La France dans le Levant

La France dans le Levant
Revue des Deux Mondes3e période, tome 83 (p. 894-917).
LA
FRANCE DANS LE LEVANT

Dans les pages qui suivent, on ne parlera de la politique française ni à Constantinople, ni en Égypte, non plus que de ce qu’on est convenu d’appeler la question d’Orient. Celle-ci constitue un problème, en lui-même obscur, et sur lequel on a accumulé comme à plaisir les ténèbres. Bien habile ou bien fort qui l’en fera sortir. Quant à la France, il ne paraît pas qu’elle ait eu, depuis une centaine d’années, une politique suivie, soit au Caire, soit sur le Bosphore; y a-t-elle jamais eu cette règle d’action, cette tenue qui mérite seule le nom de politique? Aujourd’hui même, avons-nous au gouvernement de la république un homme connaissant assez les choses de l’Orient et disposant des moyens d’y faire prévaloir une idée juste, pratique et féconde? N’y vivons-nous pas au jour le jour, louvoyant dans des événemens que nous n’avons pas préparés et dont la conclusion tourne parfois contre nous? Nous avions pour ainsi dire conquis l’Égypte, nous l’avions perdue, puis ressaisie; finalement elle nous échappe, et nous ne savons tirer aucun parti de l’échec récent de l’Angleterre. Quand on a fait rendre à la Grèce la Thessalie, nous avions fixé d’autres limites et compris l’Épire dans l’annexion ; nous avons abandonné l’Épire. En Crète, le gouvernement de Napoléon III a tour à tour négligé, encouragé, puis déconcerté ceux qui réclamaient l’indépendance. L’an dernier, si nous avions engagé le roi George à dire un mot, un seul, la Turquie cédait la Crète, et nous donnions une force plus grande à notre seul allié fidèle et dévoué dans la Méditerranée. Dans les affaires de la Bulgarie, qui peuvent amener la Russie à Constantinople ou les Autrichiens à Salonique, ne sachant quel parti prendre, nous ne prenons aucun parti, nous nous déclarons désintéressés dans la question, et nous nous retirons. Ainsi, nous n’avons en Orient aucune politique ; nous n’y avons ni maxime d’état, ni théorie d’aucune sorte, et nous y laissons les choses aller comme elles peuvent. On ne saurait toutefois s’en prendre à nos ambassadeurs, ni à nos ministres plénipotentiaires. Lisez le Livre jaune que le gouvernement publie chaque année, vous y constaterez que les plus haut placés de ces diplomates n’agissent qu’en sous-ordre, et que la décision vient toujours du gouvernement central siégeant à Paris. Mais ce gouvernement lui-même n’est pas libre ; il dépend d’une majorité parlementaire flottante, il est sur les vagues de la mer, et n’a pas jusqu’à présent possédé l’huile qui les pourrait calmer; il est à leur merci sans phare et le plus souvent sans gouvernail. Les ministères sombrent les uns après les autres. Ce n’est donc pas aux ministres seulement qu’on peut reprocher le manque de politique ; c’est encore et surtout aux chambres. N’entrons pas plus avant dans ce sujet, dont un long séjour en Orient nous a fait sentir plus d’une fois les tristesses ; laissons de côté une politique qui n’existe pas, et envisageons seulement la situation économique de la France dans le Levant.


I.

Ce dernier nom est la traduction du mot grec Anatolie; l’Anatolie est ce qu’on nommait autrefois Asie-Mineure. Le mot Levant ne s’applique ni à la Turquie d’Europe, ni à la Syrie, ni à l’Egypte, non plus qu’aux rivages de la Barbarie. L’Asie-Mineure ou Anatolie est en grande partie comprise dans la province de Smyrne ; car celle-ci réunit dans son seul vilayet les anciennes provinces de Phrygie, de Lydie, de Galatie, d’Ionie, de Pisidie, de Doride, de Lycie. On en trouvera la description dans tous les livres de géographie, notamment dans l’ouvrage de M. Elisée Reclus, qui donne sur sa topographie et ses produits un bon recueil de documens. C’est une des régions qui ont joué le plus grand rôle dans l’histoire et qui ont attiré le plus de convoitises. Car occupée d’abord en grande partie par des populations touraniennes, elle a vu s’établir ou passer sur son sol des Sémites assyriens, des Pélasges et des Phéniciens, des Grecs, des Perses, des Macédoniens, des Romains, des Gaulois, des Byzantins, des Francs de plusieurs origines et enfin des musulmans. Aujourd’hui, les populations dominantes sont les Turcs et les Grecs, auxquels il faut ajouter un certain nombre d’Arméniens et de Juifs, et, dans quelques centres, des Européens pratiquant le commerce ou exploitant des industries[1].

Les Turcs dominent dans toute l’Anatolie. Venus comme conquérans, restés en armes pour se défendre et jouir du travail des peuples soumis, ils se sont accoutumés à vivre dans l’indolence. Ils passent une grande partie de leur temps à fumer le chibouck ou le narghilé à la porte de petits cafés. Les Turcs de classe supérieure sont fins et sensés, mauvais politiques, mais habiles diplomates; ils sont lents à se résoudre et laissent leurs adversaires s’user entre eux dans de stériles compétitions; ils se maintiennent, grâce à la mésintelligence des Européens. Le Turc des basses classes est petit artisan dans les villes et les bourgs, petit agriculteur aux champs. Comme il ne connaît rien de ce qui se passe à quelques lieues de lui, qu’il n’étudie pas et n’interroge ni la nature, ni la science, ni l’histoire, il ne pratique ni la grande culture, ni le grand commerce, et n’a créé chez lui aucune grande industrie. Du reste, il est bien fait de corps; arrivés sans femmes aux confins de l’Asie, les Turcs ont pris pour femmes des chrétiennes, et forment aujourd’hui une race croisée, que la nature n’a pas faite incapable de civilisation. Ceux qui en douteraient n’ont qu’à se demander ce qu’étaient nos populations rurales il y a seulement cent cinquante ans. Je ne parle donc que de l’état présent des choses ; or il est certain, de l’aveu même des Grecs, que le Turc, tout ignorant qu’il est, a des vertus solides, qu’il est sincère, bienfaisant et hospitalier. Seulement ces vertus sont précaires, disparaissent souvent dans les fonctions publiques et pourront disparaître entièrement le jour où il aura goûté à la civilisation.

Les Grecs du Levant, comme ceux du royaume hellénique, sont en toutes choses le contraire des Turcs. Ils ne sont pas très nombreux, puisque sur 1 million d’habitans que renferme la province de Smyrne, on compte seulement 360,000 Grecs. Mais cette petite société chrétienne est la force vive de cette région. Elle fournit les employés les plus utiles, des médecins, des avocats, des négocians et des banquiers, non-seulement dans l’Anatolie, mais dans le reste de l’Asie-Mineure, à Constantinople, en Syrie, en Égypte. Elle est en relation d’idées et d’affaires avec ses congénères des îles, de la Crète, du royaume, de l’Europe, et, on peut le dire, du monde entier : car le Grec est le même en tout pays. Les Grecs du Levant sont lettrés ; dans tous leurs villages, ils ont une école, où l’enseignement a pour base l’histoire grecque, les anciens auteurs, les élémens des sciences, l’étude de la langue française et de l’anglais. Ces écoles sont de trois degrés, ayant à leur tête l’École évangélique de Smyrne, et comprennent plus de 17,000 élèves, garçons et filles. Outre ces écoles, les Grecs ont dix ou douze imprimeries à Smyrne, un musée important et une bibliothèque. Tous les établissemens d’instruction ont été fondés et sont entretenus par des dotations privées. L’expansion moderne du génie grec date du traité de Kutchuk-Kaïnardjik, imposé par la Russie en 1774 ; mais l’action des puissances occidentales, surtout de l’Angleterre, l’a favorisé, et la création du royaume après la bataille de Navarin, en 1827, adonné aux Hellènes de l’Asie-Mineure à la fois un type vivant dans leur race et un point d’appui.

Les Arméniens ne diffèrent pas beaucoup des Grecs, surtout ceux des classes riches ; comme eux ils sont lettrés, ont de nombreuses écoles, de hauts commerçans, et fournissent des employés aux administrations musulmanes. Les Grecs les accusent de n’être point patriotes ; pour quelle patrie l’Arménien combattrait-il? Son pays pourra cesser d’appartenir à la Turquie ; il a failli en être séparé lors du traité de Berlin ; mais, s’il l’est un jour, ce sera pour être annexé à l’empire des tsars : l’Arménie a moins d’avenir que la Pologne.

Quant aux Juifs, ils sont partout les mêmes ; mais, moins belliqueux qu’au temps des Macchabées, ils sont débiles et ne cultivent que les professions où la force physique est superflue. Le petit commerce est leur occupation ordinaire. Ils sont peu lettrés, et toutefois ont fondé récemment une assez grande école à Smyrne. Ils subsistent par l’appui mutuel qu’ils se donnent : on ne rencontre pas de Juifs parmi les mendians, terrible et odieux fléau de tout l’Orient. On compte, à Smyrne seulement, environ 15,000 Juifs ; les Arméniens n’y sont que 7,000.

À ces élémens orientaux de la population levantine, il faut ajouter un nombre respectable de gens venus d’Europe, la plupart catholiques, et dont les familles sont depuis longtemps fixées en Asie-Mineure. On n’en rencontre pour ainsi dire aucun dans les campagnes ; ils demeurent dans les villes. Leurs pères y vinrent autrefois pour y faire quelque commerce ou pour y remplir une fonction consulaire. Le nom de plusieurs d’entre eux remonte à deux siècles ou même davantage dans le passé. En Turquie, on les désigne sous le nom général de Francs ; en France, on les appelle Levantins. Les descendans de ces familles jouissent souvent d’une situation à la fois avantageuse et singulière : comme soumis aux anciens traités, ils échappent à certaines obligations de la loi turque ; comme nés et domiciliés de longue date en Turquie, ils sont soustraits aux charges que la mère patrie leur imposerait s’ils vivaient sur son sol. En général, ils tiennent médiocrement à leur pays d’origine et à sa prospérité. Catholiques pour la plupart, ils n’ont aucun amour pour l’empire ottoman, qui est le règne des infidèles. Pieux ou simulant la piété, soit par tradition, soit par intérêt, c’est à Rome avant tout qu’ils se rattachent : pour cette raison, ils vivent à l’égard des Grecs et des Turcs dans une défiance réciproque, craignant d’autre part que les lois de la mère patrie ne leur soient quelque jour appliquées. Dans la seule ville de Smyrne, le nombre des Francs s’élève, paraît-il, à 10,000.

Ces renseignemens, dont tout voyageur peut constater l’exactitude, sont nécessaires à toute personne qui voudrait nouer des relations d’affaires avec l’Anatolie, car elle doit avant tout prendre connaissance du milieu où elle aurait à se mouvoir. Il est à remarquer que ces groupes de populations, d’origine, de religion et de mœurs différentes, fraient peu les uns avec les autres; ils forment en quelque sorte autant de sociétés juxtaposées qui, avec le temps, se sont installées autour de certains centres et pour des causes assez apparentes. Dans les villes, chacune de ces sociétés habite un quartier à elle. Prenons pour exemple la ville capitale du Levant, Smyrne, telle qu’elle est encore, malgré ses quatre kilomètres de quai et le chemin de fer qui les parcourt. Le premier quartier qu’on aborde au fond de la baie est le quartier franc, appelé à tort par quelques-uns français. C’est à peu près le seul qui soit visité par les voyageurs, et comme il a été construit par d’anciens négocians venus de France, il a conservé l’aspect des quartiers commerçans de nos anciennes villes. Il est à peu près horizontal et parait établi sur des alluvions modernes. En se fixant sur ce rivage, les marchands venus d’Occident se mettaient le plus près possible des navires qui leur apportaient ou leur prenaient des marchandises. Depuis la conquête musulmane, la population grecque, opprimée, avait été refoulée derrière les Francs; le quartier grec se trouva ainsi caché par le quartier français, et parut relégué ou couvert par ce dernier. Les Arméniens, qui tenaient depuis des temps fort anciens le commerce intérieur de l’Asie, s’étaient installés plus loin encore vers l’est, à une petite distance du fleuve Mélès. Ce cours d’eau est hors de la ville; il s’en éloigne vers le nord-est, au travers de jardins, de maisons de campagne et de plantations. Au point le plus proche, juste à l’est de la ville, se trouve le petit, mais célèbre Pont des caravanes, à proximité du quartier arménien. On peut donc penser, ce qui est d’accord avec l’histoire, que les négocians arméniens recevaient les caravanes de l’Asie au point extrême de leur route et en transmettaient les denrées aux négocians grecs qui tenaient la mer. Le quartier juif est dans la partie sud de la ville, et plus au sud encore est le quartier turc, protégé par le mont Pagos et ses fortifications. Outre ses mosquées, le quartier turc comprend l’imprimerie ottomane, le champ de manœuvres, la caserne d’infanterie, la municipalité, c’est-à-dire l’administration et la force armée ; une seconde caserne est à l’extrémité opposée de la ville, au nord du quartier franc. Quant à la banque ottomane et au tribunal de commerce, ils sont vers le milieu des quais, à peu de distance du rivage et à la portée des négocians. Un Européen qui voudrait se créer des relations d’affaires avec Smyrne pourrait y descendre en quelque sorte les yeux fermés : il négligerait toute la partie sud de la ville qui se développe à sa droite, et pénétrerait, en marchant devant lui, dans les quartiers franc, grec et arménien, où la majeure partie du commerce de l’Asie occidentale vient aboutir. Les Juifs, qui sont vers la droite, sont de petits revendeurs, des brocanteurs ou des marchands de curiosités; les Turcs, plus à droite encore, habitent des rues désertes et silencieuses.

Le mouvement d’affaires dans le Levant se compose, comme en tout autre pays, des objets importés du dehors et des produits locaux consommés sur place ou exportés, auxquels il faut ajouter ceux qui ne font que passer en transit. Le manque de grandes industries fait importer en Asie-Mineure une énorme quantité d’objets de toute sorte provenant des manufactures européennes. Le grand développement de la marine à vapeur a permis de distribuer ces produits entre un certain nombre de ports, qui auparavant les recevaient par des bateaux à voiles venant de Smyrne. Cette dernière n’a pourtant rien perdu de son importance, parce que, dans le même temps, la consommation a toujours devancé l’approvisionnement, les commandes ont précédé les fournitures. Cet état de choses a amené dans les ports de l’Anatolie, et surtout à Smyrne, un assez grand nombre de négocians européens ou grecs en relation avec les producteurs d’Occident. On a vu se créer, ou s’étendre, ou du moins se régulariser, de nombreux services de navigation à vapeur pour toutes les régions du globe. La ville centrale, Smyrne, n’a plus été seulement le point de départ ou d’arrivée pour les caravanes de l’intérieur. Ses nouveaux quais, pris sur la mer avec une large bande de terrain, ont permis de construire sur le devant de la ville toute une ligne de maisons, de magasins, d’entrepôts, mis en communication, soit entre eux, soit avec les navires, par un chemin de fer continu. Son mouvement commercial, qui était de 53 millions il y a cent ans, était de 221 millions en 1881 ; il s’est encore accru depuis cette époque. Il croîtrait beaucoup plus vite, si l’Asie-Mineure avait des chemins de fer. Elle n’en a que des embryons: celui de Moudania à Brousse, en Bithynie, est très court et fonctionne aussi mal qu’il est possible. Ceux de Smyrne à Aïdin et à Alachéir ne sont que des têtes de ligne, attendant leur prolongement vers la Cappadoce et l’Euphrate. Sardes, qui est à l’est de Smyrne, fut autrefois une ville aussi importante que Vienne ou Berlin. Elle pourra le redevenir quand elle tiendra d’une part à Smvrne et de l’autre aux grands fleuves de Mésopotamie par un vrai chemin de fer. On verra alors se décupler les produits du Levant, et leur exportation en Europe et en Amérique. En retour, l’importation en Asie-Mineure des produits européens grandira d’année en année, jusqu’au jour encore lointain où le sol et le sous-sol de l’Asie seront bien exploités et leurs produits naturels manufacturés sur place.

Aujourd’hui, la seule industrie locale est la fabrication des tapis. On les tisse sur plusieurs points de l’Anatolie et on les exporte sous le nom de tapis de Smyrne, parce que cette ville en est le principal, sinon l’unique marché. La grande Asie fournit depuis quelques années à l’Europe des tapis de couleur éteinte et de grosse laine, qui ont encore du succès; mais, quant à la perfection du travail, au coloris et à la qualité, ils n’approchent pas de ceux de Smyrne. Cette ville en expédie chaque année au dehors pour 3 millions de francs.

Tout le reste des objets exportés consiste en produits naturels ou à peine transformés par le travail de l’homme. Ce sont : les céréales, surtout l’orge expédiée dans les pays du nord pour la fabrication de la bière ; — Les raisins secs pour celle du vin ; la France seule, qui en achetait pour 642,000 francs en 1873, en a pris en 1880 pour 14 millions; depuis cette époque, la vente a varié proportionnellement à la marche des maladies de la vigne ; — Le coton, dont la province produit pour 6 millions ; — Le sésame et son huile, pour la même somme ; — L’huile d’olive, dont la production s’élève à 9 millions;— Les figues, dites de Smyrne, exportées pour 2 millions 1/2; — Les laines, les peaux, les éponges dites du Levant; — Enfin huit ou neuf autres produits secondaires fournis par des arbres ou des plantes de culture facile.

On remarquera que parmi ces objets d’exportation il ne se trouve ni un métal, ni un minerai, ni même un marbre. La province en offre pourtant sur un grand nombre de points et de valeur parfois très haute ; mais il n’y a personne dans le pays pour les exploiter: les Grecs et les Arméniens sont commerçans, banquiers ou marins, non industriels ; les Turcs ne sont ni l’un ni l’autre. Il faudrait donc que des industriels éclairés vinssent d’Europe pour mettre les pays du Levant en exploitation : mais ils y trouveraient des richesses naturelles et des forces motrices inaccessibles, sans aucune voie pour en faire circuler les produits. L’état d’abandon où la bonne nature est laissée ne serait compris de personne parmi nous: pour y croire, il en faut être témoin. J’en pourrais citer mille exemples; je n’en citerai qu’un. Dans la plaine de Troie, il y a deux cours d’eau abondans, le Simoïs et le Scamandre ; il y a plusieurs villages, les uns turcs, les autres grecs, environnés de quelques champs cultivés. La plaine du Simoïs est une des plus riches prairies naturelles qui soient sur terre ; elle est à l’abandon, les eaux y font des marais comme au temps d’Homère, on ignore ce que c’est que faucher et faire du foin ; broutée par quelques vaches qui se vautrent dans la fange, peuplée de serpens et de cigognes mangeuses de serpens, cette herbe de qualité incomparable fleurit, fructifie, se dessèche, tombe enfin sur elle-même, et se change en pourriture et en fièvres paludéennes. Un peu plus loin du rivage, près du Scamandre, un savant et actif consul d’Amérique, M. F. Calvert, a mis en culture un marais de terre noire, en réunissant dans des rigoles les eaux stagnantes ; il a changé ce lieu infect en une riche prairie, couverte d’un troupeau nombreux de beaux chevaux. Voici encore un fait montrant comment on exploite la nature dans le Levant. Sur le mont Ida et ses contreforts croissent de belles forêts de plus ; on y fabrique des planches dont on ne trouverait pas deux ayant les faces parallèles et la même épaisseur d’un bout à l’autre. Pour les transporter, on les attache à droite et à gauche d’un chameau ou d’un âne; un chameau en a sept ou huit sur chacun de ses flancs, car elles sont courtes ; un âne en a trois. Ainsi chargés, ces infortunés animaux, chancelant sur des chemins qu’eux-mêmes ont frayés, parviennent enfin à la ville des Dardanelles, Tchanak-Kalé (le château des poteries), où ils déposent leur fardeau. Voilà donc comment on traite la nature dans le Levant et comment se font les transports à petite distance. Quant aux grands transports, ils se font toujours par des caravanes, longues files de chameaux se déroulant dans les plaines et les défilés des montagnes. Rien de plus imparfait et de moins sûr que ces véhicules vivans ; ceux qui ont appelé docile le chameau n’en avaient jamais vu. Cet animal ne marche pas, si on ne le met en route avant le jour ; le long des sentiers, il s’arrête pour brouter quelque verdure ; alors la file se trouble, se noue. s’embarrasse dans ses liens, des chameaux tombent avec leur fardeau. Le chamelier s’empresse et gronde, décharge ceux qui sont à terre, rétablit comme il peut son train ambulant, et reprend sa route, si les chameaux y consentent. Tout ce dégagement de la voie ne se fait pas sans marchandises déchirées, brisées ou répandues. Qu’est-ce donc si dans un sens ou dans l’autre, survient une autre caravane? Alors c’est la rencontre de deux trains. Le poète descriptif et trop classique, l’abbé Delille, peignait l’armée de Cambyse engloutie au désert par le simoun, et disait : « Les chameaux renversés roulent sur les chameaux; » il faudrait ajouter ici, pour compléter ce tableau ridicule et navrant, ces trois mots peu militaires: « les ballots aussi. »

Voilà un épisode de l’industrie des transports, qui se produit tous les jours et à toute heure sur le sol parfumé de la « sainte Asie, » pour parler comme le poète Eschyle. Moins de minarets et plus de gares, moins de caravanes et plus de locomotives ôteraient à cette riche contrée un peu de ce pittoresque qui disparaît quand on le touche, et rendraient la vie humaine plus facile et plus large. Mais, pour atteindre à ce résultat, ne comptons sur aucune des races qui peuplent les quartiers des villes; car il y a un ensemble de connaissances pratiques et un apprentissage qui leur manque entièrement. Ce seront des capitalistes, des ingénieurs, des agriculteurs et des industriels européens qui devront se transporter dans le Levant pour le transformer, le féconder et le mettre en mouvement. Tout ce qu’on pourra demander aux indigènes sera de ne pas mettre obstacle à l’action civilisatrice de l’Occident.


II.

Le tableau présenté par M. Georgiadès des conditions économiques du pays n’est pas encourageant ; néanmoins, il paraît véridique, étant tracé d’après les faits acquis. Il est sûr que la loi musulmane décourage la culture des champs, non par sa rigueur, mais par la manière dont elle est appliquée. La dîme, comme impôt, n’est pas plus onéreuse que nos contributions ; seulement on la perçoit par un procédé ruineux. Peu de numéraire circule dans les campagnes d’Anatolie; pour être sûr de toucher ses revenus, le gouvernement les perçoit en nature. En outre, il les afferme à des individus qui les prennent à forfait, et qui, plus désireux de s’enrichir que de faire prospérer l’agriculture, dépensent le moins possible pour leur perception et pressurent le plus possible le paysan. Donc, à l’époque des récoltes, l’exacteur se rend dans un village, mesure une récolte sur pied, la fait couper sous ses yeux et prélève sa dîme. Ensuite, il passe à une autre ; et quand il a fini de décimer un village, il se rend dans un village voisin. Pendant ce temps surviennent des intempéries qui gâtent les récoltes, font germer les céréales sur pied, pourrissent les raisins frais, font perdre leur sucre aux raisins secs, font tomber les olives et les détruisent. A son arrivée, l’exacteur se plaint, accuse le paysan de négligence, et grossit dans une forte mesure la part qu’il veut prélever; soutenu par la force publique, il la prélève et l’emporte. Telle est dans sa triste réalité l’application du système de la dîme en nature dans le Levant. C’est pourquoi le paysan ne cultive que le nécessaire: tous, s’en tenant à ce minimum de culture, se trouvent plus promptement débarrassés du décimateur et sauvent du moins ce dont ils ont besoin. Le surplus de la terre reste en friche ou en longue jachère; de petites plantes aromatiques couvrent les champs, et le sol d’Asie est parfumé.

Il est certain cependant que ce n’est ni le caractère de la race turque, ni la religion musulmane qui tendent à restreindre la culture dans de si étroites limites. Le Turc des villes est indolent et répugne à la fatigue; le Turc des campagnes est cultivateur, et le travail de la terre est mis en honneur par le Coran. Mais le paysan, découragé par l’organisation fiscale, ne fait aucun progrès ; je l’ai vu labourer ses terres ; il ne les retourne pas, il les effleure ; pour cela, il se sert d’une charrue où n’entre pas une seule pièce de fer: c’est un morceau d’arbre fourchu dont le bec est taillé en pointe ; un cheval le tire et un homme conduit ce simple appareil. La herse n’est guère plus compliquée : c’est un triangle de bois sous lequel sont incrustés des éclats tranchans de quartz, de silex ou d’obsidienne ; cette machine, traînée par un ou deux chevaux, sert aussi de hache-paille. Telle est la base de l’outillage agricole dans le Levant. La vigne est plus cultivée que les autres végétaux, quoique le musulman ne boive pas devin. Le Coran ne lui défend pas d’en préparer et d’en vendre ; de plus, il préconise le raisin sec, aliment des élus au paradis et bon objet de commerce depuis l’invasion du phylloxéra. Un des principaux centres de la production du raisin est la vallée de Thyra ou du Caystre, en relation avec Smyrne par un chemin de fer. Tous les négocians de Bercy connaissent le raisin de Thyra, et beaucoup d’industriels, de viticulteurs et de marchands connaissent le vin de raisins secs. Mais plus d’un ignore que Thyra est à 90 kilomètres au sud-est de Smyrne, et qu’on y va comme de Paris à Pontoise, dans des wagons anglais. Cette voie de communication facile, rapide et peu coûteuse, a contribué puissamment au développement de la culture des vignes. La perception de l’impôt, s’y faisant sur les sacs de raisin, quand la récolte est rentrée, y a contribué plus encore, en permettant au cultivateur de soustraire son produit aux intempéries et aux exactions. Le chemin de fer a, en outre, ai)porté la sécurité dans les espaces, malheureusement bien restreints, qu’il parcourt; le reste de l’Anatolie vit presque sans relâche dans la terreur des assassins et des pillards. Récemment ils venaient jusque dans les rues de Smyrne, ravageaient les boutiques et rançonnaient les marchands. Comment les relations commerciales, comment les industries qui emploient les produits agricoles prospéreraient-elles dans ces conditions?

Je ne fais aucun doute que le gouvernement central du sultan est dans les meilleures dispositions pour favoriser l’établissement des Européens dans le Levant. Voilà dix-neuf ans déjà qu’une loi a été portée en leur faveur. Jusqu’en 1868, aucun étranger ne pouvait être propriétaire en Turquie; on n’y pouvait le devenir que sous le nom d’une femme, parce que, jusque-là, toutes les femmes de la terre étaient considérées de droit comme musulmanes ; pour acquérir une propriété, il fallait que le contrat fût fait sous le couvert d’une sœur, d’une tante ou de quelque autre parente. La loi de 1868 reconnut les étrangers aptes à posséder; elle les a entièrement assimilés aux Ottomans. Les acquisitions de propriété, les donations et les testamens furent assujettis pour eux aux lois communes de l’empire. Un protocole diplomatique confirma le nouvel état de choses, définit la demeure de l’étranger domicilié, fixa les limites de l’inviolabilité du domicile, les conditions de la défense en justice et créa la publicité des audiences. Une circulaire invita tous les possesseurs d’immeubles à échanger leurs anciens titres de propriété contre des titres conformes au nouveau régime. Depuis lors, cette loi est régulièrement exécutée.

Mais elle ne suffit pas. Vous m’autorisez à acquérir un coin de votre territoire ; mais si ce coin est inaccessible, et si, de plus, c’est un coupe-gorge, à quoi me servira de l’avoir acheté et d’en être le propriétaire in partibus? C’est un lieu-commun aujourd’hui de dénoncer la corruption des faiseurs d’allaires du Levant, la vénalité des fonctionnaires, qui ne sont pas tous des mahométans sans doute, la nécessité où est le nouvel arrivant de payer toute chose, tout service privé ou public, de distribuer des pots-de-vin pour obtenir une pièce administrative ou judiciaire, présens qui croissent en raison du rang des personnages et de l’importance de l’affaire. Ces frais d’usage, non obligatoires, mais exigés, dépassent de beaucoup nos frais de justice, qui pourtant ne sont pas médiocres. Ils ont, en outre, le défaut d’être payés d’avance, comme les provisions que nous déposons chez nos avoués et nos huissiers; et de même que ceux-ci ne garantissent pas le succès de l’affaire et n’en gardent pas moins la provision, les agens ottomans reçoivent la prime avant de faire aucune démarche, et n’assurent pas que la démarche une fois faite réussira. En effet, pour l’acte légal le plus simple, il ne suffit presque jamais de s’adresser aux autorités inférieures; celles-ci n’ont pas le pouvoir de décider ; elles ne sont qu’un échelon pour monter à une autorité supérieure, qui ne se dérange pas sans motif palpable de sa quiétude. De degré en degré, on parvient jusqu’au vali, ou préfet-gouverneur de la province, qui examine l’affaire, se déclare incompétent et transmet le dossier à Constantinople. Là, nouveaux personnages, nouvelles démarches et nouveaux frais. Vous vous impatientez, parce que vous êtes un homme d’occident et que vous ne connaissez pas la placidité musulmane; vous persistez cependant et vous attendez ; au bout de quelques semaines, vous apprenez enfin que votre dossier s’est égaré et qu’on ne le retrouve plus.

Il est donc bien difficile de s’établir dans le Levant comme propriétaire, agriculteur ou usinier. La loi de 1868 est en vigueur, théoriquement ; la pratique la rend stérile. Il ne faut pas attendre qu’avec sa bonne volonté idéale, le gouvernement central fera quelque chose pour aider les étrangers à s’établir; il ne le peut ni ne le veut, parce que le caractère musulman répugne à toute action du dehors. Sans aucun doute, le progrès de la culture, son extension, la création de manufactures et d’industries locales, l’exploitation des forêts, des carrières et des mines, la construction de grands chemins de fer et de canaux avec des services de transport, feraient affluer l’or dans les caisses du sultan. Mais ces améliorations ne seront jamais faites, ni par l’administration musulmane, ni par les gens du pays ; elles ne pourront l’être que par des étrangers. Seulement, les obstacles amoncelés par les mœurs du pays et par la pratique des lois sont si grands qu’un capitaliste étranger hésite et renonce à les affronter. Quelques-uns ont tenté d’installer des usines dans le Levant, mais toujours près de la mer; aucun n’a osé pénétrer dans l’intérieur, où il n’eût trouvé ni moyens de transport autres que des chameaux, ni gens capables de le seconder. C’est pourquoi, et tout le monde en fait la remarque, la plupart de ceux qui vont dans ces contrées pour y créer des industries sont des gens sans consistance, des chercheurs d’affaires qui n’ont point de capitaux derrière eux.

L’histoire des quais de Smyrne est la démonstration de ce que chacun dit. Ces quais sont la seule grande œuvre qui ait été faite jusqu’à présent en Asie-Mineure; c’est une œuvre magnifique, due à la hardiesse, à la persévérance, dirai-je à la foi de deux Français, MM. Dussaud, connus déjà pour leur collaboration au canal de Suez. J’ai vu Smyrne une première fois en 1850. Au fond de ce golfe merveilleux, le front de la ville se présentait composé de maisons mal construites, jetées pêle-mêle sur une plage que la nature avait faite ; il n’y avait point de quai ; les terres descendues du mont Pagos et les débris d’anciennes villes successivement entraînés avaient formé un vaste talus plongeant sous la mer, comme un glacis de fortification. Les navires n’abordaient nulle part; ils restaient en rade à une grande distance de la terre ; des barques et des mahones faisaient le service pour les voyageurs et les marchandises; la traversée du bateau au rivage ne durait guère moins d’une demi-heure. Cet état de choses exista jusqu’en 1867.

À cette date, le gouvernement du sultan accorda la construction d’un quai à trois Anglais, qui n’avaient pour se couvrir ni une société formée, ni entrepreneurs, ni capitaux. Le quai devait avoir une longueur de 4 kilomètres environ ; on devait le construire en eau profonde, combler la mer entre le quai et le rivage et disposer les égoûts nécessaires à l’assainissement de la ville basse. Pour exécuter cette œuvre coûteuse, les Anglais ne fixaient qu’à 2 millions 1/2 le capital de leur société anonyme et prenaient avec MM. Dussaud, entrepreneurs, l’engagement de leur payer 6 millions en cinq ans, comptant, comme tant d’autres l’ont fait, sur des obligations qui seraient créées. Quand ils émirent leurs actions, ils ne purent retirer de la souscription que 625,000 francs, de quoi payer les machines et les premiers frais de l’entreprise. Quand on vit néanmoins que l’œuvre commençait à se faire, les anciens riverains et les négocians élevèrent des réclamations ; une rangée de constructions nouvelles allait masquer leurs façades, et les quais allaient rendre impraticables leurs traités avec les porteurs; en outre, les droits concédés à la compagnie faisaient d’eux ses tributaires. Les premiers travaux furent arrêtés, puis repris à la suite d’arrangemens survenus. Mais alors les fonds manquèrent à la société; les entrepreneurs lui prêtèrent une petite somme qui ne tarda pas à être épuisée. La faillite était menaçante. Il fallut donc s’exécuter, et les Anglais, endettés à cause de leur imprévoyance, cédèrent, en 1869, toutes leurs actions, avec leurs dettes, à MM. Dussaud.

Ces derniers, devenus maîtres d’une entreprise qui en réalité leur appartenait, poussèrent avec activité les travaux. De nouveaux et plus sérieux obstacles leur furent alors suscités. « Il arriva, dit l’auteur du livre sur Smyrne, ce que nous sommes habitués à voir partout. Les Anglais, tant qu’ils ont vu ou cru voir le succès impossible, se sont montrés indifférens au début, même devant la banqueroute qui menaçait leurs compatriotes, premiers concessionnaires de l’affaire. Il a fallu l’intervention de MM. Dussaud pour sauver cette œuvre, et lorsque les Anglais ont VII, au bout de cinq ans, ces vaillans Français accomplir l’œuvre la plus remarquable qui ait jamais été sérieusement essayée en Turquie, ils ont cherché, avec l’appui du gouvernement, à leur susciter toute sorte de difficultés. Et MM. Dussaud frères, qui venaient de dépenser 14 millions de francs pour mener à bien leur entreprise, se sont vus abandonnés et réduits à leurs seules forces pour soutenir une lutte redoutable, d’où ils sont heureusement sortis victorieux. »

Le sujet de la lutte en question était le tarif de la Société des quais. L’ambassade anglaise à Constantinople s’y mêla, et remua ciel et terre pour obtenir des modifications favorables à la Grande-Bretagne. On entra enfin de part et d’autre en conciliation. Le tarif du droit de quai fut réglé de telle manière qu’il égale à peine 1/2 pour 100 de la valeur des marchandises. Ce tarif est de 1883. Je ne veux pas empiéter sur un sujet qui sera traité tout à l’heure; je me contenterai d’une seule remarque : l’œuvre de MM. Dussaud est grandiose ; elle était plus qu’utile, elle était, nécessaire. Mais elle n’exerce aucune influence appréciable sur l’état de l’Anatolie intérieure ; son action cesse à quelques lieues du rivage. Elle ne prendra sa véritable importance que si la civilisation européenne pénètre, avec ses capitaux, ses moyens d’action et son personnel, des contrées aujourd’hui peu accessibles, peu ou mal exploitées et encore livrées à l’incurie ottomane. Les faits précédemment cités suffisent, croyons-nous, à la démonstration. Mais alors on aura besoin d’hommes bien posés, de sociétés riches ailleurs que sur le papier et de capitaux réels et disponibles. Il est bien certain que, si les trois premiers concessionnaires n’avaient pas été conduits par leur étoile aux entrepreneurs français qu’ils ont trouvés, l’œuvre des quais de Smyrne serait encore à faire.

La stagnation des pays du Levant est due certainement aux causes qui viennent d’être énumérées; on les découvre par l’observation et l’analyse. Il en existe néanmoins une autre d’un caractère plus général, et sur laquelle on ne saurait trop insister. Il faut bien se persuader qu’à moins d’être un saint, nul homme ne reste pauvre par choix et ne trouve de plaisir à l’être; cela est vrai en Turquie comme chez nous. L’énorme production de l’industrie manufacturière, qui a causé chez nous la suspension d’affaires dont nous souffrons, produit dans les pays arriérés des effets semblables, non momentanés, mais continus. Nos machines livrent au monde entier des objets de toute sorte à des prix minimes et néanmoins avantageux. Les pays dépourvus d’industrie achètent ces objets, qu’ils sont hors d’état de produire au même prix. Des navires de toutes les parties de l’Europe et de l’Amérique les y apportent par cargaisons ; ils viennent, ainsi chargés, dans les ports du Levant et surtout au quai de Smyrne, d’où les marchands du pays les transportent par leurs moyens primitifs, mais suffisans pour eux, dans l’intérieur de la province. Le travail manuel de ses habitans ne peut rivaliser ; il cesse peu à peu dans leurs petits ateliers et dans les familles; à la fin, pour payer ces calicots bariolés de blanc, de vert et de rouge que l’Angleterre et l’Amérique confectionnent pour eux, il ne leur reste que le maigre revenu d’une terre mal cultivée et ruinée par les exacteurs. Ainsi la manufacture d’occident tue les Orientaux. Je dis qu’elle les tue en réalité, car elle commence par les appauvrir ; puis elle les dépouille, les réduit à la misère, les accable d’ordure et de maladies et les fait périr de langueur. Tout l’Orient languit ; voilà pourquoi l’Asie est arrivée et parfumée; ces odeurs exquises que vous sentez en mettant le pied sur la terre d’Asie, c’est l’odeur de la misère.

Pour en finir avec ce sujet, nous signalerons un dernier facteur qui s’ajoute au précédent; nous voulons dire la concurrence. Les nations de l’Europe et celles de l’Amérique luttent à qui donnera les mêmes produits au meilleur marché. Pour cela, on compte non-seulement sur l’abaissement du prix des matières premières et le perfectionnement des machines, mais aussi sur l’extension de la vente et la multiplication des débouchés. Les contrées privées d’industries consomment sans produire, achètent pour leur argent et non par un échange de produits manufacturés. C’est pourquoi les usines de l’Occident trouvent chez les Ottomans d’excellens marchés. Elles ont sur les places du Levant des agents de toute langue pour la vente de leurs marchandises. Toutes les nations manufacturières des deux mondes s’y donnent rendez-vous et y soutiennent les unes contre les autres une concurrence qui n’est pas toujours honorable. Pour obtenir quelque faveur sur les tarifs, on corrompt les employés par des gains illégitimes et par des cadeaux clandestins. Les représentans consulaires ou diplomatiques se mettent de la partie, harcèlent, chacun pour ses nationaux, les pachas dans les provinces et le gouvernement central à Constantinople; les ministres et le sultan lui-même sont obsédés et n’en peuvent mais; de guerre lasse, ils cèdent; l’Anglais ou l’Allemand remporte une victoire; sur qui? Sur le trésor ottoman, sur les concurrens et sur le pauvre habitant du sol, qui doit, tout en achetant la marchandise étrangère, combler de ses paras le vide du trésor impérial. Tel est l’état des choses dans le Levant. Le tableau que nous en donnons n’a rien de fantastique ; il est fait d’après ce que nous avons vu ou appris par d’autres : c’est la réalité même. Regardez-le à distance et dans son ensemble : vous verrez une péninsule à laquelle la nature a départi un sol fertile, de riches vallées, des montagnes boisées ou pleines de métaux, des rivières nombreuses, des rivages creusés de golfes, de baies, de rades et de ports, et protégés par des îles qui les égalent en valeur. Sur ces rivages s’agite une population formée de toutes les nations, parlant toutes les langues; elle vend et achète pour revendre ce que la navigation du monde lui apporte; elle est tout occupée de marchés, de négociations, d’intrigues, d’embûches et de corruptions. Cela forme une zone étroite étendue le long de la mer. Au-delà commencent la pauvreté et l’inertie, qui s’étendent jusqu’aux frontières de l’Inde. Ici la vie reprend son énergie, grâce au ferment que la présence des Anglais lui a communiqué. L’Inde donne la démonstration vivante de ce que les Européens pourraient accomplir dans le monde musulman. Il nous reste à dire ce que leur action est devenue depuis cent années.


III.

Le commerce du Levant appartint d’abord aux Phéniciens, qui eurent des comptoirs sur tous les rivages de la Méditerranée et pénétrèrent même dans l’Océan. Plusieurs de leurs établissemens devinrent plus tard des villes maritimes considérables, portant encore les noms qu’ils leur ont donnés. Les Phéniciens, sémites, furent remplacés par les Pelages, peuple arien, nommés Philistins ou Palestins par les Hébreux et Pélesta dans les hiéroglyphes de l’Égypte. Ce sont les fondateurs du commerce côtier, dont les revenus permirent aux Grecs, et particulièrement aux Ioniens, de produire cette merveilleuse civilisation d’où nous sommes nous-mêmes issus. Si ce mouvement commercial, dont la mer Egée était le centre, avait manqué, la Grèce n’aurait eu ni arts, ni sciences, toutes choses qui se paient. Quand il changea de place, après l’expédition d’Alexandre, et qu’il se fut créé des centres nouveaux, tels qu’Alexandrie, la Grèce fut promptement délaissée; son mouvement intellectuel se transporta avec son commerce et se centralisa comme lui en Égypte. Les Romains ne portèrent en Orient que leur puissance militaire et leur administration politique; mais Rome, avec l’Italie et les pays situés plus loin vers l’ouest et le nord, offrit de nouveaux et vastes débouchés au commerce du Levant, en même temps que celui de la Mer-Noire et des contrées danubiennes se concentrait dans Constantinople. Un énorme développement des échanges eut lieu entre l’époque de Constantin et les premières croisades, puisqu’il y eut un moment où le budget de l’empire d’Orient atteignait 3 milliards.

Les luttes intestines du bas-empire amenèrent peu à peu sa décadence, que l’approche des musulmans et l’arrivée des bandes de croisés précipita. Les croisades, en détruisant l’empire grec, préparèrent la conquête de Constantinople par les Ottomans; en même temps, elles mirent les Grecs hors d’état de fournir des navires de guerre aux empereurs; la force maritime passa aux navigateurs latins, notamment aux Vénitiens et aux Génois. Avec la puissance navale, ces républiques acquirent la prépondérance commerciale; car elles étaient chez elles administrées par des industriels et des marchands, aussi bien que Florence et les autres petits états de l’Italie. C’est durant cette période assez voisine de nous que l’Asie, devenue musulmane et livrée à la servitude, se dépeupla, perdit ses industries, cessa d’être cultivée, se transforma en une sorte de désert. C’est alors aussi que se forma le long de ses rivages cette zone de commerce maritime où se résume encore tout le mouvement d’affaires du Levant.

Quand les grandes monarchies d’Occident arrivèrent à leur tour, elles trouvèrent les négocians italiens en possession de toutes les places. Tandis que les Espagnols fréquentaient l’Atlantique et que les Portugais se rendaient aux Indes par le Cap, l’empire turc se consolidait sur le Bosphore, étendant un bras sur la Mer-Noire, l’autre sur la mer Egée, la Grèce et la côte d’Afrique, sans compter l’Égypte et la Syrie. L’orient de l’Europe lui appartenait; par le Danube, il menaçait la Hongrie et Vienne même. Au commencement du XVIe siècle, le grand-seigneur, maître de Constantinople depuis cinquante ans, était à la tête d’un empire solidement assis, qu’aucun potentat de l’Europe, pas même le pape, ne regardait sans terreur. Le sultan tenait dans sa main tous les fils qui font mouvoir une société et le sabre qui en calme les agitations. Mais les Turcs ne connaissaient pas la mer; la marine grecque n’existait plus; les états italiens étaient riches, mais petits, faibles et opprimés par les descendans de leurs anciennes maisons de commerce et de banque. Marseille, le grand port de la Gaule sur la Méditerranée, venait d’être réuni à la France sur la (in du siècle précédent. L’occasion était belle et s’offrait d’elle-même.

In traité d’alliance, conclu entre Soliman II et François Ier, « rendit les Français maîtres du commerce du Levant. Le pavillon français pouvait seul être admis dans les ports de l’empire ottoman ; il servait aussi de tuteur à tous les autres peuples maritimes en relation avec l’Orient; ils le sollicitaient comme une faveur de l’ambassadeur de France à Constantinople. »

La plupart des faits qui vont suivre sont fournis par les archives du ministère du commerce à Paris, et par celles des chambres de commerce de Paris et de Marseille. On y verra par quels moyens les rois de France avaient su donner à notre pays dans le Levant la position prépondérante qu’il a perdue. Dans les temps qui suivirent François Ier, les Génois et les Vénitiens avaient reconquis la leur et avaient vu apparaître dans les mers ottomanes deux nouveaux concurrens : les Hollandais et les Anglais. Au milieu du XVIIe siècle, une première tentative fut faite par vingt-quatre personnes de Marseille pour coloniser les pays musulmans. Les événemens de la fin du règne de Louis XIII la firent échouer. Mais peu après, sous Louis XIV, l’aristocratie française, qui se tient aujourd’hui si à l’écart, comprit que l’avenir de la France était lié à nos relations extérieures. L’impulsion fut donnée par les grands marins d’alors, Tourville, d’Estrées, Duquesne, de Vivonne, le comte de Châteaurenault, le marquis de Martel. On généralisa la concurrence; cinq grandes compagnies françaises furent créées pour lutter contre le commerce des étrangers dans toutes les parties du monde ; celle du Levant est de 1664 ; un arrêt du conseil d’état, provoqué par Colbert, en régla la situation. Aux termes de cet arrêt, qui a été conservé, le roi dépensait de fortes sommes pour détruire la piraterie et faire des avances aux compagnies des Indes, du Nouveau-Monde et du Nord ; son intention ferme était de favoriser aussi par tous les moyens la compagnie du Levant dans son trafic avec les côtes et pays de la domination du grand-seigneur, de Barbarie et d’Afrique. Sa majesté ordonnait donc qu’il fût payé 10 livres pendant quatre ans pour chaque pièce de drap transportée en ces pays ; que l’entrée et la sortie fussent libres de tout impôt pour les munitions et vivres nécessaires aux navires de la compagnie ; que celle-ci ne payât aucun octroi ni droit, soit d’entrepôt, soit autre, pour les marchandises apportées de ces pays ou exportées de France. Le roi donnait le droit de bourgeoisie, et tous privilèges et exemptions aux commis et employés de la compagnie du Levant, déclarait insaisissables les parts (actions) des intéressés, même pour les affaires de sa majesté ; déclarait mystiques les livres et comptes vis-à-vis des créanciers avant que ces comptes fussent officiellement arrêtés. En outre, le roi prêtait pour six ans à la compagnie la somme de 200,000 livres sans intérêt, consentant à n’être remboursé que du tiers, si les deux autres tiers étaient perdus. Enfin, le roi promettait de la défendre envers et contre tous, même par les armes, de lui « faire faire raison de toutes injures et mauvais traitemens, » de faire escorter gratis ses envois et retours par des vaisseaux de guerre partout où besoin serait. — Cet acte est du 18 juillet 1670, signé Louis et contresigné COLBERT. On le trouvera sur les registres du conseil d’état.

Ce que Louis XIV accordait d’argent à la compagnie du Levant était une forte somme pour l’époque. Ce n’était pas une subvention, comme celles que nous donnons annuellement à plusieurs sociétés. C’était un prêt, largement consenti, mais temporaire, qui obligeait la compagnie à compter sur elle-même et non sur l’argent de l’état. Car l’initiative privée est toujours préférable à l’action gouvernementale. Le roi soutenait de ses deniers les premiers pas d’une société naissante, qui devait ensuite marcher par ses propres forces.

A la même époque, Colbert réorganisait les consulats français dans le Levant, obligeait les consuls à étudier l’administration des villes, les produits qu’on récoltait, les ateliers établis et les marchandises qu’on apportait, soit du dehors par mer, soit de l’intérieur du pays. Il exigeait que les consuls lui adressassent des rapports sur les ressources locales et sur les avantages qu’un négoce pourrait trouver à s’établir auprès d’eux. Ces représentans royaux devaient correspondre directement avec la chambre de commerce de Marseille et faire, de concert avec elle, la police de la colonie. Cette police était sévère ; car à la suite de banqueroutes, de malversations et de commerces illicites survenus dans le Levant, il fut ordonné que nul ne pourrait s’établir marchand dans ce pays qu’après avoir été « examiné et reçu par la chambre de commerce de Marseille. » Cette chambre à son tour n’accordait que difficilement et à bon escient les autorisations de résidence qu’on lui demandait, attendu que l’intention du roi était de rappeler toute personne qui pourrait être dangereuse ou inutile. On ne jouissait donc pas de la liberté commerciale qui fut laissée plus tard ; mais ce que la colonie perdait en liberté, elle le gagnait en moralité et en considération, par conséquent en crédit. Et pourtant la liberté alla plutôt en diminuant qu’en augmentant jusqu’au temps de la révolution française ; car peu d’années avant cet événement, aux difficultés légales déjà existantes on ajouta celle de fournir à la chambre de Marseille un cautionnement de 60,000 livres pour les grandes Echelles, de 40,000 pour les petites. Les mêmes garanties étaient exigées des négocians déjà établis dans le Levant; ainsi la mesure avait un effet rétroactif.

À ces conditions, les maisons de commerce étaient, pour chacune des Echelles, constituées en corps de Nation. L’organisation de ces nations du Levant est un des faits les plus curieux du XVIIIe siècle; car c’était comme un avant-coureur, comme un modèle en petit du régime que la révolution devait introduire en France. Le règlement du 23 mars 1778, pour la nation de Smyrne, est sur ce point un précieux document. La nation se réunit en assemblées présidées par un syndic et convoquées par lui. Le syndic est élu à la pluralité des voix et révoqué par l’assemblée, s’il donne quelque sujet de plainte. Toutes les délibérations sont prises à la majorité, après libre discussion ; elles sont consignées sur un registre syndical paraphé par le consul, et exécutoires pour tous les membres de la nation. Telle était dans ses traits essentiels l’organisation des nations françaises du Levant. Elle donnait à chacune d’elles une force compacte pour lutter, suivant les expressions du comte des Alleurs, ambassadeur à Constantinople en 1753, « contre les obstacles que produisent la diversité des génies et des opinions, le caractère particulier des Turcs, de jour en jour plus avides et plus éclairés, la concurrence de nos rivaux et les manœuvres de nos ennemis. » Toutefois, le consul conservait une autorité prépondérante même sur la vie privée des résidens, dont il réglait jusqu’aux dépenses somptuaires, leur interdisant d’employer des draps anglais ou d’autres étoffes étrangères, au détriment du commerce français. L’action du consul n’était pas soutenue uniquement par celle de l’ambassadeur ; elle l’était encore par l’autorité d’inspecteurs royaux, envoyés à l’improviste pour contrôler l’exécution des lois et règlemens dans chaque nation. Ces inspecteurs étaient fort redoutés des mauvais marchands et fort appréciés des bons.

Il est certain que plus d’une mesure édictée de 1650 à 1789 est incompatible avec les idées de nos jours, avec ce que nous nommons la liberté commerciale. Il n’en est pas moins vrai que l’ensemble des règlemens et des édits royaux avait donné à notre pays une situation hors ligne dans le Levant ; cette prépondérance, constatée par l’histoire dans les relations diplomatiques de la France avec la Turquie, est bien mieux attestée par les tableaux des échanges. Les documens consulaires de Smyrne, en 1789, donnent pour cette Echelle un trafic total, exportation et importation, s’élevant à 22 millions 1/2, chiffres ronds, pour la France seule, et à 53 millions pour tous les pays réunis. Ainsi, la France représentait à elle seule 42 1/2 pour 100 du commerce total de Smyrne avec le reste du monde. Les 57 1/2 restans étaient partagés entre les autres peuples commerçans, Italiens, Hollandais, Autrichiens, Anglais, Russes, Espagnols. Si le lecteur veut retenir ces chiffres, il pourra les comparer avec ceux qui vont suivre, et se rendre compte du changement survenu depuis 1789 dans la situation de la France au Levant.

Vers 1789, il y avait à Smyrne vingt-neuf grandes maisons de commerce françaises et d’autres plus petites, constituées en nation, n’écoulant que des produits français et faisant tout le commerce d’exportation pour la France. Il n’y en a plus que deux ou trois ; elles sont isolées les unes des autres ; à côté d’elles sont des maisons d’importance diverse, tenues par des indigènes, protégés français. Toutes ces maisons ont cessé de former une nation; elles rivalisent entre elles sur beaucoup de points et vendent, non des produits français, mais des articles de toute provenance et souvent des contrefaçons. Les négocians français du Levant viennent rarement en France faire eux-mêmes leurs achats et leurs ventes ; ils les font par des commissionnaires établis sur nos places et qui, pour leurs peines, font monter de 20 ou 25 pour 100 le prix des marchandises. Les Anglais, les Allemands, les Autrichiens et les Grecs font autrement : leurs chefs de maison voyagent eux-mêmes, débattent les prix avec les producteurs européens; et l’on voit des marchands allemands livrer les produits français à meilleur marché que les maisons françaises. Quant aux articles similaires provenant d’Allemagne et vendus comme articles français, le monde en est rempli ; je n’en parle pas ici, parce qu’il y a dans ce mode de concurrence trop peu de scrupule ; mais les produits allemands, sincères, sont presque toujours livrés à meilleur compte que les nôtres. J’en pourrais citer mille exemples ; en voici un seul : le sulfate de quinine allemand coûte 90 francs quand le nôtre en coûte 110 ou 120.

La France n’a pas su organiser ses transports. On s’écriera que les meilleurs paquebots de la Méditerranée sont ceux des Messageries maritimes. Je dirai que les navires subventionnés par l’état sont toujours les meilleurs ; mais le voyageur, qui s’y trouve si bien, devrait songer que son voyage lui est en partie payé par le peuple des contribuables et qu’il paie lui-même fort cher. Le bien-être du voyageur n’est rien dans le mouvement commercial; c’est par kilos et par francs que la prospérité s’évalue, et le prix des transports joue ici un rôle important. Comptez le voyage de 100 kilos de marchandises de l’intérieur de la France à Smyrne : ils paieront, pour arriver à Marseille, de 11 à 17 francs, tout compris, suivant nature; 20, 8, 5 ou 3 sur les Messageries maritimes; de Paris à Smyrne, le transport durera vingt et un jours en moyenne. De Trieste à Smyrne, le Lloyd prend 4.95, 3.85, 2.80 et 1.70 pour le même poids du même objet. De Londres ou de Liverpool à Smyrne par Gibraltar, on dépasse rarement 5 ou 6 francs, et le trajet ne dure que quatorze ou quinze jours. J’ai sous les yeux un chiffre déjà ancien, puisqu’il est de 1881 ; je l’adopte, parce que les choses n’ont fait qu’empirer depuis lors; cette année-là, nos ports, de Bordeaux à Dunkerque, ont reçu vingt paquebots du Levant, chargés de raisin sec et de graines oléagineuses; sur ce nombre, un seul français, un bateau de 500 tonneaux !

C’est assez de chiffres ; j’en donne un dernier qui résume les autres. En 1789, notre commerce avec Smyrne figurait pour 42 l/2 pour 100 dans le commerce général de ce port. Cinquante ans après, en 1839, il n’était plus que d’environ 3 pour 100. Depuis cette époque, ce chiffre a plutôt diminué qu’augmenté, quoique le mouvement commercial de Smyrne ait passé de 100 à 250 millions. Nous avons donc raison de dire que, au point de vue économique, la France n’est plus rien dans le Levant. Les marchandises françaises, vraies ou fausses, qui s’étalent dans la grande rue du quartier franc, sont une apparence trompeuse dont les tableaux du commerce démontrent l’inanité.

Quelles sont les causes de cette chute? L’auteur du livre sur Smyrne, qui est avant tout un négociant, en a indiqué plusieurs, notamment l’énormité des commissions en France et la cherté des transports, causes matérielles auxquelles s’ajoute l’indifférence des compagnies subventionnées à l’égard du commerce, et la concurrence qu’elles font aux entreprises privées ; cette concurrence est d’autant plus désastreuse qu’elle repose sur un privilège de plus longue durée. L’auteur signale aussi les intrigues ourdies dans le Levant contre la navigation française et contre la Société des quais, auxiliaire naturelle de cette navigation. A Smyrne, les courtiers hollandais et anglais sont devenus les maîtres de la place, et une notable partie du négoce est entre les mains des Allemands. Ceux-ci, qui, avant la guerre de 1870, ne paraissaient pas sur les tableaux, ont été fortement soutenus par leur gouvernement et ont plusieurs maisons parfaitement organisées. « La Société de géographie commerciale de Berlin couvre le monde de ses émissaires, véritables commis-voyageurs qui répandent partout l’influence et la langue, les produits et les industries de l’Allemagne, et se chargent d’installer dans des lieux habilement choisis des colonies d’émigrans allemands. » Ils ont porté leur attention sur la viticulture, étudié les procédés européens, notamment les méthodes françaises. « Ils ont acheté près de la station du chemin de fer d’Aïdin des terrains étendus qu’ils ont plantés de vignes ; au milieu, ils ont construit une grande fabrique et des maisons d’habitation pour un directeur et un personnel allemands, arrivés tous de leur pays. Leurs magnifiques caves sont creusées à une profondeur de 6 mètres et considérées comme des chefs-d’œuvre. L’élément indigène est rigoureusement exclu du service. »

En France, on raille un peu l’Allemagne trop pauvre pour nourrir ses habitans et obligée de les envoyer chercher fortune ailleurs. On a tort. La pauvreté n’apprête point à rire, et l’émigration n’est nullement blâmable, quand elle est nécessitée par le besoin de vivre. Mais ce qui est mauvais en soi, c’est qu’une grande nation comme la France laisse tomber son commerce de 42 à 3 pour 100 en cinquante années, et que son peuple, auquel le pouvoir appartient, défasse l’œuvre accomplie par ses anciens rois ; il leur est donc inférieur en intelligence ou en bonne volonté? Visiblement, notre décadence dans le Levant date de 1789. Les guerres de la révolution et de l’empire, absorbant alors toutes les forces et les ressources nationales, ont troublé ou détruit nos relations en Orient. La bataille navale d’Aboukir a fait plus de mal au commerce français que toutes les victoires de Napoléon ne lui ont fait de bien. Les grandes maisons que nous avions dans le Levant ont été ruinées ; les nations ont péri et n’ont plus reparu. La restauration acheva la perte de notre négoce par un tarif insensé que signa le roi Louis XVIII ; ce tarif d’entrée dans les ports ottomans imposait aux produits français un droit cinq fois plus fort qu’à ceux des autres pays. La bataille de Navarin, en 1827, releva un peu notre prestige en Orient, mais non notre commerce. Pendant ce temps, les autres nations prirent notre place, que nous n’avons pu recouvrer, ni sérieusement tenté de reconquérir.

A l’heure présente, nous n’avons dans le Levant aucune politique commerciale, je dirai même aucune tenue. Nos marchands y sont cosmopolites, comme on l’est à l’avenue de l’Opéra et dans les grands magasins dits de nouveautés. La moitié de ces nouveautés vient d’Angleterre ou d’Allemagne, de Belgique, ou de Suisse, ou d’Autriche. Nos nationaux n’ont dans le Levant aucune unité sociale ; les uns sont des gens de science et des libres penseurs venus à la suite de MM. Dussaud ou restés après les travaux du canal de Suez ; les autres ont fait leur éducation chez les pères que la république protège et qui ont leur chef à Rome. Ces deux groupes sont eux-mêmes composés d’unités sans cohésion et d’inégale valeur à tous les points de vue. Il n’y a plus rien qui rappelle les nations d’autrefois, nulle action d’ensemble, point d’assemblées où se discutent les intérêts communs, point d’organisation, pas de relations communes avec la mère patrie, avec ses grands centres industriels, avec l’état. On a essayé, dans ces derniers temps, de donner aux consuls une couleur commerciale; mais c’est une puérilité, puisque en même temps on unifiait la carrière consulaire et la carrière diplomatique. Ces consuls, gens d’ailleurs fort honorables, n’ont sur le commerce que des notions théoriques, puisqu’ils ont fait leur unique apprentissage dans les bureaux du ministère. Arrivés sur place, croit-on que les négocians les initieront à leurs affaires privées et leur en dévoileront le mécanisme et les secrets ? Aussi les rapports que nous lisons à l’Officiel sont tels qu’un touriste observateur en pourrait faire de semblables. Ils n’ont dans la pratique aucune utilité et ne suscitent aucune entreprise.

L’esprit « d’individualisme, » qui a triomphé lors de la révolution française, n’a trouvé depuis cent ans aucun correctif. Il a eu au contraire pour conséquences, d’une part, la liberté du négoce, entravée uniquement par les droits à payer, les impôts, les frais de transport et les faux frais ; d’autre part, la séparation des affaires politiques et des intérêts commerciaux. Quand le conseil des ministres discute le budget du commerce, le ministre des affaires étrangères se retire ; cela ne le regarde pas ! Le partage du pouvoir est favorable à la liberté et rend plus difficiles les usurpations. Mais n’y a-t-il donc aucun moyen de créer des délibérations en commun pour les choses pratiques, comme on en a pour les questions de majorité ou de minorité dans les chambres ? Ne serait-il pas utile d’étudier nos anciennes institutions royales, celles du Levant surtout, qui offraient une unité d’organisation tout à fait pratique ? Quand on les aurait étudiées et comprises, ne serait-il pas temps d’en tirer tout ce qui peut être en harmonie avec les idées modernes ? Ceux qui ont habité le Levant ou qui l’habitent savent que les Allemands, les Anglais, les Grecs et d’autres forment dans chaque Échelle autant de colonies compactes dont les membres se connaissent, se soutiennent entre eux. Si par une organisation convenable, par l’action gouvernementale, par la réduction des frais de transport, la diminution des courtages, la création d’établissemens industriels et d’exploitations agricoles, nous faisions sentir aux Orientaux que nous sommes un peuple et non des unités dispersées, nous reprendrions peut-être dans le Levant le rang que nous avons perdu.

Nous ne devons pas nous faire d’illusions : quand notre dernier négociant aura été expulsé du Levant par un concurrent étranger, notre présence sous la forme de consuls ou d’ambassadeurs n’aura plus de raison d’être, et nous pourrons nous retirer. Ce sera une économie au budget, qui a tant besoin d’économies. Mais si nous voulons faire le nécessaire pour être quelque chose dans le monde, nous ne ferions pas mal de chercher dès aujourd’hui, hors de nos politiques, parmi les inconnus, s’il ne se cacherait pas quelque Colbert.


ÉMILE BURNOUF.

  1. Nous renvoyons le lecteur, surtout pour les documens de statistique, à l’ouvrage de M. D. Georgiadès, intitulé : Smyrne et l’Asie-Mineure; Paris, Chaix, 1885.