatie, ameuté contre nous toutes les puissances ?

Ils ont fait les coalitions du premier empire, ils ont fait les traités de 1815, ils ont organisé les humiliations du règne de Louis-Philippe.

Ils craignaient que l’Espagne ne reprit son ancienne puissance maritime : la superbe position géographique et la richesse du sol de cette belle contrée semblaient l’appeler au premier rang des nations européennes ; pendant vingt-cinq ans ils ont fait pour la ruiner tout ce qui a été en leur pouvoir ; ils ont soutenu à la fois chez elle les deux partis rivaux et lui ont ravi Gibraltar.

La Russie était trop puissante pour être troublée à l’intérieur ; ils ont saisi la première occasion de la combattre.

Ils craignaient la régénération de l’Italie, l’un des pays les mieux disposés pour la navigation ; ils se sont immiscés dans toutes ses discordes.

Rome était pour eux le centre du catholicisme ; ils ont fomenté de toutes leurs forces cette malheureuse insurrection que le caractère noble et libéral du Saint-Père n’a pu conjurer.

La Sicile était le but de leurs désirs :

Il n’est pas besoin de rappeler l’action de la diplomatie anglaise dans les insurrections de Naples et jusque dans la récente affaire du Cagliari.

Elle a montré dans cet incident curieux jusqu’où pouvaient aller sa fausseté et sa fourberie.

Se plaçant entre Naples qu’elle a attaquée de toutes les manières, le Piémont qu’elle commence à craindre, et l’Autriche qui veut aussi se créer une marine, elle a pris tour à tour le parti de ces trois puissances, elle les a excitées les unes contre les autres, afin de les faire se neutraliser réciproquement.

L’Angleterre s’est montrée la même dans tous les troubles de l’Europe : accusant les oppresseurs tandis qu’aucune puissance n’était plus oppressive qu’elle-même, en appelant à la philanthropie pendant qu’elle affamait l’Irlande et l’Inde.

L’aristocratie anglaise, pendant qu’elle imposait à sa populace l’esclavage de la faim, certes le plus cruel de tous, appelait les peuples à l’indépendance et envoyait aux quatre coins du monde ces mots de liberté, d’humanité, de guerre à la tyrannie, qu’elle lançait aux autres États pour les incendier, paraissant n’en rien craindre pour elle-même et semblant pouvoir jouer avec le feu.

Elle a été jusqu’à se servir d’un droit sacré, le droit d’asile, comme d’une arme et d’un épouvantail dirigés contre tous les peuples, prouvant ainsi que, pour nuire aux autres nations, elle était capable de tout, même de faire le bien.

Les excès de la diplomatie britannique ont été trop souvent et trop bien appréciés pour qu’il soit nécessaire de s’y arrêter plus longtemps ; mais il n’en est pas moins surprenant de voir une puissance, que le chiffre de sa population ne plaçait guère qu’au second rang, opprimer, insulter, molester toutes les nations du monde sans paraître avoir rien à craindre de leur colère.

Une pareille audace n’était possible que pour l’Angleterre. C’est que, derrière le prestige d’invincibilité qu’elle s’attribuait et qui pouvait à la rigueur tromper certaines nations crédules ; derrière son astucieuse politique qui ne pouvait plus tromper personne, il y avait la force réelle, incontestable, de ses trésors et de sa marine, résultats immédiats de son immense puissance coloniale.

Hostile à tous les États, n’ayant pas une alliance sincère, inspirant à tous une haine méritée, l’oligarchie britannique est restée inébranlable.

En vain les nations la détestaient.

En vain son peuple mourait de faim.

Elle était sûre de sa force, et elle avait raison, car elle n’avait rien à redouter d’aucune influence extérieure ou intérieure, tant qu’elle avait le talisman de sa puissance, tant qu’elle possédait l’Inde.

V

L’Angleterre a donc trouvé dans la possession de l’Hindoustan non-seulement la source de prodigieuses richesses, mais encore la garantie de sa paix intérieure : elle a de plus trouvé dans cette sécurité et dans ces richesses le moyen de s’agrandir aux dépens des autres nations.

N’y a-t-il pas dans cette conduite si habile d’immenses instructions pour notre pays ?

Si la France n’a pas de cadets de famille à placer, ne contient-elle pas une quantité innombrable d’hommes mécontents de leur sort, d’incompris et de déclassés ?

N’a-t-elle donc besoin ni d’améliorer l’état de ses finances, ni de s’assurer une paix intérieure durable ?

Comme on l’a vu, la France ne peut attribuer sa décadence coloniale qu’aux troubles qui l’ont traversée et à sa position financière qui ne lui a pas permis de lutter avec l’or britannique.

Mais il est du plus haut intérêt de voir que c’est précisément à la privation d’un système colonial qu’elle doit attribuer en partie les troubles qui l’ont déchirée.

En dehors des causes ou des prétextes de l’agitation en France, il est curieux d’examiner ce qu’étaient les hommes qui l’ont produite.

Pas plus qu’ailleurs les révolutions n’y ont été faites par les classes pauvres.

Le peuple s’est associé aux mouvements quand ils se sont produits, mais l’impulsion première a toujours été donnée par des agitateurs qui le conduisaient et étaient rarement tirés de son sein.

Les agitateurs ont presque toujours été des hommes que leur intelligence, leurs capacités, leur instruction, leur ambition même, plaçaient au-dessus du vulgaire.

Leurs aptitudes les portaient vers les grandes choses, vers la lutte et la suprématie. Souvent, pleins de courage, de nobles qualités, de dévouement et d’amour de l’humanité, ils ont, en voulant donner au progrès une marche trop rapide, amené les malheurs et presque la décadence de l’État.

Si, de même que les cadets anglais, ces hommes, cadets de la fortune et fils aînés de l’intelligence, avaient reçu la mission de civiliser de vastes contrées dans l’enfance, ils auraient accompli des prodiges ; mais, au lieu de voir devant eux un large horizon en proportion avec leurs capacités et leurs désirs, ils ont été renfermés dans le cercle étroit d’une vie restreinte, ils ont été arrêtés, à chaque pas, par ces mille obstacles qui exaspèrent les organisations fougueuses.

Depuis que la civilisation a réuni dans les grandes villes tout ce qui est luxe, richesse on intelligence, une émigration continuelle a quitté les champs pour s’élancer vers les cités.

Pendant que les bras manquaient à l’agriculture, l’encombrement se produisait dans les villes. En ce moment les professions y sont tellement envahies, que pour arriver à une place honorable, sans parler des premiers rangs, il faut une patience, une persévérance, une volonté infatigables.

Il faut le dire, après de longs travaux, quelques-uns, un bien petit nombre, arrivent au but de leurs désirs, mais quand leurs cheveux ont blanchi et qu’ils ne peuvent plus jouir de leur triomphe.

Mais les autres ? Les autres resteront dans la médiocrité, s’ils ne tombent pas dans la misère.

Alors les déboires de l’espérance déçue leur montrent comme une marâtre la société qui ne donne pas à tous ses enfants la vie heureuse et indépendante ; et ils jugent mauvais et mal organisé ce monde où ils se trouvent mal placés eux-mêmes.

Sans doute aucune œuvre humaine n’est parfaite, et dans toute institution il y a toujours place pour le progrès ; mais personne ne voit les plaies sociales d’un œil aussi irrité que celui dont l’âme est aigrie par le découragement et les chagrins.

Dans un pays où le pouvoir est centralisé comme en France, et où tout dépend de l’État, le premier mouvement de tout être qui souffre est d’accuser le gouvernement de sa souffrance. Il ne cherche pas à savoir si lui-même a pris une fausse route, si par d’autres moyens il pourrait arriver au bien-être. Sa pensée la plus naturelle est d’attribuer ses chagrins à l’état social existant, et d’en désirer la modification ou la chute.

Telle est l’origine de bien des factions politiques. Croit-on que la plupart de ceux qui professent telle ou telle opinion sachent le plus souvent ce qu’ils demandent, sachent même ce qui existe ? Non, ils savent qu’ils sont mécontents de leur sort et demandent à changer.

Mais au-dessus des mécontents vulgaires se dressent bientôt les hommes d’une capacité supérieure.

Les masses populaires, trouvant en eux la force intellectuelle qui leur manque, les entourent et leur forment un piédestal.

L’attitude de ces hommes est redoutable, car leur voix sait toucher le peuple, leurs écrits le pénètrent, et bientôt leur influence augmente d’une façon telle, qu’ils en arrivent à ébranler l’équilibre de l’État.

La plupart des gouvernements qui se sont succédé en France ont employé bien des moyens contre l’agitation et les agitateurs : la répression, les mesures préventives, tout a été mis en œuvre.

Mais ils ne se sont jamais occupés d’ouvrir à ces esprits turbulents une carrière où ils pussent donner essor à leurs capacités et à leurs aptitudes ; aussi l’agitation a continué.

On a modifié de toutes les manières possibles les formes constitutionnelles : toujours l’agitation a continué ; et la France a été déclarée un pays incapable de conserver une forme quelconque de gouvernement.

Quelle est en effet la forme gouvernementale, monarchique ou républicaine, libérale ou absolue, qui aura des chances sérieuses de durée, qui pourra même avoir confiance dans sa propre existence, lorsqu’elle possédera toujours dans son sein une classe d’hommes dont les intelligences puissantes seront uniquement occupées à chercher les défauts de sa cuirasse ?

La loi s’est tant de fois armée pour punir les rebelles, qu’il serait bien temps enfin de penser à prévenir le mal plutôt que d’avoir à le réprimer.

Dieu lui-même a mis devant nos yeux un gracieux exemple :

Lorsqu’une ruche est pleine, un essaim s’en échappe pour former une nouvelle famille. Les abeilles, dans leur intelligent instinct, ne s’entassent pas dans leurs ruches. Elles quittent le lieu qui les a vues naître et vont chercher autre part le soleil, les fleurs et la liberté.

VI

Par suite de la possession ou de la privation d’une colonie capable de recevoir les mécontents de leur nation, l’Angleterre et la France ont suivi depuis près d’un siècle deux marches politiques bien différentes.

La France, privée de système colonial, s’est vue constamment plongée dans une agitation intérieure qui l’a empêchée de s’occuper du dehors et de se créer des colonies.

Sa conduite a ainsi formé une sorte de cercle vicieux d’où elle ne pourra sortir que du jour où, profitant d’un moment de calme, elle se résoudra à se créer un système colonial.

L’Angleterre, affermie par l’absence de ses déclassés, a pu s’occuper activement de l’Hindoustan et y accroître sa puissance ; et, d’un autre côté, l’Inde lui fournissait un débouché à ses produits et des richesses qui lui servaient à entretenir le calme chez elle, en même temps qu’à troubler les nations qui pouvaient l’inquiéter.

La métropole agissant sur la colonie, la colonie réagissant sur la métropole, ont formé une action réciproque et pour ainsi dire circulaire, qui présente le plus haut intérêt, surtout comparée au cercle vicieux de la politique française.

Déjà depuis longtemps on a reconnu l’utilité des émigrations, mais on n’a pas déterminé suffisamment sur quelle classe de la société elles devaient porter.

On a généralement cru que les plus malheureux devaient quitter le pays natal et laisser le champ libre aux plus fortunés. Cette erreur a été l’une des causes d’insuccès de l’émigration faite en 1848.

Des émigrants sans ressources, habitués à des professions sédentaires, ignorant complétement le métier d’agriculteur, étaient portés dans un pays neuf, où il y avait tout à faire. On comprend que la réussite était impossible.

Mais des hommes intelligents, qui seraient un embarras dans la mère patrie, pourraient, en raison de leurs goûts qui les porteraient vers de grandes entreprises, réussir parfaitement dans les pays lointains.

Il est du plus haut intérêt pour la France d’ouvrir une nouvelle carrière à ceux de ses enfants qui ont échoué dans la vie ou même à ceux dont l’intelligence ou l’ambition trop vaste ne pourraient se maintenir dans son sein.

Or aucune des colonies qu’elle possède aujourd’hui ne peut convenir à cet usage.

L’Algérie, sous l’influence d’une administration éclairée et intelligente, sera bientôt sans doute une des gloires et des richesses les plus brillantes de la France.

Mais cette magnifique possession, pour l’accomplissement de si belles promesses, demande des bras, des travailleurs, des agriculteurs.

Voudra-t-on faire labourer la terre de cette contrée par des hommes intelligents, incapables d’un travail manuel et pouvant accomplir des œuvres plus précieuses ?

Personne n’y penserait.

Quelle différence existe-t-il donc entre les colonies que nous possédons et l’Inde où l’Angleterre envoie ses cadets ?

Dans l’Inde, comme dans tous les pays de l’Asie et de l’Afrique orientale, la main-d’œuvre est à un prix tellement minime qu’il mérite de fixer l’attention.

Un ouvrier hindou gagne 25 centimes par jour, ses besoins sont si peu considérables, qu’il peut avec ce salaire vivre et nourrir une femme et des enfants.

Cette question, qui, au premier abord, paraît d’une faible importance, est tout simplement la base fondamentale du succès de toutes les colonies asiatiques.

En effet, tout homme qui se placera comme intermédiaire entre des ouvriers travaillant à ce prix et des pays civilisés profitera de toute la différence de salaire qui existe entre les deux contrées.

Dans les colonies françaises, au contraire, en Algérie, par exemple, le prix de la main-d’œuvre est fort élevé.

Dans nos possessions américaines, l’abolition de l’esclavage a aussi énormément augmenté le prix du travail.

Aussi les planteurs de nos colonies trouvent-ils intérêt à faire venir de l’Afrique méridionale et de l’Asie des ouvriers qui consentent à travailler à un prix assez faible.

Mais, au lieu de faire venir à grands frais des travailleurs, n’est-il pas bien plus simple d’aller fonder des établissements dans le pays même où ces ouvriers se trouvent ?

Là est toute la question. L’Angleterre a envoyé ses cadets dans l’Inde, non pour leur faire remuer la terre, mais pour les faire profiter du travail de ses sujets hindous.

C’est une position analogue que nous pourrions offrir à nos émigrants, si nous possédions des établissements suffisants dans les mers asiatiques.

VII

Or il y a dans les mers de l’Asie trois contrées que les navigateurs ont montrées à la France comme lui étant destinées, trois contrées riches et fertiles.

Madagascar, sur la côte d’Afrique[3], la Cochinchine, dans l’Asie méridionale, et la Corée, à la limite de l’Asie orientale. Ces trois contrées, dont deux se trouvent situées aux extrémités des océans asiatiques, et l’autre à distance presque égale de chacune d’elles, semblaient, par leur position, qui domine l’Asie, par le commerce considérable de cabotage qui peut être établi entre elles, devoir appartenir à un seul possesseur.

Or des événements récents viennent d’appeler sur ces trois contrées l’attention de la France.

Madagascar a assassiné dernièrement deux de nos équipages. La Cochinchine, qui depuis longues années torture et martyrise nos missionnaires, vient de mettre le comble à ses cruautés. Enfin, le roi de Corée, pressé par des factions intérieures, vient d’offrir au gouvernement français une cession de territoire en échange de la garantie de son autorité.

Les expéditions de Madagascar et de Cochinchine sont résolues, celle de Corée le sera peut-être bientôt ; mais il ne suffit pas que la France montre la puissance de ses armes, il faut qu’elle sache en profiter.

Elle est la seule puissance maritime importante qui n’ait pas de possessions sérieuses en Asie, et il est urgent qu’elle en acquière. Les Russes sont en Sibérie et sur les rives de l’Amour, les Espagnols aux Philippines, les Hollandais à Java, les Américains aux îles Sandwich, les Portugais à Macao, l’Angleterre partout. Tous leurs établissements sont en pleine prospérité. Nous, au contraire, nous n’avons pas un port où puissent se réfugier, en temps de guerre, les navires de notre station ; pas une colonie de rapport dans ces contrées destinées à offrir à tous les peuples d’Europe des colonies florissantes.

À la pensée d’établissements aussi éloignés, les esprits timides s’effrayent et se rappellent les sommes immenses que l’Algérie a absorbées pour sa conquête et sa pacification, et ne voient dans ces pays lointains que trois Algéries situées aux extrémités du monde.

Qu’on se rassure. Dans chacune de ces trois contrées existent des discordes et des troubles, et dans chacune nous trouverons un parti puissant qui nous sera favorable. Comme on le sait, la fameuse Ranavolo Manjaka[4], reine de la peuplade la plus importante de Madagascar, s’est montrée notre ennemie implacable ; mais, son fils, homme très-intelligent et très-capable, issu d’un Français, a reçu une éducation européenne, parle notre langue et désire voir régner notre influence dans son île.

La Cochinchine contient une nombreuse population chrétienne qui, persécutée par les souverains actuels et par les exactions des mandarins, appelle la France à grands cris. On se rappelle que lors du dernier voyage du Catinat un grand nombre de chrétiens vinrent à bord, au risque de leur vie, pour témoigner de leur affection et de leur dévouement. (Moniteur du 8 décembre.)

Enfin, notre position dans la Corée serait extrêmement belle, puisque nous n’aurions qu’à répondre au désir d’un souverain qui réclame notre assistance.

Aussi la France n’aura qu’à prendre sous sa protection, dans toutes ces contrées, le parti qui la demande, le soutenir par quelques forces militaires, et son influence sera établie.

Ce n’est point ici le lieu de discuter les chances de réussite de cette triple entreprise. Un plan de campagne et d’opérations existe, des hommes d’une compétence et d’un mérite incontestables l’ont étudié sur les lieux, et le déclarent non-seulement possible, mais facile à exécuter.

Ils ont déclaré de plus que les opérations devaient être faites sans qu’il fût nécessaire de grever sensiblement les budgets de la guerre et de la marine, l’entreprise devant suffire à ses propres frais.

On comprendra facilement qu’un plan d’opérations maritimes et militaires ne puisse être divulgué ; mais il importe au public de savoir que le point principal du système est la formation d’une Compagnie des mers asiatiques créée avec des capitaux français.

L’action d’une Compagnie fonctionnant en dehors du gouvernement est le seul moyen d’établir avec économie et promptitude l’influence française dans les États protégés.

L’une de ses premières conditions de réussite serait son indépendance de l’État.

Elle serait ainsi débarrassée des tracasseries et des entraves que la diplomatie ou les influences étrangères peuvent susciter aux entreprises dépendant des gouvernements.

Cette libre initiative a été l’une des principales causes de succès de toutes les entreprises anglaises.

Tout Anglais sait fort bien faire sonner son titre de sujet de la reine dès que ce titre peut lui servir ; mais il se garde bien de demander à l’État une direction pour la conduite de ses entreprises.

D’ailleurs, le gouvernement français désire voir entrer dans cette voie l’esprit public, et il ne craint rien de l’initiative particulière ni de l’action des individus en dehors de l’État.

« Le danger n’est pas là, a dit dernièrement le prince Napoléon, il serait plutôt dans la tendance contraire, si elle se développait à l’excès. Ce que nous devons craindre, en effet, c’est l’absorption des forces individuelles par la puissance collective, c’est la substitution du gouvernement au citoyen pour tous les actes de la vie sociale, c’est l’affaiblissement de toute initiative personnelle sous la tutelle d’une centralisation administrative exagérée. Je voudrais voir les citoyens, cessant de compter sur l’intervention et les faveurs de l’État, mettre un légitime orgueil à se suffire à eux-mêmes, et fonder sur leur propre énergie et sur la force de l’opinion publique le succès de leurs entreprises. J’ose dire que, si à notre unité politique, source de notre puissance, objet d’admiration et souvent de crainte pour nos voisins, nous savions joindre cette force qui naît du concours spontané des individus et des associations libres, notre patrie verrait s’accomplir les grandes destinées prévues par les citoyens illustres de 1789. »

VIII

La Compagnie des mers asiatiques aurait pour but :

1o D’organiser dans les ports de Madagascar, de Cochinchine et de Corée le commerce d’importation et d’exportation, tant par la navigation au long cours que par le cabotage ;

2o De former dans ces contrées des établissements agricoles et industriels ayant pour chefs des Français et pour ouvriers des indigènes ;

3o De former le long des côtes de l’Asie et de l’Afrique orientale une série de comptoirs servant de points de ravitaillement et de radoub, et centres d’un commerce intermédiaire.

Ainsi cette entreprise serait commerciale, agricole et industrielle ; mais elle n’aurait aucun pouvoir politique : elle aurait des employés, mais pas de sujets.

Cependant son influence colonisatrice n’en serait pas moins grande, car elle attacherait les peuples protégés à la France par le commerce, les bonnes relations et les intérêts communs.

La première opération de la Compagnie serait la création des commerces d’exportation et d’importation.

Chacun des pays qui nous occupent fournirait à ces commerces des produits d’une grande variété et d’une grande richesse.

Madagascar offre une abondance de productions si grande, qu’il faudra bien du temps pour les connaître toutes. Elle est parsemée de cristal de roche. Les montagnes renferment de l’étain, du plomb, du fer, de l’or pâle, du cuivre et d’autres métaux.

Tout le littoral est riche en une multitude de plantes aux propriétés précieuses, parmi lesquelles on remarque le sagoutier, le cannellier, l’indigotier copal, le riz, le santal et l’ébène.

La vigne y prospère, et la canne à sucre y vient naturellement.

L’agriculture est fort peu avancée chez les Malgaches. La terre y est si fertile, et les habitants sont si imprévoyants, qu’il leur suffit de gratter un peu le sol avec un râteau et de jeter quelques graines, pour être sûrs d’avoir de quoi vivre pendant une année.

La France possède nominalement la domination de Madagascar ; le seul obstacle qui s’est opposé jusqu’à ce jour à la prise de possession de cette île est l’insalubrité de ses côtes.

Au contraire, l’intérieur de l’île, formé de plateaux très-élevés, est d’une salubrité incontestable et d’un climat très-doux et tempéré. Si jusqu’à présent on n’a pu encore s’établir sur ces plateaux, c’est que le gouvernement français n’a jamais mis à la disposition des colons des forces militaires qui pussent les protéger contre les naturels.

D’un autre côté, il est aujourd’hui reconnu que la fièvre intermittente qui règne sur les plages et qui est causée par la présence, sur le bord de la mer, de vastes marais remplis de vase, disparaîtrait facilement par quelques saignées qui permettraient l’écoulement des eaux.

D’ailleurs, quelque grave que soit la fièvre de Madagascar, les Malgaches connaissent pour la guérison de cette maladie des moyens prompts et faciles.

Par rapport au commerce maritime, Madagascar a une très-grande importance. Comme on le sait, la Réunion n’a pas de port, et les vaisseaux sont forcés de supporter en pleine mer les ouragans terribles de ces parages.

Madagascar, au contraire, possède plusieurs bons ports, parmi lesquels Diego-Souarez, l’un des plus sûrs et des plus vastes du monde, capable de recevoir des flottes entières, et entouré d’un pays salubre où l’on ne connaît pas les ouragans.

« La position de Madagascar en face de la côte d’Afrique, l’élévation progressive et l’exposition variée du terrain, les différentes modifications de l’air qui, dans une étendue de quatorze degrés du nord au sud, permettent la culture de tous les végétaux propres aux zones chaudes et tempérées, tout, en un mot, fait de cette grande île l’un des points les plus importants du globe sous le rapport colonial et commercial, car elle commande la route de l’Inde par le Cap, elle abonde en mouillages commodes, en bois de construction et en toutes sortes de vivres[5]. »

Enfin, le percement de l’isthme de Suez ne diminuerait en rien l’importance de Madagascar ; tout en cessant de se trouver sur la route de l’Inde, elle n’en serait pas moins placée en face de la mer Rouge, devenue le chemin de l’Orient.

La Cochinchine fournit en abondance tout ce qui est nécessaire aux constructions navales, elle donne en outre les bois de rose, de fer, d’ébène, de sapan, de santal, d’aigle, de célambac ; elle produit en très-grande abondance le coton, le riz, la soie, l’indigo, le dinaxang ou indigo vert, le sucre et la myrrhe ; elle contient de riches mines d’or, d’argent, de cuivre, de zinc.

« C’est de tous les États de l’Asie le plus propre au développement d’une marine puissante, tant à cause de sa position que de l’excellence de ses ports et que des dispositions aquatiques de sa population côtière, fournissant des marins qui ne le cèdent en rien à ceux de la Chine[6]. »

La nature a divisé le pays en deux portions distinctes : les montagnes et la plaine. Les montagnes jouissent d’un climat tempéré ; mais la plaine éprouve, dans les mois de juin, de juillet et d’août, une chaleur très-forte, que diminue cependant la brise de la mer.

La ville de Tourane, qui possède un port magnifique, nous a été concédée par un traité datant de 1787[7].

La Corée a environ la même étendue que l’Italie.

Le sol y est fertile, et l’agriculture très-avancée.

Les principaux produits sont le ginseng, plante très-précieuse aux yeux des Chinois, le riz, le panis, espèce de blé dont on tire une sorte de vin ; le chanvre, les fourrures, le tabac et la soie.

Mais la grande importance de la Corée consiste dans ses richesses minéralogiques.

La quantité d’or qu’elle contient est vraiment considérable, mais l’absence de débouchés l’empêche d’y acquérir sa valeur réelle. Aussi les habitants ne s’inquiètent pas de le séparer des autres métaux. Dans le dernier voyage en Corée, un capitaine de vaisseau de notre marine a trouvé de fortes proportions d’or dans des vases et ustensiles de cuivre servant aux usages les plus vulgaires de la vie.

Ce pays possède en outre de l’argent, du plomb, du fer, des topazes et du sel gemme.

On voit par cet aperçu bien rapide quels bénéfices énormes seraient réservés à une Compagnie qui se chargerait d’exporter les produits de ces trois contrées aujourd’hui sans débouchés.

D’ailleurs, ces produits, consistant principalement en riz, coton, indigo, indigo vert, bois de teck, de rose, de santal, fourrures et métaux précieux, n’ont aucun rapport avec les productions françaises, et ne peuvent jeter sur elles aucune défaveur.

De plus, la Compagnie, payant ces marchandises avec des articles de fabrication française, ouvrirait un vaste débouché à notre industrie nationale.

La France retirerait de ce commerce un autre avantage immense, c’est l’accroissement de sa marine marchande, qui augmenterait d’une façon considérable et immédiate dès que les armateurs trouveraient un intérêt sérieux à se livrer au commerce de long cours.

La création d’établissements agricoles ou industriels fondés par la Compagnie ou par des particuliers serait intimement liée au commerce, et les entrepreneurs, assurés pour leurs produits d’un débouché facile, auraient des chances de bénéfices tout aussi considérables que dans l’Inde ou à Java.

En Cochinchine et en Corée, des établissements de ce genre entreraient de suite en plein rapport.

Les Cochinchinois et les Coréens sont doux, travailleurs, habitués à l’obéissance, et leur organisation serait très-facile, surtout si on ne cherchait pas à changer leurs habitudes et si on avait le soin de les employer à la tâche.

Une des opérations les plus importantes de la Compagnie serait la création de comptoirs sur les côtes de l’Afrique orientale et de l’Asie.

Ces comptoirs, lieux de ravitaillement et de radoub, serviraient de points centraux à un commerce intermédiaire de cabotage qui serait pour la Compagnie la source de bénéfices considérables.

Le cabotage des mers d’Asie appartient en ce moment à la marine anglaise, à laquelle il rapporte des sommes énormes.

En effet, les navires anglais, possédant sur toutes les côtes des points de repos, transportent d’un port à l’autre toutes sortes de denrées suivant la balance des cours des marchés. Ce genre de transport, fait presque sans danger et sans perte, rapporte en quelques jours un bénéfice de 30 à 80 pour 100.

Ces opérations si lucratives seraient aussi bien faites par nos vaisseaux que par les vaisseaux anglais, si entre les trois contrées extrêmes nous possédions un grand nombre de stations commerciales.

Le cabotage des mers asiatiques nous servirait de lien avec le Japon, dont le commerce nous est maintenant ouvert, avec les îles océaniennes, et, au moyen de quelques autres stations intermédiaires, avec la Nouvelle-Calédonie et les Marquises.

Au point de vue de la marine militaire, l’établissement des stations maritimes est tout à fait indispensable.

« Il est peu de navires de guerre qui ne soient pourvus aujourd’hui de moteurs mécaniques. Dans quelques années, grâce aux mesures prises, il n’y en aura plus un seul. Mais un navire à vapeur ne peut porter avec lui qu’un petit approvisionnement de combustible, et cet approvisionnement est d’autant plus restreint que la machine est plus forte et donne plus de puissance au navire. Le charbon est peut-être plus nécessaire à la guerre maritime que la poudre. Un navire doit toujours avoir à sa portée un lieu où ses soutes vides puissent être remplies ; sans cela il n’est plus, au bout de peu de temps, qu’un mauvais bâtiment à voiles, proie facile offerte aux croiseurs mieux approvisionnés de l’ennemi[8]. »

Un certain nombre d’endroits ont été déterminés comme propres à l’établissement de ces comptoirs.

Par suite du nouveau traité avec la Chine, il est question d’établir, dans plusieurs de ses ports, des factoreries destinées au commerce avec l’intérieur. Mais, si nos armateurs ne se rattachent pas à une Compagnie puissante, comment pourront-ils soutenir la concurrence des immenses et riches Sociétés anglaises, qui, comme la maison Jardines, comptent par milliers leurs magasins et leurs navires ; comment pourront-ils résister à l’influence puissante de la Compagnie des Indes, qui, abandonnant ses pouvoirs politiques, veut redevenir ce qu’elle aurait dû toujours être, une Compagnie commerciale ?

Un des lieux les plus favorables pour des factoreries françaises serait la côte de la Birmanie.

Cette contrée possède de nombreuses et riches productions naturelles et est traversée par un fleuve très-navigable et d’une grande importance, l’Irrawaddy.

Elle est gouvernée par l’empereur Men-Doh-Men, homme d’une intelligence élevée, qui a placé toute sa confiance dans la loyauté et le courage de l’un de nos compatriotes, le général d’Orgoni, et lui a donné la direction de sa politique.

Mais le général d’Orgoni n’a pas oublié qu’il était Français, et il a amené dernièrement à Paris une ambassade birmane, afin de faire établir entre sa patrie mère et sa patrie adoptive des liens de commerce et d’amitié.

On comprend de quelle importance sera pour notre établissement en Cochinchine d’avoir un allié aussi voisin que l’empereur des Birmans, un allié qui connaît par expérience l’esprit envahisseur de l’Angleterre et qui désire mettre tout son appui dans l’alliance française, comme il a déjà donné toute sa confiance à un Français.

L’alliance des Birmans nous sera d’autant plus utile, que ce peuple, qui est brave et belliqueux, est fort redouté dans l’Indo-Chine, et a conquis à plusieurs reprises la Cochinchine et le Siam.

La constitution de la Compagnie se compléterait par la création d’un système de voyageurs et de correspondants chargés de créer des relations politiques et commerciales, seul moyen d’obtenir un accroissement rapide.

La plupart des agrandissements de l’Inde anglaise ont été opérés par des résidents qui créaient et entretenaient des relations avec les contrées voisines.

Jusqu’à ce jour les missionnaires français ont presque été les seuls de notre nation qui aient poussé l’investigation dans les contrées profondes de l’Asie.

Ils ont été en cela de la plus haute utilité pour la civilisation. Ils ont indiqué les ressources des contrées qu’ils parcouraient et ont ouvert à ceux qui devaient les suivre la route de régions inconnues.

Assurément l’on ne pourrait trop aider ces nobles et héroïques missionnaires, qui vont, au risque de la mort et des plus horribles tortures, porter aux peuples ignorants la douce lumière d’une foi sainte ; on ne pourrait trop protéger ceux qui vont recueillir les petits enfants que la Chine jette dans ses fleuves, au lieu de verser dans les contrées désertes son trop-plein de population.

Mais, la gravité de leur caractère interdisant aux missionnaires les entreprises commerciales et lucratives, cette série importante d’opérations devra être réservée à des envoyés spéciaux.

IX

Nier les garanties énormes de succès d’une Compagnie ainsi organisée serait vouloir nier l’évidence. N’y a-t-il pas l’exemple de l’ancienne Compagnie des Indes françaises, si puissante et si riche ? l’exemple bien autrement étonnant encore de la Compagnie des Indes anglaises, qui possède aujourd’hui l’un des plus vastes empires du monde ?

La Russie ne vient-elle pas encore dernièrement de créer pour l’exploitation du fleuve Amour une Compagnie qui donne plus que des espérances, qui donne des certitudes de succès ?

Tous les établissements formés dans les mers asiatiques ne possèdent-ils pas, dans le bon marché extrême de la production, une garantie presque infaillible de réussite ?

Dira-t-on que le succès ne sera que temporaire ? Parlera-t-on de l’insurrection actuelle des Indes et de l’abolition récente des pouvoirs politiques de la Compagnie ?

La Compagnie des Indes a voulu être souveraine : elle s’est lancée dans le système des annexions, et en se laissant entraîner par la cupidité et l’orgueil, elle a elle-même préparé sa chute.

Si les Anglais avaient voulu se contenter d’un bénéfice légitime, ils se seraient créé une puissance d’une durée illimitée, et la preuve, c’est que, tout en enlevant 70 à 85 pour 100 sur le produit du travail de leurs sujets et en les accablant de vexations, ils ont pu se maintenir jusqu’à ce jour.

Mais l’on n’a pas à craindre que la France cherche à exploiter ou à ruiner ses futures colonies.

Elle est trop souvent tombée dans l’excès contraire par une générosité excessive pour qu’un pareil soupçon puisse être dirigé contre elle.

Notre conduite en Algérie est une garantie de notre future conduite en Asie, et la nation qui a dépensé des sommes si considérables pour l’amélioration d’une colonie ne pourra jamais être soupçonnée d’exploitation des peuples.

Loin de là, les contrées où nous pénétrerons auront tout à gagner de notre présence.

La France assurera la tranquillité de ces nations actuellement déchirées par des luttes intestines, et ouvrira un écoulement à leurs produits restés à vil prix par l’absence de débouchés.

Notre œuvre sera donc humaine et civilisatrice ; et, en nous attirant l’amour des peuples, nous aurons assis notre puissance sur des bases inébranlables.

Dira-t-on que cette entreprise ne doit pas enrichir le peuple français, et s’appuiera-t-on sur l’exemple de la Grande-Bretagne, où la misère du peuple n’a fait qu’augmenter depuis la création de la Compagnie ?

Si en Angleterre la misère augmente, chaque jour, c’est que le peuple supporte tous les impôts, tandis que l’oligarchie et le haut commerce profitent presque seuls des richesses coloniales.

En France, au contraire, les droits et les devoirs sont uniformes pour tous. Aussi les bénéfices coloniaux seraient tout autres pour notre pays que ceux de la Compagnie des Indes pour l’Angleterre ; car, au lieu d’enrichir démesurément une seule caste, ils se répandraient sur le peuple entier et augmenteraient à la fois la fortune publique et la fortune particulière.

Dira-t-on que les Français n’ont pas le génie maritime et commercial ?

Ils l’avaient bien sous Louis XVI, lorsqu’ils possédaient la première marine du monde !

Et comment voulez-vous qu’ils commercent et naviguent au long cours, puisqu’ils n’ont pas de colonies, et que les droits et les prohibitions leur ferment les colonies étrangères ?

Dira-t-on que nous n’avons pas le caractère aventureux des Anglais ?

Quelle erreur ! Où trouver un peuple plus chevaleresque que le peuple français, et quel meilleur voyageur que celui qui est toujours soutenu par l’entrain, la gaieté, l’ardeur et l’ambition ?

Mais, si depuis soixante ans la France a concentré sur elle-même toute son attention ; si elle n’a point cherché aventure au dehors, c’est qu’elle était tellement incertaine de son avenir politique, qu’elle ne savait pas si le lendemain elle serait encore elle-même.

Dira-t-on que les Français ne voudront pas aller chercher fortune en Asie ?

Depuis le commencement de l’insurrection indienne, l’ambassade anglaise à Paris a été assaillie de demandes d’emploi dans la Compagnie des Indes, demandes qui ont toutes été repoussées par l’esprit exclusif de la Grande-Bretagne. Si dans une guerre aussi meurtrière il s’est présenté des Français pour servir l’Angleterre, que serait-ce si la France allait faire en Asie une expédition ne présentant aucun danger sérieux et offrant d’immenses chances de fortune ?

Craindra-t-on l’influence des puissances étrangères ? Qui oserait en ce moment nous arrêter ?

Est-ce l’Angleterre, tremblant à si juste titre pour le maintien de son exploitation de l’Inde, craignant à chaque instant un débarquement sur ses côtes, et sentant, avec raison, que le moment n’est pas opportun pour s’opposer aux volontés de la France ?

Est-ce la Russie, qui veut faire oublier sa Compagnie du fleuve Amour, et qui acceptera avec enthousiasme tout ce qui pourra diminuer la prépondérance britannique ?

Qui donc alors ?

Au contraire, tous les peuples qui ont eu à souffrir des excès de la Grande-Bretagne seront heureux de trouver dans l’accroissement de la puissance française un soutien contre l’influence de l’Angleterre.

D’ailleurs, la Compagnie, ne formant en réalité qu’une entreprise particulière, ne peut être atteinte par aucune réclamation diplomatique.

X

Comme on le voit, il n’y a à faire à la création de cette Compagnie aucune objection sérieuse ; de plus, elle répond seule au besoin d’extension maritime et commercial qui semble en ce moment agiter l’esprit français.

L’Empereur, par la création du Ministère de l’Algérie et des Colonies, vient de montrer quelle importance il attache au développement extérieur : il a fait voir ainsi que, tout en appréciant la haute importance de notre belle possession africaine, si pleine d’espérances ; que, tout en désirant lui donner une organisation digne d’elle, il ne voulait pas qu’on oubliât que la France avait le plus pressant besoin de se créer un système colonial.

Bien plus, la Compagnie des mers asiatiques sera pour notre pays un gage précieux de sécurité dans l’avenir.

Par la variété de ses opérations, comprenant la marine, le commerce, l’agriculture et l’industrie, la Compagnie pourra offrir à tous les enfants perdus de la centralisation une position et une fortune dans de superbes contrées qui seront pour eux de véritables terres promises. De plus elle présentera à la patrie des garanties sérieuses de tranquillité, en même temps qu’elle lui ouvrira une source immense de richesse. Loin du pays natal, les hommes que les passions politiques ont pu diviser en France ne se retrouveront plus que les enfants de la même patrie.

Inspiré par cette féconde pensée, le prince Napoléon, en énonçant les intentions du pouvoir et les siennes, a déclaré qu’il espérait, par l’influence coloniale, inaugurer l’apaisement des partis et l’oubli du passé.

« Ainsi, a-t-il dit, il me sera permis de demander aux hommes non d’où ils viennent, mais où ils vont, de regarder l’avenir et non le passé… Heureux si, après nos révolutions et nos luttes civiles, je puis concourir à cette œuvre de pacification générale qui doit réunir dans un sentiment commun de dévouement à notre patrie les cœurs de tous ses enfants ! »

Que reste-t-il à dire après de si nobles paroles ? Ne nous montrent-elles pas la France ouvrant dans les colonies une nouvelle carrière à ses enfants égarés, et n’offrent-elles pas à nos yeux éblouis la perspective d’un magnifique avenir ?

Qui peut dire ce que deviendrait la grandeur de notre patrie, si, ne craignant plus les guerres civiles qui l’ont tant de fois déchirée, elle pouvait tourner toute son attention vers le progrès et le bien-être général !

Quelle serait sa prospérité, si, recevant de ses colonies de grandes richesses, elle les répandait sur tous comme une rosée bienfaisante, au lieu de les réserver, comme l’Angleterre, à une classe privilégiée !

Quelle serait enfin sa gloire, si, heureuse, tranquille, forte et calme, elle pouvait employer le surplus de son abondance à porter à tous les peuples la paix, la lumière et la civilisation !


FIN

  1. L’Inde anglaise, par le comte Ed. de Warren, 2e vol., p. 154.
  2. Bastiat, Cobden et la Ligue.
  3. Madagascar appartient plutôt à l’Afrique, mais cette île est baignée par la mer des Indes, et peut, à la rigueur, être rattachée aux mers asiatiques.
  4. On annonce la mort de Ranavolo.
  5. Malte-Brun, Géographie universelle.
  6. Malte-Brun.
  7. Voir l’excellente brochure intitulée : Les droits, les intérêts et les devoirs de la France en Cochinchine. Ch. Douniol, édit.
  8. Les droits, les devoirs et les intérêts de France en Cochinchine.