La France, la Russie et l’Europe

La France, la Russie et l’Europe
Revue des Deux Mondes3e période, tome 85 (p. 896-928).
LA FRANCE
LA RUSSIE ET l’EUROPE

L’Europe compte cinq puissances continentales ; trois d’entre elles ont formé une alliance qui ne saurait viser que les deux autres. A l’alliance des trois, les deux puissances tenues à l’écart doivent-elles opposer une alliance à deux ?

C’est là tout le problème de la politique du jour. Il n’y en a jamais eu de plus simple, au moins en apparence. La solution semble énoncée dans la donnée ; elle est cependant moins aisée qu’elle n’en a l’air. Pour ne point faire fausse route, il faut chercher la valeur et la relation des deux termes du problème, le facteur russe et le facteur français. Ce dernier peut sembler suffisamment connu en France ; mais c’est là une erreur, car ce qui importe ici c’est moins l’opinion qu’à la France d’elle-même que l’opinion qu’en ont les autres.


I.

Quel spectacle offre-t-elle à l’étranger, cette France qui a si longtemps gardé le privilège d’attirer l’attention du monde? Ce qui frappe avant tout, il faut le dire, c’est la petite taille et la petite voix des personnages qui se meuvent sur cette scène retentissante. Quelque opinion qu’on ait de la pièce, les premiers rôles semblent tenus par des doublures. On est surpris de voir à quels minces résultats aboutit cet immense appareil électoral qui semblerait devoir porter à leur suprême puissance toutes les forces de la nation. Est-ce, comme le disent ses détracteurs d’Allemagne, d’Angleterre, d’Italie, comme le répètent à Paris même tant de désenchantés ou de pessimistes, que cette vieille terre de France est un sol épuisé? A qui le faire croire, alors que, dans toutes les branches de l’art et de la science, la France donne tant de marques de vitalité? Depuis 1870, il y a chez elle un renouveau dans tous les domaines. Pourquoi la politique fait-elle exception? Cela semble tenir au régime. Le propre des démocraties serait-il de remettre le gouvernement aux mains de la médiocrité? À ce point de vue, l’expérience de la France républicaine est affligeante; et ceux qu’elle inquiète le plus en Europe sont les démocrates, qui avaient salué avec le plus de confiance l’aurore de la troisième république.

On dirait que le suffrage universel, tel qu’il se pratique en France, a pour objet une sélection à rebours. Une assemblée étonnante à cet égard, c’est le quatrième pouvoir de l’état, celui qui commence à intimider les trois autres, le conseil municipal de Paris. L’étranger y cherche en vain un nom connu du dehors. C’est comme si l’on s’était ingénié à exclure toutes les illustrations de la grande ville; cela ressemble à une gageure. Au parlement, au sénat en particulier, le niveau intellectuel est sans doute plus élevé, grâce surtout aux ruraux; mais là même que d’aventuriers de plume ou de tribuns de clubs pour un homme public! Les hommes les plus en vue dans les diverses spécialités de la politique, législation, finances, affaires étrangères, semblent frappés d’ostracisme. On se défie des gens qui savent. La porte des chambres leur est fermée, ou, s’ils viennent à la forcer, c’est pour jouer, devant l’incrédulité d’un parterre gouailleur, le rôle ingrat de Cassandre.

Et cet abaissement du personnel gouvernemental n’est pas propre au monde parlementaire. Administration, diplomatie, magistrature, tous les services publics ont été ravalés et énervés par des épurations successives qui, sous prétexte de loyalisme républicain, ont presque partout remplacé les hommes capables par des hommes agréables. Il restait l’armée, la force et l’honneur de la France. Jusqu’à ces derniers temps, elle était demeurée indemne du virus politique ; mais voici que le radicalisme travaille à le lui inoculer. Pour être acclamé grand homme de guerre, il suffit de se faire le courtisan des radicaux. Près d’eux, l’expulsion d’un prince vaut Arcole et Rivoli. Pour la popularité d’un général français, des chansons font autant que des batailles.

Tel est l’attristant spectacle que présente à l’Europe la France des dernières années. On dirait qu’elle s’est appliquée à justifier les cyniques prédictions de M. de Bismarck lors du procès d’Arnim. Ce procès, qui s’en souvient? Jamais la brutale franchise du chancelier ne s’était si crûment donné cours. M. de Bismarck n’avait pas craint de prévenir les Français que le meilleur gouvernement pour les intérêts allemands, c’était la république. Il ne leur avait pas caché qu’il comptait sur elle pour isoler la France au dehors et la débiliter au dedans. Les Français étaient avertis. Il dépendait d’eux de faire mentir les prophéties de l’oracle de Varzin. Les républicains n’avaient guère pour cela qu’à suivre les traditions de M. Thiers. Leur premier souci devait être de rassurer les intérêts conservateurs au dedans, aussi bien qu’au dehors. Pour ne pas remplir les espérances mises sur elle par M. de Bismarck, il fallait que la république montrât à l’Europe une France unie, économe, inspirant confiance à l’étranger comme à ses enfans. Est-ce là le programme qu’ont adopté les républicains au pouvoir? Cette seule question semble une ironie.

Voilà une dizaine d’années que la république travaille à une tout autre besogne, comme si elle avait pris à tâche d’offrir à l’Europe une France désunie, appauvrie, déconsidérée. Le pays ne lui paraissant pas assez divisé par la politique, elle s’est précipitée dans les querelles religieuses, et elle s’obstine à n’en point sortir. Elle a fait de l’école un engin de guerre, et comme si la foi en Dieu affaiblissait les peuples, elle cherche hypocritement à déchristianiser les masses. Au point de vue matériel, le parti dominant n’a guère été plus sage. Comme si la France était trop riche, ou comme si elle n’avait pas à songer aux éventualités de l’avenir, la république a éclipsé toutes les monarchies par l’énormité et l’imprévoyance de ses dépenses. Nous ne parlons pas ici de la politique coloniale. Les hommes qui croient le rôle de la France à jamais fini peuvent seuls s’étonner que ses regards osent encore s’étendre au-delà des mers. Ce qu’il est difficile de ne pas remarquer, c’est le décousu de la plupart de ses entreprises coloniales, l’insuffisance des moyens, l’incohérence des procédés, le vague des solutions. On retrouve là le manque de direction et d’esprit de suite qui caractérise toute la politique française.

Quoi qu’il en soit, si l’Europe ne doit pas lui cacher le globe, la France ne saurait se désintéresser de l’Europe. Elle a des voisins qui la condamnent à un perpétuel qui-vive. Elle a beau souhaiter la paix, il est naturel qu’elle se réserve de mettre à profit les crises qui peuvent se produire, les alliances qui peuvent s’offrir, les condits que l’avenir ne saurait manquer de provoquer. Mais comment s’y prépare-t-elle? A-t-elle seulement une politique? Peut-elle même en avoir une ? Pour être en mesure de négocier et de traiter avec d’autres états, il faut, dans un gouvernement, un organe permanent, un pouvoir sur lequel on puisse en tout temps compter, au moins une tradition respectée de tous. Où, dans la France actuelle, trouver rien de semblable? Est-ce à la chambre des députés? Les majorités y varient à chaque trimestre, et pas un député sur dix n’a quelque notion de l’Europe : cela semble inutile à un législateur français. Est-ce au sénat ? Les hommes compétens y sont moins rares, mais les affaires étrangères ne sont pas dévolues au sénat français comme à Washington au sénat américain. Est-ce au quai d’Orsay? Combien de ministres l’ont traversé depuis dix ans? Les huissiers n’ont pu en retenir les noms. La direction des affaires extérieures est aujourd’hui aux mains d’un homme de tact, d’un homme de sens et de sang-froid ; en quelles mains sera-t-elle dans six mois? Les défiances politiques excluent les hommes qui ont pratiqué les cabinets ou les cours de l’Europe. Connaître une cour serait seul un motif de suspicion. Ce qu’il y a de plus grave, c’est que cela est encore moins la faute des hommes que la faute du régime. C’est la conséquence d’un système où tous les intérêts du pays ; ont abandonnés aux caprices d’une chambre ignorante et aux hasards de majorités qui n’admettent qu’une règle : les considérations électorales.

Du vivant de M. Gambetta, il y avait au moins, à la commission du budget ou à la présidence de la chambre, une influence dominante. Pour être peu constitutionnelle, la dictature occulte du tribun de Cahors n’en avait pas moins l’avantage de donner une sorte de continuité aux fragiles cabinets renversés par les jeux du parlement. Les envoyés des puissances pouvaient encore trouver à qui parler. Aujourd’hui, rien de pareil.

Il y a bien la présidence de la république. On aurait pu croire qu’au milieu de cette incessante mobilité, l’Elysée représenterait l’esprit de suite, indispensable aux relations entre gouvernemens. C’était là, semblait-il, la mission de la présidence. Chacun sait que ce n’est pas ainsi qu’elle a été entendue. S’il est une chose dont, durant son règne de neuf ans, M. Grévy s’est abstenu, c’est la politique étrangère. Pour lui, le monde semblait finir aux montagnes du Jura. Parmi les candidats à sa succession, il y avait un homme capable peut-être de donner à la politique française une impulsion personnelle; on l’a écarté. On tenait à ce qu’aucune direction ne pût venir de l’Elysée. Si la présidence de la république est encore quelque chose, on paraît ne pas vouloir que le président soit quelqu’un. Au chef de l’état, il est interdit d’avoir une politique.

L’espèce de révolution parlementaire de décembre dernier est peu faite pour rassurer les amis de la France, Certes, c’est une belle chose qu’une élection présidentielle en une après-midi. Le mérite. il est vrai, en revient à Versailles et à la constitution de 1875, qui a imaginé de faire nommer le président, sans délai, par les chambres réunies, non au Palais-Bourbon, mais hors de Paris. Si courte qu’elle ait été, il était temps que la crise finît. Paris et la France sont, durant quelques jours, demeurés sans gouvernement : vingt-quatre heures, quarante-huit heures de plus et tout devenait possible. Pour facile qu’ait été la transmission des pouvoirs, elle n’en a pas moins laissé apercevoir le défaut du mécanisme gouvernemental. L’Europe croyait le président élu pour sept ans, placé au-dessus du mauvais vouloir des chambres, et voilà que, pour le renverser, il a suffi d’une mise en demeure du parlement. En visant l’homme, les chambres ont inconsciemment touché l’institution. Le jour où il les gênera, les majorités savent comment on se débarrasse d’un président.

Ce n’est pas tout; cette crise a découvert à l’étranger deux plaies dont il se figurait la république indemne ou guérie : la corruption administrative et l’agitation révolutionnaire. Jusqu’ici, à travers toutes ses révolutions, la France avait gardé la réputation d’un pays intègre, trop administré peut-être, mais administré honnêtement. C’était sa force en même temps que sa gloire. Aujourd’hui, la vieille renommée de l’administration française est atteinte; elle n’a pas résisté aux faiblesses de l’Elysée, aux complaisances ou aux complicités de la chambre. Tandis qu’à Paris le scandale était tel, que plus rien n’étonnait, au dehors, comme en province, le soupçon n’eût osé monter jusqu’au gendre du chef de l’état. On se demande aujourd’hui si c’est bien le même homme que la chambre s’obstinait à nommer président de la commission du budget et rapporteur-général du budget. Pour l’étranger, c’est comme un charme de rompu. Cette longue indifférence des pouvoirs publics pour les questions d’honorabilité paraît un symptôme grave. On y a vu une marque d’affaissement du sens moral. Grâce à Dieu, il reste encore en France des hommes probes, à commencer par M. le président de la république ; mais le fait seul de nommer un président pour sa réputation d’intégrité n’a-t-il pas quelque chose d’inquiétant? Le Seigneur disait à Abraham qu’il épargnerait Sodome, s’il s’y trouvait dix justes. On dirait que le congrès de Versailles a cru tout sauvé, parce qu’il en a trouvé un. La commission d’enquête nommée par la chambre ne semble pas avoir fait grande besogne. Police et magistrature paraissent avoir moins le souci de découvrir les coupables que de dégager les personnages compromis. A travers les voiles timidement soulevés par la justice pour les laisser discrètement retomber, on entrevoit une corruption qui gagne de proche en proche. Cela n’est pas une force pour un pays.

Ce mal rongeur, qui dévore lentement les chairs d’un peuple, n’est pas le seul dont la France se montre atteinte. Les derniers événemens en ont dévoilé un autre, sinon plus dangereux, du moins plus rapide; nous voulons parler de l’agitation révolutionnaire. Aucun état n’en est aujourd’hui indemne : la monarchie n’en préserve pas plus que la république. Ce qui est particulier à la France, ce qu’a révélé la crise présidentielle, c’est l’action des élémens révolutionnaires sur le gouvernement. On a vu entrer en scène un nouveau pouvoir qui, pour n’être pas occulte, n’en est pas plus constitutionnel. La rue a reconquis une place dans la politique française. Elle n’avait pu maintenir son favori au ministère de la guerre; elle a pris sa revanche avec l’élection du président. Si elle n’a pas imposé de candidat, elle a imposé son veto.

Le comité central révolutionnaire s’est reformé. Pendant trois jours, il a couvert Paris de ses affiches rouges sans que la police osât y porter la main. Elle est moins timide avec les manifestes des exilés. Le conseil municipal a pu impunément annoncer une insurrection si le nouveau président n’était pas de son goût. La nuit qui a précédé l’élection, la commune de 1871, le hideux revenant, a fait une apparition à l’Hôtel de Ville. Pour avoir raison de la représentation nationale, il a suffi du spectre de l’émeute : devant lui s’est évanouie la candidature antipathique aux Parisiens. Ce qu’il a pu faire pour une élection à la présidence, le parti révolutionnaire peut se le permettre pour une crise ministérielle. La chambre saurait-elle mieux résister lorsque, ne pouvant se réfugier à Versailles, elle entendrait, du Palais-Bourbon, le grondement du flot populaire sur les quais ou la place de la Concorde ? Quand, un jour de congrès, en pleine paix, le gouvernement étant sur ses gardes et les troupes sous les armes, les manifestations de la rue ont un tel ascendant, l’étranger se demande ce qu’il adviendrait en temps de guerre, alors que Paris serait dégarni de troupes, ou que tout le peuple serait armé. Faudrait-il, à la première rumeur de défaite, voir le drapeau rouge hissé sur Notre-Dame et la France en guerre civile?

L’étranger se méprend, nous dira-t-on; il n’a pas compris les événemens de décembre. Ce que de loin il prend pour une marque de faiblesse est un signe de force. Ce n’est pas la crainte de l’émeute, c’est le besoin d’union qui a inspiré l’élection de M. Carnot. Elle est sortie d’un élan spontané, comme en suscite notre patriotisme en toutes les grandes occasions. L’attitude des chambres, lors de la démission de M. Grévy, montre que les Français savent au besoin faire abstraction de leurs querelles. On le ferait bien, en cas de guerre, voir à l’ennemi.

Soit ; le caractère français a de ces brusques mouvemens qui déconcertent les étrangers. Sa générosité native offre autant de ressources que de périls. M. Carnet a dû son élection à une heure d’enthousiasme et au besoin d’union. Cela a été un l)eau coup de théâtre ; mais cela a duré aussi peu, La concentration faite sur le nom du président n’a pu se faire sur le nom des ministres. Réussirait-elle à s’accomplir, qu’on peut se demander si l’autorité de la France au dehors en serait accrue. Qu’est-ce, en effet, que cette concentration tant prônée, sinon l’union d’une moitié de la nation contre l’autre? Car, au-dessous de la France républicaine et libre penseuse, il reste une France conservatrice, une France religieuse, et cette autre France, nous ne sachons pas que la politique de concentration songe à lui faire une place. Loin de là, c’est pour lui courir sus qu’on invite les républicains à s’entendre. Le premier article de tout traité d’alliance des groupes de gauche, c’est, comme l’a déclaré M. Clemenceau, la reprise des hostilités contre l’ennemi commun. Sous un nom de paix se dissimule une politique belliqueuse. Des deux Frances qui se disputent, en les déroulant trop souvent, les sympathies de l’Europe, l’une doit traquer l’autre sans lui accorder de quartier. Une guerre civile patente ou latente, voilà le dernier mot de la concentration.

L’union de tous les groupes républicains tournerait-elle au moins à l’accroissement des forces matérielles de la France ? Il est permis d’en douter. Sur quoi se fera la concentration, alors qu’elle ne pourra plus se faire uniquement sur les personnes et les amours-propres? Sur quoi s’est-elle déjà parfois opérée, grâce aux compromissions de ministères hybrides? Sur de prétendues réformes, sur ce qu’on appelle pompeusement les grandes réformes démocratiques. Et que sont ces réformes, qui doivent enfin donner à la France la vraie république? Autant de coups portés à l’organisme social, financier, administratif, militaire de la France. Au lieu de consolider la machine gouvernementale, elles auraient pour premier effet d’en détendre les ressorts, d’en relâcher les rouages. Tandis que les jacobins de 1793 avaient au moins le mérite de ramasser dans leurs mains toutes les forces du pays pour les lancer contre la coalition, les radicaux de 1888 semblent n’avoir d’autre souci que d’énerver la puissance publique et de démanteler l’état. N’est-ce pas là le sens de l’autonomie parisienne?

Or, c’est bien au radicalisme que doit profiter toute concentration; aussi ne cesse-t-il de la réclamer. C’est le pavillon sous lequel il compte faire passer sa marchandise. L’avènement des radicaux et de la vraie république amènera un nouveau personnel gouvernemental et une nouvelle politique. Pour le personnel, c’est le pouvoir remis à des mains de moins en moins compétentes et de plus en plus besogneuses, passant des nouvelles couches aux couches en formation. Pour la politique, c’est la France traitée comme une grenouille ou un lapin de laboratoire, abandonnée entre les mains d’opérateurs inhabiles aux recettes des empiriques et aux expériences des utopistes.

Quelle politique extérieure pourrait avoir un pareil gouvernement? Quelle impression ferait-il en Europe? Certains politiciens semblent s’imaginer qu’un pays peut tout se permettre chez lui, sans que sa position au dehors en soit affectée. C’est là une erreur enfantine. Un état ne peut ébranler ses institutions, ruiner ses ressources, affaiblir son gouvernement, sans se discréditer à l’étranger. Les conquêtes du radicalisme ne froissent pas seulement les susceptibilités de douairière de la vieille Europe, elles inquiètent les cabinets et enlèvent la confiance des hommes d’état.

« Nous autres souverains, disait un jour le roi Victor-Emmanuel à un des ambassadeurs de la république, nous sommes monarchistes.» C’est là, soit dit en passant, un des motifs de l’alliance de l’Italie avec les empires voisins. 6e qui est vrai du Quirinal l’est encore davantage de la Hofburg et du Palais d’hiver. A plus forte raison est-on enclin au conservatisme dans les cours étrangères. Tout l’esprit des Français ne saurait empêcher que, princes et ministres, les hommes qui dirigent les affaires européennes, aient généralement des préjugés conservateurs, qu’ils aient peu de confiance dans l’extrême démocratie, qu’à leurs yeux les idées révolutionnaires soient un débilitant et le radicalisme un dissolvant.

On paraît croire en France que, si les gouvernemens étrangers ne font pas bon visage au radicalisme, c’est uniquement parce qu’ils en craignent la propagande. Quand nous aurions une politique radicale, disent nombre de Français, ce serait pour l’intérieur: nous n’aurions garde d’en faire un article d’exportation. Nous serions, à Paris, les protégés des révolutionnaires et les instrumens des socialistes, sans être au dehors les fauteurs du républicanisme ni les patrons du nihilisme. Notre dynamite, nous saurions la mettre sous clef; quand elle ferait explosion, les voisins n’auraient pas à en redouter les éclats : nous sauterions tout seuls.

Les Français qui raisonnent ainsi ne songent qu’aux ennemis de la France ou aux indifférens. Ils oublient les peuples ou les gouvernemens qui portent encore intérêt à la puissance française. Si les étrangers appréhendent l’avènement du radicalisme, ce n’est pas seulement pour eux-mêmes, c’est aussi pour la France; ce n’est pas uniquement qu’ils aient peur des théories radicales, c’est aussi qu’ils n’y croient pas. De ce qu’on craint l’infection de la fièvre révolutionnaire, il ne suit point qu’on la regarde comme bénigne pour le malade qui risque de l’apporter aux autres. Parce qu’elle est contagieuse, elle n’en semble pas moins dangereuse. Si l’on se flattait de s’en isoler entièrement, c’est un mal qu’avec M. de Bismarck l’on verrait sans peine à ses ennemis, personne n’aurait l’idée de le souhaiter à ses amis.

Le radicalisme, il est vrai, n’est pas encore le maître incontesté de la France. Ce n’est que le dauphin de la république. Il n’est pas défendu d’espérer que, au lieu de s’abandonner à lui, le pays, par un mouvement brusque, se dérobe à son joug. La situation actuelle, avec ses compromissions et ses contradictions, peut se prolonger quelques années, et, dans notre Europe en armes, c’est beaucoup de gagner deux ou trois ans. Le malheur est que, pour énerver le pays, le radicalisme n’a pas besoin de régner en souverain absolu. Grâce à la complicité de faux modérés, la politique de glissade, en honneur depuis dix ans, a déjà permis bien des destructions ou des mutilations. Les ressources d’un état, au point de vue de sa puissance, consistent en deux choses surtout, les finances et l’armée. C’est grâce à une ancienne supériorité à ce double égard que la France a joué un tel rôle dans le monde. Or l’armée et les finances, voilà précisément ce qui est le plus menacé ou le plus entamé par le radicalisme.

Pour les finances, le mal est déjà grand. Les ressources de la France étaient considérables. On le savait partout ; cela seul lui valait dans le monde la considération qui s’attache à la richesse. L’aisance avec laquelle M. Thiers a payé à M. de Bismarck ses 5 milliards a émerveillé l’Europe, mais elle a ébloui la république. Ce pays si riche, ses gouvernans semblent avoir pris à tâche de le ruiner. A l’étranger, où l’intérêt électoral ne trouble pas l’arithmétique, chacun sait ce que leurs représentans s’efforcent encore de dissimuler aux Français : la France, depuis une dizaine d’années, s’est habituée à dépenser, en outre de ses ressources ordinaires, au moins 500 millions par an, de façon que, en pleine paix, l’administration des vrais républicains lui a coûté aussi cher que l’indemnité prussienne. La présidence de l’économe M. Grévy a été une ère d’imprévoyantes prodigalités. On a gouverné comme si la France était une île au milieu de l’océan, sans voisins à surveiller, sans guerres à redouter. Tandis que Berlin avait soin de grossir son trésor de guerre, la république engageait de toute façon l’avenir, accumulant les emprunts publics et déguisés, s’appropriant les fonds des caisses d’épargne, recourant à tous les expédiens des fils de famille en détresse. il lui faut aujourd’hui créer des taxes nouvelles, et déjà la France a le plus lourd budget du globe.

C’est là pour elle, dans les compétitions de la paix ou de la guerre, une évidente faiblesse. On songe à ces courses où les chevaux qui ont gagné des prix sont astreints à porter une surcharge. Il en est ainsi de la France vis-à-vis de ses concurrens. Avant que le signal du départ ait été donné, elle a eu la présomption de se mettre elle-même dans des conditions d’infériorité. Les ressources qu’il lui fallait épargner pour les jours de péril, ses gouvernans les ont gaspillées d’avance en places inutiles et en chemins de fer électoraux. On reconnaît le mal aujourd’hui ; on sent qu’il est urgent de refaire les finances de la France; mais qui s’en chargera? Est-ce le radicalisme, qui fait profession de promettre la diminution des impôts? On sait, hélas! ce que valent en finances les théories radicales! Pour elles, le capital est un animal nuisible à pourchasser en toute saison, au risque de le détruire ou de le faire émigrer. Un gouvernement radical est forcément un gouvernement cher. Il est cher, pour ainsi dire, par définition. La vocation du radical, c’est de faire du neuf; il se plaît à démolir pour reconstruire sur un nouveau plan ; et, en politique, tout comme ailleurs, rien de plus dispendieux que la manie de la truelle.

En est-il de l’armée comme des finances? Pas encore, heureusement ; mais le jour approche où l’armée française va être soumise, elle aussi, aux expériences démocratiques. Le radicalisme a déjà remporté sur elle une victoire. Sous prétexte d’égalité, il a fait adopter une bonne partie de son programme. La France a aujourd’hui une armée nombreuse, exercée, bien équipée, des officiers pleins d’entrain, des soldats qui, en dépit des mœurs politiques, semblent avoir conservé la discipline. Cette armée, le pays a le droit d’en être fier. A l’Allemagne, les Français n’ont peut-être à envier que son état-major et sa tradition. La loi militaire votée par l’assemblée nationale a, dans son ensemble, donné des résultats excellens. Et voici que cette loi, au lieu d’en corriger les défectuosités de détail, on la sacrifie à la réclame électorale. Est-ce ainsi que procède le Reichstag de Berlin? C’est peut-être la première fois qu’on a vu discuter une loi militaire en mettant au second plan les considérations militaires. Cette armée dont elle peut avoir besoin avant trois mois, la république la refait et la défait comme un enfant ses bataillons de soldats de plomb.

Les Français croient-ils par hasard que, si le prince de Bismarck avait la chance de posséder le service de cinq ans, il s’en laisserait priver pour le plaisir de molester son vieil antagoniste Windthorst ou de faire porter le mousquet aux séminaristes? La nouvelle loi, qui semble imaginée pour débiliter l’armée et décapiter intellectuellement la nation, cette loi, aussi funeste aux intérêts militaires qu’aux intérêts civils, est pour l’état moral de la France un indice alarmant. On a dit que les individus étaient seuls enclins à la manie du suicide. En présence de telles aberrations, on se demande si les peuples n’en sont pas eux-mêmes parfois atteints. Voici un pays guetté par la haine ou l’envie de ses voisins, qui, pour bouleverser ses institutions militaires, choisit l’heure où l’Europe en armes semble faire la répétition des guerres de demain. Ce n’est cependant pas sur le champ de bataille, en face des canons ennemis, qu’un général disloque ses régimens.


II.

Après cela, comment s’étonner qu’avec ses ressources de tout genre, la France soit demeurée isolée? Les défiances qu’elle eût dû s’appliquer à dissiper, elle semble s’être amusée à les provoquer. Pour se faire des amis dans l’Europe monarchique, la France avait d’autant plus besoin de sagesse qu’elle était en république. Elle l’a oublié. Ce qui écartait d’elle, c’était peut-être moins la forme de son gouvernement que la mobilité dont cette forme de gouvernement a fait preuve chez elle. Ce défaut inspirait d’autant plus de réserve qu’il renforçait en quelque sorte la mobilité gauloise qui, pour la plupart des étrangers, reste, à tort sans doute, le trait dominant du caractère français. Comment lier partie avec la France, alors qu’on la voyait changer tous les ans de ministères et de direction politique ?

Car, ce n’étaient pas seulement les hôtes du quai d’Orsay qui changeaient de nom et de figure, c’était la politique française elle-même qui variait, s’orientant un jour d’un côté, un jour de l’autre, sans étoile pour la diriger. Que de tâtonnemens en tous sens et de velléités discordantes dans cette politique depuis une quinzaine d’années ! On y chercherait en vain quelque esprit de suite, si ce n’est le désir de la paix, la crainte des complications, c’est-à-dire tout le contraire de ce que Berlin reproche à la France. Au début, la France se recueille; elle cherche timidement à plaire à tous, à se faire partout des amis. Elle n’a pas perdu tout espoir dans l’Autriche, qui lui a faussé compagnie en 1870; elle compte encore sur l’amitié de la nation sœur délivrée à Magenta et à Solferino. Elle ne désespère point de gagner à la fois les bonnes grâces de la Russie et de l’Angleterre. Elle est même assez heureuse ou assez habile pour s’assurer leur appui simultané, en 1875, à l’une des heures critiques de sa récente histoire. A peine a-t-elle repris des forces qu’elle tente discrètement de détacher le tsar de l’alliance des trois empires. Les premières coquetteries de la république avec la Russie remontent à l’époque lointaine où les conservateurs étaient encore au pouvoir. Il s’est trouvé, après le 16 Mai, des républicains pour en faire un grief au duc Decazes. Sous le règne occulte de M. Gambetta, les préférences françaises revenaient à l’Angleterre. On n’a pas oublié les déjeuners de l’ex-dictateur avec le prince de Galles. Un peu plus tard, on essayait d’un rapprochement direct avec Berlin. Les ennemis de M. Ferry n’ont pas manqué de lui en faire un crime. Depuis quelques mois enfin, sous la pression des menaces d’outre-Rhin, l’opinion populaire s’est prononcée impétueusement pour l’alliance russe, se flattant de la provoquer à force de la célébrer, se persuadant qu’elle était faite à force de le dire.

L’alliance russe était, il faut le reconnaître, la seule qui demeurât ouverte à la France. L’Autriche-Hongrie s’était réconciliée avec son vainqueur de 1866 ; elle avait en Bosnie touché le prix de sa résignation. L’Italie, l’état de l’Europe qui a le plus grandi depuis un tiers de siècle, gardait rancune à ses anciens libérateurs de l’avoir devancée sur les ruines de Carthage. L’Angleterre, jalouse par tradition de toute influence française, dominée à son insu par le vieux préjugé protestant et les souvenirs presque archéologiques de Waterloo, l’Angleterre savait mauvais gré à la France de n’être pas satisfaite d’avoir été évincée de l’Égypte. Restait la Russie, humiliée de ses laborieuses victoires de 1877-1878, craignant d’avoir joué dans les Balkans à qui perd gagne, ayant peine à pardonner le traité de Berlin à l’honnête courtier de Friedrichsruhe. La Russie n’était guère moins suspecte ni moins isolée que la France ; entre les deux isolées, quoi de plus nature! qu’un rapprochement? Dans les deux pays, la triple alliance devait suggérer une contre-alliance franco-russe.

Ce n’est pas la première fois que pareille idée a fait son apparition dans la politique européenne. L’alliance de la France et de la Russie est déjà un vieux rêve; il date de près de deux siècles. On y avait songé dès la fin du règne de Louis XIV. Pourquoi ne s’est-elle jamais nouée, cette alliance, en apparence tout indiquée, entre deux états qui ne se touchent point et deux peuples attirés l’un vers l’autre par une mystérieuse affinité de caractères? A cela il faut quelque raison persistante, car l’histoire n’est pas un jeu de hasard.

Il y a d’abord les préventions des hommes d’état, l’influence allemande longtemps omnipotente à Pétersbourg, les défiances et la présomption de la France, qui n’a jamais fait grand cas de l’alliance russe qu’après l’avoir laissée échapper. Il y a plus, il y a, depuis un siècle, la différence des institutions, plus encore la divergence de l’orientation politique.

Les deux puissances représentaient dans le monde quelque chose de fort différent. Elles étaient aux deux pôles opposés de l’Europe moderne. Elles personnifiaient aux yeux des peuples des principes contraires. Il est des amitiés difficiles à concilier avec certains rôles, et toutes deux étaient entichées de leur personnage. Pour la France issue de 1789, la Russie était l’incarnation du despotisme; pour la Russie autocratique, la France demeurait le missionnaire de la révolution. Cela est tellement vrai que, si les deux pays ont jamais été près de conclure une alliance, c’est lorsqu’il y avait le moins de contraste entre leurs gouvernemens, c’est sous le premier ou le second empire, c’est à la veille du coup d’état de Charles X.

Entre la France et la Russie, il y a eu au XIXe siècle, comme au XVIIIe, un autre obstacle, une barrière vivante, la Pologne. Pour aller à la Russie, il fallait que la France passât par-dessus le corps de la Pologne. Le pouvait-elle? Ses préférences polonaises étaient-elles pur sentimentalisme, comme Paris et Pétersbourg affectent parfois de le croire? Non, assurément. Avant les partages, elles tenaient à la tradition et à l’esprit de la politique française; depuis les partages, elles tenaient à l’âme même de la France, ou mieux des deux Frances si bizarrement emboîtées l’une dans l’autre, la fille aînée de l’église et la mère de la révolution. Pour ne pas entendre le cri de douleur de la Pologne, il eût fallu une autre France que celle du milieu du siècle. En cherchant à retarder la chute de la république lithuano-polonaise, l’ancienne monarchie était fidèle à la politique de ses grands hommes, à la politique d’équilibre. Le dépècement de la Pologne renversait, au détriment de la France, ce qu’on appelait la balance de l’Europe. Ses trois rivales continentales s’agrandissaient simultanément, sans lui rien donner en compensation, si bien qu’on pourrait dire que de la suppression de l’état polonais date la décadence de la puissance française. Aussi la France en a-t-elle longtemps rêvé le relèvement. Lorsqu’elle commença à en douter, ses principes politiques lui défendaient d’en désespérer et, à cette époque, elle était esclave de ses principes. L’es prit de la révolution avait, après 1815 et 1830, pris une forme nouvelle; il poussait les Français, en Pologne comme en Italie, à opposer à la sainte alliance les nationalités opprimées, et au droit des rois le droit des peuples. Pour que la France pût passer par-dessus le cadavre de la Pologne, il fallait qu’elle lui parût bien morte, ou que, mutilée-elle-même, la France se sentît à son tour menacée dans son existence nationale.

« En prenant l’Alsace-Lorraine, Bismarck travaille pour nous, disait un diplomate russe; Strasbourg et Metz à l’Allemagne, c’est, pour la prochaine guerre, la France à notre dévotion. » Ce Russe n’avait pas tort, à son point de vue de Russe. Permettre à l’Allemand d’amputer la France de deux provinces, c’était un moyen de la jeter tôt ou tard dans les bras de la Russie. Le tort du reste de l’Europe est de ne l’avoir pas compris. Cela explique en partie les toasts portés par le tsar, en 1870, au roi Guillaume. En félicitant le vainqueur de Sedan, Alexandre II croyait pouvoir se montrer bon neveu sans cesser d’être bon patriote.

Son voyage à Paris en 1867, le coup de pistolet de Bérézowski, le « Vive la Pologne, monsieur ! » du Palais de Justice, étaient peu faits pour l’ériger en sauveur de la France. Impériale ou républicaine, il ne lui déplaisait pas qu’elle fût humiliée, cette orgueilleuse France qui lui avait refusé la révision du traité de Paris. Peut-être eût-il été plus prévoyant de ne pas laisser démanteler la frontière française. Alexandre Ier ne l’avait pas permis en 1815 ; mais, en 1815, Alexandre Ier était un des vainqueurs de Napoléon, et s’il se piquait d’être magnanime envers les vaincus, l’ami du duc de Richelieu avait le droit d’intervenir à la paix. Il faut bien reconnaître que, pour les Russes, ce que l’année terrible a eu de plus de grave, ce n’est pas la mutilation de la France, c’est la résurrection de l’empire germanique au profit des anciens cliens des Romanof-Holstein, les Hohenzollern, qui passaient empereurs à leur tour. La grande vaincue de 1871 était politiquement peu sympathique. Alexandre II et Gortchakof l’abandonnèrent avec d’autant moins de scrupules qu’en la sacrifiant, ils se croyaient sûrs de la garder à leur disposition. En cas de difficultés avec le nouvel empire allemand, ils savaient avoir sur ses derrières un auxiliaire auquel ils n’auraient qu’à faire signe. La France était devenue un atout dans le jeu de la Russie. Ce qu’on pouvait prévoir dès 1871 devait se manifester le jour où il plairait à Pétersbourg.

Pourquoi la Russie aurait-elle fait des avances? Elle n’en avait pas besoin, tant qu’elle avait de bons rapports avec ses voisins de la Baltique. La république française restait pour elle un en-cas ; mais elle préférait s’en passer. Cette pauvre France continuait à inspirer peu de sympathies au Palais d’hiver. Pour lui avoir laissé enlever deux provinces, on n’entendait point cependant la laisser détruire. On le vit bien en 1875, lorsque l’état-major de Berlin eut des velléités d’écraser la France avant qu’elle n’eût eu le loisir de reconstituer ses forces. En attendant, à l’amitié de la république française, Alexandre II préférait celle des deux empires, ses voisins. Cela était plus sûr, puis cela avait meilleure façon ; pour un tsar, des empereurs étaient des alliés d’un meilleur monde. L’autre alliance avait quelque chose d’une mésalliance.

Les déceptions de la guerre turco-russe et du congrès de Berlin vinrent changer les dispositions de Pétersbourg. Après les complaisances qu’ils lui avaient témoignées en 1871, l’empereur Alexandre II et le prince Gortchakof avaient mieux espéré de leur ami de Berlin. La Russie se retira de l’alliance des trois empires, sans chercher à lui substituer une autre combinaison. Comme après Sébastopol, elle se recueillit. Les conspirations nihilistes l’occupaient d’autres soucis. Pétersbourg regardait Paris avec défiance, il l’accusait de prêter asile aux instigateurs des complots de la Neva. Il lui savait mauvais gré de l’affaire Hartmann. Pour effacer ces impressions, il fallait à la Russie de nouveaux déboires. Les affaires de Bulgarie vinrent à point pour cela. L’irritation contre l’Allemagne et l’Autriche amena les Russes à regarder vers l’ouest, s’il y avait toujours une France.

La reprise des provocations allemandes à l’égard de la république ne pouvait manquer d’éveiller l’attention de la Russie. On sentait à Pétersbourg qu’abandonner la France à ses ennemis, c’était exposer la Russie à se trouver à son tour seule en face de la triple alliance. Ainsi s’établit peu à peu, par le fait même de l’Allemagne, entre ses voisins de l’est et ses voisins de l’ouest, la conscience d’une sorte de solidarité. Les slavophiles de Moscou, les patriotes qui redoutent la prépondérance germanique et voient dans le nouvel empire un obstacle aux destinées de la Russie, s’éprirent pour la France d’un goût subit. Ses plus ardens contempteurs, tels que Katkof, ceux qui avaient le plus raillé la légèreté française et maudit les idées françaises, oublièrent leurs longs dédains pour ne plus voir dans la France qu’une alliée éventuelle. La même évolution s’opérait, pour des raisons analogues, aux bords de la Seine. Radicaux et intransigeans s’inclinaient avec une vénération de néophytes devant l’autocratie tsarienne. M. Floquet et M. Lockroy mêlaient leurs larmes aux pleurs du général Boulanger sur la tombe de Katkof, le grand pourfendeur des révolutionnaires. C’était, des deux côtés, une passion réciproque, où chacun, s’étonnant des froideurs anciennes, cherchait à les faire oublier.

De ce rapprochement spontané des deux peuples peut-il sortir une alliance des doux gouvernemens ? Telle est la question.


III.

Une alliance politique ne se fait pas seulement de sympathies réciproques ou d’antipathies communes. Il y faut autre chose; il faut, pour une alliance effective, une entente en vue d’intérêts déterminés, avec un but défini.

Une chose à remarquer d’abord, c’est que les sympathies des deux pays peuvent passer par-dessus la discordance de leurs principes politiques, mais qu’elles ne l’effacent point. A Paris, on tient peu de compte de ce fait. Les démocrates français se montrent bons princes vis-à-vis de l’autocratie ; ils crient sans scrupules : « Vive le tsar! » Ils ont si bien oublié leurs incartades anciennes qu’ils les prennent pour une légende. Ils sont plus russophiles qu’ils n’ont jamais été polonophiles. Pétersbourg est plus réservé. L’ambassadeur du tsar a fait trois ans la sourde oreille aux avances de M. Floquet, et le jour où M. de Mohrenheim consent à s’asseoir à la table du président de la chambre est salué comme un triomphe pour la république. A Paris, on acclame volontiers le Boje tsaria khranï; je ne sache pas que les régimens russes aient encore joué la Marseillaise à Moscou. Ce ne sont là, sans doute, que de petits faits ; mais ce sont des indices qu’il serait peut-être imprudent de négliger. La France s’apprête à célébrer le centenaire de 1789; déjà la tour Eiffel, la maigre Babel, dresse sur le Champ de Mars son squelette de fer. La Russie n’entend pas prendre part à l’exposition universelle. Si elle laisse ses marchands ou ses artistes y envoyer quelques échantillons, il est douteux qu’elle encourage ses jeunes gens à faire un pèlerinage aux lieux saints de la révolution. Entre la république française et la Russie officielle, il reste donc toujours une barrière morale ; il ne faudrait pas qu’elle se relevât jusqu’à devenir malaisée à franchir.

Un autre fait, en grande partie connexe, frappe l’observateur. A travers ces démonstrations réciproques d’amitié, l’on fait plus d’un côté que de l’autre. L’on fait peut-être trop d’un côté. On a un peu oublié à Paris qu’un des moyens d’attirer à soi, c’est de se faire désirer. Certains Français, dans leur engouement pour le Nord, ont l’air de vouloir jeter la France à la tête de la Russie. On en a vu demander à la presse russe ou aux représentans du tsar leur avis sur les candidats à la présidence ou aux ministères. Ce ne sont pas là des façons dignes d’un pays comme la France, et ce n’est pas de cette manière qu’on peut en faire estimer l’amitié. À cette vieille France de Louis XIV et de Napoléon, certains démocrates ont l’air de chercher moins un allié qu’un patron. Sous prétexte de la relever, ils tendent ingénument à la ravaler au rang d’une Serbie ou d’un Monténégro. Ce n’est pas ainsi qu’une grande nation conclut ses alliances, et la France n’est pas encore une assez mince puissance pour être la cliente de personne.

De même, nombre de Français, croyant rendre l’alliance plus facile, affectent de ne voir à la Russie et à la France que des intérêts communs. Les Russes, jaloux de s’assurer un appui en Occident, ne manquent pas de les y encourager. Les deux pays, entend-on répéter, ont les mêmes adversaires. N’étant nulle part en contact, ils ne peuvent se heurter. Cet aphorisme, en train de devenir banal, ne manque pas de vérité. Mais les intérêts territoriaux ne sont pas tout dans la politique. Les états modernes ont des intérêts ou des ambitions si complexes qu’il est souvent malaisé de les délimiter, et, en dehors même des intérêts, ils ont parfois des traditions dont ils ne sont pas libres de faire fi.

Si la France et la Russie ont l’avantage de ne se toucher nulle part, il est une région où leurs sphères d’influence confinent l’une à l’autre. Cette région, c’est l’Orient. La France y a longtemps tenu le premier rang; grâce à ses écoles et à sa langue, elle ne l’a pas encore entièrement perdu. Quand la Russie et la France ont été en guerre, c’est le Levant qui leur a mis les armes à la main. L’une et l’autre, il est vrai, s’étonnent aujourd’hui de s’être rencontrées sur les champs de Crimée. Elles sont d’accord pour regretter la sanglante méprise de Sébastopol. C’est une faute qu’aucune des deux n’irait recommencer. Il serait cependant erroné de n’y voir qu’un accident ou une fantaisie napoléonienne, sans antécédent historique.

La Russie et la France ont eu beau montrer plus d’une fois à l’Orient, en Grèce, en Syrie, au Monténégro, qu’elles savaient s’entendre, il n’en subsiste pas moins, entre les deux pays, une sorte de rivalité historique, tour à tour avouée et latente, que le silence ne saurait supprimer.

Toutes deux ont joué, dans cet Orient, un rôle inégalement profitable, mais presque également considérable. Sur cette vieille terre où tant de nations se réveillent au toucher de l’Occident, toutes deux ont leur clientèle séculaire, et ni l’une ni l’autre n’y saurait renoncer sans se diminuer. Moscou, la troisième Rome, a, depuis la chute de Byzance, la clientèle orthodoxe qu’elle dispute à l’hellénisme renaissant et aux instincts d’indépendance du Bulgare. La France, héritière de la première Rome, a le patronage des catholiques, legs lointain des croisades, qu’aucun de ses gouvernemens n’a répudié, et auquel s’est ajouté, pour la France moderne, une autre clientèle, celle des Orientaux de toute race et de toute religion, jaloux de s’initier à la civilisation libérale de l’Occident.

Les deux puissances s’attribuent, il est vrai, une mission bien différente. L’une, satisfaite de répandre ses idées et sa langue, mettant son orgueil à être l’éducatrice des nouveau-venus à la culture européenne, ne convoite qu’une influence morale. L’autre, apercevant dans les mirages de l’Orient la coupole de Sainte-Sophie, écoute au loin le murmure des flots du Bosphore; agitée de vastes et vagues ambitions, suivant sa fortune sans bien savoir jusqu’où sa fortune la portera, elle paraît aspirer à la domination politique. Une des choses qui tiennent le plus au cœur des Russes, c’est cette mission historique de la Russie en Orient, sans qu’ils semblent toujours se rendre compte de ses limites ou de ses conditions. Se borne-t-elle à émanciper les peuples chrétiens, à ressusciter les nationalités ensevelies depuis des siècles sous la domination musulmane, il n’y a rien là que de conforme aux intérêts ou aux traditions de la France, à ce qu’elle aussi a longtemps appelé sa mission historique. Est-ce insuffisant pour la Russie, veut-elle établir sur l’Orient son hégémonie politique et religieuse, prétend-elle asseoir sa domination sur les deux rives du Bosphore, ou réduire la Turquie et les jeunes états issus des démembremens de l’empire turc à n’être que des vassaux du tsar, cela ne cadre plus ni avec les traditions ni avec les intérêts moraux ou matériels de la France.

Il faut, dira-t-on, délimiter la sphère d’action des deux puissances. L’Orient est assez grand pour qu’il y ait part à plusieurs. Ne peut-on abandonner à l’ascendant de la Russie la péninsule des Balkans, lui laisser le champ libre sur le Bosphore, sans fermer à l’action française les rivages du fond de la Méditerranée ? Un tel partage d’influence est malheureusement chimérique. La puissance qui détiendra Constantinople dominera tout l’Orient, surtout si cette puissance est la Russie, qui tient déjà l’Asie-Mineure par l’autre extrémité, menaçant les plateaux de l’Arménie et les sources de l’Euphrate. Reste la Syrie ; mais la Syrie ne saurait longtemps être isolée de l’Asie-Mineure, qui la domine, comme elle-même domine l’Egypte.

Eh bien ! s’écrieront des Français qui n’ont jamais foulé le sol du Levant, que nous importe après tout ce lointain Orient? Pour la Russie, l’Orient est une question vitale ; pour nous, ce n’est qu’une affaire de sentiment. Laissons-lui l’Orient. Si les Balkans ne lui suffisent point, qu’elle s’étende à son aise sur l’Asie-Mineure. Que nous importent après tout la Roumanie, la Bulgarie, la Serbie, l’Arménie, l’Anatolie? Que nous font Constantinople et les détroits, ou même le Liban et les Lieux-Saints? Il ferait beau voir la Syrie et ses jésuites ou ses lazaristes se mettre en travers de l’alliance russe ! — Il y a des patriotes qui sacrifieraient avec joie à la Russie tous les débris de l’ancienne grandeur française dans le monde. — C’est avec de pareils raisonnemens qu’un peuple perd, en une heure d’engouement, l’héritage de dix siècles d’efforts. Renoncer à sa situation traditionnelle en Orient, ce ne serait rien moins pour la France qu’abdiquer définitivement le rang de grande puissance. Sa clientèle catholique abandonnée, les écoles de ses pères et de ses frères fermées, c’est la langue française évincée de ces rivages où elle semblait appelée à régner en reine, comme autrefois le grec sous les successeurs d’Alexandre. Il n’y aurait qu’à dissoudre les sociétés telles que « l’Alliance française, » à supprimer les subventions du ministère des affaires étrangères aux établissemens d’Orient, à engager les maronites et les catholiques de tout rite à choisir un autre patronage. La place désertée par la France ne resterait pas longtemps vacante. Le jour où elle aurait quitté les côtes du Levant, n’y laissant que les ossemens de ses croisés sous leurs églises en ruines, il se trouverait d’autres puissances pour se substituer à elle et se partager cette clientèle catholique dont certains démocrates font si bon marché. L’Autriche s’en est déjà emparée sur l’Adriatique ; l’Italie serait heureuse de recueillir le reste et de devenir à son tour la grande puissance catholique.

La Russie n’a garde, il est vrai, de demander à la France une pareille immolation. La succession de l’homme malade n’est pas encore ouverte, et tant que Stamboul reste aux mains de celui que Metternich appelait le sublime portier des détroits, l’Orient est assez grand pour deux. Le champ reste ouvert à la concurrence des diverses puissances. Français et Russes peuvent exercer leur influence côte à côte et, au besoin, se liguer contre leurs communs compétiteurs. Pour qu’une alliance se noue entre deux pays, il n’est du reste nullement nécessaire que leurs intérêts soient partout identiques ; il suffit qu’ils ne soient pas inconciliables, et que l’un des alliés ne prétende pas imposer tous les sacrifices à l’autre. Lue bonne alliance ne doit pas ressembler à celle de l’homme et du cheval, elle doit se faire sur un pied d’égalité ; les services doivent être réciproques et les avantages communs.

C’est précisément, semble-t-il, le cas de la France et de la Russie durant ces derniers temps. Animées d’un mutuel respect pour les intérêts l’une de l’autre, ne se sont-elles pas réciproquement soutenues dans les deux questions qui tenaient le plus à cœur à leur diplomatie, en Égypte et en Bulgarie ? Aux bords du Nil, le gouvernement de Pétersbourg appuie l’action française. Sur le Balkan, la France a secondé les vues de la Russie. Les deux, gouvernemens se sont aidés à réparer leurs Revues. En Égypte, la France, docile aux conseils de M. Clemenceau, avait eu la simplicité de s’évincer elle-même au profit de l’Angleterre. La Russie devait concourir à empocher le khédive de se métamorphoser en rajah indien. À Sophia, les agens du tsar n’avaient pas su ménager l’amour-propre de leurs cliens slaves ; les Bulgares, las du rôle de frères cadets, avaient, eux aussi, voulu far da se. Le prince de Battenberg ayant abdiqué, la France n’avait aucune raison d’appuyer à Sophia un candidat désagréable à Gatchina. Pour ne pas reconnaître le prince Ferdinand, la république n’avait nul besoin de se rappeler que c’était un petit-fils de Louis-Philippe. On sait au quai d’Orsay, aussi bien qu’au Palais d’hiver, que les princes d’Orléans n’ont rien à voir dans ce qu’il a plu à la presse bismarckienne d’appeler une intrigue orléaniste. S’il eût écouté ses oncles et cousins de France, le châtelain d’Ebenthal n’eût pas quitté la Hongrie. En passant le Danube, il a tout simplement imité le Hohenzollern, qui, il y a quelque vingt ans, acceptait, malgré la diplomatie, le trône de Roumanie, et qui, depuis, a devant Plevna conquis le grade de roi. Le prince Ferdinand a agi en Cobourg et non en Orléans. Il est allé en Bulgarie, comme autrefois ses païens d’Allemagne en Angleterre, en Belgique, en Portugal. « Je suis cadet d’une famille d’archicadets, il faut que je me fasse une carrière, » disait-il à des amis. Il l’a fait avec crânerie, à ses risques et périls. C’est un Cobourg qui, pour monter sur un trône, n’a pas pris comme marchepied le lit d’une reine.

Rapproche-t-on l’affaire de Bulgarie de celle d’Égypte, on trouve qu’elles sont loin d’être analogues. Dans le concours discret qu’ont pu s’y prêter l’une à l’autre la France et la Russie, il y a une différence. Lorsque la France réclame la liberté du canal de Suez et l’évacuation de l’Égypte par les Anglais, ce n’est pas un intérêt exclusivement français, c’est un intérêt général, un intérêt européen que la France défend, car elle a renoncé en Égypte à toute position privilégiée. En peut-on dire autant des Russes en Bulgarie ? Cela est malaisé. Ce sont des intérêts exclusivement russes que sert la Russie dans le Balkan. Tandis que la liberté de l’Égypte et du détroit de Suez ne saurait être indifférente au cabinet de Pétersbourg, il importe peu à la France qu’un Cobourg règne ou ne règne pas à Sophia. On pourrait même se demander si le meilleur moyen de décider les Anglais à quitter les bords du Nil est de ramener les Russes en Bulgarie. Une occupation du Balkan par les habits verts ne risquerait-elle pas de fournir aux habits rouges un prétexte de demeurer en Égypte? Jusque dans cet échange de services en apparence réciproques, il y a ainsi une sorte d’inégalité. Il ne faudrait pas qu’une entente franco-russe fût pratiquée de façon que les deux parties n’en retirassent point le même bénéfice.

En Bulgarie, il ne s’agit pas d’intérêts proprement français. Il en pourrait être autrement en d’autres contrées. La politique de la Russie peut la mettre aux prises avec des États dont l’existence importe manifestement à la France. Tel est, nous semble-t-il, le cas de l’Autriche-Hongrie. Un des faits qu’il convient de ne jamais perdre de vue, c’est l’antagonisme de Pétersbourg et de Vienne, de Moscou et de Pesth. Cela vaut la peine de s’y arrêter, car c’est là aujourd’hui le nœud de la politique européenne. On se représente vulgairement en France la Russie comme l’ennemie née de l’Allemagne. Le Slave et le Teuton apparaissent comme deux adversaires historiques, prédestinés à une lutte fatale. Ce n’est pas là assurément une pure fantasmagorie. Le slavisme russe et le germanisme prussien auront peine à ne pas se heurter, mais leur choc peut tarder longtemps. Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’il y a entre eux des antipathies de caractères et des rivalités d’intérêts ou d’ambitions. La malveillance méprisante de l’Allemand pour le Slave, la défiance jalouse du Russe pour le niémets ne sont pas nouvelles, et elles n’ont pas empêché, entre Pétersbourg et Berlin, une des plus longues et des plus solides alliances de l’histoire. S’il est des cabinets qui se laissent mener par les sympathies ou les aversions populaires, ce n’est encore ni sur la Sprée ni sur la Neva. Le duel des champions du slavisme et du germanisme, une chose peut le reculer à une époque éloignée ; c’est, pour tous deux, la grandeur des risques et l’incertitude des chances. L’enjeu d’une semblable partie serait si gros que Russes et Allemands hésiteront avant de jeter les dés. Les deux empires peuvent l’un et l’autre trouver avantage à gagner du temps. Avant de pousser plus loin leurs frontières, tous deux ont encore, en dedans de leur territoire, des assimilations à effectuer. Aussi apportent-ils la même hâte, l’un à russifier ses Oukraines germaniques, l’autre a germaniser ses Marches slaves, comme s’ils craignaient également d’être interrompus dans cette tâche.

Toujours est-il qu’aujourd’hui l’antagonisme est plutôt entre la Russie et l’Autriche qu’entre la Russie et l’Allemagne. Si la Russie est sortie de l’alliance des trois empires, c’est qu’à Berlin, au congrès de 1878, et depuis dans les affaires bulgares, les intérêts russes lui ont semblé sacrifiés aux intérêts autrichiens. La Russie a-t-elle en Europe des visées d’agrandissement, ce n’est certes pas du côté de la Prusse. Quels territoires peut-elle convoiter sur la Baltique? Les bouches du Niémen ou de la Vistule? Bien peu de Russes y songent. Les provinces polonaises de la Prusse? Les Polonais se montrent si réfractaires à l’assimilation russe que les Russes trouvent d’ordinaire que le tsar a assez de sujets polonais. Il est bon de se rappeler qu’à Moscou on a plus d’une fois conseillé de céder à la Prusse toute la Pologne à l’ouest de la Vistule, afin d’obtenir en échange l’appui de Berlin en Orient. L’Allemagne est-elle en suspicion à Pétersbourg, ce n’est point que la Russie ait une frontière à redresser aux dépens de la Prusse ; — Les Russes auraient plutôt à craindre de voir les Allemands revendiquer, au nom des Porte-Glaives, la Courlande et la Livonie; — C’est que la Russie voit dans son voisin de la Baltique un obstacle à ses vues dans une autre direction. Que Berlin renonce une bonne fois à se mettre en travers des destinées de la Russie, et nombre de patriotes moscovites auront peu de scrupules à s’entendre avec le Prussien.

La route de Constantinople passe par Vienne et la route de Vienne passe par Berlin. C’est là, pour beaucoup de Russes, un axiome de géographie politique. Pour eux, le compétiteur de l’aigle tsarienne, héritée des Paléologues de Byzance, ce n’est pas l’aigle gothique des Hohenzollern, c’est la vieille aigle bicéphale des Hapsbourg, dont une tête regarde l’Orient. Le rival du grand empire slave, c’est cet empire à demi slave, qui, de l’Adriatique aux Carpathes et de la Moldau à la Narenta, enserre tant de tribus slavonnes. Et, de fait, si la chimère du panslavisme prend jamais corps, ce ne peut être que sur les ruines de l’Autriche-Hongrie. Pour permettre aux ruisseaux slaves de se jeter dans la mer russe, il faut renverser ce barrage qui en détourne le cours. L’empire des Hapsbourg reste-t-il un état dualiste germano-magyar, c’est l’oppresseur historique des frères slaves que Moscou doit délivrer. Tente-t-il de se transformer en fédération donnant à chaque individualité nationale une égale liberté, c’est un concurrent qui menace d’usurper, vis-à-vis des Slaves de l’ouest et du sud, la mission dévolue de droit, divin à la sainte Russie.

Laissons les vastes rêves du panslavisme. Il est à Moscou des patriotes qui se contenteraient, au moins provisoirement, du panrussisme ; et ce dernier ne peut encore triompher que par une amputation de l’Autriche. On ne laisse pas oublier, dans les gymnases russes, que la Galicie, la Galicie orientale surtout, l’ancienne principauté de Galitch, la Russie rouge des Rurikovitch, n’est qu’une province échappée au sceptre du tsar de toutes les Russies. Les Ruthènes de l’Autriche ne sont que des Petits-Russiens qui doivent rentrer au giron de la pairie commune, et la frontière russe devra être portée aux Carpathes, si même elle ne déborde sur les comitats ruthènes de la Hongrie, sur ce que les ethnographes du Nord appellent « la Russie montagneuse. »

Il n’est pas d’un Russe, le mot : « Si l’Autriche n’existait pas, il faudrait l’inventer. » Aux yeux de la plupart, la monarchie des Hapsbourg n’est qu’une création artificielle, une marqueterie de peuples destinée tôt ou tard à se désagréger. Pour la détruire, plus d’un Russe ne répugnerait pas à s’entendre avec le nouvel empire de l’Ouest, car, avant d’en venir aux mains, les deux rivaux, qui convoitent l’hégémonie de l’Europe, peuvent encore s’agrandir simultanément aux dépens d’autrui. Un historien français a dit qu’un jour les puissances copartageantes de la Pologne pourraient bien trouver matière à partage dans l’une d’entre elles. La difficulté pour les héritiers de Catherine et de Frédéric, ce serait de faire le lot des deux larrons. Puis, avant de procéder au démembrement de l’Autriche, il y a encore, pour les amateurs de la grande politique, une autre Pologne en Turquie.

Quelque lointain que semble l’accomplissement de pareilles prophéties, il serait imprudent à la France de les oublier. S’il est un pays intéressé à l’existence de l’Autriche, c’est la France. Le jour où la monarchie austro-hongroise viendrait à disparaître ou à être réduite aux pays de la couronne de Saint-Etienne, c’en serait fait de la puissance française. Devant une Allemagne agrandie des provinces allemandes ou semi-allemandes de l’Autriche, la France tiendrait moins de place en Europe que n’en tient aujourd’hui l’Espagne, car, entre elle et l’empire germanique, la France n’aurait pas de Pyrénées. Pour quiconque envisage l’ensemble de la politique européenne, le premier intérêt de la France est le maintien de l’Autriche, sinon exactement dans ses limites actuelles, du moins dans son cadre historique. L’une ne saurait demeurer grande puissance qu’autant que l’autre le demeure. Quand, dans une guerre générale, l’Autriche et la France devraient se ranger en deux camps opposés, elles ne sauraient se faire une guerre à fond et souhaiter la ruine l’une de l’autre. Avant, comme depuis la révolution, la politique française n’a déjà porté que trop de coups à la maison d’Autriche. En aidant à la dépouiller de la Silésie, en l’écartant de la Bavière, en contribuant à l’expulser de l’Allemagne, la France n’a fait que travailler pour le roi de Prusse.

Pourquoi l’Autriche-Hongrie est-elle aujourd’hui l’alliée, l’alliée inquiète et nerveuse de l’Allemagne? Cette alliance, qui a été le chef-d’œuvre de M. de Bismarck, ne tient qu’à une chose, aux craintes inspirées par la Russie à Vienne et à Pesth. Le spectre du panslavisme est l’épouvantail à l’aide duquel le chancelier les tient dans sa dépendance. En même temps, le grand tentateur de Berlin montre de loin à la Hofburg les flots bleus des mers du sud étincelant à la lumière crue de l’Orient. Il ne déplairait pas au Hohenzollern de pousser les Hapsbourg vers le Balkan et la mer Egée pour hériter un jour de leurs vieilles provinces, sans être obligé de faire une part au Romanof.

Tout autres sont les vœux de la France. Si elle ne peut désirer l’amoindrissement de l’Autriche, elle ne saurait souhaiter que l’axe historique de la puissance autrichienne se déplace vers l’Orient. Il faut, pour elle, que l’Autriche demeure un état de l’Europe centrale, afin que l’Europe centrale, de la Mer du Nord à l’Adriatique, ne soit pas abandonnée tout entière à l’Allemagne. Sur ce point. l’intérêt de la France est d’accord avec celui de la Russie, qui ne saurait non plus voir de bon œil la descente de l’Autriche vers le sud-est.

De même, à l’inverse de Berlin, la France aurait tout à gagner à un rapprochement durable de l’Autriche et de la Russie. C’est là chose difficile ; mais, quand ce serait un rêve, ce devrait être le rêve de la diplomatie française. S’il y a des panslavistes à Moscou, tous les Russes sont loin de l’être. La chancellerie impériale ne leur est point inféodée; le testament de Pierre le Grand est un apocryphe qui n’a d’autorité qu’en Occident. Entre la Russie et l’Autriche, le plus grand obstacle n’est peut-être ni à Vienne ni à Pétersbourg, mais là même où l’on fait mine de travailler à les concilier, à Berlin. S’il n’y avait un chancelier intéressé à fomenter leurs défiances, un rapprochement ne serait pas impossible. Il suifirait pour cela qu’au Palais d’hiver et à la Hofburg prévalussent les idées pacifiques, les idées pratiques. En se faisant des concessions réciproques, en délimitant leur sphère d’influence en Orient, les deux empires rivaux apprendraient à vivre en paix côte à côte. Si la Russie n’a d’autre ambition que le développement normal de ses congénères slaves, une pareille entente n’a rien de chimérique. Le jour où l’Autriche, rassurée du côté de la Galicie et du bas Danube, marcherait d’accord avec la Russie, l’hégémonie prussienne aurait pris fin. Ce jour-là, notre pauvre Europe pourrait enfin respirer et renoncer aux armemens qui la ruinent.

En attendant, pendant que Paris a les yeux sur Berlin, il se pourrait que Pétersbourg ne visât que Vienne. Il ne faudrait pas que la Russie se servît de la France pour isoler l’Autriche en immobilisant l’Allemagne, sauf, après la victoire, à donner au Hohenzollern une part des dépouilles du Hapsbourg. Si, pour le malheur de l’Europe, une intervention russe en Bulgarie devait amener un conflit entre la Russie et l’Autriche, qu’on se représente ce que serait, durant un pareil duel, le tête-à-tête de l’Allemagne et de la France demeurées sur le terrain comme les témoins du combat. N’y a-t-il pas là pour les Français un motif d’extrême réserve ?


IV.

Il en est un autre. C’est la situation intérieure et la constitution politique de la Russie, son régime financier et son système militaire, ses difficultés de mobilisation, en un mot toutes les conditions d’existence de ce lourd colosse russe.

Quel empire que cette énorme Russie ! Assise sur deux parties du monde, elle semble faite pour dominer le vieux continent. Tout chez elle est hors de proportion avec ce Lilliput politique qu’on appelle encore l’Europe. Vis-à-vis des peuples de l’Occident, c’est le géant de la fable ; les plus grands empires militaires ne viennent pas à la ceinture de ce Titan. Il est pareil à l’aigle à deux têtes de son écusson impérial, à cette aigle qui étend une serre vers l’Europe el l’autre vers l’Asie, menaçant du bec l’Orient à la fois et l’Occident. Qui mesurera l’envergure de ses ailes le jour où elles seront entièrement déployées, et qui saurait dire jusqu’à quels rivages s’étendra leur ombre? Un jour peut venir où, pour tenir tête à cet ancien vassal des Khans tatars, ce ne sera pas trop d’une ligue du reste de l’Europe et de l’Asie. Déjà, c’est sa grandeur qui lui vaut tant de défiances, c’est elle qui, en tant de langues, fait dénoncer toute alliance avec lui comme une trahison envers l’Europe et la civilisation.

Le reproche serait peut-être juste, si le colosse avait toute sa force; mais il ne l’a pas. Il a beau compter 115 millions d’habitans et gagner chaque année de douze à quinze cent mille âmes, sa croissance est loin d’être achevée. Il est à peine dans l’adolescence. Sa taille même est pour lui une fatigue. La grandeur des géans est parfois une faiblesse. Leurs membres sont souvent disproportionnés, leur corps manque de souplesse, leur marche est pesante ; ils sont lents à se mouvoir et à se retourner. Telle est encore la Russie de cette fin de siècle. Elle ne serait pas sûre de venir à bout d’adversaires plus petits et plus agiles.

Cette Russie, à en juger par leurs démonstrations sur la tombe de Katkof, les Français ne semblent guère mieux la connaître qu’au temps de Custine. Ce n’est pourtant plus la faute de leurs écrivains. Pour s’en faire une idée, ils n’auraient guère qu’à lire M. E .-M. de Vogüé ou M. Anatole Leroy-Beaulieu. Elle a, elle aussi, cette lointaine Russie, ses plaies, ses faiblesses politiques et militaires. Si nous n’avons pas craint de laisser voir celles de la France, ce n’est pas pour dissimuler les siennes.

A Pétersbourg, ce n’est ni la direction, ni l’unité de vues qui font défaut. Il y a un homme, sorte de dieu terrestre, plus puissant que les césars de Rome ou les khalifes d’Orient, qui seul peut tout. La Russie, comme un globe inerte, tient tout entière dans la paume de sa main. Il sait qu’il suffit d’un mot de sa bouche pour que « des rocs glacés de la Finlande à la brûlante Colchide, des tours branlantes du Kremlin à la muraille de la Chine immobile, » ses peuples s’inclinent et adorent, que ce soit paix ou guerre. Cet homme, ce Tsar, investi de l’omnipotence qui fait les Néron et les Héliogabale, est un honnête homme et un homme d’honneur. Il est courageux, il est simple, il est patriote, il est dévoué à ses devoirs d’autocrate. Il a de la droiture, de la volonté, de la sagacité. Il a montré une qualité rare chez les tout-puissans, l’empire de soi-même. L’échec de sa politique en Bulgarie ne l’a point entraîné à un coup de tête. Il sait attendre, il a de la patience, ce qui, pour les forts, est le comble de la sagesse. L’n pareil prince, si sa loyale parole était engagée, serait un allié sûr. Mais cet autocrate n’est qu’un homme, et il est dangereux de faire reposer toute une politique sur une vie humaine, surtout sur la vie d’un empereur russe.

Pour déranger les plus savantes combinaisons de la diplomatie, il suffirait d’une petite bombe grosse comme une orange. Que serait une minorité, ou le règne d’un tsar de dix-neuf ans, dans un pays où le souverain est tout ? Quel contre-coup les difficultés du dedans auraient-elles sur les relations du dehors? Quand l’empire n’en serait pas, pour plusieurs années, condamné à l’impuissance, quelle politique l’emporterait dans les conseils du nouveau maître? Impossible de le prévoir. Il n’est, à la cour de Pétersbourg, ni tradition ni influence dominante; ou, s’il y a une tradition, elle est en faveur de l’alliance prussienne, de l’accord des empereurs, de la politique dite conservatrice; et, en cas de catastrophe, la famille impériale serait violemment tentée d’y revenir.

Certes, ce terrible aléa peut être conjuré. Le Dieu qui a gardé le tsar doit continuer à le couvrir de sa protection ; si le ciel écoute les prières des moujiks, une légion d’anges veille nuit et jour autour du fils d’Alexandre II. Il en a besoin, car, si sa police a jusqu’ici déjoué tous les complots, il s’en reforme sans cesse, jusque dans l’armée, parmi les officiers. Il n’y a pas encore un an, en mars dernier, dans la grande Morskaïa, on jetait devant le traîneau de l’empereur des bombes strychninées. Il n’y a pas six semaines qu’une commission militaire jugeait un nouveau groupe de conspirateurs. Jamais le mot « despotisme tempéré par l’assassinat » n’a été plus de saison. Et cela ne semble pas près de prendre fin. C’est la conséquence de tout le régime russe. Les complots sont l’accompagnement naturel du système autocratique. Ils risquent de durer tant que, sous le sceptre paternel des tsars, on n’admettra d’autre moyen d’opposition que la dynamite. Pour en sortir, il faudrait tout un ensemble de réformes politiques et économiques que le gouvernement impérial n’ose aborder, et qu’il ne saurait plus entreprendre sans s’exposer à d’autres périls. Beaucoup des mesures prises par les conseillers d’Alexandre III paraissent plus propres à envenimer le mal qu’à le guérir. En limitant le nombre des élèves des collèges et des universités, en fermant les portes du haut enseignement à des milliers de jeunes gens, ils viennent encore de renforcer l’armée des mécontens, parmi lesquels se recrutent les sicaires du nihilisme. Entre la Russie autocratique et la France républicaine, il y a, au milieu de tant de contrastes, cette ressemblance que, dans tout calcul politique, il est un facteur qu’on ne saurait oublier : l’imprévu.

Mais laissons cette sinistre perspective. Ce n’est pas, nous voulons le croire, à l’heure où sur toutes les frontières européennes résonne sourdement le pas de troupes en marche, qu’un bras russe se lèverait sur le tsar russe. Avec son gouvernement omnipotent et ramassé dans une seule main, la Russie a d’autres faiblesses, financières, administratives, militaires même.

Est-il nécessaire d’insister sur ses finances? Les ressorts en sont tendus à l’excès. L’empereur Alexandre III, dans le louable dessein de soulager les classes populaires, a supprimé la capitation et réduit les impôts directs. Pour cela, il a fallu remanier tout le système d’impôts. Le budget s’en est ressenti. Celui de 1887 prévoyait un déficit de près de 40 millions de roubles ; celui de 1888 n’a pu être mis en équilibre sur le papier qu’au moyen de problématiques économies sur l’armée. N’oublions pas que la Russie est au régime du papier-monnaie, et que le rouble de 4 francs est aujourd’hui à 2 fr. 15. Le lendemain d’une déclaration de guerre, il ne vaudrait pas 1 fr. 50, et l’empire a au dehors une dette considérable payable en or. Le rouble à près de 2 francs, c’est là un conseiller qui invite à la paix. Il est vrai que, de nos jours, l’argent n’est plus forcément le nerf de la guerre. On peut se battre avec du papier; mais au risque de faire banqueroute. La Russie qui, depuis plusieurs générations, a mis son honneur à satisfaire ses créanciers, perdrait en six mois le fruit d’efforts séculaires. Son budget, construit avec des assignats, ressemble à un palais de glace construit avec des blocs de la Neva : il fondrait au premier dégel.

Que dire de son administration ? Chacun en connaît le vice invétéré, la corruption. C’est proprement le mal russe. Il y a une quinzaine d’années, le directeur d’une revue française disait à un de ses collaborateurs qui partait pour Moscou : « Allez voir si la Russie n’est pas une planche pourrie. » Hélas ! le directeur du Vestnik Evropy ou de la Rousskaïa Mysl pourrait aujourd’hui faire à ses rédacteurs en voyage même recommandation pour la France. En Russie comme en France, la pourriture n’est heureusement qu’à l’écorce, le cœur du bois est sain. Mais l’administration impériale, le tchinovnisme, sont toujours rongés par cette gangrène. Il semble que le mal soit incurable. Tous les services publics en sont atteints et affaiblis, à commencer par les finances, à finir par l’armée.

« Ce n’est pas la France qui nous a battus en Crimée, disait un officier russe, c’est notre administration. » Le mot a été répété sous Plevna. On n’a pas oublié les scandales de la dernière guerre turco-russe. Des procès ont mis au jour les révoltantes pratiques de l’intendance et des fournisseurs militaires. Il faut leur attribuer une bonne part des mécomptes de la double campagne de Bulgarie. L’empereur Alexandre III est l’ennemi juré du péculat; mais, isolé dans une gloire, au sommet de la pyramide bureaucratique, l’empereur ne peut atteindre la foule des concussionnaires. Il a eu beau faire des exemples jusque parmi les généraux et les colonels, les abus se reproduisent là où l’œil impérial ne peut descendre, dans la ligne surtout. Récemment encore, on découvrait qu’en tel et tel régiment, hommes et chevaux ne recevaient pas la nourriture qui leur était allouée. Qu’une grande guerre éclate, rien ne garantit qu’avec les mêmes désordres, les troupes impériales n’éprouveront pas les mêmes déboires que dans la dernière guerre d’Orient.

C’est grand dommage, car autrement la Russie serait la première puissance militaire du globe. En fait de soldats, elle a le nombre et elle a la qualité. Le soldat russe n’a peut-être pas d’égal. Il joint la solidité de l’Allemand à l’élan du Français; il a la sobriété de l’Espagnol et la résignation du Turc. C’est à la fois le mieux discipliné, le plus endurant et le plus ingénieux, le plus « débrouillard. » À ces fantassins capables de toutes les transformations, ajoutez une cavalerie infatigable et innombrable, des sotnias de Cosaques, ces Centaures de la steppe, de quoi inonder en quelques jours des centaines de verstes. Il est vrai que les frontières boisées et marécageuses de la Russie d’Europe se prêtent peut-être moins qu’on ne l’imagine au déploiement de la cavalerie.

Les généraux russes valent-ils leurs soldats? Beaucoup ont fait leurs preuves en Bulgarie. Ils sont instruits, exercés, hardis. Les officiers ont confiance et inspirent confiance. On ne saurait dire toutefois que l’état-major russe ait la même cohésion, la même science ou la même expérience que l’état-major allemand. A valeur égale, avec la même unité dans le commandement, il aurait encore une double infériorité : les services administratifs, les moyens de concentration.

Or, en cas de guerre européenne, ce dernier point, pour des alliés éventuels surtout, est d’importance capitale. On sait, à vingt-quatre heures près, ce qu’il faut de temps à l’Allemagne ou à la France pour mobiliser près d’un million d’hommes. Avec la Russie, on l’ignore. C’est l’x de ce redoutable problème, et sans cet x, impossible de calculer la valeur du concours des Russes. Combien de temps exige leur mobilisation? Faut-il compter par jours, par semaines, par mois? Combien de centaines de mille hommes pourraient-ils réunir en première ligne? Combien en seconde? Encore une fois, personne ne le sait. Une seule chose est certaine, — les Russes le confessaient eux-mêmes, dans l’article de l’Invalide russe, en réponse aux inquiétudes de Vienne : — La mobilisation de la Russie serait incomparablement plus lente que celle de ses voisins. Et comment en serait-il autrement ? Avec des distances infiniment plus grandes, elle a beaucoup moins de chemins de fer, et ses chemins de fer sont moins bien orientés, moins bien outillés, moins bien desservis. La plupart n’ont qu’une seule voie; presque aucun ne possède de quai d’embarquement pour les troupes. Que de désavantages dans ce seul fait matériel ! et comme on comprend que, pour les compenser, le gouvernement impérial ait cru nécessaire de prendre sur ses frontières quelques précautions !

C’est surtout pour ses alliés que cette infériorité de la Russie risquerait d’avoir des conséquences désastreuses. La vaste Russie peut, sans se troubler, recevoir l’ennemi chez elle; elle sait qu’il lui est difficile d’en sortir ; mais que ferait, pendant ce temps, un allié d’Occident? La plus vulgaire prudence lui conseillerait de n’entrer en ligne qu’après les Russes, lorsque les troupes du tsar auraient effectué leur mobilisation ; mais les ennemis de la Russie laisseraient-ils ses alliés libres de choisir leur moment?

Cela suffirait pour que, dans une alliance franco-russe, les périls ne fussent pas également partagés entre les deux puissances. Dans une pareille partie, ce serait assurément la France qui mettrait le plus au jeu. La Russie pourrait prendre son temps. Quand l’ennemi franchirait ses frontières, il aurait peine à entamer ses chairs vives. Le colosse a le cuir épais, ou mieux, il a, pour se couvrir, une large ceinture de provinces à demi étrangères, polonaises, lithuaniennes, lettones, où les blessures de la guerre lui seraient peu sensibles. En France, au contraire, l’ennemi peut, à la première bataille, être en pleine Champagne, à la seconde, sous les forts de Paris. L’inégalité est manifeste et rehaussée encore par le succès différent de toute invasion dans les deux pays.

Jusqu’à présent, l’envahisseur a toujours échoué en Russie et presque toujours triomphé en France. Il semble que, pour se défaire de ses ennemis, l’empire du Nord n’ait qu’à les attirer dans ses profondeurs ; ils s’y engloutissent. Je ne sais s’il en serait aujourd’hui d’une armée allemande comme de Charles XII et de Napoléon. Peut-être les chemins de fer ont-ils enlevé à la Russie de l’invulnérabilité que lui assuraient les distances. Avec un chemin de fer, Napoléon se fût peut-être maintenu à Moscou. La Russie n’en garde pas moins quelque chose d’insaisissable. Elle est en quelque sorte inorganique; elle n’a point de cœur ni de cerveau où lui porter un coup mortel. Pas de ville, pas de capitale où l’ennemi soit sûr de conquérir la paix, et l’on ne peut faire campagne à perpétuité sous un pareil ciel. Alors même que les armées du tsar seraient partout battues, le vainqueur aurait peine à recueillir le fruit de ses victoires. Jusqu’où lui faudrait-il s’enfoncer pour traiter? Cette force de résistance qu’elle tient de ses dimensions et de sa structure encore élémentaire, la Russie n’en saurait faire profiter ses alliés; elle lui est propre, elle ne peut se communiquer. Le tsar pourrait continuer la lutte aux bords du Volga ou du Don, que ses alliés d’Occident seraient depuis longtemps réduits à merci.

Car les millions de soldats enrégimentés sous les aigles tsariennes ne doivent pas faire illusion : la force de la Russie est surtout défensive. Son avantage, ce qui, avant un siècle, la mettra hors de pair, c’est sa masse ; mais cette masse même, qui fait sa supériorité pour une guerre défensive, est un obstacle pour l’offensive. Les faits l’ont montré, il y a dix ans. Prenons la dernière grande guerre à laquelle ait participé la Russie. Que de temps lui a demandé le transport de deux armées en Bulgarie et en Arménie! Pour venir à bout des Turcs, il lui a fallu deux campagnes; sans les Roumains, il lui en eût peut-être fallu trois. L’état-major russe a certes mis à profit ces dix ans ; mais une guerre avec l’Allemagne et l’Autriche serait autre chose qu’une lutte avec la Turquie, sans compter qu’une alliance formelle de la France et de la Russie risquerait fort de resserrer la triple alliance et de lui gagner le concours des flottes anglaises. Les défiances contre la Russie sont grandes dans tous les cabinets. De Stockholm à Rome, on trouve qu’elle couvre assez de place sur la carte d’Europe. La triple alliance pourrait entraîner à sa suite la Turquie, la Roumanie et les petits états d’Orient. Certes, la France et la Russie, bien commandées, seraient de taille à tenir tête à une coalition du reste de l’Europe ; mais c’est la France qui, par sa situation, porterait le poids de la lutte; c’est elle qui serait la plus exposée, étant la plus vulnérable. Il lui faudrait faire face à l’ennemi sur toutes ses frontières à la fois, sur terre et sur mer, en Europe et en Afrique, sans être sûre que sa lointaine alliée ait le temps ou le moyen de lui prêter secours. Aussi pourrait-on dire que, au point de vue militaire, les avantages d’une alliance franco-russe seraient surtout pour la Russie, les périls surtout pour la France.


V.

A bien peser les risques, il en est de même au point de vue politique. Si précieuse qu’elle fût pour la France, l’alliance russe n’irait pas sans dangers graves. Elle lui aliénerait ce qui lui reste de sympathies en Occident, au sud des Alpes comme au nord de la Manche. Elle aurait, nous l’avons dit, l’inconvénient de fortifier la triple alliance, dont le but ou le prétexte est précisément de contre-balancer une combinaison franco-russe.

D’autre part, la situation internationale de la France et de la Russie n’est nullement la même. Les périls diplomatiques, tout comme les périls militaires, seraient surtout pour la France. Entre les deux pays, il est manifeste que les bonnes chances et les mauvaises seraient inégalement partagées. La seule perspective d’une alliance française est une force pour la Russie ; c’est un épouvantail dont sa politique peut se servir sans prendre d’engagemens. Pour s’en assurer le bénéfice, elle n’a pas besoin de se lier les mains. La politique russe est en effet autrement libre que celle de la France. On se dit à Pétersbourg que le jour où il plairait au tsar d’entrer en guerre avec l’Allemagne, les chassepots, ou les Lebel, partiraient tout seuls. On se flatte qu’en annexant Metz et Strasbourg, Bismarck et Moltke ont fait de l’armée française une aile de l’armée russe.

Or la réciproque n’est pas vraie, et c’est ce qui fait l’infériorité de la France. Pour employer une métaphore bismarckienne : il serait présomptueux aux Français de dire que la Russie est une carte dans le jeu de la France ; il l’est beaucoup moins aux Russes de regarder la France comme une carte dans leur jeu, et une carte qu’ils peuvent jouer à volonté. À quoi bon alors prendre des engagemens ?

À l’inverse de la France, la Russie resterait jusqu’au dernier moment maîtresse de se retourner. Elle garde des combinaisons et des alliances de rechange. Tant qu’une guerre ne les a pas mis aux prises, il n’y a rien d’irréparable entre Pétersbourg et Berlin. Les polémiques de presse ne lient pas plus le tsar russe que le chancelier germanique. Pour couper court à la campagne antiallemande des feuilles moscovites, il suffit d’un avis officieux de la censure. Une visite, une lettre de l’empereur Alexandre III à son vieil oncle, une rencontre de M. de Giers avec M. de Bismarck, c’en est assez pour rapprocher les deux gouvernemens. Rien ne défend à la Russie de revenir à l’Allemagne ou à l’alliance des trois empires, le jour où sa politique aura tiré du spectre de l’alliance française tout ce qu’elle en attendait. Pour cela, il lui suffirait peut-être d’une satisfaction d’amour-propre en Bulgarie. Le tsar est toujours sûr d’être bien accueilli de ses collègues de la Sprée et du Danube. On voit qu’entre la Russie et la France, il n’y a pas de parité. Tandis que l’une garde sa liberté, il ne faudrait pas que l’autre aliénât la sienne. Pendant que la Russie a diverses voies devant elle, se réservant de suivre celle qui lui convient, il ne serait pas bon que la France, se fermant toute issue, s’engageât en aveugle dans une impasse où elle peut se trouver isolée.

Bien plus, alors même que la Russie se lierait par un traité formel, cette sorte d’inégalité persisterait jusque dans une guerre faite en commun. Victorieux ou vaincu, le tsar russe aurait pour la paix d’autres facilités que la république française. Entre empereurs, il est toujours plus aisé de traiter. S’il fallait que les deux alliés vinssent à succomber sous la coalition du reste de l’Europe, les vainqueurs pourraient être plus durs pour l’un que pour l’autre. Une guerre malheureuse risquerait fort de se terminer par une réconciliation des trois empires et une nouvelle sainte alliance contre la révolution.


Telle est la situation ; aucune ne saurait commander plus de prudence. Est-ce à dire que la France et la Russie n’ont point intérêt à se rapprocher ? Nullement. En face de la triple alliance, leur rapprochement est naturel, inévitable. La triple alliance les y invite, elle les y contraint. Mais toute entente entre Paris et Pétersbourg doit avoir en vue la paix et non la guerre. Si ce n’est pas ce que rêvent certains brouillons, c’est assurément de cette façon que le comprennent les deux gouvernemens.

À tous deux la paix est presque également nécessaire. En France, pas de doute que l’immense majorité de la nation est pacifique, d’est le seul point sur lequel le suffrage universel se montre unanime. De l’anarchiste au royaliste, la paix est une des figures obligées de tous les programmes électoraux, ce qui n’est pas indifférent dans un état où les pouvoirs publics n’ont de règle que l’intérêt électoral. Opportunistes ou radicaux, les hommes qui se passent de main en main le gouvernement de la France, doivent tenir deux fois à la paix, une fois comme Français, une fois comme républicains. Comme Français, ils sentent qu’une guerre pourrait être la fin de la grandeur française. Comme républicains, ils savent qu’heureuse ou malheureuse, la guerre serait la fin de la république, ou, ce qui les louche autant, la fin du parti républicain.

Pour la Russie, les risques ne seraient guère moindres. Ce qu’elle jouerait sur le champ de bataille, ce ne seraient pas seulement les conquêtes d’Alexandre Ier et de Catherine II, ce serait tout son développement matériel et intellectuel. C’est là, il est vrai, un enjeu dont bien des Russes font bon marché. Par là même qu’elle est pauvre et arriérée, la Russie peut supporter un degré de misère et de souffrance intolérable pour des pays à civilisation plus raffinée. Si grande que soit l’endurance de l’homme russe, il n’est pas sûr toutefois que les calamités inséparables d’une grande guerre n’arrachent point de murmures à la nation, et qu’une diminution de son maigre bien-être ne provoque point, dans certaines classes, une recrudescence des passions nihilistes. Les empiriques conseillent, pour combattre l’inflammation révolutionnaire, la guerre comme un exutoire : Alexandre III n’a pas oublié comment cette recette a réussi au libérateur des Bulgares.

Il n’y a que deux hommes en Europe qui puissent déchaîner la guerre : le tsar russe et le chancelier germanique. Tous deux se défendent d’aucun mauvais dessein, et quelque suspecte que soit la bonne foi de l’un, rien ne prouve qu’il ne soit pas sincère. Il n’est plus à l’âge où l’on aime à jouer sa fortune. Il est sujet et non souverain, il est diplomate et non général; les lauriers des batailles seraient pour d’autres fronts. A l’inverse de ceux qui l’ont précédé à l’hégémonie de l’Europe, il semble peu curieux de tenter le destin. Il a pris modèle sur Frédéric et non sur Napoléon. S’il ne redoute pas la guerre, il n’ose ou ne peut la déclarer. Comme il le disait à son Reichstag, il faut qu’un autre mette le feu aux poudres. Qui s’en chargerait? Serait-ce le tsar? Alexandre III est un homme pacifique, d’humeur peu militaire. Il a fait la guerre et il ne l’aime point; il en a, en Bulgarie, vu de trop près les horreurs. Sa conscience de chrétien et d’autocrate y répugne. Il a, depuis deux ans, dans les mécomptes mêmes de sa politique, donné trop de marques de prudence et d’amour de la paix pour qu’on le soupçonne de vouloir tout à coup précipiter l’Europe dans la plus effroyable des guerres qu’ait encore vues le monde civilisé. S’il n’est pas fâché de tenir ses voisins sur le qui-vive, c’est pour les payer des déconvenues qu’ils lui ont infligées et leur faire sentir le prix de son amitié. Si à cœur que lui tienne la fastidieuse affaire de Bulgarie, il sait que Sophia n’est pas l’Europe, et que la Russie engagée en Orient, c’est l’Allemagne libre en Occident.

Pourquoi l’Europe partirait-elle en guerre? La triple alliance est-elle, comme l’affirme M. de Bismarck après M. Tisza et M. Crispi, une ligue de la paix, la paix est solide; car, si elle est arc-boutée d’un côté par la triple alliance, elle l’est de l’autre par la France et la Russie, et mieux vaut qu’il n’y ait pas dans un sens une poussée plus forte que dans l’autre. Si une paix aussi laborieusement maintenue, à l’aide d’une sorte d’équilibre des forces, paraît précaire, c’est, hélas! la seule que puisse de longtemps connaître la nouvelle Europe.