La France, l’Italie et la triple alliance

Anonyme
La France, l’Italie et la triple alliance
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 94 (p. 277-318).
LA FRANCE, L'ITALIE
ET
LA TRIPLE ALLIANCE

La situation de l’Europe est peu rassurante ; pour être devenu banal, cela n’en demeure pas moins vrai. Les splendeurs éphémères du Champ de Mars ne nous doivent pas faire illusion. Pendant que les sept ou huit cents jurés de l’Exposition s’apprêtent à décerner aux concurrens de toute nationalité le prix des luttes de l’art et de l’industrie, les peuples en armes continuent leur faction. Du Niémen aux Alpes et des Carpathes aux Vosges, les sentinelles aux aguets prêtent l’oreille. Qu’ont à faire les Alpes dans cette veillée des armes ? Les Vosges ont leur blessure ; des deux côtés des Vosges se tendent des mains qui ont été séparées et qui voudraient se rejoindre. Je ne vois rien de semblable sur les Alpes de la Savoie ou du Dauphiné ; par-dessus leurs têtes blanches, l’on n’entend aucun appel d’un versant à l’autre. Pourquoi leurs gorges se hérissent-elles de forts d’arrêt ; pourquoi les chasseurs alpins s’exercent-ils à escalader leurs sommets ?

Entre la France et l’Allemagne, il y a Sedan et les souffrances de l’Alsace-Lorraine. Entre l’Allemagne ou l’Autriche et la Russie, entre le germanisme et le slavisme, il y a des antipathies nationales, des rivalités de races. Qu’y a-t-il entre la France et l’Italie ? Entre elles, je ne vois pas de sang, — ou, s’il y a du sang, c’est du sang versé en commun, qui cimente, et non qui sépare. Entre elles, je ne vois ni haines de races, ni antagonisme de religions, ni conflit de civilisations. De toutes les nations de l’Europe, ce sont les deux plus voisines par le génie, par les mœurs, par les traditions. Elles peuvent en venir aux mains, — l’histoire a déjà vu des fratricides, — elles n’en seront pas moins sœurs. Qu’y a-t-il donc entre elles ? D’où ce courant de méfiance qui les envahit peu à peu ? Hélas ! il y a ce qu’il est le plus difficile peut-être d’écarter, parce que rien de plus malaisé à saisir : des préventions, des malentendus, des susceptibilités, des affections déçues, des sentimens froissés.


I

Entre la France et l’Italie, il y a d’abord, l’amour-propre national. C’est là, en réalité, le point de départ de leurs divisions ; de là est venue leur mésintelligence. La légèreté française a blessé la juste fierté italienne ; tort grave, car l’amour-propre national est ce qu’il y a de plus sensible chez un peuple, et aussi, ce qu’il y a de plus respectable. Pour les patriotes, il s’identifie avec le patriotisme et l’honneur du pays natal. La faute de la France, faute involontaire, souvent même inconsciente, a été de froisser l’orgueil péninsulaire. Alors même que la France la traitait en sœur, l’Italie se trouvait traitée en cadette. Le rôle d’aîné est parfois délicat ; nulle part plus que de peuple à peuple. Un député lombard qui n’est pas le premier venu, M. Bonfadini, en a fait l’aveu : à la racine de tous les griefs de l’Italie contre nous est la vanité française trop peu soucieuse de la dignité d’autrui[1]. Les questions d’amour-propre tiennent autant de place dans la vie des nations que dans celle des individus. On l’oublie trop dans nos chambres ou dans nos bureaux de rédaction. Cela est surtout vrai d’un pays neuf comme l’Italie ; d’un pays qui, en dépit de toutes ses gloires et de sa noblesse de vingt siècles, est, comme état, un parvenu. Il est d’autant plus susceptible, il tient d’autant plus aux égards qu’il a été plus longtemps foulé aux pieds. Si l’Italie a tout sacrifié à l’unité, n’est-ce pas pour avoir le droit de marcher la tête haute parmi les nations ?

Sous ce rapport, la presse française a fait beaucoup de mal à la France, d’autant que les Italiens, comme la plupart des étrangers, ne lisent guère que les plus frivoles de nos journaux, ceux qui, pour un bon mot, nous aliéneraient le meilleur de nos amis. La presse italienne n’est pas demeurée en reste avec les feuilles du boulevard. Les polémiques de journaux ont pris un ton d’aigreur peu fait pour faciliter les relations des cabinets. La presse des deux pays a trop souvent ressemblé à deux roquets qui, du haut des cols des Alpes, aboieraient de loin l’un contre l’autre. Si le persillage des feuilles françaises a parfois été insupportable de suffisance et de fatuité, les insinuations des gazettes italiennes ont été plus perfides ; la défiante imagination de quelques-unes s’est distinguée par l’énormité de ses accusations. A certaines heures, on aurait pu croire qu’il y avait contre nous, dans la péninsule, une campagne de presse, dirigée de Berlin, comme si le trop-plein du « fond des reptiles » s’était déversé par-dessus les Alpes. J’ai rencontré, dans des gazettes réputées sérieuses, les inventions les plus bizarrement odieuses. Ainsi, à la suite d’une collision entre un bateau français et un bateau italien, un journal de ton modéré, il Tempo, de Venise, racontait, en septembre 1888, que les capitaines français avaient reçu, de leur gouvernement, des ordres secrets pour couler par surprise les vapeurs italiens qui pouvaient servir de transports militaires. Autre exemple : combien de journaux de diverses provinces ont annoncé que les cuirassés ou les torpilleurs français devaient fondre à l’improviste, sans déclaration de guerre, sur les ports ou les arsenaux de l’Italie ?

Autre exemple encore. On sait combien il y a d’ouvriers italiens en France. Ils doivent s’y trouver bien, car ils y affluent en masses compactes. Ils s’y sont presque emparés de certains métiers. L’Italien du nord, le Piémontais, comme on dit chez nous, est le Chinois de l’Europe. Il a une capacité de travail, une sobriété, une régularité que nos ouvriers ont trop souvent perdue. C’est le terrassier piémontais qui a construit presque tous nos nouveaux chemins de fer. Une bonne part des milliards du plan Freycinet est passée dans sa large ceinture. Sans lui, ce plan, de ruineuse mémoire, fût demeuré inexécuté. En apportant leurs bras à la France, ces Italiens lui apportaient du travail à bon marché. Le gouvernement, les chefs d’industrie devaient s’en féliciter ; l’ouvrier français, non. Pour lui, ces étrangers ne sont que des concurrens qui viennent lui enlever son travail et faire baisser son salaire. Comment s’étonner que, sur les chantiers où ils se rencontrent, il y ait des rixes outre les travailleurs des deux nationalités ? Des Français ou des Allemands viendraient par escouades disputer les constructions de Rome aux maçons italiens, qu’ils risqueraient fort d’être accueillis à coups de stylet. Or, ces querelles inévitables entre ouvriers indigènes et ouvriers étrangers, certaine presse italienne s’est plu à les représenter comme un complot organisé. On a dénoncé la « chasse à l’Italien » et la « barbarie française, » comme s’il y avait là autre chose qu’une de ces questions de concurrence et de salaire sur lesquelles les peuples entendent difficilement raison. Le fait mérite d’autant plus d’être signalé, que les ouvriers italiens s’obstinant, malgré les conseils de leurs journaux, à venir chercher leur vie sur cette sauvage terre de France, les conflits d’ouvriers ne peuvent manquer de se reproduire périodiquement. Française ou italienne, bien coupable la presse qui les exciterait ou les grossirait !

Il faut bien le dire, du reste, au lieu de rapprocher les peuples en les aidant à se comprendre, la presse quotidienne semble trop souvent travailler à les séparer et à les irriter les uns contre les autres. Elle envenime les querelles, elle dénature les incidens, elle stimule les rivalités, elle pique les amours-propres. Elle est à l’affût des questions à soulever et se plaît à en rendre la solution malaisée. Si l’Europe est toujours sur le qui-vive, la faute en est, pour une bonne part, à la presse et à son auxiliaire, le télégraphe. Nulle part, cela n’est plus sensible que dans les relations de la France et de l’Italie.

Une chose rendait les froissemens entre les deux pays plus faciles et plus douloureux, précisément ce qui semblait le gage de leur amitié : les services rendus par l’un à l’autre. Il n’est pas besoin d’être grand psychologue pour savoir que la reconnaissance est un fardeau incommode. Elle pèse encore plus aux peuples qu’aux individus. Le bienfaiteur n’a qu’un moyen de se faire pardonner ses bienfaits, c’est de les oublier. La France s’est trop souvenue de Magenta et de Solferino, et, qui pis est, elle a trop souvent fait mine de s’en repentir. Le rôle de sauveur est de ceux qui demandent le plus de tact ; voyez-le au théâtre : n’y réussit pas qui veut. Il ne faut pas imiter ce personnage de comédie qui ne manque aucune occasion de rappeler que c’est à lui que son compagnon de voyage doit la vie. Puis, sans prétendre que la morale n’a rien à démêler avec la politique, on ne saurait appliquer aux nations les mêmes règles qu’aux individus. Un homme peut se sacrifier à autrui ; un peuple, non. Si vilaine chose que soit l’ingratitude, les peuples ont parfois le droit d’être ou de paraître ingrats. On pourrait dire que, pour eux, l’égoïsme est le premier des devoirs. C’est celui qu’ils pratiquent le plus facilement ; le mal est que leur égoïsme est souvent mal entendu.

Il y avait à peine quelques mois que les armes russes avaient jeté la Hongrie aux pieds des Habsbourg, lorsque le prince Schwarzenberg annonçait que l’Autriche étonnerait le monde par son ingratitude. « De tous les rois de Pologne, disait l’empereur Nicolas, au palais Lazienki, les deux plus fous, c’est Sobieski et moi, qui avons tous deux sauvé l’Autriche. » Le souvenir de Sobieski n’avait pas empêché Marie-Thérèse de signer le partage de la Pologne ; il est vrai qu’elle n’avait signé qu’en pleurant. Les Bulgares, émancipés par les Russes, n’ont pas attendu dix ans pour s’affranchir de la tutelle de leur grand frère du nord. Ils gardent, au-dessous des saintes images, le portrait du tsar libérateur, et ils ferment l’oreille aux conseils venus de Pétersbourg. La presse russe a beau répéter : Plevna ! Plevna ! Sophia persiste à en faire à sa tête. La Russie ne recouvrera son ascendant sur la principauté que le jour où Pétersbourg aura convaincu les Bulgares que leur autonomie n’a rien à redouter de la politique russe. C’est là une histoire de tous les temps. Louis XIV, en 1672, reprochait déjà aux Hollandais leur ingratitude, « quoiqu’il ne soit pas séant aux princes, plus qu’aux particuliers de reprocher les bienfaits dont ils ont comblé leurs amis ou leurs voisins[2]. » Louis XIV avait raison, cela est malséant, et de plus, c’est malavisé. Reprocher les services rendus, c’est le moyen de les faire discuter.

Ainsi, certains Italiens, un petit nombre, je dois le dire, ont découvert que l’Italie ne devait rien à la France. La péninsule avait-elle une dette, c’était envers Napoléon III ; les Bonaparte tombés, l’Italie ne nous doit plus rien. Sa dette envers l’empire, elle l’a du reste acquittée en élevant, à Milan, une statue à Napoléon III. Les Italiens qui raisonnent ainsi ne font que répéter ce qu’a dit et écrit plus d’un Français. Il est des patriotes, parmi nous, qui se sont appliqués à démontrer que l’affranchissement de l’Italie avait été exclusivement l’œuvre personnelle de Napoléon III. À les entendre, la France n’y a participé que forcée et contrainte ; c’est malgré elle qu’elle a été traînée à Solferino.

Par malheur, la campagne de 1859 n’est pas assez ancienne pour qu’il n’en reste des témoins. Il n’est pas besoin d’être octogénaire pour avoir vu les ouvriers de Paris acclamer l’empereur partant pour Magenta. À tort ou à raison, la guerre d’Italie a été la plus populaire des guerres du second empire. C’est presque le seul acte de Napoléon III auquel ait applaudi l’opposition. Qui en doute n’a qu’à feuilleter les collections des journaux libéraux ou démocratiques. Le fait est constant ; un vent de générosité, comme il ne s’en lève guère que dans nos plaines gauloises, soufflait alors sur la terre de France. Les Français étaient heureux d’aller à la délivrance d’un peuple. Villafranca les contrista ; ils eussent voulu pousser jusqu’à l’Adriatique. Il leur en coûtait de laisser Venise « aux Croates ; » ils pardonnaient mal à l’empereur de s’être arrêté devant la menace d’une intervention de la Prusse. Il n’était que temps cependant ; sans l’armistice conclu à la hâte par les deux empereurs, la Prusse et l’Allemagne entraient en ligne pour leur confédéré, et la France payait de l’Alsace l’affranchissement de l’Italie.

Tels sont les faits ; les reproches rétrospectifs, adressés à la politique impériale, n’y sauraient rien changer. La haine de l’empire a beau faire répéter, à nombre de Français, que l’Italie ne nous doit rien, les Italiens savent ce qu’ils en doivent penser. Les politiques peuvent reléguer dans l’ombre les lointains souvenirs de 1859, le peuple de la Lombardie et des Romagnes a la mémoire plus fraîche ; il sait que, sans les pantalons rouges, les habits blancs pourraient encore monter la garde sur la place du Dôme de Milan, et le drapeau jaune et noir flotter sur les portiques des rues de Bologne. Le droit à l’ingratitude, les politiques les plus dégagés ne l’ont jamais proclamé. Interrogez-les : ils vous diront que, si, en 1870, l’Italie n’a pas payé à la France la dette de 1859, la faute en est à la légèreté du gouvernement français, au coup de tête de 1870, à la rapidité et à l’imprévu des événemens.

Le fait est que, en 1869, alors que le choc de la France et de l’Allemagne semblait inévitable, l’Italie nous a offert son alliance. Le diplomate dont les études ont jeté le plus de clarté sur la politique du second empire, M. Rothan, a raconté l’échec de cette négociation[3]. La France cherchait à conclure une alliance avec l’Italie et l’Autriche-Hongrie. Le cabinet de Florence ne refusait pas son concours ; il est vrai qu’il y mettait le prix. Les états, d’habitude, ne traitent pas gratis ; la France elle-même, avant dépasser les Alpes, avait stipulé la cession de la Savoie et de Nice. Le gouvernement italien demandait Rome ; l’opinion ne lui eût pas permis de se lier à moins. L’Autriche, la catholique Autriche ne s’en effarouchait point ; elle pressait la France « d’enlever à l’Italie cette épine de Rome. » Le gouvernement français ne sut pas s’y décider. Quelque intérêt qu’eût, pour nous, à pareille heure, une alliance franco-austro-italienne, il y avait, on ne saurait le méconnaître, un obstacle à la condition qu’y mettait l’Italie. Ce n’étaient pas seulement les influences féminines qui s’employaient aux Tuileries pour le Vatican ; c’était une chose qui, de tout temps, acompte en France : l’honneur. La France ne pouvait éternellement demeurer en faction au château Saint-Ange ; le jamais de M. Rouher au corps législatif avait été le mot d’un avocat plaidant pour un client en vue d’un succès d’audience ; un homme d’État sait que jamais et toujours n’appartiennent pas à la langue politique. La France ne pouvait prolonger longtemps l’occupation de Rome ; mais il lui était difficile, Pie IX vivant, de paraître trafiquer d’un vieillard désarmé, qu’elle-même avait rétabli sur son trône temporel. Donc la triple alliance rêvée par M. de Beust échoua, par le refus de la France, et non de l’Italie. Elle échoua, pour le malheur de l’Europe et le malheur de la papauté, emprisonnée dans son Non possumus ; car, en cédant à Rome la place aux Italiens, la France eût pu obtenir au saint-siège, ce qui manque aujourd’hui aux guarentigie italiennes, une garantie internationale. Les négociations qu’elle avait rompues par scrupule en 1869, la France en sollicita la reprise en 1870, à la veille et au lendemain des premières batailles. Il était trop tard ; ni l’Italie ni l’Autriche n’étaient prêtes. Puis, la France était trop mal engagée ; Wœrth et Spickeren avaient refroidi nos amis. Les défaites ne nouent pas les alliances. On n’entre pas en campagne pour un vaincu. Un instant, Victor-Emmanuel, en re galantuomo, songea à marcher ; ses ministres, Lanza et Sella, étaient là pour le retenir. M. Thiers ne réussit pas mieux que le prince Napoléon. « Parce que la France s’est jetée par la fenêtre, disait M. Visconti-Venosta, ce n’est pas une raison pour que l’Italie s’y jette après elle. » Et de fait, les armées françaises captives, Paris investi, ce n’était pas assez de l’intervention de l’Italie pour faire pencher la balance en notre faveur ; l’Italie n’avait pas assez de troupes à y jeter. Son armée était loin d’être ce qu’elle est aujourd’hui. Elle avait été réduite en 1869. Le cabinet de Florence eût eu de la peine à transporter au-delà des Alpes plus de 50,000 hommes, et 50.000 Italiens n’eussent pas suffi à changer la face de la guerre, Paris était trop loin, et les victoires de la Prusse avaient été trop rapides. Si lestes et si vaillans que soient les bersaglieri, un corps d’année italien ne nous eut guère plus servi que les volontaires de Garibaldi. Il eût fallu que l’entrée en ligne de l’Italie entraînât celle de l’Autriche, mais la Hofburg, non plus, n’était pas prête, et quand M. de Beust l’eût emporté, l’Autriche était bridée par la Russie. Le prince Gortchakof avait le traité de Paris à dénoncer et l’empereur Alexandre II s’était chargé de protéger les derrières de son oncle Guillaume. Laissons donc là une bonne fois, la conduite de l’Italie en 1870. Un peuple qui se jette tête baissée dans une guerre, sans consulter ses voisins, ne doit pas compter sur eux pour le tirer d’affaire.


II

« Comment avez-vous toujours tant de plaisir à retourner en Italie, alors que les Italiens doivent être si désagréables pour les Français ? » Que de fois m’a été répétée cette naïve question, comme si, au sud des Alpes, le Français était devenu un ennemi devant lequel se ferment toutes les portes. Non, vraiment, les Italiens n’en sont pas encore là avec nous ; ils ne nous font point mauvais visage. Cela, du reste, est si contraire à leur naturel que, le voudraient-ils, ils y réussiraient mal. De tous les étrangers, le Français est peut-être, encore aujourd’hui, le mieux accueilli en Italie. Demandez aux jeunes gens qui, l’an dernier, ont représenté la France au centenaire de l’université de Bologne. Maîtres et élèves ont été étonnés de la spontanéité et de l’enthousiasme de la réception faite, par la jeunesse italienne, à nos étudians et à notre drapeau[4]. On les a portés en triomphe. On a dételé les chevaux de leur voiture ; on se serait cru aux jours où les Autrichiens décampaient des Romagnes au bruit du canon de Magenta. A Bologne, dira-t-on, les acclamations des étudians et du peuple s’adressaient moins à la France qu’à la république. Quand le sentiment démocratique n’y eût pas été étranger, jamais un peuple séparé de la France par des haines nationales n’eût fêté ainsi des Français.

Entre la France et l’Italie, qu’on ne nous parle donc pas d’antipathies nationales. Les liens officiels de la triple alliance n’ont pas encore étouffé les vieilles sympathies. La triple alliance est une combinaison politique qui n’a rien à voir avec le sentiment populaire. Ce qui est vrai, c’est que nos amis les plus ardens, ou les plus bruyans, se rencontrent surtout aux deux pôles du monde politique. Il en est de républicains ; il en est de papalins. On sent l’inconvénient pour nous. Cela tend à nous rendre suspects aux partis dynastiques. Il y a là une sorte de fatalité historique qui pèse sur nous depuis un siècle. C’est la rançon de notre grand et double rôle dans l’histoire. En Italie, comme presque partout au dehors, la France est, pour les uns, la mère de la Révolution, pour les autres, la fille aînée de l’Église, deux personnages qu’elle a peine à mettre d’accord, et qui ne plaisent guère plus l’un que l’autre à l’Italie officielle. Pauvre France ! on lui fait, à la fois, les deux reproches opposés ; elle ne se disculpe de l’un qu’en s’exposant à l’autre. On appréhende d’elle l’eau et le feu, le cléricalisme et la démocratie. Les uns la regardent comme un foyer de révolution ; les autres la considèrent comme l’alliée traditionnelle de la papauté, le soldat du pontificat romain. Quelques Italiens nous attribuent, en même temps, les deux qualités, nous mettant dans une main une pique jacobine, un goupillon dans l’autre, se représentant la France sous la figure d’un jésuite coiffé du bonnet rouge.

De là vient que les manifestations faites en faveur de la France la compromettent. On affecte d’y voir des démonstrations hostiles à la monarchie ; ainsi, notamment, des meetings réunis par les « amis de la paix » pour protester contre la triple alliance. La présence des chefs de l’extrême-gauche, l’assistance des sociétés démocratiques, les lettres ou les discours des radicaux français excitent contre ces réunions les défiances du gouvernement. On accuse leurs promoteurs d’avoir moins d’affection pour la paix que de tendresse pour la république. On leur reproche de ne lever leurs pacifiques bannières que pour partir en guerre contre le pouvoir légal. Mais à qui la faute si le cri de « Vive la paix ! » semble une attaque contre les ministres, ou contre la dynastie ? Assurément ce n’est pas à la France : on ne saurait la rendre responsable de ce qui se dit dans les meetings de Milan. Les discours antibelliqueux, les protestations contre la politique d’armemens à outrance répondent au sentiment populaire : le tort des modérés est d’en laisser le monopole à l’extrême-gauche. Quelques-uns l’ont senti. M. Bonghi présidait, il y a quelques mois, un congrès de la paix. L’Italie aurait le suffrage universel, que les démonstrations pacifiques se multiplieraient du Mont-Rose à l’Etna. Le sentiment du pays, dans toutes les classes, n’est pas douteux ; il tient pour la paix. J’en ai eu une démonstration piquante à Rome même, en février dernier. On jouait, au théâtre valle, une comédie intitulée : Le duc Rome. Ces deux Romes, que l’amour devait réunir, étaient personnifiées par une jeune italienne de famille libérale et un jeune prince romain de famille papaline. Pour faire vibrer, chez le jeune patricien, la fibre patriotique, l’auteur n’avait rien trouvé de mieux que d’imaginer, au cinquième acte, un débarquement de l’étranger, c’est-à-dire des Français, à Civita-Vecchia. Peut-être comptait-il sur ce tableau pour enlever l’enthousiasme de la salle. Il s’était mépris ; au lieu d’applaudir, le public siffla. On dut retirer la pièce. Le plus curieux, c’est que l’inventeur de cette guerre improvisée, le commandeur C…, est un haut fonctionnaire, rien moins que le directeur-général des théâtres et des beaux-arts. Presque tous les adversaires, — Dieu nie garde de dire les ennemis de la France, — appartiennent en effet au monde officiel. C’est par là que la situation est grave. On pourrait, sans trop d’exagération, la résumer ainsi : un peuple ami, un gouvernement hostile.

Nous ne sommes pas, pour notre part, de ces bonnes âmes qui se persuadent que les sympathies des peuples valent mieux que le bon vouloir des gouvernemens. Il est peu sur de se fier au sentiment des peuples ; leurs sympathies ne peuvent toujours s’exprimer, et les gouvernemens ont bien des moyens d’en changer la direction. La vérité, c’est que la malveillance de l’Italie envers la France est toute politique ; par là-même, en un sens, elle est artificielle. L’alliance de Rome et de Berlin est une alliance de cabinets ; c’est, selon les points de vue, sa force et sa faiblesse. Elle repose moins, en réalité, sur des passions ou des intérêts nationaux, que sur des convenances de cours et des calculs de partis.


III

Qu’est donc la triple alliance pour l’Italie ? Quel aimant attire le Quirinal vers Berlin, et quelle force le retient dans l’orbite de la Prusse ? Est-ce le ressentiment de l’occupation de Tunis et la crainte de voir la France envahir toute la côte septentrionale de l’Afrique ? Est-ce la peur d’une intervention en faveur du Vatican et le besoin d’une garantie contre les revendications du saint-siège ? Tunis et Rome, voilà, d’ordinaire, les deux noms qu’on nous jette pour justifier l’alliance italo-allemande. Va pour Tunis et Rome ! Nous comprenons, quant à nous, que le traité du Bardo ait été désagréable aux Italiens ; nous admettons qu’ils aient pu en être froissés ; mais l’occupation de la Tunisie nous semble avoir été moins la cause que l’occasion de l’alliance italo-prussienne. Le désappointement suscité dans la péninsule par le protectorat français a déterminé l’Italie officielle à une évolution, vers laquelle la politique l’inclinait déjà. Le drapeau français n’était pas planté sur les ruines de Carthage, en 1873, lorsque le roi Victor-Emmanuel allait saluer à Merlin l’empereur Guillaume Ier, ou, en 1877, lorsque M. Crispi, à la veille de devenir ministre, avait soin d’aller prendre langue auprès du chancelier. Les Français eussent abandonné Tunis à M. Maccio, que l’Italie ne s’en fût pas moins rapprochée de Berlin. M. de Bismarck, qui, pour l’amener à lui, l’a tour à tour publiquement malmenée et cajolée, avait plusieurs prises sur l’Italie. Il avait Rome, et, lorsqu’il entrait en coquetterie avec le pape Léon XIII, lorsqu’il faisait mine d’encourager les espérances de la curie, le chancelier savait pour qui il travaillait. Si, à Berlin, le Quirinal est allé chercher une garantie contre les revendications du Vatican, la première des puissances contre l’intervention desquelles la maison de Savoie travaillait à se prémunir, c’était l’Allemagne de M. de Bismarck. Pour singulier que cela semble, c’est contre ses propres alliés que l’Italie se mettait ainsi en garde. Devenir l’amie officielle de l’Allemagne lui semblait le meilleur moyen d’empêcher Berlin de soulever la question de Rome, — et quel autre cabinet eût osé prendre une telle initiative ?

Les rapports des États sont souvent gouvernés par une secrète logique que les historiens découvrent après coup. L’alliance italo-allemande était faite pour suggérer les explications des écrivains philosophes. Ils n’y ont manqué ni à Rome, ni à Berlin. L’entente des deux puissances repose, à les croire, sur la solidarité naturelle de la nouvelle Allemagne et de l’Italie nouvelle, sur les affinités de l’unité italienne et de l’unité allemande. Les deux révolutions n’offrent-elles pas une sorte de parallélisme ? — Rien de plus simple et de plus philosophique, semble-t-il : aussi pareil raisonnement agrée-t-il à nombre d’esprits ; il contribue à la force de l’alliance en lui conférant une sorte de cachet scientifique, en lui donnant l’aspect d’une fatalité historique, qui paraît la faire rentrer dans les lois de la nature. Pour qui ne se contente pas de formules générales, cette interprétation perd singulièrement de sa valeur.

Les affinités de l’unité allemande et de l’unité italienne sont plus apparentes que réelles, attendu que l’unité des deux pays a été faite d’une manière fort différente. L’unité de l’Italie a été autrement spontanée que celle de l’Allemagne. Nous ne prétendons point que celle-ci soit artificielle, éphémère, destinée à disparaître avec son fondateur ; loin de nous pareille chimère ! Nous savons que l’unité de l’Allemagne, tout comme celle de l’Italie, était dans la logique de l’histoire ; la faute de la France a été de ne s’en pas rendre compte, et c’est une faute qu’il ne lui faudrait pas renouveler. Ce n’est point par une simple coïncidence que l’unité de l’Allemagne et celle de l’Italie se sont accomplies dans le siècle de la vapeur et de l’électricité. Il n’en est pas moins vrai que l’unification des deux peuples ne s’est pas faite selon les mêmes procédés. Les Italiens nous paraissent trop modestes en comparant l’œuvre de M. de Cavour à l’œuvre de M. de Bismarck. La première nous semble supérieure à la seconde ; ce n’est pas qu’elle ait été œuvre de saint, mais le fer et le sang y ont eu moins de part. Si elle a été une violation du droit ancien, — et il n’en pouvait guère être autrement, — elle n’a pas violé le droit nouveau, te droit national dont elle se réclamait. L’Italie, en s’unifiant, n’a pas exercé le compelle intrare, sur des pays d’autre nationalité. La nouvelle monarchie italienne ne repose pas sur l’oppression de provinces conquises et annexées malgré elles. Il n’y a pas dans ses chairs de corps étrangers, de Danois, d’Alsaciens-Lorrains, de Polonais asservis et maintenus par la force. Nous n’ignorons pas, à Paris, que le val d’Aoste et telle haute vallée piémontaise parlent notre langue ; mais nous ne faisons pas de la langue l’unique facteur de la nationalité. — Il n’y a en Italie que des Italiens, comme il n’y a en France que des Français. Par là l’unité italienne ressemble beaucoup plus à l’unité française qu’à l’unité allemande.

Et ce n’est pas le seul côté par où l’Italie nouvelle se rapproche bien plus de la France que de la nouvelle Allemagne. Il en est de même pour la constitution intime de l’État italien. Tandis que la Prusse s’est subordonné l’Allemagne, le Piémont s’est fondu dans l’Italie. Italia e Germania — I due monumenti politici — Del secolo XIX, lisait-on sur un arc de triomphe, dressé à Naples eu l’honneur de l’empereur Guillaume II. Pour être contemporains, ces deux monumens politiques n’ont pas l’air d’être du même temps. Ils n’ont pas la même ordonnance, ils n’ont pas le même style. Regardez-les ; l’un, avec sa hiérarchie de souverains et d’États superposés, avec ses étages inégaux aux fenêtres disproportionnées, avec ses tours et ses tourelles de toute grandeur et de toute forme, semble un castel féodal : il a quelque chose d’archaïque, de gothique ; l’autre, avec sa simplicité de structure et l’unité de son plan, avec la régularité symétrique de ses colonnes et de ses frontons, est un palais moderne. Tandis que le nouvel empire germanique, sorte de monstre hybride, n’est ni un État strictement unitaire, ni un État strictement fédéral, l’Italie, ne s’étant pas arrêtée à la fédération, a achevé son unité. Par là encore, elle ressemble plus à la France qu’à l’Allemagne, et par là, aussi, l’œuvre de Cavour est supérieure à celle de Bismarck.

Enfin, une troisième et non moindre différence entre l’unité allemande et l’unité italienne : l’Italie a conquis, à la fois, l’unité et la liberté ; c’est ce qui fait de sa résurrection nationale une sorte de prodige dans l’histoire. Victor-Emmanuel et Cavour ont été deux grands thaumaturges. On a dit que les peuples, dans leurs révolutions, faisaient rarement coup double : l’Italie y a réussi. L’Allemagne, aussi, visait simultanément l’unité et la liberté ; on ne saurait dire qu’elle ait touche le double but. La maison de Savoie et les Hohenzollern ne s’inspirent pas des mêmes principes : les maximes en honneur au Quirinal ne sont pas de mise sur la Sprée. Les sujets du roi Humbert seraient désagréablement surpris si le fils de Victor-Emmanuel leur rapportait d’Allemagne les recettes gouvernementales de Friedrichsruhe. M. Crispi, dans son dernier voyage à Berlin, n’a pas laissé que d’être quelque peu embarrassé de cette opposition de coutumes et de principes des deux monarchies. Il se rappelait, sans doute, de quelle manière son ami le chancelier qualifiait naguère, en plein Reichstag, la monarchie parlementaire italienne. « vérité en-deçà des Alpes, erreur au-delà, » a dit M. Crispi aux membres du Reichstag venus pour le complimenter ; et l’ancien mazzinien a expliqué, aux libéraux de Berlin, que, si les procédés de leur gouvernement étaient moins autoritaires, l’Allemagne serait moins puissante. Le fait est que, par les formes et l’esprit de leur gouvernement, par leur tempérament et leurs mœurs politiques, l’Italie et la Prusse sont deux États bien différens. On ne saurait dire que leur alliance s’appuie sur la similitude de leurs principes : loin de les rapprocher, les institutions semblaient faites pour les tenir éloignées.

Et cependant, je n’oserais dire que cette divergence de principes ait été un obstacle au rapprochement de la maison de Savoie avec les Hohenzollern. Par cela même que la jeune monarchie italienne n’est pas une monarchie de droit divin, elle devait être d’autant, plus tentée de rentrer dans le giron des vieilles dynasties, de lier partie avec les Habsbourg et les Hohenzollern. Ce qui l’attirait vers l’alliance austro-allemande, ce n’était pas seulement la naturelle ambition de faire figure en Europe, la satisfaction d’amour-propre de prendre, entre Vienne et Berlin, la place laissée vide par la Russie, l’orgueil de marcher aux bras de deux empires ; c’était peut-être davantage le désir de se rapprocher de l’Europe conservatrice, de se donner une sorte de consécration vis-à-vis des cours, et de garantie vis-à-vis de la révolution. Une monarchie issue d’une révolution est toujours soucieuse d’effacer cette tache originelle. La triple alliance, gardons-nous de l’oublier, n’a point été inaugurée par M. Crispi et la gauche italienne, — bien que M. Crispi ait pu se vanter d’y avoir contribué par ses voyages ; — la triple alliance a été préparée par la droite constitutionnelle. A vrai dire, elle a été moins l’œuvre d’un ministère, ou d’un parti, que de la dynastie. Le ministre qui a signé le traité d’alliance, M. de Robilant, était l’homme de confiance de la couronne. On sait qu’il passait pour avoir du sang de Savoie. Veut-on apprécier la triple alliance, il faut songer que ce n’est pas seulement une alliance politique, mais aussi une alliance dynastique. Ici encore nous pourrions répéter : c’est là sa force, et c’est là sa faiblesse. C’est sa force surtout.

Nous touchons à un point délicat ; mais il importe de tout dire : la forme du gouvernement français n’a pas été étrangère à l’accession de l’Italie à la triple alliance. M. de Bismarck, savait ce qu’il faisait quand, à l’encontre de M. d’Arnim, il souhaitait rétablissement de la république en France. Il comptait sur la république pour mettre la France en quarantaine, « Nous autres souverains, nous sommes monarchistes, » disait le roi Victor-Emmanuel à un de nos ambassadeurs. Le voisinage de la république française n’était pas sans inquiéter les cours d’Italie et d’Espagne. A Rome, comme à Madrid, on appréhendait la contagion démocratique. Alors même que notre gouvernement avait la sagesse de s’interdire toute propagande, on craignait, sans l’avouer, que le spectacle donné par la France ne fortifiât le parti républicain au-delà des moins. « Quand votre république sera sortie de l’enfance, et que son tempérament sera formé, — me disait un Castillan, il y a une dizaine d’années, — si elle est bien sage, et si elle donne de bons exemples, gare aux monarchies voisines ! » Les faits ont montré que ces appréhensions étaient chimériques. La république semble avoir pris soin de rassurer les voisins que sa bonne conduite eût pu inquiéter. En Italie, aussi bien qu’en Allemagne, les philosophes politiques ont tiré parti de ses faiblesses pour démontrer aux peuples l’infériorité de la forme républicaine et les bienfaits de l’institution monarchique. Tel penseur n’a pas craint de dire que la France avait pris, pour le bien de l’Europe, le rôle de l’Ilote ivre. Malgré toutes ses fautes, et parfois à cause de ses fautes, la république française a gardé les sympathies des républicains, des radicaux, des révolutionnaires, ce qui eût suffi à refroidir envers elle le Quirinal. Ce n’est point que l’Italie officielle souhaite la reconstruction des Tuileries et le rétablissement d’une monarchie chez nous ; elle sait bon gré à la république de contribuer à l’isolement de la France ; mais, en même temps, elle trouve qu’une république dans une ancienne monarchie est de mauvais exemple. Puis, tout préjugé dynastique mis de côté, comment lier partie avec un pays dont l’instabilité gouvernementale semble la loi ? — Ce sont les Italiens qui parlent, et, en gens prudens, ils se préoccupent des coups de tête que leur imagination prête à la France.

Pour un gouvernement républicain, le premier intérêt d’un pays, c’est le maintien de la république. On nous le répète assez, en France, nous donnant à entendre que, pour une si noble fin, tout est permis, y compris un coup d’État. Les gouvernemens monarchiques raisonnent à peu près de même, avec cette différence que, pour eux, l’intérêt de l’Etat, c’est, avant tout, l’affermissement de la monarchie. Il faut quelque naïveté pour s’étonner que la royauté italienne ait fait meilleur usage à la monarchie prussienne qu’à la république française. Une seule chose peut surprendre, c’est que l’Italie, un pays avisé s’il en fut, ait été jusqu’à s’enchaîner à l’Allemagne. Elle ne s’est pas sentie assez forte pour oser demeurer isolée ; elle a manqué de foi en elle-même ; elle a cru que devant les périls de l’Europe, il lui fallait s’étayer sur une alliance, et, obligée de choisir, elle a choisi Berlin, — d’autant que Berlin lui paraissait le côté du plus fort.

Cette alliance, nous avons dit qui l’a préparée : la droite constitutionnelle, le parti modéré, celui qui, tout en pactisant avec la révolution, n’a jamais varié dans ses préférences monarchiques, le parti de Cavour, de La Marmora, de Minghettî. M. Minghetti, avec sa haute intelligence, ne dissimulait point qu’une des principales raisons de l’alliance franco-allemande, c’était le régime actuel de la France. Je l’ai entendu l’exprimer, à Rome, en 1884, comme une chose toute naturelle, et il n’y a guère de doute qu’on la regarde ainsi au Quirinal. La gauche, pour se maintenir au pouvoir, a dû accepter cette orientation de la politique italienne. S’y refuser eût été indisposer la couronne qui, à Rome, de même que dans toutes les monarchies continentales, surveille de préférence la politique étrangère ; et, comme il arrive souvent, les vieux mazziniens ou garibaldiens se sont montrés d’autant plus chauds pour l’alliance impériale qu’ils avaient leurs anciennes convictions républicaines à faire oublier. C’est un peu le cas de M. Crispi, on l’a dit à cette place[5] ; mais M. Crispi serait renversé, la droite, reconstituée, reviendrait au pouvoir, que l’alliance n’en serait pas ébranlée. L’entente italo-prussienne, au lieu d’être célébrée avec les airs de bravoure de M. Crispi, pourrait être chantée mezza voce ; elle n’en resterait pas moins au programme du théâtre italien. Elle a de plus hauts patrons que les ministres. Il est douteux que les hommes qui osent se montrer hostiles à l’alliance de Berlin entrent, de longtemps, dans les conseils du roi d’Italie. Leur opposition même à l’alliance les en écarte. Ainsi s’explique comment toutes les attaques dirigées contre elle, en Italie, Tout plutôt resserrée que relâchée.

Pour que cette alliance soit le palladium du trône, il ne suffit pas cependant qu’elle soit mal vue des républicains. La maison de Savoie montre trop peu de confiance en elle-même et en l’Italie, lorsqu’elle semble s’appuyer sur ses alliances impériales. En réalité, la monarchie italienne n’a besoin d’aucun étai étranger. Craindre la contagion républicaine, c’est, de sa part, faire trop d’honneur à la république française. Des lagunes à l’Etna, l’arbre de Savoie a poussé de trop profondes racines pour être ébranlé par les vents du dehors. Je ne sache pas, dans toute l’Europe, de dynastie plus solide, parce qu’il n’en est pas de plus nationale. Elle a un grand avantage : elle a beau avoir été récemment transplantée du Piémont, elle tient au sol par des racines multiples qu’on ne peut couper toutes à la fois. L’Italie a de vieilles et admirables cités ; elle n’a pas de capitale en état de faire une révolution. Certes, la monarchie italienne a ses difficultés, quel gouvernement n’a les siennes ? Elle a même, de par ses origines, à Rome notamment, des difficultés inconnues d’autres pays ; mais il n’en est point dont elle ne puisse triompher avec de la sagesse, du tact et du temps. L’unique danger pour elle, en dehors d’une guerre malheureuse, c’est l’appauvrissement, par suite le mécontentement du pays. Or, ce danger, la triple alliance l’y expose plus qu’elle ne l’en préserve. Le moment peut venir où le peuple se demandera si cette onéreuse alliance profile au trône ou au pays. Le plus grand péril pour les monarchies modernes, c’est de laisser croire qu’elles ont une politique dynastique plus conforme aux préventions ou aux intérêts de la couronne qu’au sentiment ou aux intérêts de la nation. Que la triple alliance soit renouvelée, — si elle ne l’est déjà, — il ne faudra peut-être pas des années pour que l’Italie se pose cette redoutable question.

La triple alliance n’est déjà pas très populaire. Le journal le plus répandu de la péninsule, le Secolo, la combat ouvertement. Les élections les plus récentes, colles de M. Imbriani notamment, ont été une protestation contre elle. Il faut dire que la froideur de nombre d’Italiens s’adresse moins à Berlin qu’à vienne. On subit l’alliance de l’Autriche, parce qu’elle est la condition de l’alliance de l’Allemagne. C’est la Prusse qui réunit, les deux adversaires de 1848, 1859 et 1866. Habsbourg et Savoie ne se donnent la main que dans le sein du Hohenzollern. Le gouvernement de Rome a peine à faire taire les revendications de l’Italia irredenta. Les patriotes sont disposés à lui reprocher de se faire le geôlier de Trente et de Trieste. Si les Italiens convoitent des territoires en dehors de l’Italie officielle, leurs regards se dirigent en effet beaucoup plus vers les Alpes orientales que vers les Alpes occidentales. Un Français aurait mauvaise grâce à ne pas le reconnaître : il n’y a nulle agitation dans la Péninsule pour Nice ou la Savoie, que l’Italie a laissé se donner librement à la France. Il n’en est pas de même de Trieste et de Trente, deux villes presque également italiennes de mœurs et de sentimens. Il en résulte que les revendications nationales de l’Italie se dirigent spontanément vers le territoire de son alliée officielle. C’est là une situation singulière, d’autant que, s’il est permis aux Italiens de rêver quelque combinazione leur permettant d’annexer le Trentin, ils savent que l’Allemagne ne veille guère moins que l’Autriche sur le golfe de Trieste.

L’Autriche est, du côté italien, le point faible de la triple alliance. Aux yeux du politique qui envisage la situation générale de l’Europe, l’existence de l’Autriche-Hongrie est une garantie d’indépendance pour l’Italie. La détruire, même pour avoir une part de ses dépouilles, serait œuvre de téméraire. Mais les peuples n’ont pas la vue longue ; ils voient à peine a quelques lieues au-delà de leurs frontières. Quant à nous, Français, si nous nous mêlions de la triple alliance, ce n’est point de l’Autriche. La France, depuis 1815, n’a jamais eu d’affaire avec l’Autriche que pour les beaux yeux de l’Italie. Depuis que les schwarz-gelb sont hors de la péninsule, nous n’avons rien à démêler avec eux. Nous ne leur en voulons même point d’avoir lié partie avec les vainqueurs de Kœnigsgrætz ; nous savons qu’ils n’avaient guère le choix. L’Autriche-Hongrie ne nous inspire ni ressentiment, ni inquiétude ; nous sommes persuadés que la Holburg redoute les complications plus qu’elle ne les recherche. Pour un peu, la présence de l’Autriche dans la triple alliance nous rassurerait au lieu de nous effrayer. Ce n’est pas que la presse ou les hommes d’état de Vienne ou de Pesth nous montrent quelque bienveillance. Loin de là, ils ne se croient même pas toujours obligés d’être polis envers nous. Sur le Danube aussi, on goûte peu la république ; on en devient, à l’occasion, injuste pour la France. On se rappelle l’algarade de M. Tisza dissuadant les Hongrois de se risquer chez nous durant notre Exposition. Infortuné M. Tisza ! il ne se doutait point que, en l’année de grâce 1889, les places de Pesth et de Vienne auraient à envier la tranquillité des rues de Paris[6].

Si la guerre doit sortir de la triple alliance, ce ne sera pas, croyons-nous, du fait de l’Autriche. Elle tempérerait plutôt les ardeurs de ses alliés. Nous sommes, naturellement, moins rassurés du côté de l’Allemagne, surtout depuis la mort du vieil empereur. Nous sentons là un inconnu. Le caractère de l’empereur Guillaume II est un nouveau facteur dans la politique de l’Europe ; faut-il l’inscrire au compte de la paix ? Nous ne savons. Le jeune empereur est intelligent, il a l’esprit cultivé, il est d’une activité merveilleuse ; c’est une figure ; mais on peut redouter sa nervosité, et ce qu’on sait de lui n’écarte pas toute crainte de coups de tête. Des fantaisies soudaines, comme celle du voyage à Strasbourg de compagnie avec le roi Humbert, sont faites pour donner à penser. On appréhende dans le jeune Hohenzollern un Charles XII à décisions brusques. Il est vrai qu’il a, près de lui, un conseiller d’expérience qui, dans son temps, a aimé les grands coups de dés, mais qui a trop gagné au jeu pour risquer sa fortune sur un point. Qui l’eût dit il y a quinze ans ? M. de Bismarck, viendrait à disparaître que la Bourse de Paris baisserait. Mais M. de Bismarck n’est pas seul ; il n’est pas immortel ; le vieux joueur peut même, à l’occasion, être tenté d’essayer encore une fois la chance.


IV

« Ne craignez rien, disent nos amis italiens ; l’alliance est purement défensive. Au besoin, nous sommes là pour retenir Berlin. Nos armemens ne visent que les perturbateurs de la paix. Le but de l’alliance est le maintien du statu quo ; rien de plus. Le secret des chancelleries est percé à jour : chacun connaît le casus fœderis ; les trois puissances se sont mutuellement garanti leur territoire. Qu’y a-t-il là d’inquiétant ? qu’y a-t-il d’offensant pour la France ? »

Il est si difficile, pour un peuple, de se mettre à la place d’un autre que nombre d’Italiens ne semblent pas apercevoir ce qu’a de douloureux, pour les cœurs français, cette garantie réciproque italo-prussienne. Que représente, pour nous, cet engagement de l’Italie envers l’Allemagne ? Une seule chose : la garantie de l’Alsace-Lorraine au vainqueur de Sedan par nos alliés de Solferino. Ses mains déliées par nous, l’Italie les prête au conquérant de 1870 pour serrer les nœuds de Metz et de Strasbourg. La maison de Savoie, devenue par la grâce de Dieu et de la France, — Gesta Dei per Francos, — la souveraine de l’Italie, appose son sceau royal, la crois d’argent sur champ de gueules, au bas du traité qui a mutilé la France. Aux Alsaciens-Lorrains, dont des milliers gardent encore la médaille de la guerre d’Italie, le gouvernement italien est venu dire : « Lasciate ogni speranza ; si, pour vous tenir séparés de votre ancienne patrie, quatre millions de baïonnettes allemandes ne suffisent point, nous autres, Italiens, nous sommes là. » — Ce qu’est, pour un Français, la triple alliance, le voilà.

Et comme les peuples, de même que les individus, ne se font une juste idée des choses qu’en rapportant tout à eux-mêmes, je demanderai humblement. à nos amis d’Italie, de se mettre en notre lieu et place. Qu’eussent dit les Italiens les mieux disposés pour la France. si, en 1860, par exemple, Napoléon III avait conclu avec vienne et Berlin une alliance garantissant à l’Autriche Venise et Vérone ? Cela, aussi, eût pu être une ligue de la paix, fondée sur le respect des traités : l’Italie eût-elle trouvé le procédé amical ? M. de Cavour ou M. Ricasoli auraient-ils admis que, en prenant un pareil engagement, la France ne donnait, à sa voisine du sud-est, aucune marque de mauvais vouloir ? Et cependant, en quoi la situation eût-elle différé ? Comment l’Italie eût-elle eu le droit de se froisser, si la France doit se montrer satisfaite ? L’Alsace-Lorraine n’a pas plus de goût pour la domination du Preusse que la Vénétie n’en avait pour celle du Tedesco. Il y a, il est vrai, une différence, c’est que l’Autriche ne prétendait pas germaniser ses sujets italiens, tandis que les enfans de Metz, de tout temps pays de langue française, sont contraints d’apprendre à épeler en allemand. Le droit des peuples, sur lequel l’Italie nouvelle se glorifie d’avoir été fondée, a été publiquement foulé aux pieds entre les Vosges et le Rhin. Les habitans ont protesté contre la violence de l’annexion ; ils ont demandé à être consultés ; l’Italie le sait, et elle passe outre. File donne sa garantie aux casques à pointe. Tel est le lait. Encore une fois, pour un Français, l’entente italo-allemande n’est que cela. L’Autriche-Hongrie agit, il est vrai, comme l’Italie ; mais l’Autriche n’a pas, que je sache, la prétention d’avoir pour fondement le droit des peuples ; elle n’a jamais été la nation sœur de la France ; et, si elle ne tient plus garnison à Milan et à Bologne, si ses archiducs ne règnent plus à Florence et à Modène, l’Autriche sait à qui elle le doit. Ne soyons pas trop sévères, même pour les amis de nos ennemis. Essayons, à notre tour, de nous mettre à leur place, « dans leur peau, » comme dit le vulgaire d’une manière si expressive. L’Italien est peu sentimental ; s’il l’a jamais été, il y a de cela des siècles. Il a tant pleuré, et si longtemps, sur ses propres malheurs, que ses yeux n’ont plus de larmes pour les souffrances d’autrui. Le cri de douleur de l’Alsace-Lorraine ne franchit pas les glaciers des Alpes ; les plaines du Po et les vallées de l’Apennin n’ont pas d’écho pour les plaintes de l’autre côté des monts. Soyons justes pour nos voisins ; la France elle-même, depuis qu’elle souffre dans sa propre chair, est moins prodigue de ses pleurs et de ses embrassemens aux opprimés des deux mondes. A la différence de leurs pères, peu de nos jeunes gens pleurent aujourd’hui sur l’Irlande ou la Pologne. Il n’en est pas, hélas ! des peuples comme des individus ; les infortunes imméritées leur endurcissent le cœur. Leur patriotisme se fait étroit et jaloux ; il prêche l’égoïsme comme une vertu. Ainsi prétendent faire aujourd’hui certains Français, s’imaginant être plus forts en gardant tous les battemens de leur cœur à la patrie. L’égoïsme, heureusement, nous est difficile. Que de temps nous avons pleuré, en vers et en prose, sur le deuil d’autrui ! Du Bosphore aux Alleghanys, quel peuple en lutte pour la liberté n’a reçu, à défaut du secours de nos armes, l’encouragement de notre voix ? Qui de nous, enfant, n’a essuyé, au Spielberg, les yeux de Silvio Pellico ; et lequel de nos poètes novices n’a, entre 1815 et 1866, entonné sa lamentation sur l’asservissement du bel paese et la captivité de Venise la Belle ? Pour ma part, je ne le regrette point. Si, en dépit de Sedan ou de Metz, je reste fier d’être Français, c’est, en grande partie, pour ce don de commisération, pour cet amour des opprimés, pour ces sentimens de liberté et de fraternité que noire France a ressenti plus que tout autre peuple, et qui font d’elle la plus humaine des nations. Aujourd’hui encore, ce serait, pour moi, une douleur cuisante de revoir le kaiserlich en pantalon collant faire l’action au pied de l’escalier du palais des doges. Ce que mon âme reproche aux Italiens, ce n’est point d’avoir omis, à l’heure de notre détresse, de nous envoyer leurs bersaglieri, — cela, ils ne le pouvaient guère, — c’est de n’avoir pas été plus nombreux à donner à notre malheur l’obole des larmes. A défaut des années et des victoires que leur roi ne pouvait nous rendre, nous aurions aimé recevoir de leurs poètes l’aumône sonore des strophes, qui ne coûte ni or ni sang.

Ici encore, soyons équitables ; ne nous laissons pas dominer par une émotion trop naturelle aux peuples malheureux. L’indifférence des Italiens pour l’Alsace-Lorraine a une excuse. N’oublions pas que la fatalité, ou l’imprévoyante politique de Napoléon III, a fait coïncider le démembrement de la France avec l’achèvement de l’Italie, si bien que, pour nombre d’Italiens, l’un a paru la condition de l’autre. L’asservissement de Strasbourg leur a semblé le corollaire de la libération de Rome. De naïves voix de prêtres et de femmes n’ont-elles pas, dans leurs gémissemens au Sacré-Cœur, associé Rome et la France ? L’Italie, entrée dans la ville-éternelle par la brèche de la porta Pia, a senti le besoin de s’y fortifier. Elle redoutait les importunes revendications du vieillard qu’elle avait dépossédé ; elle a cru avoir besoin d’une garantie. Elle l’a cherchée auprès des forts, auprès du nouvel empire germanique, à Berlin, et, en échange, elle a donné à l’Allemagne sa garantie pour l’Alsace.

Contre qui cette garantie de Rome, obtenue de Berlin ? Est-ce contre la crosse des prélats et la croix des moines, contre les hallebardes des Suisses de la Scala Regia ou contre les foudres du pontife détrôné ? — Non, paraît-il, c’est contre la France. En vérité, il faut que les peuples se connaissent bien mal les uns les autres ! Imaginer que la France puisse partir en guerre pour rétablir le trône temporel du pape, quel anachronisme ! Songez que c’est contre la république française, contre la république de M. Ferry, de M. Floquet, de M. Clemenceau que l’Italie officielle s’est que obligée de se mettre en garde à Rome. Chaque été, le gouvernement a peine à faire voter le budget des cultes et le maintien d’une ambassade auprès du saint-siège ; la majorité républicaine vote constamment contre les deux crédits. Le parti au pouvoir n’a d’autre lien que la haine de l’église, et l’Italie n’est point rassurée ; elle craint toujours de voir la France se lancer dans une croisade pour les clés de saint Pierre. Un ministre français ne peut démontrer la nécessité d’entretenir un ambassadeur auprès du Vatican, sans qu’au-delà des monts on en prenne ombrage. Les autres puissances, l’Autriche-Hongrie, la Prusse même, les alliées de l’Italie, ont un ambassadeur près du saint-père ; on ne s’en offusque point à la Consulta ou au Monte-Citorio. Ce qu’on trouve tout naturel, de la part des autres gouvernemens, inquiète de la nôtre. La Prusse a pu, à diverses reprises, faire au saint-siège les avances les plus inattendues. L’Italie ne s’en est pas offensée. M. de Bismarck a pu inviter le pontife découronné à intervenir dans les élections allemandes ; il a pu aider Léon Mil à rentrer dans la plus haute partie du rôle politique des papes, en le désignant comme arbitre entre les puissances chrétiennes. La presse reptilienne a pu s’amuser à agiter la question romaine, et le chancelier, faire miroiter aux yeux de la curie des espérances d’intervention diplomatique et de prochaine restauration ; le gouvernement italien, loin de s’en fâcher, en a conclu qu’il était prudent de s’entendre avec M. de Bismarck. Plus le chancelier faisait d’avances à la curie, plus l’Italie se rapprochait de la Prusse. Nous l’avons dit : à suivre les faits, on pourrait croire que, si l’Italie s’est alliée à l’Allemagne pour obtenir la garantie de Rome, c’est contre Berlin même et les surprises de la politique prussienne qu’elle s’est assurée. Que de cris au-delà des Alpes, pourtant, si le gouvernement ou la presse officieuse de la république se fussent permis, vis-à-vis du successeur de Pie IX, la moitié de ce que nos voisins ont bénévolement passé au tout-puissant kamzler !

« Rome capitale n’a-t-elle rien à redouter du parti au pouvoir en France, la France est changeante, insinuent nombre d’Italiens. Les républicains peuvent être battus, et les conservateurs profiteraient de leur victoire pour mettre l’armée française aux genoux du pape. » A les en croire, M. Thiers et le maréchal Mac-Mahon y ont déjà pensé. Pourquoi pas M. Grévy ? On ne sait pas assez quelles légendes ont cours à cet égard, et ce qu’il y a de plus triste, c’est que les fables inventées ou colportées par les adversaires de la France ont parfois pris naissance en France même. Ne m’a-t-on pas affirmé, comme un fait positif, que, en 1877, le maréchal Mac-Mahon préparait une intervention pour rétablir le pouvoir temporel du pape ? M. Crispi, passant alors par Paris, avant d’aller voir M. de Bismarck, aurait entendu Gambetta lui confier ses appréhensions au sujet d’une expédition romaine. Hélas ! il n’est pas impossible que Gambetta ou son entourage aient tenu pareil langage à leur ami sicilien. La gauche, en semblable matière, ne s’est pas toujours montrée très scrupuleuse ; plus d’une fois, dans ses polémiques électorales, elle s’est permis de jouer de l’étranger. Oh ! la vilaine besogne que cette guerre de partis où l’on se lance, des deux côtés, des traits empoisonnés, sans souci de ceux qui risquent d’atteindre la France ! C’était après le 16 mai 1877. Pour les 363, « le cléricalisme était l’ennemi. » Le spectre noir était leur grande machine de guerre contre ce qu’ils se plaisaient à nommer le gouvernement des curés, sûrs, par là, d’exciter la réprobation du pays. Attribuer à un parti l’intention de guerreyer pour le pape, c’était un procédé certain de le discréditer auprès du suffrage universel. Cela vaut l’accusation de vouloir rétablir la dîme et la corvée, que nos radicaux oui soin de rééditer à chaque élection. C’est une de ces armes calomnieuses forgées par la mauvaise foi des partis. Les Italiens pourraient aussi bien admettre que les conservateurs français travaillent au rétablissement de l’ancien régime. M. Crispi, paraît-il, a cru, sur la foi de Gambetta, à cette intervention en faveur du pape, et, pour prévenir ces ténébreux projets, il s’est hâté de rendre visite à M. de Bismarck, après avoir serré la main du chef de l’opportunisme. Des esprits moins prévenus eussent été moins crédules. Ils n’eussent vu, dans le succès de cette manœuvre, qu’une chose : la preuve que rien ne répugne, à la France nouvelle, comme une expédition romaine.

Dirons-nous, pour cela, que la France est indifférente à tout ce qui se passe à Rome ? qu’elle ne s’intéresse pas plus à l’hôte du Vatican qu’au chérif de la Mecque, ou au catholicos des Arméniens ? Non assurément ; un pays qui comprend des millions de catholiques, qui a un concordat avec le saint-siège, qui a des intérêts dans les cinq parties du monde, ne saurait regarder la papauté comme une quantité négligeable. Obligé de traiter et de compter avec le pape, il doit désirer l’indépendance spirituelle de la papauté. C’est ce que souhaite la France et, en cela, elle est d’accord avec tous les états chrétiens, car tous, à Rome, ont le même intérêt à trouver, en face d’eux, un pape libre. La liberté du pape, c’est à l’Italie de montrer que rien ne la menace. S’il y a encore, en Europe, une question pontificale, il ne dépend ni de la France, ni des autres puissances de la supprimer ; cela ne dépend que du Quirinal et du Vatican. La question ne sera définitivement résolue que le jour où ils seront arrivés à se mettre d’accord ; et, après dix-neuf ans, ce jour ne paraît pas proche.

En attendant, beaucoup d’Italiens me semblent se méprendre étrangement sur la question romaine. Ils ne voient pas que leur politique risque de la rouvrir, au lieu de la fermer. Je ne fais pas ici allusion aux tracasseries et aux vexations infligées au pape ou au clergé ; le gouvernement dirigé par M. Crispi semble se plaire à creuser le fossé qu’il aurait tout intérêt à combler. Mais cela est son affaire ; je ne veux parler ici que de l’intervention des puissances. La restauration de la royauté pontificale ne peut plus être la cause, mais seulement la conséquence d’une guerre. Raisonner autrement, c’est méconnaître les faits et renverser la vérité. Aucun état n’entrera en campagne pour replacer Rome sous la domination ecclésiastique ; mais tout état, engagé dans une guerre avec l’Italie, sera contraint de jouer, contre elle, la carte pontificale ; ce sera, pour lui, la carte forcée. Catholique, protestant, schismatique, athée, tout gouvernement provoqué par la péninsule cherchera à la frapper à l’endroit vulnérable, et cet endroit, c’est Rome. M. Crispi, reprenant un mot de Minghetti, affirmait dernièrement que, en cas de guerre générale, l’Italie aurait beaucoup à prendre, rien à perdre. C’est là une contre-vérité. Pour l’Italie, une grande guerre serait tout bonnement la ruine ; cela, parait-il, ne semble rien à ses hommes d’état ; mais ce ne serait pas tout. La banqueroute, la misère, la révolution peut-être, ne seraient pas le seul prix, de sa défaite ; elle mettrait autre chose au jeu : sa capitale.

Il semble qu’un gouvernement, placé en face de pareilles perspectives, doive avoir pour premier souci d’éviter tout conflit. Chacun le sent au dehors ; un homme que les Italiens considèrent, à bon droit, comme leur ami, M. Gladstone, le constatait récemment. Ce que « cet état de choses recommande à l’Italie, écrivait l’ancien premier, faisant allusion à la question romaine, c’est une politique générale modeste et réservée, plutôt qu’une politique d’ambition et de parade : a general policy rather of modesty and réserve than of ambition and display[7]. Cette politique de modestie et de réserve, conseillée par M. Gladstone, est-ce bien celle que suivent nos voisins ?

« L’Italie, répondent les Italiens, en contractant des alliances, cherche seulement à prendre ses sûretés. Si les hommes qui regrettent la chute de la royauté papale ne sont pas de force à entraîner la France dans une guerre contre nous, la France peut nous faire la guerre pour un autre motif, pour essayer ses armes, pour relever son prestige. Elle a de la vanité, elle aime la gloire, elle ne voudra pas rester indéfiniment sous le coup de Wœrth et de Sedan, et, n’osant s’attaquer à ses voisins des Vosges, elle s’en prendra à ses voisins des Alpes. » — Ce qu’il y a de curieux, c’est que certains Français tiennent le même langage de l’Italie, lui prêtant des sentimens analogues. Écoutez-les. « L’indépendance italienne, disent-ils, s’est mal faite ; le sentiment national en souffre. Elle a été le prix des victoires d’autrui, les Italiens n’y ont contribué que par leurs délaites ; ils en gardent une blessure toujours saignante. La jeune année royale brûle d’effacer Lissa et Custozza ; il lui faut une guerre pour sacrer ses trois couleurs, et, comme vers l’est le veto de Merlin lui barre le chemin, c’est à l’ouest, sur le dos des Français qu’elle compte faire ses preuves. »

Les deux raisonnemens se valent ; mais, des deux, le plus faux n’est peut-être pas celui qui touche l’Italie. Certaines lettres d’officiers d’Abyssinie montrent que l’armée italienne a aussi ses velléités belliqueuses. Elle attend, avec impatience, le moment de signaler Vitalico calore. Elle aspire à se mesurer avec un adversaire digne d’elle. Cela est assez naturel chez une armée. Les armées sont faites pour la guerre. Un pays qui laisserait la direction de sa politique à ses officiers ne demeurerait pas longtemps en paix. Entre l’Italie et la France, il y a toutefois cette différence que l’Italie, étant plus jeune et ayant, en quelque sorte, sa réputation militaire à établir, est naturellement plus portée à souhaiter des luttes où cueillir des lauriers ; ceux des Scipion, des César, des Trajan ne lui semblent pas assez frais. La France, au contraire, est vieille ; elle a, depuis trois ou quatre siècles, remporté bien des couronnes, elle sait ce que content ces sanglans trophées ; 1870 lui a appris que la guerre n’est plus une joute de tournois ou un assaut de salle d’armes. Un blessé qui vient de subir une amputation ne va point follement provoquer des affaires gratuites. De toutes les imaginations qui puissent traverser les cervelles politiques, la plus bizarre peut-être, c’est de se figurer la France moderne se lançant dans une guerre contre l’Italie, comme un spadassin se jette sur un duel, par goût des émotions ou par gloriole. Ce fantôme d’une invasion française, il y a des Italiens qui en ont été hantés. J’en sais qui, lors de l’occupation de Tunis, se sont persuadé que nous pénétrions dans la régence pour prendre la péninsule à revers. « Est-ce vrai que vous voulez nous faire la guerre ? » m’a demandé plus d’un. Ces mauvais desseins des Français, les plus ingénus y ont cru ; les plus roués ont feint d’en avoir peur pour monter l’opinion contre nous, et justifier leurs alliances et leurs armemens.

Il faut le dire à leur décharge, les Italiens ne sont pas seuls, en Europe, à se représenter la France comme un pays batailleur, toujours en quête d’aventures, à la façon des vieux Normands ou des vieux Gaulois. Les étrangers en sont demeurés, sur notre compte, à Louis XIV et à Napoléon. Quelle confusion des âges ! Pauvre France, quel portrait peu ressemblant on s’en fait souvent au dehors ! On se la figure toujours comme une amazone, brandissant la lance ou le javelot, une sorte de Clorinde ou de Bradamante impatiente de repos. Autant vaudrait se peindre l’Italie contemporaine sous les traits d’une Armide langoureuse, tout entière à l’amour et à la volupté. L’Italie a singulièrement changé, la France aussi. On le sait pour le pays du Pastor fido ; personne ne s’aviserait d’y chercher l’Italie de Goethe ou du président de Brosses. On le sait moins pour la France. Je me dis parfois que la France est, peut-être aujourd’hui, le pays le moins connu de l’Europe, et cela, parce qu’étant le plus visité, il passe pour le mieux connu. Les étrangers s’assoient aux cafés de nos boulevards, ils savent par cœur les refrains de nos cafés-concerts ; mais cela, grâce à Dieu, n’est ni Paris ni la France. En réalité, dans notre Europe, devenue une forêt de baïonnettes, aucune nation n’est plus pacifique que la France. Elle n’a pas oublié l’Alsace-Lorraine : les vexations imposées par le conquérant au Reichsland et les canons de Metz braqués sur la route de Paris la forceraient à se souvenir. Elle n’a pas oublié le pays qui se souvient d’elle ; mais, en y songeant, elle se rappelle les maux de la guerre. Elle se plaît à compter sur les platoniques revanches de la Justice ; elle cherche à se persuader que le règne de la Force ne sera pas éternel et salue, d’avance, l’avènement du Droit. Elle remet à l’avenir les revendications du passé, se disant que, après tout, les Allemands ont mis plus de deux siècles à lui reprendre l’Alsace, plus de trois siècles à lui arracher Metz, et qu’il n’en faudra peut-être pas autant à la France pour rentrer dans ce qui fut son bien.

Interrogez le grossier successeur de Louis XIV et de Napoléon, le suffrage universel ; hésitant et divisé sur presque tout le reste, il est unanime dans sa répulsion pour la guerre. C’est le moins belliqueux de tous les souverains. A côté de lui, Louis-Philippe était un coureur d’aventures. Il n’a pas encore pardonné le Tonkin à M. Jules Ferry. Ses courtisans le savent, et tous, autour de lui, font assaut de sentimens pacifiques : gauche et droite renchérissent l’une sur l’autre, lui faisant mêmes promesses. De la Meuse à la Garonne, les programmes électoraux sont un hymne à la Paix. Il faut les souvenirs de l’invasion et les fanfares de la triple alliance pour décider le Français à supporter les charges militaires. S’il en veut à l’Allemagne, c’est surtout de ce qu’en s’installant à Metz et à Strasbourg, l’Allemand l’a condamné à monter éternellement la garde sur les Vosges.

Et le général Boulanger, qu’en faites-vous ? nous crient nos voisins. — A Rome comme à Berlin, on est enclin à prendre les succès du général pour une manifestation belliqueuse. N’est-ce pas, semble-t-il, l’explication la plus simple, peut-être même la plus honorable pour la France ? Elle n’en est pas moins erronée. Il y a bien des ingrédiens dans cette mixture hétéroclite qu’on appelle le boulangisme ; il y a de la fatigue, du dégoût, du mécontentement ; il y a un désir d’autorité, avec la défiance des autorités traditionnelles ; il y a le vieil instinct monarchique avec des préjugés antimonarchiques ; il y a le goût des démocraties pour les personnalités bruyantes, le besoin des peuples de s’incarner dans un homme, le plaisir des foules à s’ériger des idoles qu’elles brisent ensuite, l’éternelle anthropolâtrie des masses qui, faute de dieux à adorer, s’en font à leur imago ; il y a de tout dans ce mélange, mais s’il y entre quelque grain de chauvinisme ou d’ardeur guerrière, c’est à dose infinitésimale. L’Europe commence à le croire : les électeurs du général Boulanger sont pour la paix. Son panache rassure les bonnes gens ; ils y voient volontiers le paratonnerre de la guerre. Les masses ont des naïvetés colossales. Pour nombre d’ouvriers ou de paysans, Boulanger impose à Bismarck ; le général est le seul homme capable de tenir en respect le chancelier. Avec lui, la Prusse n’osera pas bouger ; avec les autres on se sent moins en sûreté. Ce n’est pas qu’ils soient d’humeur batailleuse. Conservateurs, opportunistes, radicaux, ils sont tous pacifiques, par situation, autant que par goût et par conviction. Ce ne sont point des généraux avides de gloire à conquérir. Ils savent que pour d’autres fronts seraient les lauriers des batailles. Le seul homme qui eût osé jeter la France dans une guerre est enterré à Nice ; c’était un ami d <- l’Italie, il s’appelait Gambetta. Ses successeurs ou ses rivaux à la tête des divers groupes parlementaires ne rêvent que de batailles à coups de votes, de guerres de partis, de campagnes électorales. Absorbés dans leurs luttes intestines, ils ne connaissent qu’une conquête, celle du pouvoir et des places. République, constitution, révision sont les étendards sous lesquels ils se rangent. Si leurs querelles n’ont pas encore détruit l’administration et l’armée françaises, nous le devons, pour une bonne part, aux menaces du dehors. Les revues de Rome et de Berlin nous tiennent en haleine ; les clairons de l’étranger rappellent au Palais-Bourbon qu’il y a autre chose que des questions électorales : elles lui remettent en mémoire, avec les périls de la France, la solidarité nationale.

Il y a en ce moment, à Paris, un témoin de nos intentions pacifiques malaisé à récuser : l’exposition universelle. A travers tous les incidens soulevés sur notre frontière, pendant que nos voisins ne cessaient de réclamer de leurs parlemens de nouveaux fonds pour armer contre nous, la république française construisait des galeries gigantesques pour loger les industries, les œuvres d’art, les machines, tout le matériel pacifique du travail contemporain. Je ne sache pas que jamais peuple ou gouvernement ait donné à la paix, en face de tels périls, une telle marque de confiance et d’amour. Quelques-uns prenaient ce sang-froid pour de la témérité ; plus d’un étranger annonçait que ce serait d’autres fêtes qui célébreraient le centenaire de 1789, et que, si les voisins de la France venaient la visiter, ce ne serait pas en curieux pour contempler la tour de 300 mètres. Eh bien ! en face de ce Champ de Mars, indéniable garant de nos sentimens pacifiques, on va répétant, à Rome connue à Berlin, que si la guerre n’a pas encore éclaté, l’Europe le doit à la triple alliance. Sur l’un des arcs-de-triomphe élevés pour l’empereur Guillaume, à Castellamare, on lisait, il y a quelques mois : Paie imposta, paix imposée. — Menzogiut ! crient à la face de l’univers, la tour Eiffel et le palais des machines. Jamais plus menteuse légende ne s’est étalée sur les monumens de l’adulation officielle. On n’impose pas la paix à qui veut la paix.

La triple alliance fait profession de garantir la paix ; on pourrait dire qu’elle la compromet. Nous ne voulons pas mettre en doute la sincérité des trois puissances : mais leurs démonstrations pacifiques ont une odeur de poudre. Le seul fait d’une alliance de trois états militaires a quelque chose d’inquiétant. Elle coupe l’Europe en deux ; elle semble inviter à une contre-ligue. Elle oblige les puissances indépendantes à ranger, elles aussi, leurs bataillons en ligne. Et, de fait, jamais les craintes de guerre n’ont été plus fréquentes que depuis la conclusion de cette ligue de la paix. Chaque été, et au cœur même de l’hiver, on a vu les peuples et les gouvernemens, réveillés par des alarmes soudaines, se demander si les armées n’allaient pas enfin s’entro-choquer. Au poids sans cesse croissant des charges militaires qui pèsent sur notre malheureuse Europe, la triple alliance a ajouté le fardeau des inquiétudes qui paralysent toutes les affaires. Cette paix qu’elle se vante de nous conserver, elle nous en a gâté les fruits ; elle nous rend malaisé d’en jouir en nous la montrant plus précaire que jamais ; « Profitez de la paix, semble-t-elle nous dire, pendant qu’elle dure encore ; pour la défendre, nous avons aligné des millions de soldats tout prêts à marcher ; pour la rendre plus sûre, nous allons encore augmenter nos régimens et nos batteries. » Les discours les plus pacifiques prononcés en brandissant l’épée et applaudis avec des hourras ont quelque chose de peu rassurant. C’est l’air qui fait la chanson, dit un de nos proverbes. Il est difficile de nier que le ton et les allures des souverains ou des ministres des états alliés aient quelque chose de provocant. C’est un défi qu’ils semblent parfois porter à leurs voisins d’Occident ou d’Orient. En entendant leurs toasts ou en lisant leurs notes, on songe involontairement à ces forts de la halle qui vous montrent le poing en disant : « Viens-y ! »

Ici encore, je prierai nos voisins d’Italie de vouloir bien se mettre à notre place. Que dirait-on à Rome et à Berlin si la France et la Russie faisaient savoir au monde qu’elles viennent de signer une alliance pour le maintien de la paix ? Imaginez le tsar Alexandre III venant passer des revues à Paris, ou le président de la république française, escorté de son ministre des affaires étrangères, faisant une visite à Pétersbourg ou à Gatchina. Je doute que cela fût pris à la Consultà comme un gage de paix. La triple alliance pourrait cependant donner, aux puissances visées par elle, quelque envie de se concerter en vue de certaines éventualités. Pourquoi ne l’ont-elles pas fait ? Par sagesse, par prudence, par amour de la paix. Ni la France, ni la Russie n’ont voulu imiter les procédés des trois puissances centrales : à Paris comme à Pétersbourg, on est pacifique, et, voulant la paix, on ne veut pas répondre à la triple alliance par une contre-alliance, qui serait prise comme la préface de la guerre. Mieux vaut ne pas relever le gant. Si, malgré les nuages amoncelés à l’Orient et à l’Occident, la guerre n’a pas encore éclaté sur l’Europe, à qui le doit-elle ? Aux deux puissances signalées comme les perturbatrices du continent : à la république française et au tsar russe.

Quel a été « l’ange de la paix ? » ainsi que s’exprimaient les mystiques à la chute de Napoléon. Les Italiens nous accuseraient de railler si nous disions que c’est M. Crispi. L’ange de la paix, s’il en est un, au siècle du démon des armemens, c’est l’empereur Alexandre III. Il a plus de droit à ce titre que son grand-oncle Alexandre Ier, et il peut en tirer plus d’honneur. Pour le mériter, il lui a fallu dominer de naturels ressentimens, et, ce qui coûte le plus au maître incontesté de 100 millions de sujets, il lui a fallu se résigner, à la face du monde, à d’apparentes défaites. Mieux que l’Auguste de Corneille, il peut dire qu’il est maître de lui, comme de son vaste empire. Les échecs de sa diplomatie en Bulgarie, l’orgueil impérial lui conseillait de les couvrir par un appel à la force. Alexandre Alexandrovitch a résisté aux excitations de son peuple. Sa conscience d’autocrate et de chrétien répugne à tirer l’épée. Il a fait la guerre et il en connaît l’horreur. Comme le jeune Louis XIV, après la journée des Dunes, il a visité les champs de bataille, il en a contemplé le spectacle et senti l’odeur. Le souvenir des champs de Bulgarie ne l’a point quitté. Heureux les peuples dont le souverain a la mémoire moins courte que le jeune Louis XIV, et honneur à l’autocrate qui ose être un homme ; mais n’y a-t-il pas quelque chose de mélancolique à songer que, cent ans après 1789, l’Occident, affaibli par ses divisions, ne doit la paix qu’aux instincts pacifiques d’un autocrate ?

Les Italiens ont, en général, peu de sympathies pour la Russie. Ils sont trop voisins des Slaves pour ne pas s’en défier. Comme puissance continentale, l’Italie confine aux Slaves de l’Autriche, sur les Alpes et l’Adriatique ; à Goritz, à Trieste, en Istrie, en Dalmatie, les Italiens de l’empire austro-hongrois sont en lutte avec des Slaves ; on comprend que l’Italie soit en garde contre le spectre du panslavisme. Comme puissance méditerranéenne, elle se soucie peu de voir les Russes atteindre les bords de la Méditerranée. Elle trouve qu’il y a déjà assez de concurrens sur les deux bassins du grand lac. Elle se dit que, le jour où les Cosaques viendront à baigner leurs chevaux dans les flots de la mer Egée ou du golfe d’Alexandrette, le massif empire du Nord pèsera de ses 100 millions d’habitans sur les rivages du Levant. Tout cela peut être vrai ; mais, ethnographiques ou géographiques, les défiances que soulève contre l’immense empire son immensité même, il faut bien reconnaître que l’empereur Alexandre III n’a rien fait pour les exciter. Sa politique extérieure s’est distinguée, durant les dernières années, par sa modération et sa correction. Si la diplomatie impériale a récemment recouvré quelque ascendant sur plusieurs États d’Orient, c’est en les rassurant sur ses intentions. Les organes de la triple alliance affectent de voir là le germe de complications nouvelles. Ils n’admettent point que l’influence de l’Autriche à Belgrade, à Sophia ou à Bucharest, puisse diminuer sans que les chances de guerre en soient accrues. La paix de l’Europe dépend ainsi des oscillations des petites cours balkaniques. Les luttes d’influence sur le Balkan sont inévitables ; la Russie a bien su se résigner à des mécomptes, pourquoi l’Autriche et l’Allemagne ne feraient-elles pas comme la Russie ? Le meilleur moyen d’assurer la paix de l’Europe par la paix de l’Orient, c’est de respecter l’indépendance des États indigènes. Ils veulent être eux-mêmes ; l’Occident n’a qu’à les y encourager.


V

Depuis que M. Crispi en a la direction, la politique italienne a paru prendre une allure plus décidée, d’aucuns disent plus provocante. Au temps récent encore où M. Depretis était le chef du cabinet italien, la présence de l’Italie dans la ligue de la paix inspirait moins de défiance. On connaissait l’humeur pacifique du vieux goutteux de Stradella ; on savait que, au dehors comme au dedans, il aimait mieux dénouer que couper. Sous le ministère de ce Cunctator piémontais, on était certain que l’Italie n’irait pas courir les aventures. Personne n’eût cru que la mort de M. Depretis pût être un événement pour l’Europe. Comme il arrive souvent, on ne s’en est aperçu qu’après coup. Les Italiens, qui ont de l’amour-propre, en peuvent être flattés : la recrudescence des craintes de guerre a coïncidé avec l’arrivée de M. Crispi à la présidence du conseil. M. Depretis rassurait, M. Crispi a inquiété. L’un était Piémontais, l’autre est Sicilien. Toute la différence de leurs procédés tient peut-être à la dissemblance de leurs caractères. Chez M. Depretis il y avait, disait-on, du renard ; chez M. Crispi il y a plutôt du lion. C’est un homme d’une nature plus riche ; l’âge n’a point amorti sa fougue. Il est de ceux qui semblent avoir le privilège de demeurer toujours jeunes ; impétueux, exubérant, dominateur, ce septuagénaire a une volonté de fer. C’est un politique de race ; peut-être a-t-il quelques-unes des parties du grand homme d’état ; le malheur est que, avant la réussite, bien habile qui distingue un Alberoni d’un Richelieu.

Si M. Crispi a accentué l’alliance, c’est beaucoup par tempérament, par vivacité naturelle, par besoin de déployer sa force ; c’est peut-être aussi par calcul, pour faire du bruit, pour se faire va loir, pour flatter l’amour-propre national. Il semble aimer à jouer à la grande politique ; — c’est un goût qui vient aisément aux anciens démocrates parvenus à la direction des affaires. — et, comme il n’est plus jeune, il est pressé. Il veut faire grand, ou, ce qui revient au même, en avoir l’air. M. Gladstone, à son passage à Rome, en février dernier, a pu lui donner, dans la salle d’attente de la gare des Thermos, le conseil de se défier de la politique d’apparat ; c’est un avis que le premier italien aura peine à suivre. Il a trouvé la triple alliance faite ; il a voulu la faire sonner. Il n’avait pas attendu, nous l’avons déjà rappelé, la signature d’un traité outre Rome et Berlin pour lier connaissance avec le prince de Bismarck. Il savait que « l’amitié d’un grand homme est un bienfait des dieux. » Comme l’Italie est l’alliée de l’Allemagne, M. Crispi est l’ami de M. de Bismarck. Bismarck e Crispi était une des inscriptions lapidaires qui réjouissaient les yeux de l’empereur Guillaume dans son voyage au-delà des monts. Une partie de l’ascendant de M. Crispi vient de cette auguste amitié. En France, on est porté à croire que le chancelier a des valets, non des amis ; les Italiens n’envisagent pas la chose du même œil ; là où les Français ne veulent voir qu’une honte, ils voient un honneur.

M. Crispi n’est pas seulement l’ami de M. de Bismarck ; il est, à certains égards, son élève ou son émule. Il ne craint pas de lui emprunter ses procédés de gouvernement, autant du moins que le permet la différence des institutions. Comme M. de Bismarck, M. Crispi se sent de force à porter tout le poids du gouvernement. Le ministère, c’est lui ; il est l’Atlas sur qui repose tout. A son activité il faut deux ou trois portefeuilles à la fois ; il a dans une main les Affaires étrangères, dans l’autre l’Intérieur ; et, au parlement, il jongle avec la diplomatie et l’administration, répondant par la politique étrangère aux interpellations sur sa politique intérieure. Il a appris, de son ami le chancelier, l’art de jouer de la guerre et de la paix pour faire marcher une chambre. La triple alliance, les rumeurs belliqueuses lui servent à enlever un vote. Pour déplacer trente voix au Reichstag, M. de Bismarck ne craint pas de faire trembler l’Europe ; M. Crispi est, lui aussi, passé maître dans l’art de manier les parlemens et la presse. Il ne croit pas inutile de tenir les peuples en haleine. Les craintes de guerre ont cela de bon qu’elles fortifient l’autorité d’un ministre. Attaquer le gouvernement à la veille d’une guerre générale, n’est-ce pas pécher contre le patriotisme ? Aussi le chef du cabinet ne redoute-t-il pas les incidens avec l’étranger, et dans sa bouche, selon la remarque d’un Italien, l’étranger, lo straniero, signifie la France ; — l’Allemagne, l’Angleterre, l’Autriche sont « nos alliées. »

M. Crispi a le verbe haut, il aime à parler fort, comme dans l’affaire de Massaoua ; c’est dans son tempérament de Sicilien : puis il sait que cela plaît aux peuples. Rien ne les flatte comme un grain d’insolence vis-à-vis de l’étranger. Josué Carducci, un poète, — et l’un des deux ou trois plus grands du continent, — a été touché par les notes à M. Goblet. L’auteur des Odes barbares a célébré, dans une lettre publique[8], il gran vecchio patriota qui, dans le livre vert pour Massaoua, a vengé la dignité de l’Italie. Le poète en a été si transporté que, oubliant anciens vers et anciens discours contre les Kaiser allemands ou autrichiens, M. Carducci en a applaudi à la triple alliance, tout en la déclarant non intiero amor suo. Cette réserve ne nous surprend pas, de la part du barde démocratique qui, dans le Ça ira de ses Rime nuove, chantait, il y a peu d’années encore, Kellermann et Kléber leon ruggente, et Desaix, et Marceau, et « Hoche sublime. » L’Italien a en lui du poète et de l’artiste ; une politique bruyante, à fanfares sonores, à éclats et à fracas, ne déplaît point à son imagination méridionale. C’est ce sentiment qui, au milieu des souffrances de la péninsule, fait la force de M. Crispi ; il a, pour lui, l’amour-propre national.

Le successeur de M. Depretis a aussi, pour lui, le plus utile des agens secrets : la presse française. Les attaques des feuilles du boulevard ont beaucoup contribué à son ascendant. On pourrait presque dire que son prestige a été fait par les journaux français. Un homme d’état vilipendé par les pays voisins en devient plus grand aux yeux de ses compatriotes. Rien ne vaut pour un ministre les railleries ou les invectives des journalistes du dehors. C’est une recommandation d’autant plus précieuse qu’elle ne coûte rien. Que M. Ferry n’a-t-il eu la bonne fortune d’être le point de mire de quelque Figaro ou Gaulois allemand ou italien ; il serait encore au quai d’Orsay. M. Crispi est trop habile homme pour ne pas tirer parti du concours gratuit que lui fournit la presse de Paris. Il sait qu’il n’a rien à redouter de ses attaques ou de ses insinuations. Un Parisien qui n’a jamais franchi la banlieue peut se représenter M. Crispi comme un humble instrument de la politique de Friedrichsruhe. Les Italiens connaissent trop la superbe de leur premier ministre pour en avoir pareille opinion. Un Crispi n’est le valet de personne, pas même d’un Bismarck. En est-il le jouet, c’est à son insu.

On se figure parfois M. Crispi comme le compère de M. de Bismarck, comme l’homme qui, au signal convenu, doit brouiller les cartes pour faire le jeu de son patron. Je doute fort, pour ma part, que l’ancien garibaldien accepte pareil rôle. Il est homme à travailler pour son propre compte. De même, quand on dit qu’il est tout Allemand, on se trompe ; il n’est pas plus Allemand que Français ; il est Italien. Il fait de la politique italienne ; pour être complet, il faudrait dire de la politique crispinienne. Peut-être cette politique n’est-elle pas sans préjugés ; peut-être est-elle à courte vue, plus préoccupée du présent que de l’avenir, plus soucieuse de l’effet que des réalités ; mais peut-être aussi Francesco Crispi n’en est-il pas la dupe. Quand il affirme qu’il n’est pas notre ennemi, qu’il ne veut pas l’abaissement de la France, qu’il faudrait être fou pour désirer la destruction de notre pays, il est fort possible qu’il soit sincère, car il est trop intelligent pour ne pas sentir quelle serait la dépendance de l’Italie, si l’Allemagne n’avait plus de contrepoids en Occident. Il se dit pacifique, il peut l’être in petto ; son tort est de ne pas craindre de jouer avec les passions nationales, et, s’il veut la paix, de trop parler le langage de la guerre.

Si nous voulions juger les Italiens comme trop d’entre eux nous jugent, nous dirions que les sentimens pacifiques du roi Humbert et de ses ministres peuvent être moins forts que leurs difficultés intérieures. On suppose souvent, au-delà des monts, que le gouvernement français se jettera dans une guerre pour échapper à ses ennemis du dedans. Mais si les gouvernemens dans l’embarras ne reculent point devant des diversions aussi criminelles, qui nous garantit que l’Italie ne recourra pas elle-même à ce périlleux remède, car la péninsule a, elle aussi, ses malaises, ses souffrances internes, d’autant plus graves qu’elles tiennent à ses conditions d’existence, à son âge, à la rapidité de sa croissance, à sa complexion encore mal formée.

Nous aurions bien des choses, nous Français de 1889 à envier à l’Italie : ce n’est pas seulement son beau ciel, la variété et l’individualité de ses vieilles cités ; ce sont des biens plus substantiels, que nous avions perdus avant qu’elle ne les connût, et que nous ne retrouverons peut-être jamais. Elle possède, cette Italie, affranchie depuis moins d’un tiers de siècle, une monarchie libérale vraiment moderne, une dynastie nationale et populaire, aujourd’hui incontestée ; un roi, qui a succédé à son père et qui en est le digne élève ; une reine, dont la beauté, la grâce, l’intelligence ont été une force pour le trône. Elle a, cette Italie, patrie du carbonarisme et de Mazzini, une constitution, un statut accepté de presque tous les Italiens ; on n’y entend réclamer ni révision, ni constituante. Elle a un parlement, dont presque tous les membres sont constitutionnels. Ses ministres ne sont peut-être point de plus grands hommes d’état que les nôtres, — M. Crispi lui-même n’est peut-être pas supérieur aux Ferry, aux Freycinet, aux Rouvier ; mais le pays a une meilleure assiette politique, ce qui vaut mieux que l’éloquence d’un Guizot ou d’un Gambetta. Fn Français est attristé en passant du Palais-Bourbon aux tribunes de Monte-Citorio. Des deux parlemens, c’est le plus vieux qui semble le plus novice ; c’est lui, à coup sûr, qui est le plus turbulent, le plus bruyant, le plus enfant ; c’est à Rome qu’on trouve le plus de sérieux dans la discussion, le plus de compétence dans les affaires, le plus de dignité dans la tenue et dans les joutes oratoires. Ce n’est point que le parlementarisme italien n’ait, lui aussi, ses défauts et ses mécomptes. Le Sénat y a encore moins d’influence et d’autorité qu’en France. A la Chambre, les bancs des députés sont d’ordinaire vides. En dehors des grands jours, les orateurs n’ont d’auditeurs que les huissiers et les sténographes. On a vu, au cours d’une discussion, demander la parole par télégramme, de Naples ou de Florence. Chose plus grave, les partis sont en décomposition ; la gauche et la droite ont été mêlées et défaites par le Itransformisme de M. Depretis, repris à son compte par M. Crispi. Mais la reconstitution, le groupement rationnel des partis est autrement facile qu’en France ; on en voit les élémens, il n’y a qu’à les mettre en œuvre. Des grandes puissances du continent, l’Italie est celle où la liberté politique est le mieux entrée dans les mœurs. C’est là, pour un état moderne, un primato qui vaut mieux que la gloire des armes. Cette supériorité, l’Italie la doit moins au génie ou au patriotisme de ses hommes d’état, les Cavour, les Ricasoli, les Minghetti, qu’aux traditions de sa dynastie et au sens pratique de son peuple.

Voilà bien des avantages pour le jeune royaume. Malheureusement les nations ne vivent pas de politique ; les hommes d’état ont tort de l’oublier. La situation économique de la Péninsule est loin d’être aussi bonne que sa situation politique. C’est là le côté faible du pays ; il a grandi trop vite ; il en a gardé une sorte de maigreur, de gracilité de formes ; il n’a pas eu le temps de prendre du corps. L’aurait-il eu, la politique ne le lui eût pas permis ; elle l’a surmené, elle lui a demandé des efforts excessifs, sans tenir compte de ses forces. L’Italie passe aujourd’hui par une crise économique, suite manifeste de sa politique.

On pourrait dire qu’elle est la victime de la triple alliance ; et comme son gouvernement y tient, comme il en a, hier encore, resserré les nœuds, et qu’il lui serait, aujourd’hui, malaisé de s’en dégager, on peut craindre que, n’en pouvant supporter indéfiniment les charges, la jeune monarchie ne soit pressée d’en tirer parti et ne se voie ainsi entraînée à un coup de tête. Voilà par où l’Italie inquiète l’Europe. Elle se prépare à grands frais à une guerre que personne ne veut lui faire : la guerre ne venant pas, et l’Italie ne pouvant toujours attendre, n’est-il pas à redouter qu’elle ne soit tentée de courir au-devant ? C’est une opinion assez répandue, en tout pays, que les puissances de l’Europe ne peuvent toujours continuer à augmenter leurs arméniens ; que l’heure viendra où, n’ayant plus la force ou la patience de supporter la paix armée, elles préféreront les chances de la guerre. C’est assurément là un des dangers de la situation ; mais s’il est un pays qui plie sous le faix, c’est l’Italie. La France, l’Allemagne, même la Russie et l’Autriche-Hongrie peuvent longtemps supporter ce trop lourd fardeau ; elles en souffrent, elles en sentent la gêne dans tous leurs membres ; elles ne sont pas obligées de demander grâce. Des cinq puissances continentales, l’Italie semble celle qui pourra tenir le moins longtemps à ce jeu écrasant. Elle donne déjà des signes de lassitude.

L’arbre se reconnaît à ses fruits, a dit l’Évangile. Les fruits de la politique italienne sont amers. Comparez l’Italie de 1889, l’Italie de la triple alliance, à l’Italie libre d’il y a quelque dix ans : le rapprochement est instructif. Au début du règne du roi Humbert, la monarchie unitaire était, après-vingt ans d’efforts, parvenue enfin à l’équilibre du budget, à ce fameux pareggio, qui était comme la terre promise, où les plus illustres de ses hommes d’État avaient eu tant de peine à la conduire. En 1889, comme en 1888, en 1887, — son budget est de nouveau retombé en déficit ; il ne se solde qu’avec des emprunts de plus en plus onéreux ; l’équilibre n’est plus, pour elle, qu’un paradis perdu dont le démon des armemens lui défend la porte. Aux premières années du roi Humbert, l’Italie abolissait le cours forcé, elle supprimait les impôts les plus lourds ou les plus impopulaires, le droit sur la monture, le macinato, prélevé sur la polenta du pauvre ; en 1889, M. Crispi était contraint de proposer de nouvelles taxes, dure nécessité pour un homme qui, pendant vingt-cinq ans, n’a cessé de réclamer la réduction des impôts. Il y a quelques années à peine, alors que l’Italie était liée à la France par un traité de commerce, l’agriculture du royaume était prospère, les exportations toujours en croissance ; aujourd’hui, le traité a été dénoncé, les plaintes sont générales, la misère s’étend, les paysans du midi ont faim, les contadini de Lombardie s’agitent. Pour évaluer ce que la triple alliance coûte à l’Italie, il n’y a qu’à consulter les statistiques officielles. En aucun pays ce service n’est conduit avec plus d’intelligence. Les étrangers curieux de mesurer de combien a reculé l’Italie n’ont qu’à compulser les documens italiens. Pour l’état des finances, ils peuvent s’en référer à une récente étude de M. Gladstone ; elle est peu encourageante[9].

Il est intéressant de comparer l’Italie à elle-même ; il ne l’est pas moins de la comparer à autrui. Un fait me frappe entre tous. Depuis deux ou trois ans, depuis que M. Crispi conduit la politique italienne, il n’est peut-être pas un État d’Europe ou d’Amérique, grand ou petit, monarchie ou république, dont les fonds n’aient bénéficié d’une hausse considérable. J’ai beau parcourir la cote des Bourses européennes, je ne découvre qu’une exception, les fonds italiens. Au milieu de la hausse générale des valeurs d’État, les rentes italiennes ont été seules à baisser ou à demeurer stationnaires, ce qui, devant la hausse universelle, revient au même. Tandis que le crédit, de la France, de l’Autriche-Hongrie, des pays scandinaves, de la Russie, de l’Espagne, du Portugal, de la Grèce, de l’Egypte, de la Turquie même, que le crédit du Brésil, du Chili, de la République argentine, de l’Uruguay, du Mexique, s’améliorait d’une manière sensible, tandis que la plupart des États européens ou américains procédaient à de fructueuses conversions, le 5 pour 100 italien retombait au-dessous du pair, qu’il promettait de dépasser, il y a peu d’années encore. Le grand phénomène de la diminution du taux de l’intérêt, qui affecte tous les États civilisés et allège tous les budgets, semble ne pas avoir atteint l’Italie. La péninsule semble rester en dehors du mouvement économique contemporain. Et cette remarque ne s’applique pas uniquement aux fonds de l’État italien, mais à la plupart des valeurs italiennes : chemins de fer, banques, sociétés financières, mobilières ou immobilières. Ce seul fait montre que l’Europe, que les capitaux internationaux, français, anglais, hollandais, belges, allemands même, n’envisagent pas la triple alliance comme une garantie de sécurité et de prospérité pour l’Italie. Les capitaux ne font guère de politique, surtout de politique sentimentale ; ils ne connaissent guère les sympathies et les antipathies nationales ; ils sont positifs, ils sont défians : ils redoutent les risques. S’ils se sont éloignés de l’Italie, c’est que la politique italienne a excité leurs appréhensions.

Telle est la conséquence de la place prise par l’Italie dans « la ligue de la paix. » Que représente, pour les capitaux, l’intimité de la maison de Savoie et des Hohenzollern ? Elle représente deux choses : au dedans, des charges budgétaires ; au dehors, des chances de guerre. La politique d’union étroite avec Berlin a ainsi porté un double coup aux finances italiennes. Il semble qu’une alliance conclue en vue de la paix doive avoir pour effet de mettre un pays à l’abri des charges de la guerre en lui assurant, en cas de péril, le concours des États alliés. Or, en Italie, l’alliance allemande a produit des effets tout opposés. Au lieu de permettre aux Italiens de diminuer ou d’arrêter leurs dépenses militaires, elle les contraint à les accroître sans cesse, pour se mettre au niveau des exigences de Berlin. On nous dit que ces armemens à outrance sont le moyen de garantir la paix ; ce paradoxe serait-il un « truisme, » il serait difficile de voir là un moyen d’améliorer les finances du royaume.

Il y a deux États en Europe dont, depuis quelques années, la gestion financière a été singulièrement défectueuse ; l’un est l’Italie, l’autre est la France. Les deux nations sœurs se ressemblent par plus d’un trait de famille ; toutes deux ont un train dépensier. Mais, entre elles, il y a une différence : la France a une richesse accumulée et une capacité d’épargne que ne possède pas sa voisine. La France est encore assez riche pour payer les fantaisies ou les folies de ses gouvernans. Si l’État français est prodigue, le peuple français est économe. Tandis que l’État s’endette et s’appauvrit, les particuliers ont continué à s’enrichir et à épargner. La crise agricole et industrielle, le phylloxéra, la chute du Panama et du Comptoir d’escompte n’ont pas empêché la France d’accroître ses réserves. A-t-elle perdu, depuis deux ou trois ans, sur ses fonds italiens, elle a gagné sur ses fonds étrangers des deux mondes, sur les fonds espagnols, portugais, russes, autrichiens, hongrois, égyptiens, argentins. Le gouffre financier que son gouvernement s’est amusé à creuser sous ses pieds, la France a, malgré tout, de quoi le combler. Quelques années de bon gouvernement y suffiraient. Si la richesse est un des premiers élémens de la puissance des États, la France n’a jamais été aussi puissante qu’aujourd’hui. Vous qui, de la tour Eiffel, avez contemplé le Champ de Mars, n’est-ce pas votre avis ?

L’Italie, aussi, veut être une grande puissance ; elle en a le droit et elle en a les élémens ; à une condition, c’est qu’elle ménage ses forces. Or, de l’avis de ses meilleurs amis, ce n’est point ce qu’elle fait, depuis quelques années. Sous prétexte de se fortifier dans le présent, elle s’affaiblit pour l’avenir. Où la conduira cette politique ? se demande M. Gladstone ; à la puissance ou à l’impuissance ? to power or to impotence ? L’Italie, ajoute le représentant du Midlothian, est encore an infant state ; chez cet État enfant, ce qui doit devenir des os n’est présentement que cartilage. Et, reprenant la même pensée sous différentes formes, M. Gladstone compare l’Italie aux chevaux qu’on fait courir trop jeunes et qui sont contraints de renoncer au turf, après avoir perdu le prix. Ce qui menace la péninsule, c’est le mal le plus grave qui puisse frapper la jeunesse, un arrêt de croissance. Il y a quelques mois, à Rome, je contemplais avec tristesse, sur l’emplacement des vertes murailles de cyprès et de lauriers de la villa Ludovisi, de massives maisons à cinq ou six étages, aux murs de briques blanchis à la chaux. À ces espèces de casernes ouvrières, il ne manquait guère, pour être habitables, que des toits et des fenêtres. C’était tout un quartier dont la construction était suspendue, faute d’argent. Je me demandais, en cherchant dans la boue des nouvelles rues le tracé des ombreuses allées de l’ancienne villa, si ces lourdes bâtisses inachevées, élevées par un syndicat en faillite sur les jardins d’un prince romain, devaient être le symbole de l’Italie moderne.


VI

Ce que la triple alliance est en train de faire de la péninsule, M. Gladstone vient de le dire. Combien différente eût été la situation de l’Italie si, au lieu de s’enchaîner à Berlin et à Vienne, elle eut gardé les mains libres ! Elle ne courrait pas le risque d’être entraînée par ses alliés dans des querelles qui ne sont pas les siennes. Elle n’accablerait pas ses paysans d’impôts pour affermir le joug de l’Allemagne sur l’Alsace-Lorraine et assurer à l’Autriche l’annexion de la Bosnie-Herzégovine. N’ayant pas déclaré son choix, elle se verrait recherchée et courtisée de tous. Une guerre surviendrait, qu’elle pourrait faire ses conditions et réaliser à bon prix son alliance ou sa neutralité. Les bénéfices de la guerre sont aléatoires, ceux de la paix, certains. Une Italie libre eût mis largement à profit la paix précaire des dernières années. Elle en eût profité pour augmenter ses ressources en diminuant ses charges, pour donner à ses finances tendues à l’excès l’élasticité qui leur manque, en un mot, pour élargir et fortifier les bases de sa puissance.

Que M. Crispi nous permette un rapprochement qui n’a rien d’injurieux pour ses compatriotes. Comparez l’Italie à la Russie, dont elle a pris la place dans la triple alliance. Entre les finances des deux États, il y a plus d’un trait de ressemblance. Toutes doux, la massive Russie et la svelte Italie, sont retardées dans leur développement par le poids des impôts et de la dette qu’elles traînent après elles ; toutes deux ne peuvent guère emprunter qu’en recourant à l’étranger. Il y a peu d’années, les fonds italiens étaient côtés au-dessus des fonds russes ; et c’était justice, car, par tous les élémens de la civilisation, le jeune royaume était en avance sur le colosse slave, et, par sa situation géographique, il semblait moins exposé à la guerre. Aujourd’hui, les fonds russes ont dépassé les fonds italiens. Qui a renversé la balance ? La triple alliance. Pendant que l’Italie armait avec ostentation pour le compte de Berlin et de Vienne, le tsar, tout en maintenant ses armées sur un pied formidable, savait inspirer confiance dans ses intentions pacifiques. Avec l’aide des capitaux français, il procédait, en dépit des attaques de Berlin, à de vastes conversions, allégeant d’autant ses finances. C’est le seul appui que la France ait prêté à la Russie : mais il a son prix. Ce qu’ils ont fait pour l’empire autocratique, les capitaux français étaient tout prêts à le faire pour l’Italie libérale. Que leur eut-il fallu pour cela ? La foi dans les déclarations pacifiques de la Consulta. Un pays qui voit son voisin armer contre lui regarde naturellement à lui confier ses économies.


Poursuivons cette enquête. L’Italie a été durement atteinte par la dénonciation du traité de commerce avec la France. Tout a été dit des deux côtés, sur cette rupture inégalement préjudiciable aux deux pays. Celui qui devait y perdre le plus est celui qui en a pris l’initiative. Avec le courant protectionniste qui envahit l’Europe, avec la répugnance contre les conventions commerciales soulevées chez nous par le traité de Francfort, en face des souffrances de l’agriculture et de la viticulture françaises, devant les défiances suscitées de ce côté des Alpes par les alliances de l’Italie, le traité de commerce ne pouvait être renouvelé qu’à force de prudence et de patience. Le tort du gouvernement italien a été de ne pas le comprendre. Pourquoi l’Italie a-t-elle dénoncé un traité dont le renouvellement lui importait dix fois plus qu’à la France ? Par amour-propre, pour ne pas s’exposer à être prévenue par la France, comme si les vignerons de la Pouille et de la Sicile ne valaient pas une satisfaction de vanité. De même, dans les négociations pour un nouveau traité. Le gouvernement italien a voulu l’emporter de haute lutte ; il a prétendu imposer sa méthode, faire accepter comme base de négociations le tarif général de M. Ellena, tarif de guerre dressé ad hoc, spécialement contre nous. Le procédé était peu sérieux ; eut-il été légitime, c’était à l’Etat le plus intéressé au traité à se montrer le plus coulant. Le ministère italien a bien voulu, après coup, se départir de ses premières exigences ; il se fût contenté de quelque modus vivendi ; mais il était trop tard. Ses procédés avaient indisposé l’opinion française ; l’ouverture de la guerre de tarifs avait déjà tourné visiblement au détriment de la péninsule ; puis, comment faire voter un traité de commerce par une chambre au terme de son mandat ? En d’autres circonstances, l’intérêt politique, le désir de nous concilier l’amitié de nos voisins eût pu faciliter la conclusion d’un traité. Il en avait été ainsi en 1881 ; mais comment, en 1888, la politique y eût-elle aide ? Pendant qu’elle était en négociations commerciales avec la France, l’Italie resserrait, avec ostentation, les nœuds de l’alliance allemande.

Certains de nos voisins semblent s’être fait un programme singulier : alliance sur terre avec l’Allemagne et l’Autriche, alliance sur mer avec l’Angleterre, convention commerciale avec la France, pour garder à la production nationale son principal débouché. Cela était trop roué pour n’être pas naïf. Il est difficile d’entrer avec fracas dans une ligue contre un pays et, en même temps, de conclure avec ce pays une alliance commerciale. Un traité de commerce avec les amis de l’Allemagne semble à beaucoup de Français un jeu de dupe. Ils se représentaient mal les Italiens réclamant, dans une dépêche, l’accès de notre marché, et dans une autre, assurant à nos adversaires le concours de leurs armées. Pour le grossier bon sens de nos bourgeois, ce sont là combinaisons bien subtiles. Si les Italiens ont besoin de débouchés, disent nos Lorrains et nos Bourguignons, qu’ils en cherchent auprès de leurs alliés les Allemands. — L’Allemagne, par malheur, est peu disposée à sacrifier ses intérêts ou ses préjugés économiques à l’amitié de ses partners d’outre-mont. L’alliance italo-prussienne n’a pas valu à la péninsule la plus mince concession commerciale. Aujourd’hui même, le Zollverein allemand frappe les produits italiens, les vins notamment, de droits plus élevés que le tarif français ; et l’Allemagne est réputée l’alliée de l’Italie, et personne ne songe à incriminer ses tarifs. Elle ne fait rien pour alléger les souffrances de l’agriculture italienne ; elle se contente d’occuper, sur les marchés de la péninsule, la place enlevée à l’industrie française. L’Allemagne, dans ce litige commercial, est le tertius gundens. On comprend qu’elle s’applaudisse de la résiliation du traité de 1881 ; c’est tout profit pour son industrie, aussi bien que pour sa politique.

Il serait déraisonnable à l’alliée de la Prusse de nous demander plus de souci de son bien-être que ne lui en témoignent les Allemands. Si elle souffre, la faute n’en est pas à nous, mais bien plutôt à son hostilité contre nous ; elle est à ce qu’un Italien, M. Jacini, nomme la megalomania, à cette manie des grandeurs non moins funeste aux peuples qu’aux individus. Certes, il y a quelque chose d’attristant dans les souffrances d’une grande et noble nation, naguère notre amie, alors même que, aigrie contre nous, elle nous fait des reproches immérités. Avez-vous jamais vu une femme aimée, longtemps malade et injustement malheureuse, arrachée avec peine au deuil et à la mort, retomber tout à coup par sa propre imprudence, s’étiolant lentement devant vous, par sa faute, et vous accusant de sa rechute ? Tel est, je l’avoue, le sentiment que j’ai ressenti, lors de ma dernière visite à l’Italie, car l’enchanteresse est de celles qu’on aime comme une femme. Le spectacle est particulièrement pénible pour les Français qui s’étaient réjouis de sa résurrection, escomptant au profit de l’Europe le rajeunissement de son libre génie. Ce qu’il y a peut-être, pour nous, de plus douloureux, c’est que sa politique nous défend de nous laisser aller à notre attendrissement. Le bouvier de la Maremme ou le pâtre de l’Apennin n’est pour rien dans la triple alliance ; il n’en est que l’innocente victime. Qu’il souffre, puisque ses maîtres le veulent ! Nous n’avons même plus le droit de le plaindre, nous qu’on lui désigne comme ses ennemis. Que l’Italie s’affaiblisse, qu’elle s’appauvrisse, le patriotisme nous commande de nous en consoler, puisque, ce qu’elle a de forces et de richesses, elle l’a engagé à nos ennemis !

Hélas ! il a bien fallu nous faire, malgré nous, à l’idée d’une lutte fratricide avec cette Italie affranchie par nos armes. Il est dur, pour un pays placé en face d’un adversaire implacable, de penser que, au moment de croiser les épées, il risque d’être attaqué dans les jambes par un voisin qu’il s’était habitué à regarder comme un ami. Pour sérieuse que soit pareille éventualité, la France n’a pas lieu de perdre courage. Elle doit envisager virilement la possibilité d’un double assaut, et se tenir prête à le repousser sans forfanterie, comme sans couardise. Après tout, ce ne serait pas la première fois que la France ferait front à l’ennemi sur les Vosges et les Alpes à la fois. Ce qu’elle a fait en d’autres temps, elle peut le recommencer. Elle possède en hommes et en matériel des ressources infiniment supérieures à celles de Louis XIV et de Napoléon. Si l’ennemi est plus redoutable, une diversion de l’Italie sur notre flanc droit n’aurait pas, pour nous, toute la gravité qu’imaginent nos adversaires. Ce n’est pas que nous fassions fi des Italiens ; ce serait une sottise et une injustice. Ils ont une armée et une flotte ; leurs officiers ont un vif sentiment de l’honneur militaire ; leurs soldats sont disciplinés, sobres, patiens, agiles, plus résistans à la fatigue et aux privations que ne le suppose l’étranger. J’inclinerais à croire que le grand état-major allemand ne fait pas de l’armée alliée tout le cas qu’elle mérite. Il la juge trop avec le pédantisme tudesque. Quant à nous, que nos voisins nous pardonnent, si nous les estimons assez pour prendre quelques précautions contre eux sur les cols ou dans les gorges de la montagne.

Quelle que soit la valeur de ses soldats, nous aurions, dans une guerre contre l’Italie un allié qui ne manquerait pas à l’appel ; la nature. Il y a encore des Alpes, et si les Alpes sont un rempart, c’est surtout de notre côté. Jamais, depuis qu’il y a une France, invasion par la Provence ou le Dauphiné n’a réussi. Un écrivain militaire allemand calculait récemment que, en cas de guerre, les Italiens immobiliseraient un tiers des forces de la France[10]. Je n’engagerais pas l’état-major de Berlin à s’y fier. Deux corps d’armée suffiraient à arrêter les Italiens, au moins pendant les premières semaines. Nos ennemis auraient à compter avec les difficultés géographiques d’une mobilisation péninsulaire, avec l’insuffisance du matériel des chemins de fer, avec l’encombrement de lignes dont la plupart n’ont qu’une seule voie, sans parler du danger de voir couper les ferrovie du littoral. Les Italiens seraient encore au pied des Alpes que le sort de la guerre pourrait être décidé dans les plaines de l’est. Ce qui courrait le plus de risques, ce serait l’Afrique française ; mais encore, le débarquement d’une armée sur la côte berbère est-il une opération plus compliquée qu’au temps des Scipions ; et les destinées de l’Afrique se décideraient en Europe, entre Français et Allemands. Les grandes batailles auraient chance d’être livrées sans les Italiens. Pour donner la main aux Allemands, par-dessus les Alpes, ils ont, il est vrai, un chemin, la Suisse ; mais la route est barrée par les traités ; et si pareille barrière n’arrête pas les Italiens, ils trouveront, au haut du Gothard, du Simplon, du Saint-Bernard, un vaillant petit peuple qui leur fera faire halte. Il ne nous déplaît pas, quant à nous, de voir les alliés de l’Italie menacer la neutralité suisse ou belge. Cela montre à tous de quel côté est en Europe le sentiment du droit et le respect de la liberté des peuples. Pour s’y tromper, il faut qu’un Italien ait oublié les traditions du Risorgimento.


Une guerre entre la France et l’Italie ! Bien coupables, devant la civilisation, les hommes qui nous mettent en face de pareille perspective ! Une guerre ! pourquoi ? — Il nous faut terminer par où nous avons commencé. Qu’y a-t-il donc d’inexpiable entre les deux nations ? Est-ce Tunis, la seule acquisition subeuropéenne de la France à une époque où l’Italie, la Prusse, l’Autriche, la Russie ont toutes reculé leurs frontières ; Tunis, qu’à Berlin M. de Bismarck et lord Beaconsfield offraient à la France comme une fiche de consolation ? Les Italiens oublient que, sans l’imprudence de leur gouvernement ou de leurs agens, nos soldats ne camperaient point au pied du Bardo. Laisser les Italiens occuper l’étroite régence tunisienne, c’était compromettre l’Algérie et nous exposer à une guerre avec eux pour la possession de Bône ou de Constantine. Sommes-nous donc à l’âge où le vieux nom d’Afrique ne désignait que l’angle de la Berberie ? Tunis n’est ni l’Afrique, ni la Méditerranée ; sur le continent noir, comme sur la mer bleue, il y a place pour d’autres, à côté de nous. Notre frontière algérienne assurée par la marche de Tunis, personne en France ne songe à étendre la main sur Tripoli, ou sur le Maroc. Si la Tripolitaine doit revenir à un état européen, c’est à l’Italie. Mais il ne nous appartient pas de disposer de ce qui n’est point à nous. Quels obstacles l’Italie a-t-elle rencontrés, de notre part, dans ses entreprises coloniales ? ive l’avons-nous pas, sur la Mer-Rouge, laissée s’établir dans la baie d’Adulis, sur laquelle nous aurions pu faire valoir des droits antérieurs aux siens ? A l’heure où la presse italienne, avec la bienveillance qu’elle nous témoigne parfois, nous accusait de favoriser le débarquement des cosaques d’Achinof, nos vaisseaux étaient en train de bombarder les soi-disant cosaques libres ; et cela au risque de froisser nos amis de Moscou. Nous serions curieux de voir nos voisins, qui nous soupçonnent de faire le jeu de la politique russe, montrer autant d’indépendance vis-à-vis des Allemands.

Les Italiens ont toujours à la bouche la liberté de la Méditerranée. La Méditerranée libre, nous la voulons comme eux, pour ne pas dire plus qu’eux, car nous ne pensons pas qu’il faille en livrer les deux portes aux Anglais. Nous tenons à la liberté de la navigation, et nous avons cherché à l’assurer, sans le concours de l’Italie, dans les négociations pour la neutralité du canal de Suez. Nous n’avons pas l’ignorance de regarder la Méditerranée comme un lac, nous qui l’avons réunie à la mer Rouge ; mais nous nous étonnons de voir des riverains appeler ou fortifier, sur cette mer latino-hellénique, des peuples que la nature semblait en écarter. A Rome, il semble qu’on croie servir la liberté de la Méditerranée en aidant les Anglais à s’installer à demeure en Égypte, ou en ouvrant aux influences allemandes l’Asie-Mineure ou le Maroc. Quant à l’Adriatique, l’ancien lac vénitien, est-ce notre faute si l’ascendant de l’Italie y est en déclin ?

Sur mer comme sur terre, la politique italienne s’est fait un horizon bien étroit ; elle n’est pas aveugle, elle est myope. Sa vue ne perce ni l’espace ni le temps ; le lointain et l’avenir lui échappent. Elle aperçoit la paille dans les yeux de la France et ne distingue pas la poutre dans l’œil de l’Allemagne ou de la Grande-Bretagne, aspirant l’une à la suprématie de l’Europe, l’autre à la domination des mers. S’il est une chose manifeste cependant, à qui sait voir de loin et de haut, c’est qu’Italie et France ont les mêmes intérêts essentiels.

Ni France ni Italie ne peuvent rêver un primato continental ou maritime ; si grand que soit leur passé, la lutte pour l’hégémonie est entre d’autres. Quel est leur intérêt suprême à toutes deux ? L’indépendance des peuples, la liberté, partant l’équilibre de l’Europe. Devant ce grand objet, combien mesquines paraissent toutes les dissidences ou les jalousies ! L’Italie a-t-elle déçu les espérances que notre affection avait mises sur elle, c’est qu’elle a temporairement méconnu sa mission européenne et son intérêt national. Qu’un Dieu la ramène au juste sens de ses propres intérêts, c’est la seule prière que je fasse pour elle.


  1. Bonfadini, la France et l’Italie en 1888.
  2. Camille Rousset, Louvois, t. I, ch. V.
  3. G. Rothan, Souvenirs diplomatiques : l’Allemagne et l’Italie.
  4. Voyez, dans la Revue du 1er août 1888, le Huitième Centenaire de l’Université de Bologne, par M. Gaston Boissier.
  5. Voir, dans la Revue, les Chroniques de la quinzaine et l’étude de M. Valbert, du 1er janvier 1889.
  6. Peut-être le premier ministre hongrois avait-il simplement voulu donner une leçon au quai d’Orsay. Il se publiait à Paris, sous le nom d’Autriche slavo-roumaine, une feuille particulièrement hostile aux Magyars et au gouvernement hongrois. On la disait soutenue par une subvention de notre ministère des affaires étrangères. Après le discours de M. Tisza, l’Autriche slavo-roumaine a cessé sa publication, et M. Tisza a renoncé à ses sorties contre la France.
  7. The Ninetenth Century ; june 1889.
  8. En février 1889.
  9. Au lecteur qui préfère l’italien à l’anglais, nous pouvons recommander les récentes études de M. Luzzatti dans la Nuova Anlologia
  10. Voyez la Deutsche Rundschau, juin 1889.