La France dans l’Afrique du Nord

La France dans l’Afrique du Nord
Revue des Deux Mondes6e période, tome 9 (p. 815-858).
LA FRANCE DANS L’AFRIQUE DU NORD


I

Quatre-vingt-deux ans se sont écoulés depuis que, le 14 juin 1830, l’armée française, attirée par une accumulation de vieux griefs et par une insulte au représentant de la France, débarqua à Sidi-Ferruch, la ville d’Alger devant capituler trois semaines plus tard, le 5 juillet, et le reste de l’Algérie devant être laborieusement conquis durant une période de dix-sept ans, si l’on considère la reddition d’Abd-el-Kader en décembre 1847 comme le terme de la conquête, ou de vingt-sept ans, si l’on n’en place la clôture qu’à la soumission de la Kabylie en juin 1857. La France se trouvait avoir ainsi annexé, juste en face de ses rivages méditerranéens, une contrée dont l’étendue de côtes dépasse un millier de kilomètres, dont la superficie, suivant la part de terrain désertique qu’on y joint, varie entre 500 000 et 600 000 kilomètres, et dont la population paraissait être alors de 2 millions à 2 millions 1/4 d’habitans.

Bien plus simple et plus rapide fut, un demi-siècle plus tard, la prise de possession de la Tunisie par la France. Des incidens divers, le pillage d’un navire français naufragé sur la côte, des violations de notre territoire algérien par de petites bandes de la tribu, la veille inconnue et devenue subitement historique, des Kroumirs, un déni de justice à propos de l’achat d’un immense domaine indigène par une société française, s’ajoutant à une série de griefs antérieurs, amenèrent en avril 1881 les troupes françaises dans la Régence de l’Est ; elle fut occupée, dans toute sa partie septentrionale du moins, quasi sans combat ; lu 12 mai, le bey signait la convention appelée tantôt traité du Bardo, tantôt traité de Kasr-Said, ensemble de clauses assez vagues qui plaçaient le pays sous la direction de la France : notre gouvernement ayant retiré trop tôt une partie des troupes, la ville de Sfax s’insurgea le 28 juin ; plus au Nord, les employés de la petite gare de l’Oued Zergua furent massacrés ; on se résolut à envoyer des renforts, à occuper tout le pays, sans résistance sérieuse, d’ailleurs, sauf à Sfax ; au mois de juillet, on était maître de toute la Régence. L’informe traité du Bardo était précisé par une convention du 6 juin 1883, puis par un décret du 4 octobre 1884 : la simple direction politique et domination militaire de la France en Tunisie évoluait rapidement en un complet protectorat. Les traités spéciaux, constituant une situation privilégiée à certaines puissances européennes, venaient à expiration ou étaient dénoncés et remplacés par des conventions sanctionnant la suprématie de la France et les immunités pour les produits français en Tunisie ; tel fut le cas de la convention de 1896-97 avec l’Italie et de l’arrangement du 18 octobre 1897 avec la Grande-Bretagne[1]. Sauf quelques réserves, d’importance secondaire, au sujet des écoles et des droits de pêche, en ce qui concerne l’Italie, la France, qui maintient loyalement et politiquement la souveraineté du bey, est aussi maîtresse en Tunisie qu’en Algérie.

La prise de possession de la Régence de l’Est ajouta 130 000 kilomètres carrés et environ 1 700 000 habitans aux 600 000 kilomètres carrés de l’Algérie, et aux 4 millions 1/4 d’habitans indigènes que cette première des possessions françaises nord-africaines contient à l’heure présente (1912).

Les événemens qui se déroulent depuis l’ouverture du XXe siècle et qui ont trouvé leur formule dans la convention de novembre 1911 entre la France et l’Allemagne ont conféré à notre pays la direction politique et administrative du Maroc, sauf les deux zones espagnoles. Tout en portant le nom de protectorat, la situation que nous avons diplomatiquement acquise dans ce pays diffère singulièrement de celle que nous nous sommes faite en Tunisie. Les pouvoirs qui nous sont reconnus au Maroc sont étroitement limités à bien des points de vue ; on peut se demander s’ils ne nous laissent pas plus de charges que de droits. En aucun point du monde, croyons-nous, il n’existe une souveraineté aussi garrottée par des liens multiples et assujettie à de si nombreuses et si minutieuses servitudes. On y a donné à la formule séduisante de « la porte ouverte » une portée qu’elle n’a jamais eue ailleurs. On peut dire qu’on a fait à la France au Maroc une situation analogue, quasi même inférieure, à celle que les puissances, avant le réveil récent de ces nationalités, faisaient à la Turquie en Europe ou à la Chine dans ses provinces côtières.

Quoi qu’il en soit, et si délicate que doive être notre tâche en ce pays, notre nouvelle acquisition nord-africaine ajoute environ 500 000 kilomètres carrés et 4 millions et demi, sans doute, d’habitans aux étendues et aux populations indigènes dont nous avions précédemment pris possession dans le Nord de l’Afrique. Le chiffre de 4 millions et demi ou 5 millions d’habitans pour le Maroc paraîtra faible à certaines personnes qui restent sous l’impression d’évaluations beaucoup plus considérables, mais manifestement grossies. On verra plus loin qu’il ne peut maintenant être question de 8 ou 9 millions d’habitans au Maroc, ni même de 6 à 7 millions, et que, si l’on en déduit notamment les zones espagnoles, tout permet de penser que la population de ce pays se rapproche plutôt de 4 millions que de 5.

Pour terminer ce premier aperçu, la France, en n’ajoutant aux régions cultivées du cultivables que la lisière du désert, possède maintenant, ou plutôt, quand elle aura exercé une occupation effective sur la totalité du territoire marocain dont elle ne détient, et encore incomplètement, qu’un septième aujourd’hui, possédera environ 1 200 000 kilomètres carrés, dépassant deux fois sa propre superficie, au lieu de 700 000 kilomètres carrés (Algérie et Tunisie réunies), et dominera une population d’une douzaine de millions d’habitans (Algérie, Tunisie et Maroc compris), dont il millions environ de Musulmans, 250 000 à 300 000 juifs indigènes, graduellement assimilables, et environ 900 000 Européens.

L’action qu’a exercée depuis quatre-vingt-deux ans la France et celle qu’elle exercera dans le prochain avenir en ces contrées de l’Afrique du Nord, peut être examinée et appréciée à trois points de vue principaux : au point de vue politique et financier d’Etat, au point de vue économique général, enfin au point de vue social et moral.

Nous allons nous placer successivement à ces trois points de vue, en prenant l’une après l’autre chacune de ces possessions nord-africaines ; l’aînée d’abord, l’Algérie, vieille de quatre-vingt-deux ans, que l’on peut considérer comme une adolescente ; la cadette ensuite, la Tunisie, âgée de trente et un ans et dont l’enfance s’est normalement développée sans avoir été affligée par aucune épreuve[2] ; la dernière venue enfin, celle qui nait péniblement, le Maroc, au milieu de circonstances tout particulièrement épineuses, qui devront rendre son développement laborieux et, sans doute, assez lent.


II

Les quatre-vingt-deux années écoulées de notre domination en Algérie ne doivent pas être considérées comme une période très étendue. Il faut un temps très prolongé pour que la colonisation s’enracine, se consolide et forme des sociétés ayant une relative harmonie et une certaine stabilité. Cette observation est surtout vraie en ce qui concerne le type de colonies que l’on appelle les colonies mixtes, par opposition aux colonies d’un type pur, telles que les colonies de peuplement (Australie, Nouvelle-Zélande, etc.) et les colonies d’exploitation (Indes Anglaises et Néerlandaises, etc.).

La diversité des populations, leur opposition de traditions, de conceptions, d’intérêts, rendent délicates et malaisées l’enfance et l’adolescence des colonies mixtes où le peuple colonisateur apporte de nombreux immigrans qui font souche au milieu d’une population indigène déjà un peu dense, cohérente et résistante.

On n’a pas assez remarqué que la célèbre Province Romaine d’Afrique, correspondant à notre actuelle Tunisie, n’acquit une véritable prospérité que plusieurs siècles après qu’elle eut été conquise et dirigée par les Romains. Cette contrée subit, dans l’antiquité, pendant huit siècles entiers, la domination et la direction soit de Rome, soit de Byzance, continuatrice de Rome. Un spécialiste, érudit et clairvoyant, M. Toutain, dans son ouvrage : Les Cités Romaines de la Tunisie, Essai sur l’histoire de la Colonisation romaine dans l’Afrique du Nord, écrit que à la Tunisie Centrale était déserte et stérile à l’époque de Marius[3], » c’est-à-dire quarante ans après la prise de Carthage par Scipion. La province romaine d’Afrique n’acquit que très lentement une grande importance. « Sous Trajan, écrit Gaston Boissier, un historien latin, qui se crut un sage, se demande sérieusement s’il n’aurait pas mieux valu que Rome n’occupât jamais ni la Sicile, ni l’Afrique et qu’elle se fut contentée de dominer sur l’Italie[4]. » Cet historien, c’est Florus ; Trajan régnait de l’un 98 à l’un 117 de notre ère, soit deux siècles et demi après la prise de Carthage. L’auteur du chapitre consacré à l’archéologie dans la compilation officielle : La Tunisie (1904), homme très versé dans la connaissance des monumens anciens de la Régence de l’Est, M. Gauckler, s’exprime ainsi : « Les édifices païens les plus nombreux remontent au temps des empereurs africains ; ceux de l’époque des Aitonins sont déjà plus rares. Il n’existe pas sur le sol de la Tunisie un seul monument romain dont on puisse affirmer qu’il fut antérieur à notre ère[5]. » C’est aux empereurs africains qu’universellement on rapporte l’apogée de la province romaine d’Afrique ; or, ils régnaient de l’un 193 de l’ère chrétienne à l’un 235. Il fallut donc trois siècles et demi pour que l’Afrique Romaine atteignît la prospérité dont le tableau et les traces frappent si vivement nos contemporains[6].

On peut rappeler aussi que l’ancienne Tunisie et les contrées nord-africaines adjacentes furent plutôt pour les Romains une colonie d’exploitation, c’est-à-dire de direction administrative et économique, qu’une colonie de peuplement. Et cela même est pour nous un encouragement ; les Romains, comme les Français de nos jours, n’avaient pas de population surabondante. Ils imposaient aux peuples vaincus leur droit, en partie leur langue, et certaines conceptions générales : ils établissaient surtout la paix romaine ; tel était leur type de colonisation duquel le nôtre doit se rapprocher. Il est vrai qu’ils ne se heurtaient pas à deux obstacles que nous rencontrons aujourd’hui dans l’Afrique du Nord : une religion chez les indigènes absolument réfractaire à toute influence extérieure et, d’autre part, la jalousie d’autres nations civilisées puissantes.

Si nous remontons si haut, ce n’est pas pour faire preuve d’une vaine érudition, mais pour bien pénétrer le lecteur des conditions requises pour une colonisation durable. Le temps, les siècles ont été la condition essentielle, l’un des facteurs principaux de la colonisation romaine ; ils le sont également des colonisations modernes.

L’Espagne, par exemple, aux jours de sa plus grande expansion et de sa suprême puissance, a possédé et occupé pendant plus de deux siècles Oran et des points importans du Nord africain, des districts même de l’intérieur, sans qu’il en reste aujourd’hui d’autres vestiges que d’imposantes ruines de bâtimens militaires. Il en a été de même des Portugais sur la côte Atlantique, aux jours brillans de leur suprématie coloniale.

Dans la région, au contraire, où les Espagnols et les Portugais sont parvenus à maintenir leur domination durant trois ou quatre siècles, au milieu de populations autochtones plus ou moins denses, parfois ayant une civilisation relativement avancée, au Mexique, au Pérou, au Brésil, ils ont fait une œuvre qui a bravé les révolutions et les séparations politiques.

Avec ses quatre-vingt-deux années d’existence, l’ainée de nos colonies africaines, l’Algérie doit être ainsi considérée comme une colonie adolescente ; quand on célébrera son centenaire, dans juste dix-huit ans, elle ne sera pas encore entrée dans l’âge adulte ; son adolescence se prolongera bien un demi-siècle au delà. Ces réflexions sont nécessaires pour bien apprécier notre œuvre nord-africaine.

On dira peut-être qu’aujourd’hui, avec les inventions modernes, chemins de fer, télégraphes, téléphones, automobiles, aéroplanes, le travail colonisateur peut être beaucoup plus rapide. Ce serait, sinon une erreur, du moins une exagération. Ces instrumens nouveaux aident sans doute à l’exploitation économique et en facilitent l’essor ; mais ils ne transforment pas les populations ; ils auraient plutôt une action troublante sur les autochtones et ils ne hâtent aucunement soit la fusion, soit l’entente cordiale entre les élémens ethniques différens.

Aussi importe-t-il bien de distinguer, en matière de colonisation, comme nous l’avons fait, l’action politique, l’action économique et enfin l’action sociale.

Au point de vue politique, notre œuvre algérienne s’est développée sans autre obstacle que celui qu’elle trouvait dans la résistance de la population indigène et dans notre propre ignorance du milieu physique et moral où nous opérions.

La conquête a été très longue. On a vu qu’elle ne se termina qu’en 1847 par la prise d’Abd-el-Kader ou même en 1857 par la soumission de la Kabylie. Jusqu’à cette dernière date, il y eut, en notre Algérie, l’équivalent du bled ès Makhzen et du bled ès Siba au Maroc, contrées soumises et contrées insoumises, situées au milieu même du terrain occupé. On connaît les deux expéditions de Constantine, l’échec de la première et la prise de cette ville en 1837. Notre poussée vers le Sud est lente : nous n’occupons Biskra qu’en 1844 et Laghouat seulement en décembre 1852, soit vingt-deux ans après la prise d’Alger.

Diverses circonstances entravèrent la conquête ; le gouvernement qui avait conçu l’expédition fut renversé au lendemain même de celle-ci ; les personnages les plus importans du régime de Louis-Philippe et les Chambres même étaient peu favorables a une œuvre qui leur apparaissait comme âpre, coûteuse et de résultats médiocres ou incertains ; la colonisation n’était pas en honneur en France ; on s’y livra sans conviction et sans méthode. On eût voulu n’occuper que les côtes et avoir un protégé indigène pour administrer, sous un contrôle bienveillant et peu rigoureux, l’intérieur du pays : de là le traité de 1837 avec Abd-el-Kader, qui laissait à celui-ci presque toute la zone non côtière des provinces d’Alger et d’Oran. L’émir ne comprit pas la France et nous contraignit à le combattre et à l’expulser.

Il est utile de rappeler brièvement ces péripéties à l’heure où le Maroc nous inflige une tâche malaisée et de longue haleine. Une fois accomplie, la conquête fut définitive. Une seule insurrection vraiment sérieuse éclata, celle de 1871 dans les provinces d’Alger et de Constantine, qui heureusement suivit et n’accompagna pas la guerre avec l’Allemagne. Elle fut aisément réprimée. Il en fut de même de l’insurrection de 1881 dans la province d’Oran, dirigée par Bou Amama. Depuis lors, dans toute l’Algérie, règne la paix française ; un incident, toutefois, relativement récent, — les troubles qui se produisirent, en avril 1901, dans le village français de Margueritte, près de Miliana, dans une région des premiers temps de la conquête et d’ancien peuplement européen, — témoigne que les indigènes sont susceptibles de mouvemens imprévus ; il suffit des excitations d’un marabout, réveillant les griefs administratifs ou agricoles des habitans, pour que le village français de Margueritte fût envahi par des bandes armées de plusieurs centaines d’Arabes qui le saccagèrent et y tuèrent une dizaine d’Européens. Une cinquantaine de ces Arabes furent mis en jugement devant la Cour d’assises de Montpellier.

Si définitive que soit la conquête de l’Algérie, il importe que l’administration ne se relâche pas de sa surveillance et surtout qu’elle mette en pratique à l’égard de la population indigène une bienveillance éclairée qui écarte d’elle tout motif légitime de plainte[7]. Autrement, s’il se produisait pour la France des circonstances difficiles, on pourrait avoir à compter avec des mouvemens dangereux.

L’œuvre politique principale de la France en Algérie, à savoir la prise de possession, le gouvernement régulier et l’administration paisible du pays, peut être regardée, tout considéré, comme un succès. Il n’a pas été obtenu sans une énorme dépense. D’après des calculs qui s’arrêtent à l’année 1887, le total des dépenses effectuées pour l’Algérie depuis 1830, y compris celles de l’armée, se serait élevé à 4 milliards 868 millions, et le total des recettes à 1 milliard 207 millions seulement, ce qui ferait ressortir un découvert de 3 milliards 660 millions[8]. En faisant le calcul jusqu’à la fin du XIXe siècle, on ne peut guère estimer à moins de 4 milliards et demi le prix de revient de l’Algérie pour la France. On pourrait dire, il est vrai, qu’une bonne partie des troupes occupées en Algérie et des dépenses militaires effectuées dans cette colonie, eussent dû, si nous n’avions pas possédé celle-ci, être faites dans la métropole. Pour tenir compte de cette considération, on pourrait réduire à 3 milliards environ le prix de revient de l’Algérie pour l’Etat français. En regard de cette énorme charge, on alignerait des élémens impondérables, mais qui ont leur importance soit matérielle, soit morale : le prestige que la possession de cette vaste contrée a donné à la France, l’honneur qui en est résulté pour elle, les perspectives plus vastes ouvertes à l’âme française et à l’activité française par une extension aussi ample, aussi nouvelle et aussi variée de notre domaine national, l’élan donné à notre esprit d’entreprise, à notre commerce, à notre production. Ces derniers élémens seuls pourraient être susceptibles de calculs ; encore leur complication les rendrait-elle très conjecturaux. Ceux qui savent que l’argent ne doit pas plus être la considération dominante dans la vie des nations que dans celle des particuliers, tout en regrettant qu’une méthode meilleure n’ait pas réduit le prix de revient de l’Algérie pour l’Etat français, doivent s’applaudir de cette précieuse acquisition et juger qu’elle vaut bien son prix.

Depuis l’ouverture du XXe siècle, la situation financière de l’Algérie s’est considérablement améliorée. On a eu la sagesse d’octroyer à cette colonie une autonomie, encore bien incomplète, comme le prouve la malheureuse, nous dirons presque la phénoménale affaire de l’Ouenza, mais, cependant, en partie efficace. L’Algérie possède maintenant son budget propre, voté par des autorités algériennes et dont elle dispose sous un contrôle qui n’est qu’exceptionnellement vexatoire. Les dépenses qui restent à la charge du budget métropolitain sont d’abord les dépenses militaires, inscrites au budget pour une soixantaine de millions[9] ; quand l’Algérie sera devenue centenaire, ce qui est encore la toute première jeunesse pour une colonie, on pourra lui demander une contribution à ces dépenses d’occupation, c’est-à-dire d’ordre et de sécurité ; cette participation, encore distante, d’abord de 5 pour cent par exemple, pourrait graduellement s’élever jusqu’à 50 pour cent, chiffre maximum. ; L’autre dépense algérienne, celle-ci civile, à la charge de la métropole, et montant actuellement à une quinzaine de millions par an, consiste dans la garantie d’intérêts aux lignes ferrées algériennes ; par un arrangement avec la colonie, on est convenu que cette garantie décroîtrait d’une somme qui, pour les années en cours, est de 400 000 francs par an ; cette dépense s’atténue donc et disparaîtra dans un certain nombre d’années.

Depuis la création en 1901 du budget spécial à l’Algérie et l’octroi à cette contrée d’une relative autonomie, la situation financière du pays, grâce aussi à un ensemble de circonstances économiques favorables, s’est sensiblement fortifiée : les recettes propres, qui jusque-là flottaient entre 45 et 50 millions de francs, S3 sont élevées au delà de 80 millions (recettes d’ordre et subventions métropolitaines non comprises) ; les budgets algériens se soldent en général en excédent. La colonie peut emprunter sans garantie de la métropole. Tout cela est satisfaisant, et l’on peut dire, ce qui, il est vrai, n’est qu’un éloge insuffisant, que les finances algériennes sont beaucoup mieux menées que les finances métropolitaines.

Ainsi, au premier point de vue auquel on doit se placer pour juger l’œuvre de la France dans l’aînée de nos colonies nord-africaines, le point de vue politique et financier d’Etat, on peut conclure que, après bien des tâtonnemens, en partie excusables, des erreurs ou des fautes nombreuses, on est arrivé, depuis le début du XXe siècle, à une situation très honorable pour notre pays et offrant des garanties sérieuses pour l’avenir.

Au point de vue économique, qui est le second auquel il convient de se mettre, notre œuvre algérienne a passé par des péripéties analogues : de l’enthousiasme initial, du découragement et, sinon de la stagnation, du moins une certaine lenteur de développement ; enfin, depuis quelques années un épanouissement incontestable. On sait que les 50 ou 60 millions d’hectares du sol algérien, suivant la largeur de la partie désertique que l’on veut y comprendre, sont d’une valeur culturale beaucoup plus inégale que ce n’est le cas des territoires de l’Europe Occidentale. La division empirique de l’Algérie, en région du Tell, région des hauts plateaux et zone saharienne, est bien connue : la dernière comprend la plus grande partie des 50 à 60 millions d’hectares qu’on attribue, suivant les calculs divers, à notre colonie. La longue, mais étroite bande de terre, dite le Tell, qui s’étend sur tous les rivages de l’Algérie entre la mer et l’Atlas, offre presque seule, dans la colonie, des conditions tout à fait propices à la culture ; on en évalue la superficie à une douzaine de millions d’hectares. Les hauts plateaux qui la dominent à une hauteur de mille ou quinze cents mètres en général peuvent couvrir une superficie approximativement égale où l’on trouve aussi des parties offrant des ressources à la culture. Vingt à vingt-cinq millions d’hectares, l’étendue d’une quarantaine au plus de départemens français, une moitié de bonne qualité, l’autre moitié de qualité médiocre, voilà les surfaces sérieusement utilisables que l’Algérie offre au cultivateur ou au pasteur de bestiaux. Les 23 ou 30 autres millions d’hectares ne peuvent comporter des cultures ou des dépaissances que sur des points exceptionnels.

Les ressources minières, sauf quelques gisemens de fer, se dissimulèrent longtemps en Algérie. Aussi le développement du pays, malgré l’apport des capitaux et des capacités techniques des Français, ainsi que d’une immigration européenne qui ne fut pas négligeable, témoigna-t-il pendant presque les trois premiers quarts de siècle suivant la conquête d’une certaine indécision et d’une relative lenteur. Aucun succès éclatant ne se révélait qui put servir d’entraineur.

Depuis l’ouverture du XXe siècle, un changement quasi subit s’est produit, et l’Algérie s’est mise à jouir d’une prospérité économique, un peu tardive et imprévue, mais qui semble aujourd’hui définitive. Une culture y a donné des résultats très avantageux, la vigne ; les prix extraordinairement élevés du vin dans les dernières années y ont fait naître des fortunes inattendues. Les céréales et le bétail, objet de soins méthodiques, se sont montrés rémunérateurs également. Le sous-sol algérien mieux exploré, a témoigné de richesses insoupçonnées. Les voies de communication, qui longtemps étaient restées presque stationnaires, ont bénéficié d’un trafic rapidement ascendant. Comme l’écrivait ici même, il y a quelques semaines, en tête d’un très intéressant article sur la Situation des indigènes et le Crédit agricole en Algérie, M. Raymond Aynard, les recettes des chemins de fer, de 23 millions et demi de francs, moyenne quinquennale de 1891 à 1895, se sont élevées à près de 46 millions en 1910, ayant à peu près doublé, quoique le réseau, dans cette période, ne se soit que médiocrement étendu. Quant au commerce extérieur de l’Algérie, il a fait de véritables bonds : de 786 millions de francs on 1909, il s’est élevé à 1 milliard 25 millions en 1910 et a atteint d milliard 78 millions en 1911. Il faut, toutefois, tenir compte de ce que le chiffre des exportations algériennes a été singulièrement grossi par la hausse extraordinaire des prix du vin ; on sait que les vins communs se sont couramment vendus au prix de 40 francs l’hectolitre au cours de la campagne de 1910-1911, contre une dizaine de francs dans les années précédentes. L’Algérie a pu ainsi exporter en 1911 pour 207 690 000 francs de vin, d’après les évaluations de la douane ; mais il y a là une centaine de millions de francs que l’on doit regarder comme un produit extraordinaire, destiné à ne plus se représenter qu’à des intervalles excessivement éloignés. Les Algériens feront bien de ne pas se laisser griser par ces prix tout à fait passagers du vin ; ils agiront sagement en n’étendant pas leurs vignobles, s’ils ne veulent pas retomber « dans la désastreuse mévente dont le cuisant souvenir ne doit pas être oublié. Ils ont, outre les céréales, le bétail, les primeurs, d’autres produits susceptibles d’une extension considérable, et l’on se reprend à cultiver dans la contrée le coton qui, s’il y réussissait, grâce à des méthodes plus scientifiques et plus soigneuses, pourrait apporter à l’Algérie un nouvel élément de vie.

Les organismes commerciaux et financiers, pendant longtemps languissans, sinon souffreteux dans notre colonie, y jouissent maintenant d’une prospérité qui parfois est éblouissante. Il suffit de citer les cours de la Banque de l’Algérie, dont les actions de 500 francs, après des péripéties pénibles il y a vingt ans, se cotent aujourd’hui aux environs de 3000 francs, celles de la Compagnie algérienne qui valent près de 1 500 francs, celles aussi du Crédit Foncier et Agricole d’Algérie, qui se tiennent à 675 francs ; tous ces établissemens avaient été plus ou moins éprouvés il y a une vingtaine d’années. Parmi les mines, l’action de 500 francs de la Société de Mokta-el-Hadid se cote aux environs de 2 500 francs ; il est vrai que cette société est devenue aujourd’hui plus tunisienne qu’algérienne. D’autres actions de mines sont aussi à de bons cours. Il n’est pas, comme certains rigoristes pourraient l’imaginer, hors de propos de citer ici ces cours de bourse : s’appliquant à des valeurs qui ne sont pas spéculatives, ils témoignent que la confiance et la faveur publique, qui longtemps s’écartaient d’elles, sont revenues aux choses algériennes.

Malheureusement, la métropole, par ses préventions, sa routine, ses formalités de vieille personne endormie, fait parfois obstacle à l’essor des entreprises en Algérie. On en a eu un exemple que nous n’hésitons pas à qualifier de scandaleux dans la question de l’Ouenza : on sait qu’il s’agit d’un gisement de fer dans la province de Constantine que l’on considère comme exceptionnellement riche. Depuis plusieurs années, l’autorisation du Parlement français est demandée pour la construction d’un chemin de fer devant desservir la région où se trouve le gisement ; on ne sollicite de la France aucune subvention, aucune garantie ; la colonie elle-même n’aura, d’ailleurs, pas à en fournir ; les concessionnaires se chargeront de construire la ligne à leurs frais. Or, le Parlement français, par les motifs les plus mesquins, retarde son assentiment. Il ne devrait pas oublier que l’on crée ainsi la désaffection dans les colonies et que, si les circonstances le comportaient, ce qui n’est pas et ne sera sans doute jamais le cas, on risquerait d’y susciter des idées séparatistes.

Une modification s’impose au statut entre la France et l’Algérie : il convient que la colonie soit désormais maîtresse, sous sa responsabilité propre, de ses concessions de mines et de voies ferrées ; la seule réserve que l’on puisse apporter à l’autonomie algérienne sous ce rapport, c’est que le gouvernement métropolitain aurait le droit, dans un délai court, de trois mois par exemple ou de six mois au plus, de s’opposer à la concession en formulant les raisons de son opposition et en suggérant les modifications désirables ; au cas où l’opposition n’aurait pas été faite, dans le délai sus-indiqué, par la métropole, avec l’indication précise des motifs, la concession donnée par les pouvoirs publics algériens deviendrait ipso facto définitive.

Dans l’ensemble, néanmoins, l’œuvre économique en Algérie se montre considérable et heureuse. C’est au point de vue social que l’œuvre française en cette contrée peut le plus susciter de critiques et qu’elle paraît comporter le plus de lacunes. Il s’agissait d’implanter dans le Nord de l’Afrique une nombreuse population européenne, de la faire vivre en harmonie avec la population indigène, de relever graduellement le niveau de celle-ci et de le rapprocher du niveau européen.

Il serait excessif de nier qu’une partie tout au moins de cette tâche n’ait été accomplie. L’Algérie, quand nous en prîmes possession, comptait environ 2 millions à 2 millions un quart d’indigènes et à peine quelques milliers d’Européens dans une situation des plus misérables, sinon même à l’état d’esclavage. En quatre-vingts ans de domination française, cette situation s’est singulièrement modifiée. D’après le résumé officiel du recensement de 1911, l’Algérie compte 4 708 838 habitans musulmans, soit deux fois et quart environ le chiffre du moment de la conquête, et 788 752 habitans européens ; il faut, toutefois, apporter à ce dernier chiffre certaines corrections : d’abord, il comprend l’armée et, si l’on veut avoir la population civile, il faut bien retrancher une quarantaine de mille hommes, ce qui ramène à 750 000 en nombre rond le chiffre de la population civile européenne ; mais il y a un autre retranchement à effectuer ; on a compté parmi les Européens les Israélites indigènes, qui ont été naturalisés en bloc par un décret du gouvernement de la Défense nationale (24 octobre 1870) ; ces israélites indigènes étaient au nombre de plus de 64 000 d’après le recensement de 1906 ; ils sont très prolifiques et s’accroissent de 2 000 environ par année ; ils doivent bien aujourd’hui être au nombre de 75 000. En les déduisant du chiffre officiel de la population européenne, on peut fixer celle-ci, en 1911, à 675 000 âmes environ. Si l’on ajoute qu’il se trouve en Tunisie, d’après les recensemens tunisiens, 165 000 Européens environ, on voit que la population d’origine vraiment européenne en Algérie et en Tunisie, armée non comprise, s’élève, dans l’année 1911, à 840 000 âmes en nombre rond ; si l’on y ajoutait les Européens établis au Maroc, — mais un bon nombre se trouvent à Tanger ou dans la zone espagnole, — on approcherait de 900 000 âmes.

Certes, l’on avait eu de bien plus grands espoirs. On avait rêvé d’implanter dans notre Afrique méditerranéenne, sinon une douzaine, du moins une demi-douzaine de millions d’Européens, en majeure partie français. On perdait de vue ainsi et la nature même de la contrée colonisée et celle de la contrée colonisante. L’Algérie n’était pas une terre vacante comme la Nouvelle-Zélande et l’Australie ; tout le sol, dont plus de la moitié infertile ou médiocrement fertile, était sinon cultivé, du moins occupé et possédé. La France, d’autre part, contrée peu prolifique et de moyenne aisance, offrait de la place sur son sol à l’excédent annuel des naissances sur les décès qui atteignait 150 000 à 200 000 âmes jusque vers 1880 et qui, depuis l’ouverture du XXe siècle, est tombé à rien ou quasi rien. On ne pourrait, d’ailleurs, pas trouver dans le monde entier une colonie mixte, c’est-à-dire ayant une forte population indigène, tout en jouissant d’un climat tempéré où les Européens peuvent non seulement vivre, mais travailler au dehors, qui eût gagné un million d’habitans européens en moins d’un siècle. L’Afrique du Sud britannique, région coloniale d’environ 1 200 000 kilomètres carrés, pays de Golconde, sur laquelle ses mines de diamant et d’or attirent l’attention de l’univers entier, toute colonisée qu’elle soit depuis trois siècles, ne compte que 1 278 000 habitans d’origine européenne, moitié plus environ que le nombre des Européens en Algérie et en Tunisie, possessions toutes jeunes.

Réjouissons-nous d’avoir 840 000 habitans civils européens implantés dans ces contrées encore adolescentes. On peut espérer que ce nombre augmentera graduellement, non pas toutefois abondamment ni très rapidement. Quand on célébrera, dans dix-huit années, le centenaire de la prise de possession d’Alger par la France, tout porte à croire qu’il se trouvera alors en Algérie et en Tunisie une population d’un peu plus de 1 million d’Européens et, si l’on y joignait le Maroc, d’environ 1 200 000. Cet effectif déjà notable ne cessera, sans doute, pas alors de se développer encore dans une certaine mesure. Mais il ne faudrait pas compter qu’il triplât ou quadruplât : la nature des choses ne s’y prête ni de l’un, ni de l’autre côté de la Méditerranée : la France ne peut plus essaimer ; nos deux sœurs latines, l’Italie et l’Espagne, outre qu’elles vont avoir chacune leur domaine transméditerranéen propre, voient leurs émigrans surtout sollicités par les deux Amériques aux perspectives plus vastes et plus entraînantes. Si, vers la fin du XXe siècle, on pouvait compter dans toute l’ancienne Berbérie (Algérie, Tunisie, Maroc) 2 millions à 2 millions et demi d’habitans d’origine européenne, ce serait le plus beau succès qu’un esprit bien informé et réfléchi pourrait espérer. Si ce nombre tendait à être un moment dépassé, l’accroissement en serait bientôt contenu par la saturation qui ne tarderait pas à se produire de l’élément européen en cette terre à population indigène rapidement croissante et susceptible d’essor économique. Cette saturation de l’élément européen, il faut l’entrevoir, non pas pour un jour tout prochain, mais dans un délai d’un demi-siècle et tout au plus de trois quarts de siècle. Déjà, quoique l’on puisse considérer ce phénomène comme encore distant, on en découvre certains symptômes. On lit dans un document officiel de l’un dernier. « A cette cause d’accroissement pour la population européenne, — l’excédent des naissances sur les décès, — est venue s’en ajouter une autre : l’immigration ; mais les résultats n’en sont pas brillans. Une seule année, 1909, a donné un chiffre d’immigrans supérieur à 10 000, pendant que 1901, 1902, 1904 et 1907 présentaient malheureusement un chiffre de sorties supérieur aux entrées. Tout compte fait, l’Algérie a reçu, en dix ans, 34 000 émigrans. C’est peu, d’autant plus que, — il est triste de le constater, — un certain nombre d’Algériens émigrent chaque année[10]. »

Aux 840 000 habitans européens, dont 45 p. 100 environ d’origine française, qui se trouvent maintenant en Algérie et en Tunisie, il faut joindre environ 150 000 Israélites indigènes, dont la moitié peut être considérée comme déjà européanisée, et l’autre moitié comme devant l’être graduellement.

Il ressort de ces constatations qui, sans répondre aux espérances des esprits ardens, sont néanmoins réconfortantes, qu’on ne doit pas se flatter que la population européenne arrive jamais en Algérie et en Tunisie à égaler la population indigène : nous croyons même que le rapport numérique de l’une et de l’autre n’a aucune chance de se grandement modifier : la population indigène s’accroit automatiquement en Algérie d’environ 1 et demi p. 100 par an ; c’est aussi à peu près jusqu’ici la proportion d’accroissement de la population européenne : 7 indigènes pour 1 Européen, voilà le rapport jusqu’ici resté à peu près constant et qui ne parait avoir aucune chance de se modifier en faveur du dernier élément.

Il n’y a pas lieu de s’alarmer de ce rapport numérique. Les Romains ne paraissent pas avoir été dans une situation meilleure que les Français et ils ont gardé, civilisé la plus grande partie de l’ancienne Barbarie durant huit siècles ; ils y ont laissé, du moins sur le sol, les restes les plus imposans.

Si nous insistons sur ces rapports numériques, c’est que la politique doit en tenir compte. Cette population indigène au milieu de laquelle un nombre notable, mais très inférieur, d’Européens, s’est fixé, il convient de la gouverner, de l’administrer, d’en obtenir la coopération économique, et, si possible, sociale.

C’est à ce sujet surtout que les critiques se produisent. Nous avons exposé ailleurs les indécisions et les flottemens regrettables, mais longtemps excusables, de l’administration française en ce qui touche l’immigration et le régime des terres, ainsi que les rapports des indigènes et des colons dans faire de nos colonies nord-africaines[11].

Sous le règne de Louis-Philippe, période de conquête et de tâtonnemens, le gouvernement hésita à favoriser un grand afflux de colons. La République de 1848, dans sa brève existence, dirigea, au contraire, sur la nouvelle colonie nombre d’immigrans dont la plupart seraient classés aujourd’hui parmi les indésirables ; imbue des doctrines démocratiques qu’elle considérait comme des dogmes, elle reconnut aux colons tous les droits existant dans la mère patrie, ce qui leur constituait des privilèges au regard des indigènes. Le second Empire s’efforça de tenir la balance égale entre les deux élémens ; il témoigna même pour les indigènes d’une particulière sollicitude. On connaît la fameuse maxime émise par l’Empereur ; « L’Algérie est une colonie européenne et un royaume arabe, » — le sénatus-consulte de 1863, qui reconnaissait aux indigènes la propriété du sol, enfin la célèbre lettre du 20 juin 1865, adressée par l’Empereur au maréchal de Mac Mahon gouverneur général, où le chef de l’Etat témoignait de la bienveillance la plus accentuée pour la population autochtone. Il se peut qu’il y ait eu quelque excès dans ces manifestations gouvernementales ; notamment il eût été bon d’inscrire quelques réserves dans le sénatus-consulte de 1863 ; aujourd’hui, cependant, une science nouvelle, la sociologie, et en outre l’expérience du demi-siècle qui a suivi témoigneraient en faveur de la politique du second Empire en Algérie ; c’est d’elle, en tout cas, que les réformateurs voudraient, à l’heure présente, se rapprocher.

La troisième République, comme la seconde, pendant un quart de siècle tout au moins, ne pensa guère qu’aux colons : le Parlement français comptant, dans son sein, leurs représentans, toutes les autorités administratives locales furent à leur service exclusif : 300 000 hectares de terres, confisqués sur les indigènes rebelles de 1871, furent employés à la dotation du peuplement européen. On fit voter la loi de 1873 pour la constitution de la propriété privée chez les indigènes, qui n’avait guère d’autre but que de mettre graduellement les biens de ceux-ci à la disposition des cultivateurs français. Préalablement, M. Crémieux, ministre du Gouvernement provisoire, avait trouvé le loisir, au milieu des désastres du mois d’octobre 1870, de naturaliser en masse ses coreligionnaires, les Israélites indigènes d’Algérie. Un projet dit des 50 millions fut présenté par le gouvernement pour exproprier les Arabes de 300 000 à 400 000 hectares de terres et en doter la colonisation. Nous fûmes de ceux qui combattirent ce déplorable projet. Il échoua ; parmi ceux qui contribuèrent le plus à son échec était le feu comte d’Haussonville au Sénat.

Nous n’avons pas dans cette revue rapide à examiner le régime terrien suivie en Algérie pour la colonisation : la création officielle de centres a été l’objet de beaucoup de critiques, certaines fondées ; elle a trouvé, d’autre part, un apologiste dans M. de Peyerimhoff. On peut dire à son éloge qu’elle a contribué à constituer la colonisation agricole européenne qui oscille entre 200 000 et 220 000 âmes ; notons que, depuis une vingtaine d’années, ce nombre reste à peu près constant. On eût pu, sans doute, obtenir des résultats approximativement égaux, en évitant des vices divers dont cette colonisation fut entachée.

On calcule que, à l’heure présente, les Européens possèdent environ le cinquième de la superficie cultivable de l’Algérie. Si les quatre autres cinquièmes étaient convenablement cultivés, ils pourraient sans doute nourrir une population indigène encore croissante et dans des conditions améliorées.

Se préoccupe-t-on de favoriser cette ascension à un niveau social supérieur de la considérable population autochtone ? Elle se multiplie, s’étant accrue de 130 à 140 p. 100 depuis la conquête, ce qui est déjà un signe que ses conditions de vie sont devenues moins étroites et moins ingrates. Mais la législation a eu jusqu’ici peu de part à ce développement. La période de 1848 à 1890 a été marquée par l’oubli, sinon le dédain, des intérêts des indigènes, et si ceux-ci ont vu, néanmoins, leur sort s’améliorer dans une certaine mesure, ç’a été par les conséquences indirectes des progrès généraux du pays. Depuis 1890 et même un peu auparavant, l’opinion publique en France s’est retournée et tout en témoignant aux colons la plus vive sympathie, elle se préoccupe davantage de la masse d’êtres humains sept fois plus considérable au milieu de laquelle ils se trouvent. La loi radicale de constitution de la propriété privée parmi les Arabes a dû être abandonnée. Quelques crédits concernant les indigènes ont été créés ou accrus : au point de vue judiciaire et administratif, on leur a fait quelques concessions. Néanmoins, leur part semble encore bien insuffisante à nombre d’observateurs. Au Parlement, ils ont quelques zélés défenseurs ; dans la presse, des feuilles importantes et pondérées, le Journal des Débats, le Temps, celui-ci avec une grande ardeur, recommandent les intérêts et les droits de nos sujets indigènes à la sollicitude de la métropole. Nous-même, depuis un quart de siècle, sans jamais attaquer les intérêts et les droits particulièrement respectables des colons, nous avons signalé les réformes que nos sujets musulmans pouvaient réclamer[12].

Sans mettre aux prises, en antagonisme aigu, ni surtout sacrifier l’une à l’autre les deux catégories de la population, si inégales par le nombre, les colons européens, qui sont environ 700 000 (armée et israélites non compris) et nos sujets musulmans, qui sont 4 700 000, ceux-ci prépondérans par la quantité, ceux-là par l’activité et l’impulsion au progrès, il y a toute une œuvre délicate et graduelle de péréquation en quelque sorte et de conciliation à effectuer.

La place nous manquerait pour dresser ici le bilan des charges respectives des indigènes et des colons. En laissant de côté les impôts indirects, les plus convenables aux sociétés naissantes, et les droits d’enregistrement et de timbre, qui ont une relation approximative, les premiers avec la consommation, les seconds avec soit la fortune acquise, soit l’activité économique, nombre d’observateurs sont frappés de l’inégalité des impôts directs pour les deux catégories de la population. Il ne peut être question d’unifier les impôts pour les indigènes et les colons. Les impôts dits arabes, l’achour, le zekkat, la lezma et l’hokkor, dîmes sur les céréales, taxes sur le bétail et capitation, sont consacrés par la loi religieuse, par la tradition et par l’accoutumance. Nous éprouvons en France toutes les difficultés, toutes les résistances que suscitent les modifications aux impôts directs. Ce serait donc une véritable folie que de bouleverser les impôts arabes. On pourrait seulement, dans certains cas, alléger la capitation. D’autre part, on ne peut guère appliquer ces impôts arabes aux cultures intensives des Européens. Mais le moment serait venu, sauf pour les terres récemment défrichées, qui pourraient jouir d’une immunité pendant douze ou quinze ans, d’instituer pour les colons l’impôt foncier rural. Dès 1884, le Conseil supérieur de l’Algérie avait adopté un projet de taxe foncière qui devait être perçu en centimes additionnels calculés ‘sur un principal fictif : ce principal devait varier entre 0 fr. 15 par hectare pour les pâtures et terres vagues, et 6 francs pour les vignes, orangeries, vergers. On pourrait rendre effectif ce principal fictif et en relever dans une certaine mesure les taux. On peut dire que cette mesure s’impose, et il n’y a guère lieu de douter qu’elle soit adoptée à bref délai.

C’est ailleurs, toutefois, que sont les principaux abus dont les indigènes peuvent réclamer le redressement. Ils sont, au point de vue administratif, trop subordonnés aux colons. L’organisation municipale a été instituée exclusivement pour servir les intérêts de ceux-ci, et, loin d’élargir la représentation des indigènes et les pouvoirs de leurs mandataires, on lésa, au contraire, restreints de la manière la plus regrettable. C’est ainsi qu’un décret du 7 avril 1884 a réduit au quart, au lieu du tiers, le nombre des conseillers municipaux que pourraient élire les musulmans, en fixant à six le maximum de ces conseillers et leur a, en outre, enlevé le droit de participer à l’élection des maires. Cette mesure de réaction avait, sans doute, pour objet d’empêcher la coalition entre les conseillers musulmans et les conseillers européens dissidens ; les coalitions sont le moyen le plus effectif de sauvegarde des minorités. Il faut abolir sans retard ces limitations établies par le décret de 1884.

Les abus sont très grands aussi parfois dans les communes de plein exercice, où l’on rattache à quelques dizaines ou quelques centaines de colons un nombre parfois décuple ou vingtuple d’indigènes, ceux-ci payant des impôts dont il n’est fait presque aucun, parfois même aucun, emploi à leur profil. On a calculé, il y a déjà un quart de siècle, que le rattachement d’un indigène à une commune de plein exercice procurait à celle-ci une perception de 2 francs. Il serait nécessaire d’établir qu’au moins la moitié des sommes provenant, dans les communes mixtes, des impôts indigènes, devrait être employée en œuvres directement et spécialement utiles à ceux-ci, par exemple, aux écoles indigènes, aux chemins, aux fontaines, aux puits desservant les douars ou hameaux indigènes, l’autre moitié pouvant être affectée aux dépenses générales de la commune.

Le code de l’indigénat contient des prescriptions, édicté des servitudes dont certaines ne peuvent aucunement se justifier, surtout à l’endroit des indigènes notables, ayant un rang social ou une situation commerciale qui doit les mettre au-dessus de mesures policières vexatoires. Nous n’avons cessé de signaler les plus crians de ces abus.

Les indigènes sont, en outre, soumis, en droit ou en fait, à des corvées dont ils sentent amèrement le poids. Nous en avons cité des exemples frappans, notamment en ce qui concerne la répression des incendies de forêts. Les plaintes légitimes qu’ils font entendre à ce sujet sont distinctes de leurs griefs généraux contre le régime forestier. Il se peut que, dans certains cas, on exagère les rigueurs du régime forestier en Algérie ; on peut le tempérer en tant que les tempéramens ne nuiraient pas sensiblement a l’œuvre très remarquable qui se poursuit, depuis nombre d’années, en vue de la reconstitution des forêts algériennes. Outre leur incontestable utilité climatérique, les forêts domaniales commencent à être une source de revenus pour l’Algérie. Elles sont inscrites au budget de 1912 pour une recette de 4 388 000 francs, qui laisse, relativement aux dépenses, un excédent de 5 à 600 000 francs. Userait peut-être possible d’abandonner une petite partie des 1 955 000 hectares de forêts domaniales ; mais il est très désirable qu’au moins les trois quarts de ces étendues continuent d’être l’objet de soins attentifs et d’intelligentes dépenses qui les mettent en valeur.

Nous avons ici même, il y a une demi-douzaine d’années, consacré une étude à l’exposé fait par un ancien officier, interprète indigène, M. Ismaïl Hamet, dans son livre : Les Musulmans français du Nord de l’Afrique, de la situation et des aspirations de ses coreligionnaires[13].

Ces aspirations naturellement peuvent moins s’atténuer que grandir. On a beaucoup parlé, dans ces derniers mois, d’une sorte de découragement, une neurasthénie collective qui se serait emparée de certains groupes d’indigènes de la province d’Oran et aurait provoqué, parmi eux, une émigration en Syrie, d’où la plupart seraient revenus très désillusionnés de l’hospitalité de l’Empire ottoman.

On a beaucoup disserté sur l’établissement de la conscription parmi nos sujets musulmans : la faiblesse de plus en plus évidente de nos effectifs nationaux et l’exemple de la Tunisie où le recrutement a été établi par le bey, avant l’occupation française, ont fait poser, en Algérie, ce très grave problème. Nous avons, quant à nous, dès la première heure, nettement combattu ce projet. Il nous semble qu’il recèle, pour l’avenir, les plus redoutables dangers. Que la France augmente, au moyen des sacrifices pécuniaires nécessaires, ses bataillons de tirailleurs algériens, composés de volontaires, attirés par des primes, et liés solidement à la France par des pensions de retraite, c’est la méthode suivie, dans les temps modernes et dans l’antiquité, par tous les peuples habilement colonisateurs. Mais que, à une population dépourvue de droits politiques, traitée en mineure au point de vue administratif et subordonnée socialement à une quantité sept ou huit fois moins considérable d’habitans d’une autre race, la France aille imposer le lourd fardeau du service militaire obligatoire, cela nous parait une imprudence qu’aucun peuple colonisateur n’a encore commise. Supposons que, dans une douzaine ou une quinzaine d’années, l’Algérie compte, sous le drapeau français, 30 ou 40 000 soldats indigènes recrutés par le service obligatoire, qu’en outre, dans la population indigène, il y ait 120 000 à 150 000 anciens soldats, ayant appris sous le drapeau le maniement des armes, ayant éventuellement certains cadres indigènes aussi, qui pourrait répondre que, au cas où la France se trouverait engagée dans une guerre avec une puissance européenne, toute cette masse militaire musulmane resterait indéfectiblement fidèle à la France ? Si un mouvement d’opinion quelconque la soulevait et l’entraînait contre nous, ne serait-ce pas risquer la perte de la colonie ? Un peuple prudent ne s’expose pas à de semblables aléas.

A tout le moins, la population indigène, une fois armée par nous, prendra conscience de sa force et revendiquera des droits. Les 4 700 000 musulmans, sujets français, voudront être traités en citoyens français, au même titre que les 450 000 colons français ou Israélites naturalises. Ils prétendront être, en tout, les égaux de ceux-ci. Nulle puissance ne pourra résister longtemps aux revendications d’abord modérées, puis, en cas de refus et de retards, aux sommations qu’ils élèveront. Déjà, et l’on ne peut aucunement les en blâmer, un récent décret ayant institué en Algérie la conscription parmi les musulmans, ceux-ci commencent à formuler leurs griefs et leurs désirs ; citons ici des passages typiques d’une de ces manifestations datée de Saïda, le 20 avril dernier et adressée au président de la Commission des pétitions de la Chambre[14] :


Tandis que les Israélites et étrangers qui ont satisfait aux obligations militaires jouissent de tous les droits de citoyens français, nous n’en demeurerons pas moins placés dans une situation spéciale et inférieure qui comporte notamment la lourde charge d’impôts particuliers, les mesures vexatoires et nombreuses amendes dont sont victimes les indigènes de la part du service forestier, très rigoureux à leur encontre.

Ajoutez à cela la juridiction des tribunaux répressifs, le régime de l’indigénat et la cour criminelle.

Depuis quatre-vingts ans que s’est faite la conquête de l’Algérie, le sang versé par les nôtres partout où l’honneur de la France s’est trouvé engagé atteste de notre fidélité à son drapeau.

Aussi, confians en sa haute justice et en ses principes d’égalité et de générosité, nous venons, à l’heure où un suprême et nouveau devoir est exigé de nous, vous prier, monsieur le président, de vouloir bien jeter un regard bienveillant sur une situation que rien ne pourra plus justifier et à laquelle il sera impossible à l’avenir de trouver, sans sortir du domaine de l’équité et de la raison, une excuse.

Nous ne saurions trop insister pour demander au gouvernement de la République française, dont nous connaissons parfaitement l’équité, la justice et la bienveillance, de bien vouloir nous accorder les droits de citoyen français, sous réserve de notre statut personnel eu compensation de l’impôt du sang qu’il nous impose.


On chercherait vainement ce qu’on pourra répondre à ces revendications de droits ; peut-être pourra-t-on un peu atermoyer, mais finalement et sans doute assez rapidement, il faudra tout accorder : le danger de soulèvement, en cas de guerre européenne, aura, par des compensations et des concessions légitimes, été atténué, mais non peut-être complètement écarté.

Tout annonce donc et impose une évolution dans la politique française à l’endroit des indigènes d’Algérie : il est désirable que l’on ménage les transitions, qu’après s’être montré assez indifférent pour les droits des musulmans, on ne sacrifie pas les intérêts des colons. La conciliation est délicate. L’indifférence des pouvoirs publics pour le sort de nos sujets musulmans n’a jamais été complète. M. Raymond Aynard ici même, dans un récent article, donnait d’instructifs renseignemens sur le crédit agricole parmi les musulmans d’Algérie et les mesures y relatives[15] : on pourrait y joindre d’autres exemples d’une certaine sollicitude de l’administration française pour les Arabes, au point de vue de l’hygiène notamment. Mais devenus obligatoirement soldats de la France, ce ne sont plus des actes de bienveillance et des témoignages de sympathie que nos sujets musulmans, protestant contre cette dernière appellation, vont réclamer, ce sont des droits.

En terminant ce rapide exposé sur l’aînée de nos possessions nord-africaines, nous n’hésitons pas à dire que, malgré bien des fautes, pour la plupart excusables, la France a fait en Algérie une fort belle œuvre. Aucune puissance européenne, sans doute, n’y eût mieux réussi. L’Angleterre vraisemblablement eût ouvert beaucoup plus rapidement et plus profondément le pays ; sous le régime anglais il y eût eu deux fois plus de chemins de fer, deux fois plus de mines en exploitation ; on n’eût pas vu un scandale comme le retard indéfini apporté à la solution de l’affaire des mines de l’Ouenza ; l’Algérie eût été depuis longtemps reliée au Soudan par une voie ferrée. Mais l’Angleterre n’eût pas implanté près de 700 000 Européens dans ce pays : y être parvenu, alors que l’Algérie n’a pas bénéficié de l’attrait de mines d’or ou de richesses exceptionnelles, c’est un succès, un très grand succès, dont la France a le droit d’être heureuse et fière.


III

S’il est un pays au monde que l’on s’attendrait à trouver, non seulement prospère, mais content, uni et confiant en l’avenir, c’est bien la Tunisie : pendant une vingtaine d’années elle a joui de cette réputation et était considérée comme le chef-d’œuvre de la colonisation française, sinon même de toute la colonisation contemporaine.

Que de bonnes fées la Tunisie française avait eues à son berceau ! Elle avait été occupée sans conquête, ni combat, sauf la petite échauffourée de Sfax, due à notre mollesse. Il n’y avait en Tunisie ni vainqueurs ni vaincus, ni conquérans ni conquis ; le bey avait conclu, presque sans résistance, et à coup sûr sans protestations publiques, un traité de collaboration, plutôt que de subordination, qui lui laissait tout l’extérieur du pouvoir : une liste civile convenable (900 000 francs, plus 128 000 francs pour le personnel et le service des palais et 810 000 francs pour la dotation des princes et princesses, ensemble 1 838 000 francs) ; tous les honneurs de la souveraineté ; ses successeurs avaient très loyalement montré les mêmes sentimens d’accord avec la France que le bey Sadock. La haute classe arabe a conservé toutes ses situations ; le gouvernement tunisien, à côté du gouvernement général, comprend le premier ministre indigène et le ministre de la plume (dénomination traditionnelle et pittoresque). Dans les provinces, les caïds, les khalifats restent, à côté des contrôleurs français, les représentans du bey ; les tribunaux indigènes sont maintenus. Dans les communes, par un acte de sympathie et de déférence qui ne pourra peut-être pas être indéfiniment et partout maintenu, le président de la municipalité, même à Tunis qui comprend presque autant d’Européens que de musulmans, est un indigène ; c’est le vice-président seulement qui est français. La population indigène conserve ses mosquées, inaccessibles aux Européens, sauf celles de Kaïrouan, ses fondations diverses, écoles, comme le collège Sadiki, et hôpitaux ; les biens habous (mainmorte religieuse) n’ont pas été atteints. De même qu’il n’y a pas eu de conquête à proprement parler, il n’y a pas eu, d’autre part, d’éviction des Arabes de leurs terres. Les Européens possèdent 834 000 hectares de terres, l’étendue d’un département français et demi, dont 706 160 hectares à des Français, 85 465 à des Italiens et 43 453 à d’autres Européens ; l’ensemble représente environ la quinzième partie du territoire, mais sans doute la sixième ou septième des étendues cultivables ; aucune parcelle de ces propriétés européennes, au nombre de 4 000, n’a été arrachée aux Arabes par confiscation ou expropriation ; on n6 peut citer comme ayant une origine vraiment suspecte, que les 35 000 hectares de terres acquises, moyennant quelques dizaines de mille francs, par un ancien Grec naturalisé à l’aide de manœuvres dont connaissent actuellement les tribunaux : c’est là le seul réel scandale tunisien : toutes les autres propriétés européennes ont été acquises de gré à gré, un certain nombre à de riches propriétaires indigènes et à d’anciens favoris des beys, les autres moyennant en général des rentes foncières, dites enzels, de l’administration indigène des habous ou biens de mainmorte : ainsi, nulle spoliation, sauf dans un cas unique. La Tunisie possède un régime foncier, l’immatriculation foncière, imité d’une loi australienne célèbre et que l’on a porté aux nues.

Ainsi, aucune tare à l’origine de la colonisation tunisienne : aucune autre colonie au monde ne supporterait sans doute avec succès une semblable enquête.

Si l’on étend celle-ci aux signes indicateurs du développement et de l’essor d’un pays, ils apparaissent tous comme favorables.

Le commerce extérieur qui, dans les cinq années (1875 à 1880) ayant précédé l’occupation française, variait entre 18 millions et 27 millions et demi, a atteint 223 millions en 1910, ayant ainsi presque décuplé. Si l’on jette les yeux sur la carte, on voit la Tunisie presque toute couverte de chemins de fer : il y en a, à l’heure présente, 2 000 kilomètres en nombre rond, égalant à peu près les deux tiers de l’étendue ferrée que possédait l’Algérie il y a une dizaine d’années : quatre lignes parallèles, à des latitudes différentes, traversent de l’Est à l’Ouest le territoire tunisien, et bientôt, dans le sens du Nord au Sud, une ligne ininterrompue ira de Bizerte à Gabès. Les chemins de fer n’ont rien coûté à la métropole, sauf la ligne de la Medjerda, d’Algérie à Tunis, longue d’un peu moins de 200 kilomètres ; encore celle-ci, faisant un trafic d’une quinzaine de mille francs par kilomètre, n’impose-t-elle plus à la France qu’un sacrifice de 1 400 000 fr. par an, diminuant graduellement. Quant au reste du réseau, le protectorat a eu la sagesse de le construire ou de le concéder au type colonial par excellence, le seul connu dans toute l’Afrique en dehors de la zone méditerranéenne, à savoir la voie étroite de 1m,05 ou, suivant la mesure anglaise, 3 pieds 6 pouces à l’intérieur des rails. Dans ces conditions économiques pour la construction et pour l’exploitation, ce réseau a peu coûté et il procure au gouvernement tunisien des recettes nettes de 3 millions de francs, couvrant la plus grande partie de l’intérêt du capital d’établissement.

Si l’on ajoute que le budget tunisien présente des excédens constans, on aura le droit de trouver que la Tunisie doit être classée parmi les contrées heureuses.

Et, cependant, elle se plaint, vivement même ; un vent de discorde s’est récemment abattu sur elle ; des mouvemens inquiétans se sont produits au mois de novembre dernier et des mesures exceptionnelles ont été prises à l’endroit d’indigènes notables.

Les colons ne sont pas satisfaits. On doit reconnaître qu’ils n’ont pas trouvé, en général, en Tunisie les satisfactions qu’ils attendaient. Cette contrée, au lendemain de la prise de possession par la France, de 1881 à 1890, a été l’objet du plus grand engouement dans la métropole, comme l’est aujourd’hui le Maroc. Jeunes gens de bonne famille et capitaux s’y sont précipités, y ont créé avec entrain de vastes exploitations agricoles. La Tunisie, avec son front sur deux mers, apparaissait comme une contrée d’élection pour la culture ; on la croyait très supérieure à l’Algérie. Les déceptions sont vite venues ; sauf quelques districts privilégiés, comme la Khroumirie et ses environs, Béja, Mateur, où les pluies sont abondantes, allant de 600 à 700 millimètres jusqu’à 1 500 millimètres et au delà pour le pays des Khroumir, la Tunisie s’est bientôt révélée comme un pays sec, où les pluies, même dans le Nord, ne dépassent guère en moyenne 45 0 millimètres, où les étés sont souvent brûlans, où aucune chaîne de montagnes continue et élevée ne défend le pays contre les vents du Sud. Bref, il a fallu reconnaître que, sauf dans les districts susnommés, la Tunisie est, au point de vue agricole, inférieure au Tell Algérien. Ç’a été là un grave mécompte. Il y a bien, sans doute, la méthode, imitée des Américains, que l’on appelle le dry farming, la culture sèche, qui prétend obtenir de bons résultats dans les régions où les pluies oscillent entre 300 et 400 millimètres ; mais il faut bien avouer que, pour les Américains eux-mêmes, le dry farming n’est qu’un pis aller et que les résultats qu’il donne ne peuvent être comparés à ceux de bonnes terres convenablement arrosées. On en a la preuve dans les efforts et les sacrifices que font les Américains de l’extrême-Ouest et les Canadiens pour pratiquer l’irrigation partout où cela est possible : la célèbre Compagnie du Canadian Pacific Railway a dépensé ces temps derniers plus d’une demi-douzaine de millions de francs à des travaux pour l’irrigation d’une partie de ses immenses domaines et une autre Compagnie, également célèbre, celle de l’Hudson Bay, fait de même. Or, en Tunisie, sans qu’il faille désespérer d’obtenir quelques résultats sous ce rapport, il faut bien avouer que les ressources en irrigation, malgré tout le parti qu’en ont tiré les anciens, sont assez maigres.

Comment donc se fait-il que la Tunisie se soit si rapidement couverte de voies ferrées, que celles-ci jouissent d’un trafic abondant, et que les ports tunisiens aussi aient un si ample mouvement de navigation ? C’est qu’il est intervenu un magicien inattendu, le phosphate. C’est le phosphate qui a suscité trois grandes voies ferrées allant de la frontière algérienne à l’ancienne Syrte, de Kalaa ès Senam et de Kalaa Djerda à Tunis, avec embranchement sur le Khef, d’Aïn Moularès à Sousse, avec embranchement sur Kaïrouan, du Metlaouie ou plutôt de l’oasis de Tozeur à Sfax, en passant par Gafsa. D’après un relevé tout récent, fait par un journal spécial, la production du phosphate en 1911 a été dans le monde entier de 5 606 000 tonnes : l’Amérique en fournit près de la moitié, soit 2 546 000 tonnes, les îles du Pacifique moins du dixième (456 000 tonnes), diverses contrées, France, Belgique, Russie, etc., environ 14 p. 100 (705 000 tonnes), enfin l’Afrique française (Algérie et Tunisie) environ 35 p. 100, soit 1 899 000 tonnes, dont 1 566 000 pour la Tunisie seule[16]. Ainsi, l’ancienne Régence de Tunis fournit à elle seule environ 30 p. 100 de tout le phosphate produit actuellement sur le globe et elle parait en état, pour peu que le débouché mondial s’élargisse, ce qui est conforme à toutes les vraisemblances, de doubler sa production actuelle. Outre le phosphate, la Tunisie a d’immenses gisemens de fer et d’importantes mines de zinc et de plomb. Contrée agricole un peu secondaire, quoique offrant, néanmoins, à ce point de vue, des ressources encore inexploitées, elle s’est affirmée une contrée minérale de premier ordre.

La population est plus dense en Tunisie que dans tout le reste de l’Afrique française du Nord, sans en excepter le Maroc. En 1909, on y estimait le nombre des musulmans à 1 706 000, celui des israélites indigènes à un peu plus de 49 000 et enfin les Européens à 163 000, ce qui n’est nullement un nombre négligeable, étant donné que cette colonie est tout à fait dans la première enfance, n’ayant qu’une trentaine d’années. Il est vrai que, sur ces 163 000 Européens, les Français ne figurent que pour 40 850 contre 105 684 Italiens, 12 208 Maltais et 4 883 de nationalités diverses. Il est, certes, regrettable que nous n’ayons pu implanter en Tunisie que 41 000 Français en nombre rond, dont près d’un tiers de fonctionnaires. Malgré l’absolue stagnation de la population française depuis le début du siècle, on eut pu faire un peu plus. Un ancien professeur au lycée de Tunis, qui s’est voué depuis une vingtaine d’années avec succès à l’œuvre de la colonisation française en Tunisie, M. Jules Saurin, a énuméré tout ce que l’on eût pu faire et que l’on pourrait faire encore pour accroître dans ce pays la population française[17] : on eût pu d’abord réserver aux Français les petites fonctions inférieures, celles de cantonnier, d’employé européen des chemins de fer (au moins dans une certaine proportion) et d’autres analogues. On eût pu avoir plus de terres à leur offrir, sans d’ailleurs dépouiller ni exproprier les Arabes ; l’administration n’installe plus que trois ou quatre douzaines de colons français chaque année, au lieu d’une ou deux centaines naguère. Il faudrait revenir à ce dernier chiffre ; ce serait une dépense très justifiée. Si l’on eût suivi un plan méthodique pour l’implantation de Français dans l’ancienne Régence, au lieu de 41 000, on en eût eu, sans doute, une soixantaine de mille, et l’écart ne serait pas négligeable ; aujourd’hui, le nombre des Français s’accroît de 1 500 à 2 000 par année. D’après les perspectives actuelles, on ne peut pas prévoir que la Tunisie, vers la fin du siècle, arrive à posséder plus de 4 à 500 000 âmes d’origine européenne, dont 100 000 à 120 000 Français peut-être. Cette faible proportion est et restera regrettable, mais non alarmante suivant nous. Il est probable que les Romains qui ont fait une si grande œuvre en Tunisie, en sept siècles il est vrai de domination, n’avaient pas implanté, dans le pays, un nombre beaucoup plus élevé de leurs concitoyens.

Les catégories d’habitans de souches diverses, indigènes musulmans, israélites indigènes, français, italiens, maltais et autres, vivaient, jusqu’à ces derniers temps, en approximative concorde. Ils sont maintenant en mésintelligence et plusieurs même en antagonisme aigu. Deux causes y ont contribué : la première, c’est la représentation des deux catégories principales : l’une par l’intelligence et les capitaux, l’autre par le nombre, dans des assemblées consultatives ; la seconde, c’est la guerre italo-turque. On avait, en 1890, constitué une conférence consultative, sorte de conseil de la résidence, composée de Français élus par les Chambres de commerce, les sociétés d’agriculture et quelques autres corps : c’était une très heureuse représentation des intérêts qui eut pu suffire à la Tunisie pendant un demi-siècle. L’esprit d’idéologie qui domine nos gouvernemens fit modifier profondément, en 1896 et en 1905, l’origine de cette Assemblée en lui donnant pour source le suffrage universel, fractionné, il est vrai, en divers compartimens. Que, dans un pays ayant une population d’environ 1 800 000 âmes, on instituât le suffrage universel pour 25 000 Français qui s’y trouvaient alors, ou plutôt pour 7 000 ou 8 000 électeurs (membres des familles déduits), dont un bon tiers de fonctionnaires, ayant un intérêt spécial à attirer à eux la plus forte partie possible du budget, c’était, certes, sous prétexte des droits de l’homme, un singulier oubli des conditions nécessaires d’un bon gouvernement dans une population aussi peu homogène. On introduisait ainsi en Tunisie le virus politicien ; on fut naturellement conduit bientôt après à donner aux indigènes une représentation dont les membres sont désignés par le gouvernement. Les deux élémens en face l’un de l’autre dans cette Assemblée montrèrent un antagonisme tellement aigu qu’on jugea utile, au moins provisoirement, de les séparer en deux Chambres ou sections distinctes.

Les Tunisiens ont toujours eu une bourgeoisie raffinée, à l’esprit cultivé ; depuis notre domination, les enfans de cette bourgeoisie indigène fréquentent nos écoles, apprennent notre langue, vont parfois à nos universités de France, prennent des grades et commencent à remplir les professions libérales d’avocats, de médecins ou celles qui y avoisinent. La révolution turque, qui substituait au despotisme vieilli d’Abd ul Hamid le despotisme d’un groupement d’intellectuels, accueilli avec la plus grande faveur par les radicaux d’Europe, eut du retentissement dans les classes lettrées de Tunisie. Les « Jeunes-Tunisiens » rédigèrent des journaux en arabe et en français, prirent modèle sur les « Jeunes-Turcs ; » ils affectent, on doit le dire, un grand loyalisme envers la France, dont ils se proclament les reconnaissans sujets ; ils envoient des adresses patriotiques quand l’occasion s’en présente ; ils s’inscrivent pour nos aéroplanes militaires. On leur prête, néanmoins, souvent des sentimens panislamistes, et divers incidens indiquent que certains n’en sont pas exempts.

L’expédition des Italiens en Tripolitaine est venue ajouter un nouveau ferment de discorde dans la jadis si calme Tunisie. Les Italiens, qui sont déjà peu en faveur dans la partie basse de la population arabe, parce qu’ils sont avec elle en concurrence pour la main-d’œuvre, furent accusés d’avoir une attitude arrogante à la suite de ce qu’ils proclamaient les victoires de leurs compatriotes. Nous ne narrons pas les pénibles incidens récens, l’échauffourée indigène du mois de novembre à propos d’un cimetière musulman, le boycottage des tramways de Tunis par la population arabe, les mesures prises par le bey, en vertu de ses pouvoirs traditionnels, à l’instigation du résident général, internant plusieurs « Jeunes-Tunisiens » connus soit dans des provinces écartées de la Tunisie, soit même en France.

Ces mesures étaient conformes au droit beylical ; à ce point de vue, on ne peut aucunement les critiquer ; peut-être aussi les circonstances les exigeaient-elles ou, tout au moins, les excusaient. Il n’en est pas moins vrai que, en France, elles ont provoqué des critiques dont il faut tenir compte. Si nous poussons les indigènes à s’instruire, si nous les nourrissons des célèbres principes de 1789, si nous les portons à prendre des grades dans nos écoles et nos universités, il devient difficile de les soumettre, sans atténuation et sans garantie, au vieux code beylical et d’admettre qu’on puisse, sans les avoir entendus, les interner ou les déporter. Une réforme à effectuer serait de constituer une juridiction rapide, mi-partie indigène, mi-partie française, qui, en pareil cas, après avoir entendu les inculpés, prendrait à leur égard des mesures de répression en les motivant.

Nous ne sommes pas, néanmoins, très inquiet de l’antagonisme, en Tunisie, entre les Arabes ou plutôt les « Jeunes-Tunisiens » et les colons. Les griefs des uns et des autres ne sont pas très profonds et n’ont rien d’irrémédiable. La situation de la Tunisie est, à ce point de vue, très supérieure à celle de l’Algérie. Ni la législation, ni l’administration beylicale n’ont été aggravées, depuis. notre occupation, en ce qui concerne les indigènes.

On critique parfois l’inégalité des charges entre les indigènes et les colons ; mais celles des premiers n’ont nullement été accrues. Au contraire, l’impôt de capitation ou medjba, impôt que nous avons toujours déclaré, quant à nous, écrasant et inadmissible, et dont nous avons constamment demandé la réforme[18], a été légèrement atténué, de 25 fr. 85 par tête d’indigène adulte à 18 francs. C’est encore une taxe exorbitante ; nous n’avons cessé de demander, quant à nous, que cette capitation fût abaissée graduellement à 5 francs ; mais il ne faut pas oublier que le dégrèvement déjà effectué a fait perdre au Trésor deux millions de francs et que celui en vue lui en ferait perdre encore trois environ, sur un budget d’une cinquantaine de millions ; il faudra donc un certain nombre d’années pour compléter cette réforme.

Celle-ci totalement opérée, la masse populaire arabe ne pourra vraiment avoir aucun grief positif contre la France et les Français ; elle pourra, il est vrai, conserver des griefs sentimentaux, qui sont les plus agissans et les plus tenaces.

On exagère les immunités dont jouiraient les colons tunisiens en matière de taxation. On pourra très bien, un jour ou l’autre, soumettre à l’achour les cultures d’avoine, que les musulmans ne connaissaient pas, de même transformer l’impôt phylloxérique sur les vignes en une taxe foncière, tout en assurant l’immunité pendant une douzaine d’années pour les terres défrichées et cultivées en céréales ou en fourrages. Ces modifications, qui pourront s’introduire avec le temps, seront plus ou moins senties par les colons, mais ne transformeront pas probablement les situations respectives des colons et des indigènes. Il ne faut pas oublier que les colons subissent dès maintenant des taxes assez lourdes : droits d’enregistrement et de timbre, droits de mutation, droits de transport sur les céréales, et qu’à Tunis, les impôts sur les immeubles atteignent facilement 15 pour 100 du revenu, sinon davantage.

Il est aussi certains faits que l’on néglige et qui ont leur importance quand on parle des immunités des colons. Les premiers colons venus dans le pays ont dû faire une foule de dépenses qui concernent les pouvoirs publics dans les métropoles : construction d’églises, d’écoles, de maisons de poste, de chemins, foncement de puits où toute la population environnante s’abreuve et abreuve ses bêtes ; ils continuent encore à fournir gratuitement des matériaux pour les routes, à faire gratuitement les transports de la poste, etc. Si l’on établit en Tunisie les impôts d’Europe, il ne sera que juste que les pouvoirs publics se chargent de toutes ces installations, les rachètent aux colons et les dispensent de toutes ces corvées librement assumées ; or, cela représentera dans bien des cas cinq ou six années, sinon huit ou dix, de taxation.

Malgré les incidens récens et la tension actuelle des rapports entre colons français, indigènes musulmans et Italiens, la situation de la Tunisie ne nous apparaît pas comme définitivement inquiétante. Il n’y a entre les différentes races aucun grief profond, aucun fait irrémédiable. Il ne faut pas, cependant, que les Français tombent dans le défaut si bizarre des Allemands de vouloir être aimés par tous et pour eux-mêmes. L’échauffourée soudaine de Kasserine, il y a quelque temps, où plusieurs colons furent massacrés, celle plus récente du mois de novembre à Tunis même, témoignent que la France, tout en étant confiante, doit prendre certaines précautions ; il ne faut pas trop dégarnir la Tunisie de troupes françaises ; il est toujours nécessaire qu’il y en ait un effectif de quelque importance : des surprises fâcheuses autrement pourraient toujours se produire.


IV

Nous arrivons au Maroc et nous serons bref à ce sujet. Nous avons, depuis une douzaine d’années, certains de nos lecteurs s’en souviennent peut-être, élevé bien des objections contre la politique de la France au Maroc. Cette politique nous apparaissait comme aventureuse et en partie décevante. Nous eussions désiré que la pénétration française au Maroc s’effectuât graduellement en partant de la base solide que nous avions en Algérie et sans convier toute l’Europe à une sorte d’aréopage pour fixer les conditions de notre action marocaine[19].

On a procédé autrement : les choses ne sont plus entières ; nous ne récriminerons pas, ce serait œuvre inutilement rétrospective. Les puissances, ou plutôt la principale d’entre elles, ont consenti à ce que nous établissions notre protectorat au Maroc, à la condition de n’y jouir d’aucun avantage économique. On a donné une extension tout à fait inusitée à la formule bien connue de « la porte ouverte ; » celle-ci s’entendait simplement de l’égalité douanière pour tous les pays. Accorder cette pleine égalité, c’était déjà une grande concession de la part d’une nation qui va avoir à sacrifier un grand nombre de vies de ses enfans et des centaines de millions de francs, sinon plusieurs milliards, pour occuper, pacifier et développer un pays primitif. Mais l’égalité douanière n’a pas suffi à l’Allemagne : elle a stipulé que, pour tout travail public, quel qu’il soit, pour toute fourniture publique, le régime de l’adjudication, sous la surveillance des représentans des différentes nations, doit être appliqué. Résumons tout ce système : on a refusé opiniâtrement à la France toute compensation spéciale pour ses sacrifices d’hommes et d’argent et, pour employer un mot technique, toute espèce de prime de gestion. C’est, croyons-nous, une situation sans aucun précédent dans le monde entier.

Le Maroc qu’on nous autorise à pacifier et à administrer, sans nous permettre d’en tirer un avantage économique spécial quelconque, il nous reste à l’occuper. Ce n’est pas chose aisée.

D’abord, qu’est le Maroc ? Il flotte autour de cette contrée tout un nuage de légendes qu’il est nécessaire de dissiper, si l’on veut avoir une vue nette et exacte du pays. Le Maroc, considéré comme s’arrêtant au Sud à l’Oued Draa, s’étend sur 500 000 kilomètres carrés environ : c’est à peu près la superficie de l’Algérie et 8 p. 100 de moins que celle de la France. On a vu que l’Algérie comprend trois régions, trois bandes juxtaposées, ce que l’on appelle le Tell, région fertile qui borde la mer, les hauts plateaux encore cultivables qui dominent le Tell, enfin l’étendue désertique offrant de maigres ressources à la culture et au pâturage. Le Maroc, vu de l’Atlantique et non plus de la Méditerranée, présente absolument la même disposition : une région fertile longeant l’Atlantique, équivalant au Tell algérien, puis, non plus de hauts plateaux d’altitude modérée, 1 000 à 1 500 mètres, mais de très hautes montagnes allant jusqu’à 4 000 mètres et au delà, enfin, par derrière ces hautes montagnes, sorte d’Alpes africaines, une vaste étendue désertique.

C’est donc une grave erreur de considérer le Maroc comme offrant 500 000 kilomètres carrés de sol cultivable. La façade du Maroc sur l’Atlantique a une longueur, jusqu’à l’oued Draa, d’environ 800 kilomètres et une largeur jusqu’à l’Atlas qui varie d’une cinquantaine de kilomètres à 200 au maximum : c’est environ 120 000 à 140 000 kilomètres carrés de bon sol, quoique parfois entrecoupé de pointes montagneuses, prolongemens de l’Atlas, et de marais comme en longèrent nos troupes dans leur marche de Rabat sur Fez. En y joignant une quarantaine de mille kilomètres carrés des deux rives de la basse et de la moyenne Moulouïa, le territoire marocain offre à peu près 160 000 à 180 000 kilomètres de bon sol : c’est un tiers ou moitié plus que le Tell algérien et cela équivaut à 30 ou 33 p. 100 du territoire de la France. Tout le reste du Maroc, les trois cinquièmes ou les deux tiers, offre, soit très peu de ressources, soit même aucune, à la culture. Le Tell marocain, il faut le dire, apparaît, en certains districts, comme supérieur au Tell algérien ; il reçoit les pluies de l’Atlantique, qui s’y condensent et s’y déversent, arrêtées par le massif de l’Atlas. Il s’y trouve de véritables fleuves au sens européen du mot, roulant en toute saison d’importantes quantités d’eau qui, avec des dépenses sans doute considérables, pourront servir à l’irrigation ou à la force motrice.

La légende attribue au Maroc 10 à 12 millions d’habitans ; cette évaluation prodigieusement exagérée est contraire à toute donnée positive. Félicitons-nous de ce qu’il n’y a pas 10 à 12 millions de Marocains ; il est très probable qu’un recensement exact n’arriverait pas à 5 millions. Comment en serait-il autrement puisque le Maroc ne comprend pas 200 000 kilomètres carrés de bon sol ? Le joyau cultural du Maroc, c’est, on le sait, la Chaouia que nous occupons depuis presque une demi-douzaine d’années. Or, l’on a sur cette région des renseignemens très positifs. L’Office national du commerce extérieur a publié au début de cette année toute une série d’attachantes notices sur diverses régions du Maroc[20]. Nous avons sous les yeux celles sur les régions de Tanger, de Larache, de Casablanca, de Fez, de Marakkeh, de Sali, de Mogador et d’Agadyr, de Tétouan, de Mazagan et d’Oudjda. Parmi ces dix monographies, celle relative à Casablanca, émanant du Consulat de France de cette ville, est naturellement la plus étendue. On y lit que la superficie totale de la province (la Chaouïa), d’après les statistiques du recensement opéré par le Service des renseignemens du corps d’occupation, est de 1 031 000 hectares, dont 367 410 en culture, et que la population indigène comprend 197 838 habitans. Etant donné que la surface de cette riche province est de 103 000 kilomètres carrés, la densité de la population n’est que de 19 habitans en nombre rond au kilomètre carré. Admettons qu’il en fût ainsi, et cela est excessif, pour les 180 000 kilomètres carrés de bon sol que possède le Maroc, cela représenterait 3 420 000 habitans ; en y joignant pour les 320 000 kilomètres carrés de hautes montagnes et de terrains désertiques 1 million d’habitans, ou tout au plus 1 200 000 on ne dépasserait guère 4 millions et demi d’âmes ; voilà la vérité, bien différente de la légende. Félicitons-nous grandement que cette population soit aussi réduite.

Il faut occuper, en effet, le Maroc, et même avec 4 millions et demi ou 5 millions d’habitans en face de nous, même encore en en déduisant le dixième pour la zone espagnole, la tâche ne sera pas médiocre. D’après un calcul fait par un des hommes qui connaissent le mieux le pays, le docteur F. Weisgerber, au mois de février 1912, la France occupait tant dans le Maroc atlantique que sur les confins algériens 60 000 kilomètres carrés environ (28 000 kilomètres carrés dans le Maroc atlantique et 32 000 sur les confins algériens), soit ensemble un peu moins du huitième du Maroc ; cette surface occupée ne s’est pas accrue depuis lors. L’étendue de la zone espagnole du Nord, suivant les limites qui lui seront fixées, est de 25 000 à 30 000 kilomètres carrés ; il reste environ 40 000 kilomètres carrés de régions makhzen non occupées par nos troupes, mais obéissant au Sultan et qui paraissaient, en février dernier, ne pas devoir opposer trop d’obstacles à notre prise de possession. Tout le reste, soit plus de 360 000 kilomètres carrés, représente les régions siba non soumises à l’autorité effective du Sultan et comprenant bien près des trois quarts du territoire marocain.

Si la France parvenait, d’ici à quelques années, à prendre fermement possession de la totalité du territoire makhzen, zone espagnole déduite, soit de 100 000 kilomètres carrés, dont elle occupe déjà 60 000, ce serait un succès notable, mais très insuffisant ; car il faut au moins que, dans un délai assez bref, nous exécutions la jonction du Maroc avec l’Algérie, en occupant la route de Fez à la Moulouïa qui passe par Taza : or, cette route se trouve en plein pays siba, qui n’a jamais été soumis au Sultan. Il serait toutefois extraordinaire qu’ayant invoqué la contiguïté du Maroc et de l’Algérie pour motiver notre action dans le premier de ces pays, nous laissions durant une série d’années ces deux contrées séparées effectivement l’une de l’autre par des peuplades insoumises et hostiles.

Nous ne nous permettrons pas de dresser un plan de campagne pour la France au Maroc. Le gouvernement a nommé résident général, avec pleins pouvoirs civils et militaires, l’homme le plus expérimenté et le plus qualifié pour cette rude et délicate tâche, le général Lyautey. On doit s’en remettre à son tact, à son énergie, à sa compétence dans les choses nord-africaines.

La conquête de l’Algérie a duré dix-sept ans jusqu’à la prise d’Abd-el-Kader ou même vingt-sept, si on lui assigne comme terme la conquête de la Kabylie : elle a infligé à la France un sacrifice d’au moins 2 milliards et demi. Nous devrons nous féliciter si la prise de possession du Maroc peut s’effectuer en une douzaine d’années et si le coût n’en dépasse pas 1 200 millions. Il faut bien se dire que désormais la France est prisonnière du Maroc et que toute notre politique va être, durant une douzaine d’années au moins, subordonnée au Maroc.

Quelle est la méthode à suivre pour réduire autant que possible nos sacrifices d’hommes et d’argent et obtenir les résultats les plus rapides et les plus durables ? Quoique le Maroc diffère singulièrement de la Tunisie, il convient d’agir, avec le Sultan, comme on a agi avec le Bey. On a vu que, tout en tête du budget tunisien de 1911, avant le chapitre de la Dette tunisienne et les dépenses de la résidence générale et de l’administration française, figure, comme « Section première, liste civile, » une somme de 1 838 000 francs, dont 900 000 pour le bey, 128 000 pour le personnel et le service des palais et 810 000 pour la « dotation des princes et princesses de la famille husséinite. » Il faut faire de même pour le sultan du Maroc : on ne peut lui allouer moins de 1 200 000, sinon de 1 500 000 francs par an : cela doit être la première dépense marocaine ; une bonne liste civile, bien assurée, est le meilleur remède contre la neurasthénie des souverains protégés ; il faudrait également se montrer large pour les grands caïds, afin de les empêcher de « manger » leurs administrés, ce qui est infiniment plus coûteux par les conséquences indirectes. Les Anglais savent à merveille faire ces sortes de choses, ce qui rend leur colonisation plus efficace et peu onéreuse. Il conviendrait ensuite d’empêcher le makhzen, ainsi convenablement pourvu, de dilapider ses biens, comme il parait le faire, faute de moyens, depuis plusieurs années.

Il serait utile qu’on put commencer et conduire rapidement à bonne fin quelques travaux publics : il faut s’inspirer des méthodes britanniques, américaines, même russes. Il est tout à fait superflu et prématuré de faire des routes : les pistes suffiraient longtemps en construisant seulement des ponts sur les fleuves difficilement guéables. Il faudrait, au contraire, des chemins de fer. Dans la monographie sur la Chaouïa que nous citions il y a un instant, on énumère comme s’imposant en première ligne les voies ferrées suivantes : Tanger-Fez (235 kilomètres environ ; ; Casablanca-Rabat-Dar-Zrari-Fez (290 kilomètres) avec raccordement éventuel sur Mekhnez ; Oudjda-Taza-Fez (300 kilomètres) ; Casablanca-Marakkeh (240 kilomètres : c’est en tout 1 065 kilomètres, disons 1 100. En les construisant suivant la méthode tunisienne, qui est aussi la méthode sud-africaine et celle de toutes les colonies britanniques, à la voie étroite de 1 m. 05, il est probable que le prix de revient moyen ne dépasserait pas 120 000 francs au kilomètre, ce qui représenterait une dépense totale de 130 millions dont l’intérêt et l’amortissement coûteraient environ 6 millions ; il est probable que, au bout de quelques années, un bon tiers, sinon la moitié de cette somme serait couverte par les recettes nettes.

Les travaux de chemins de fer sont beaucoup plus essentiels que ceux de ports ; en faisant baisser de 25 centimes à 12 en moyenne le prix de transport de la tonne kilométrique, le chemin de fer, pour un transport moyen, de 120 kilomètres, fait une économie de 15 francs par tonne ; les meilleurs travaux de port ne produiront pas une économie de plus de 3 à 4 francs par tonne. La productivité des sommes employées en chemins de fer est donc au moins triple de celles employées en travaux de ports, tant du moins qu’un réseau étendu de voies ferrées n’est pas constitué.

Il n’en résulte certes pas que l’on ne doive améliorer les très insuffisans ports marocains ; mais, outre qu’il ne faut pas disperser les crédits sur toute la côte, on ne doit pas se proposer, d’ici à longtemps, d’y faire des ports sur le modèle de ceux même secondaires d’Europe. D’après la notice officieuse que nous avons déjà citée sur Casablanca, une dépense de 1 million a été faite en 1911, une autre de même somme est en train de se faire en 1912 et une troisième de 1 million également est prévue pour 1913 au port de Casablanca. Qu’on aille pour ce port jusqu’à la demi-douzaine de millions et, pour tout le Maroc, jusqu’à 20 ou 25 millions, cela doit suffire pour une dizaine d’années. Le moyen de développer ces travaux davantage, ce serait de les gager sur des droits de tonnage qui en payassent l’intérêt et l’amortissement ; alors la dotation pourrait être plus élevée.

Que sera la colonisation au Maroc ? A l’heure actuelle, ce pays séduit les imaginations ; on s’y précipite ; on a parlé d’une ruée sur le Maroc ou d’un run marocain. Financiers, capitalistes amateurs, contremaîtres, ouvriers y affluent : beaucoup sont obligés de se rembarquer après avoir épuisé vainement de maigres ressources. Au point de vue agricole, le Maroc est très séduisant sur la façade de l’Atlantique et sur une largeur d’une centaine de kilomètres, également du côté d’Oudjda. Mais les terres vacantes n’abondent pas. D’après la notice consulaire de Casablanca, datée de février 1912, le prix moyen de l’hectare de terre qui, six mois auparavant, oscillait de 30 à 80 francs, est monté entre 70 et 200 francs ; aux environs mêmes de Casablanca, dans un rayon de 50 kilomètres, il atteindrait 300 francs. D’après la notice sur Tanger, « le prix d’achat du terrain dans la banlieue de cette ville est très élevé (au moins 1 000 francs l’hectare), les indigènes ne faisant aucune différence entre les terrains à bâtir et la terre de culture. »

Le Maroc n’offrant aucune faveur douanière aux produits français, il en résulte, par réciprocité, que les produits marocains ne pourront prétendre à aucune faveur en France et qu’ils y seront soumis, sans doute, au tarif général. Cette considération devra diriger les cultures européennes au Maroc vers les produits ayant pour débouché le marché universel : les céréales, le bétail, les olives, les primeurs, le coton, s’il y réussit.

La population européenne au Maroc doit s’élever maintenant a une quarantaine de mille âmes, dont, sans doute, 8 à 10 000 Français, près de 30 000 Espagnols et à peine 2 ou 3 000 Européens d’autres nationalités. A Tanger, sur 45 000 habitans, on compte 8 à 9 000 Européens dont 1 à 8 000 Espagnols, les autres presque tous Français ; à Casablanca, sur 47 000 habitans en 1911, on comptait 30 000 indigènes, 8 000 Israélites et 9 000 Européens. Quant aux colons établis dans l’intérieur, le recensement approximatif fait dans la région de Casablanca en 1911 en recensait 201, dont 127 Français ; on ajoutait que, depuis lors, ces chiffres avaient dû s’accroître.

Si les contrées occupées par nos troupes ne sont pas troublées, il est probable que le nombre des Européens augmentera graduellement, du chef des ouvriers d’art notamment et des commerçans de toute nature, plutôt, sans doute, que de celui des cultivateurs proprement dits. Mais on ne peut espérer que, à bref délai, des centaines de mille Européens se fixent dans cette contrée. Certains coloniaux en émettent cependant l’espoir, notamment M. Joseph Chailley, député, directeur de l’Union Coloniale, dans une fort instructive étude[21].

Le sous-sol pourrait contribuer tout autant que le sol à l’essor du Maroc. Le pays contient-il des mines de premier ordre ? Les bonnes mines sont d’une utilité incomparable à une contrée neuve. Elles lui font d’abord la plus productive des réclames ; puis, en fournissant un ample et rémunérateur trafic aux chemins de fer et aux ports, elles ouvrent rapidement le pays de part en part. Les services que de bonnes mines rendent à une contrée neuve dépassent de beaucoup la valeur de leur production, non seulement nette, mais brute. C’est ce qu’ont démontré avec éclat les phosphates en Tunisie. On cherche partout des gisemens miniers au Maroc ; jusqu’ici, sauf quelques mines de fer aux environs de Mélilla, on n’a rien trouvé d’important. Mais les mines se révèlent parfois très tardivement et par hasard. En Algérie et en Tunisie les principales richesses minières sont concentrées sur une étroite zone de 80 à 100 kilomètres carrés de largeur perpendiculaire à la Méditerranée et longue de 300 kilomètres environ. Le relief tourmenté du Maroc fait croire à beaucoup de gens qu’il doit s’y trouver d’excellentes mines. On associe souvent, en effet, l’idée de mines à l’idée de montagnes ; cependant, le plat pays du nord de la France et de la Belgique contient de merveilleuses mines de charbon et toute la chaîne des Alpes ne semble avoir aucune richesse minière. En tout cas, des syndicats internationaux puissans sont en quête de mines marocaines et se tiennent tout prêts à les exploiter s’ils en découvrent.

L’organisation du protectorat au Maroc, dans la période prochaine, doit être aussi simple que possible. Assurer la sécurité, faire régner la justice, autant que les circonstances le permettent, ne pas violenter ni froisser les habitans et leurs préjugés, effectuer à bon compte et avec méthode les travaux publics que nous avons énumérés : attendre le reste du temps et de l’initiative des Européens, particuliers ou sociétés.

Nous entretenons actuellement 18 000 hommes environ au Maroc, dont une dizaine de mille sur la rive droite de la Moulouïa. La modestie de cet effectif que l’on peut augmenter légèrement, mais non doubler, ni même accroître de moitié, nous impose une grande prudence. De même, d’après M. Poincaré, nos sacrifices d’argent étaient évalués au début de l’année en cours à 70 à 80 millions par an. Heureux serons-nous s’ils se trouvent limités à cette somme durant une douzaine d’années !


V

Une œuvre de la plus grande urgence qui s’impose à la France dans l’Afrique du Nord, c’est la jonction de nos possessions méditerranéennes avec nos possessions de l’Afrique Intérieure. On ne peut trop condamner l’indifférence et la pusillanimité qui nous ont fait ajourner si longtemps une entreprise aussi aisée et relativement aussi peu coûteuse que celle d’un chemin de fer transsaharien. Ces retards inexplicables que n’auraient eus ni les Américains, ni les Anglais, ni les Russes ont fait que nous détenons dans l’Afrique, en face de la France, les tronçons dispersés d’un Empire et non pas un Empire ; les morceaux, sans lien d’aucune sorte, peuvent s’en disperser et nous être arrachés.

Economiquement et politiquement, notre Afrique méditerranéenne, outre sa valeur propre, a une valeur déposition : elle est, elle a toujours été, le seuil, la porte nécessaire et habituelle d’entrée et de sortie de toute l’Afrique Intérieure. Nous avons consacré trente années de propagande à cet important sujet et nous en avons fait l’objet d’un ouvrage étendu où nous démontrons l’extrême facilité, le très bas prix et les immenses résultats de la construction de chemins de fer transsahariens[22]. Nous ne pouvons que rappeler ici en quelques lignes cette œuvre impériale qui doit être mise au premier rang parmi nos projets coloniaux.

Elle est d’autant plus urgente que nous avons un pressant besoin de troupes noires pour l’occupation de nos colonies nord-africaines, afin de ne pas recourir, d’une façon qui compromettrait notre sécurité en Europe, au contingent métropolitain. Les troupes noires ne peuvent être transportées économiquement et sûrement que par un chemin de fer. Le prolongement de la ligne ferrée de Colomb Béchar au Niger n’atteindrait que 1 900 kilomètres environ ; à voie étroite, la voie africaine par excellence, la seule que connaissent et que pratiquent les Anglo-Saxons, la dépense, en ce pays presque plat et sans obstacles naturels, ne peut être évaluée à plus de 80 000 francs le kilomètre ; il n’en coûterait donc que 150 millions environ, représentant une annuité de 4 millions et demi pour l’intérêt et l’amortissement. L’Etat, une fois cette ligne établie, économiserait facilement 1 million sur Ie transport des troupes noires ; les 700 kilomètres de la ligne actuellement en exploitation d’Arzew à Colomb Béchar profiteraient, du chef de ce prolongement, d’un trafic nouveau qui laisserait au moins 1 million de recettes nettes. On voit que cette ligne impériale de 1 900 kilomètres imposerait à l’Etat français, dans les circonstances les plus fâcheuses, tout au plus une charge de 4 millions à 4 millions et demi par an. Il faut ajouter que la vallée du Niger, fleuve presque comparable au Nil, offre les plus splendides « possibilités » à la colonisation prochaine.

L’idée d’un chemin de fer à travers le Sahara a trouvé, il y a quelques mois, un propagandiste important en la personne de M. André Berthelot, qui a constitué un comité pour un « Transafricain, ligne d’un chemin de fer d’Alger au Cap. » Il est incontestable que les chemins de fer transsahariens sont appelés à avoir des prolongemens, d’un côté, jusqu’au golfe de Guinée, de l’autre, à travers les deux Congos jusqu’à l’Afrique australe. Ils bénéficieront des transports postaux, des messageries à destination de quasi toute l’Afrique et aussi d’un certain trafic de voyageurs à destination ou en provenance des diverses colonies européennes. Ge ne peut être là, toutefois, qu’un appoint. Nous-même avions baptisé du nom de Grand Central Africain le Transsaharien dans la direction du lac Tchad.

On doit applaudir à l’appel de M. Berthelot : il y a, cependant, des corrections nécessaires à faire à son plan. Il ne peut être pratique de desservir le lac Tchad et les contrées situées au-dessous par un chemin de fer partant de l’extrémité occidentale du Sud-Oranais. On ne peut traverser en biais tout le Sahara en faisant une déviation de 16 à 17 degrés de longitude. Si l’on veut avoir un transsaharien à un seul tronc et deux branches, l’une vers le Niger et l’autre vers le Tchad, c’est à Alger même, presque sur le méridien de Paris et droit en face de Marseille, qu’il faudrait l’attacher. Mais l’œuvre absolument urgente, aujourd’hui, pour la sécurité même de nos possessions méditerranéennes, c’est de construire sans délai et par la ligne la plus droite possible le transsaharien dans la direction du Niger, vers le pays noir qui nous fournit d’excellentes troupes, devenues indispensables.


VI

Nous terminons ici cette revue rapide de notre établissement dans l’Afrique du Nord. Il a été long et laborieux ; il est, d’ailleurs, inachevé ; la tâche, politiquement et économiquement déjà avancée en Algérie et en Tunisie, n’est même pas ébauchée au Maroc. Dans nos deux relativement anciennes possessions, quoique bien jeunes, de nouveaux problèmes se sont posés ; nous les signalions, quant à nous, à l’attention il y a déjà un quart de siècle. Notre politique et notre administration, sans rien sacrifier des droits et des intérêts légitimes des colons, doivent incliner davantage du côté des indigènes. Il ne s’agit pas d’accomplir une brusque révolution que la sociologie et l’expérience condamneraient, mais d’effectuer avec art et tout en ménageant toutes les transitions, un redressement graduel. Il ne s’agit pas d’établir une identité de situation entre les indigènes et les colons, mais des équivalences, tenant compte des traditions, des milieux et des mentalités.

Quant au Maroc, notre tâche y est singulièrement ardue, au triple point de vue militaire, financier et diplomatique. Nous avons acquis, dans nos autres colonies nord-africaines, une expérience qui doit nous y servir. La France, cela est triste à dire, n’a obtenu aucune prime de gestion au Maroc. On peut espérer, néanmoins, que, avec le temps, l’Allemagne prendra un intérêt un peu moins vif et un peu moins circonstancié aux choses marocaines ; ses interventions récentes sont dues plutôt à une rivalité politique qu’à de réels besoins économiques. Quant à la France, elle ne retirera de son action au Maroc, pendant longtemps, aucun bénéfice compensant l’importance de ses charges ; mais, tout en maintenant les critiques très nettes que nous avons faites de notre politique récente en ce pays, nous reconnaissons qu’on peut alléguer qu’un grand peuple historique comme la France a des besoins d’imagination qui demandent à être satisfaits ; si nous nous montrons plus avisés et plus heureux dans l’occupation et la direction du Maroc que nous ne l’avons été dans les laborieux préliminaires de notre prise de possession, il est possible qu’un jour, qui n’est pas prochain, on puisse joindre à ces satisfactions d’imagination des avantages, politiques et économiques, plus substantiels.


PAUL LEROY-BEAULIEU.

  1. Au 31 décembre de l’année présente (1912) doit disparaître, aux termes de cette convention d’octobre 1897, le dernier vestige de la situation autrefois privilégiée dont jouissait la Grande-Bretagne ; il était, en effet, stipulé dans la convention anglo-française de 1897, conclue pour 40 années sur la seule base de la clause du « traitement de la nation la plus favorisée, « en dehors de la France, que les cotonnades de la Grande-Bretagne et des colonies britanniques ne pourraient être frappées, jusqu’au 1er janvier 1913, d’un droit de plus de 5 p. 100 de leur valeur au port de débarquement.
  2. Nous nous permettons de renvoyer pour un exposé étendu de la colonisation de ces pays à nos deux ouvrages : l’Algérie et la Tunisie (2e édition), et la Colonisation chez les peuples modernes, 2 volumes (6e édition), Alcan.
  3. Opus citatum, page 41.
  4. Boissier, l’Afrique romaine, p. 84.
  5. La Tunisie. Histoire et Description (1896), tome Ier , page 304.
  6. On nous permettra de renvoyer, pour l’exposé sommaire de la colonisation trop peu connue des Romains dans l’Afrique du Nord, à notre ouvrage : l’Algérie et la Tunisie, chapitre V : l’État réel de la Tunisie sous la colonisation romaine et byzantine.
  7. Nous avons, dans notre Colonisation chez les peuples modernes (6e édition, tome Ier , page 551), examiné les griefs, qui n’étaient pas sans fondement, des indigènes de Margueritte.
  8. Voyez la Statistique générale de l’Algérie pour les années 1884 à 1887, pages 73 et suivantes.
  9. Le chiffre exact est de 77 315 439 francs au budget de 1911 pour l’Algérie et la Tunisie réunies, ce qui représente bien près de 60 millions pour l’Algérie seule.
  10. Gouvernement général de l’Algérie. Délégations financières, session de mai 1911, 2e partie, page 38.
  11. Se reporter à nos ouvrages ; la Colonisation chez les peuples modernes (6e édition) et l’Algérie et la Tunisie (2e édition). On peut consulter aussi l’ouvrage récent de M. Victor Piquet : la Colonisation française dans l’Afrique du Nord.
  12. Voyez, outre nos ouvrages, notre article dans la Revue des Deux Mondes du 1er mai 1906 : La France dans l’Afrique du Nord : Indigènes et Colons.
  13. Voyez notre article dans la Revue des Deux Mondes du 1er mai 1906.
  14. Nous empruntons ce texte au journal le Temps du 3 mai 1912.
  15. Voyez la Revue du 1er mai 1912.
  16. Voyez le journal l’Engrais du 3 mai 1912.
  17. Jules Saurin, l’Œuvre Française en Tunisie. Paris, Challamel, 1911.
  18. Se reporter à ce sujet non seulement à nos ouvrages : l’Algérie et la Tunisie et la Colonisation chez les Peuples modernes, mais encore à notre Traité de la Science des Finances (8e édition, t. Ier , p. 387) où nous signalons la Medjija comme le type d’un impôt écrasant dans un pays primitif.
  19. Outre nos ouvrages : l’Algérie et la Tunisie et la Colonisation chez les Peuples modernes, on peut consulter à ce sujet notre article paru dans la Revue du 1er janvier 1908 sous ce titre : la France dans l’Afrique du Nord : le Maroc.
  20. A l’Office du Commerce extérieur, 3, rue Feydeau, Paris.
  21. Comment organiser notre protectorat au Maroc par M. Joseph Chailley, 1912.
  22. Voyez notre ouvrage le Sahara, le Soudan et les Chemins de fer transsahariens. Paris, Alcan, 1904.