Bourdilliat (p. 330-339).

CHAPITRE XXV

Mari et femme


Le premier soin de Philippe Beyle, en rentrant chez lui, fut d’appeler son valet de chambre Jean, et de lui donner des ordres qui confondirent au dernier point l’intelligence de ce serviteur.

Amélie n’était pas encore rentrée. Philippe entendit sonner tour à tour onze heures, onze heures un quart et onze heures et demie. À onze heures et demie, Jean entrouvrit discrètement la porte du salon où Philippe Beyle se promenait avec une agitation qu’il ne cherchait plus à dissimuler.

— Ah ! c’est vous, Jean ! dit-il, sans suspendre sa marche.

— Oui, monsieur.

— Avez-vous exécuté mes ordres ?

— Oui, monsieur.

— C’est bien. Tenez-vous prêt ; je vous sonnerai.

Au même instant, un roulement de voiture retentit dans la cour, et, deux minutes après, Amélie se trouvait en face de Philippe. Elle se présenta à lui avec ce luxe de prévenances et de caresses qu’une femme ne manque jamais de déployer au retour de toute excursion un peu suspecte. Mais ces démonstrations s’en vinrent échouer contre la froideur de Philippe. D’un geste il la repoussa doucement, et il lui dit d’une voix qu’il s’efforça d’affermir :

— D’où venez-vous, Amélie ?

Cette demande était bien simple, bien naturelle, et néanmoins Amélie se sentit perdue. Elle regarda Philippe avec terreur. Celui-ci répéta sa question.

— Mon ami, balbutia-t-elle, je viens de chez…

— Ne mentez pas, dit-il froidement.

— Philippe !

— Vous venez du boulevard des Invalides.

Amélie tomba sur un divan.

— J’en viens aussi, moi, ajouta-t-il.

— Vous m’avez suivie ? murmura-t-elle.

— J’ai eu ce mauvais goût.

Elle baissa la tête et sembla attendre son arrêt. Philippe reprit le premier :

— Dites-moi le motif de ce voyage à l’extrémité de Paris, Amélie ?

— Hélas ! c’est un secret qui ne m’appartient pas.

— Vous avez eu tort de vous créer une obligation en dehors de vos devoirs d’épouse ; mais le mari peut délier les serments de la femme. Parlez, je vous y autorise.

Elle se tut.

— Vous venez d’un endroit où votre présence était au moins étrange, parmi des femmes dont le nom seul est une flétrissure, et à côté desquelles vous n’eussiez jamais dû vous rencontrer. Cette fois, vous ne trouverez pas déraisonnable, comme l’autre jour, que je vous interroge. J’ai bien pesé ma situation : elle me fait un devoir de vous demander la vérité.

— Je vous le répète, Philippe, ce secret n’est pas le mien.

Le visage de Philippe Beyle subit une contraction douloureuse. Amélie s’en aperçut.

— Philippe, reprit-elle avec un accent de tendresse infinie, il est impossible que vous n’ayez pas en moi une confiance pleine et entière. Vous savez si je vous aime ; au nom de cet amour, qui est et sera le bonheur de toute ma vie, je vous supplie de ne pas insister. Vous ne pouvez pas douter de mon honnêteté : que cela vous suffise.

— La pensée qu’il y a dans un coin de votre cœur une ombre impénétrable pour moi, cette pensée détruit ma tranquillité autant qu’elle offense mon juste orgueil.

— Votre orgueil, en effet, murmura-t-elle.

— Le nôtre, Amélie. Je suis votre protecteur unique, votre conseil absolu, votre guide responsable. Quels que soient les engagements que vous ayez pu prendre, mon autorité les rend nuls ; vos scrupules peuvent se regarder comme à l’abri sous ma volonté.

— Encore une fois, Philippe, votre honneur n’est pas en cause.

— Je l’ignore.

— Croyez-moi !

— La confiance, pour les esprits de ma trempe, ne naît que de la certitude.

— Votre réponse est cruelle.

— Pas autant que votre hésitation.

— Je suis la fille de Mme d’Ingrande, je suis votre femme. Votre nom sera toujours dignement porté.

— La fille de Mme d’Ingrande soit. Mais si vous ne m’appartenez pas entière, vous ne m’appartenez pas du tout.

— Oh ! Philippe !

— Vos velléités d’indépendance me créent une position que je ne puis accepter. Le mari fort fait la femme respectée. Il faut que je sois fort. Je veux tout savoir, Amélie.

— Même au prix d’une horrible trahison ?

— Vous ne trahissez personne en me confiant un secret qui m’appartient de droit, tandis que vous trahissez la foi conjugale en me dérobant ce secret.

— Mais, ma conscience ?

— Elle ne doit être que le reflet de la mienne.

— Oh ! mon Dieu ! s’écria Amélie avec une sorte d’épouvante, inspirée par l’argumentation énergique dans laquelle elle se voyait progressivement enfermée.

— Eh bien ? dit Philippe après un moment de silence et en venant s’asseoir auprès d’elle.

Amélie leva les yeux sur lui. Il essaya de sourire.

— On dirait que je vous fait peur, dit-il ; vous avez tort de prendre l’alarme à propos d’une simple conversation. Donnez-moi votre main.

La main tremblante d’Amélie se posa dans la main brûlante de Philippe.

— Je suis votre ami avant d’être votre époux, lui dit-il.

— Je le sais, Philippe, murmura-t-elle.

— Je suis aussi un homme de mon temps, de mon époque. Je ne me mets pas en colère. Mon opinion est que toutes les difficultés, quelles qu’elles soient, peuvent se résoudre avec des mots bien calculés, bien pensés. Ce doit être aussi votre opinion, mon amie. Discutons donc, ou, si vous n’aimez pas ce vilain mot de discussion, causons ; causons et cherchons les moyens de terminer à l’amiable notre différend. À l’amiable, entendez-vous ? Cela est fait pour vous rassurer : cela veut dire que je suis prêt aux concessions que vous exigerez… non, que vous désirerez. Allons, Amélie, faites un pas de votre côté. Vous voyez que vous n’avez pas affaire à un tyran domestique, que je ne ressemble pas à un mari de théâtre ; mes cheveux ne sont pas hérissés, je ne boutonne et ne déboutonne pas alternativement mon habit avec des mouvements convulsifs. Je souffre, mais je sais encore sourire.

L’effroi qu’elle ressentait n’empêchait pas Amélie d’écouter Philippe avec charme. Il continua.

— Vous ne me connaissez peut-être pas entièrement ; vous êtes unie à un homme que des sensations neuves ont renouvelé, à un homme qui s’est fait désormais un devoir de la franchise, de la voie régulière, de l’abnégation ; qui vous a livré sa vie en vous disant : « Je serai ce que vous me ferez. » Mais je n’ai agi de la sorte qu’à la condition d’un avenir nouveau, d’une existence nouvelle. Du moment que vous me faites rentrer dans le cercle de mes anciennes impressions, que vous rapportez dans mon ménage les soucis du célibataire, les anxiétés, les jalousies, je redeviens ce que j’étais avant de vous avoir connue, je retrouve au fond de mon cœur mes cruautés en même temps que mes souffrances.

Il se leva.

— Laissez-moi être toujours bon, Amélie, poursuivit Philippe ; ne me faites pas repasser par les chemins d’autrefois, par les chemins mauvais. J’ai lieu de craindre que vous ne soyez abusée par des influences coupables, c’est pourquoi j’insiste de tout le poids de ma prudence. Vos qualités, vos vertus sont grandes, mais l’expérience vous fait défaut. Je considère votre jeunesse, et je serais un fou de vous laisser votre libre arbitre. Réfléchissez bien, chère enfant, je ne veux qu’assurer la paix de notre avenir. Or, ma curiosité n’est pas une curiosité puérile, puisque votre résistance est si grande. Vous tremblez, vous pleurez, j’en dois conclure que ce que vous me cachez est grave…

— Oh ! oui, murmura-t-elle à demi-voix.

— Alors, comment voulez-vous que je puisse consentir à l’ignorer ? Vous invoquez votre loyauté, vous faites un appel à mes sentiments généreux. Très bien. Je suppose que je renonce à vous questionner, que j’accepte complaisamment le bandeau que vous m’offrez : ce soir, ému par vos larmes, touché par vos protestations, je parviendrai peut-être à chasser cet épisode importun ; mais demain, mais après-demain, croyez-vous que ce souvenir ne reviendra pas m’obséder ? Et lorsque je vous verrai sortir ou rentrer, ordonnerai-je facilement à mon inquiétude ? Il faudra me taire, cependant, car je l’aurai promis. Voyez, dès lors, Amélie, quelle sera notre existence ; comprenez quelle gêne présidera à nos causeries, et dites-moi si l’un et l’autre nous pouvons accepter des rôles semblables.

— Philippe, que voulez-vous que je réponde ? Tout ce que vous dites est vrai, est sage ; mais une fatalité pèse sur moi. Je dois me taire.

— Vous taire ? répéta-t-il.

— Je l’ai promis, je l’ai juré.

— À qui ?

Elle ne répondit pas. Philippe, les yeux étincelants, reprit :

— Les personnes qui vous ont fait croire à votre liberté absolue ont attenté à mon pouvoir. Les fourbes qui ont asservi votre conscience ont oublié qu’elle était sous ma sauvegarde. Vous n’avez que deux maîtres : Dieu et moi.

— Philippe, je vous en conjure !

— Ces personnes, quelles sont-elles ?

— De grâce, écoutez-moi. Vous êtes mon maître, c’est vrai, un maître que j’adore et pour qui je donnerais ma vie avec joie, car je ne vis que par vous désormais. Pourquoi voulez-vous m’avilir en me forçant à trahir un serment que j’ai fait librement et que je garde sans remords ? De même que j’aime en vous la volonté, l’intelligence, aimez en moi la droiture et la dignité. Au lieu de vouloir m’abaisser à mes propres yeux, placez-moi haut dans votre estime, si haut que le soupçon et le doute ne puissent y atteindre. Je suis votre femme, ne me faites pas votre esclave.

Philippe sembla ébranlé.

— Vous me diriez de croire ce que vous voudriez, reprit-elle avec élan, je le croirais, moi. Mon amour est donc supérieur au vôtre !

— Amélie, dit Philippe après un moment de réflexion, je vais faire pour vous le plus grand sacrifice qu’un mari puisse faire à sa femme : celui de sa tranquillité. Gardez votre secret, puisque vous vous croyez si puissamment engagée par lui ; gardez-le, et qu’il ait la première place dans votre âme. Je ne m’y oppose plus. Mais ce secret n’est pas éternel, il ne peut pas l’être. J’admets que vous ne me révéliez pas aujourd’hui ; quand me le révélerez-vous ?

Elle avait entrevu une lueur d’espérance ; cette lueur s’évanouit aussitôt.

— Prenez le temps que vous voudrez, continua Philippe Beyle ; si long qu’il soit, j’attendrai sans murmure. Peut-on s’exécuter de meilleure grâce ? répondez, mon amie.

— Philippe…

— Fixez un délai, quel qu’il soit, je ne vous en demande pas davantage ; mais, ce délai expiré, songez que vous devrez tout me dire.

Amélie se recueillit ; c’était pour rassembler ses forces, pour faire un appel désespéré à son courage.

— Jamais ! murmura-t-elle d’une voix à peine intelligible.

— Quoi ? pas même dans deux ans… dans dix ans ?

— Non.

Philippe jeta sur elle le premier regard qui ne fût pas un regard d’amour. Et frappant le tapis du talon de sa botte :

— La lutte, toujours la lutte ! s’écria-t-il ; oh ! quelle destinée est la mienne !

Il étendit la main vers un cordon de sonnette qu’il agita. Jean parut.

— Monsieur a sonné ?

— Les chevaux de poste sont-ils prêts ?

— Oui, monsieur.

— Vous vous disposerez à partir avec moi, Jean.

— Bientôt ?

— Dans une heure.

— Je suis au service de monsieur, répondit le valet de chambre.

— Allez !

Jean sortit. Amélie avait suivi cette scène et entendu ce dialogue, d’un air effaré.

— Des chevaux de poste ? dit-elle ; partir ? vous voulez partir, Philippe ?

— Dans une heure, dit Philippe Beyle.

— C’est impossible ! c’est pour me torturer que vous imaginez ce départ.

— Au contraire : c’est pour vous mettre en possession immédiate de cette liberté que vous chérissez par-dessus tout.

— Ma liberté ? dit-elle avec effroi.

— Dans une heure, vous n’aurez plus à redouter cette sollicitude qui a failli devenir du despotisme.

Il se dirigea vers la porte du salon. Elle s’élança vers lui en poussant un cri déchirant.

— Philippe, où allez-vous ?

— Je pars.

— Vous ne m’aimez donc plus ? s’écria-t-elle.

— C’est à vous que je serais en droit d’adresser cette question…

— Vous ne pouvez me quitter de la sorte !

— Il dépend de vous que je reste.

— De moi ! dit-elle en levant les yeux au ciel.

— Ce secret !

— Vous me mépriseriez après que je vous l’aurais dit.

— Alors, adieu !

Sa main n’avait pas quitté la porte. Amélie se posa devant lui.

— En m’abandonnant, dit-elle, vous êtes coupable envers vos devoirs : vous me devez protection.

— Vous me devez confiance.

— Vous trahissez la foi jurée !

— Notre lien établit une communauté absolue de sentiments et de pensées ; qui de vous ou de moi a rompu ce lien ?

— Vous ne partirez pas ! ce n’est pas vrai !

— Vous savez bien que si ! répondit Philippe Beyle, redevenu l’homme impassible et froid des anciens jours.

Elle le regarda et tressaillit.

— Il partirait, oui, il partirait ! murmura-t-elle en se parlant à elle-même.

Alors elle se décida.

— Philippe, ce secret vous concerne.

— Ah ! dit-il avec un soupir d’allégement.

— Ce secret vous concerne plus que moi. Si je le trahis, vous êtes perdu.

Il sourit dédaigneusement.

— Je vous dis que vous êtes perdu, continua Amélie ; et n’en doutez pas ! Vous avez trop appris l’assurance, Philippe ; dans le bonheur, vous avez oublié vos ennemis.

— Des ennemis ?

— Les haines mal écrasées sont les plus terribles.

— Que voulez-vous dire ? s’écria Philippe, qui pâlit tout à coup.

— Je veux dire que vous seriez imprudent d’exiger une révélation qui vous exposerait à tous les dangers.

— Des dangers ? allons donc ! répondit-il en sentant se soulever son orgueil.

— Oh ! je sais que vous êtes brave ; mais il est des circonstances où la bravoure ne sert à rien. On ne pare pas des coups portés par des bras invisibles.

Philippe se sentit inquiet ; plus d’une fois il avait été frappé par ces ennemis invisibles dont Amélie lui parlait en ce moment. Ce souvenir fit passer un nom dans son esprit, et ce nom amena un éclair de colère dans ses yeux.

Il dit à Amélie :

— On a cherché à égarer votre imagination, je le vois. On a été trop loin. Parmi les menaces qui se font dans le monde, si la moitié seulement se réalisait, si la moitié des vengeances annoncées s’accomplissait, le monde n’aurait pas un siècle à vivre. Quels que soient mes ennemis, Amélie, il m’est possible, sinon de les vaincre, au moins de détourner leurs coups. On a spéculé sur votre ignorance des mœurs et de la législation. On a éveillé en vous ce que j’appellerai les superstitions du cœur. Cessez de croire aux périls suspendus sur ma tête, ou du moins ramenez-les aux proportions ordinaires de la vie ; les exagérer serait me faire injure, ce serait reconnaître la réalité et l’importance de mes torts dans le passé. Vous ne le pouvez pas, Amélie, vous ne le devez pas !

Pendant qu’il s’exprimait ainsi, elle le regardait avec surprise et avec douleur.

— Je ne crois rien, lui dit-elle, je ne reconnais rien ; je vous aime. Mais on m’a fait voir, et j’ai vu. On m’a fait voir votre perte résolue, votre mine, votre mort. Il dépendait de moi de vous sauver ; pour cela on ne me demandait qu’un serment. Je l’ai fait de grand cœur.

— Et, selon vous, mon salut dépend de votre fidélité à ce serment ? dit Philippe.

— Oui.

— Erreur ! si les dangers qui m’entourent sont sérieux, vous devez me les faire connaître. Nous serons mieux à deux pour les conjurer.

— Vous vous trompez, vous dis-je.

— Une dernière fois, Amélie, voulez-vous parler ou vous taire ?

— Parler, c’est appeler sur vous le malheur.

— Vous taire, c’est ordonner mon départ.

Amélie, épuisée par ce débat, alla retomber dans un fauteuil.

— Vous usez envers moi de violence morale, dit-elle à mots entrecoupés ; je succomberai, je le sens. Mais laissez-moi vous exposer les résultats de la faute que vous vous obstinez impitoyablement à me faire commettre. Vous aurez été le seul coupable, nous serons deux victimes.

— Je n’en crois rien, dit Philippe.

— Vouloir que je parle, c’est vouloir que je meure.

— Folie !

— Grâce pour moi et pour vous ! dit-elle en joignant les mains.

— Amélie ! le temps se passe ; j’ai quelques préparatifs à faire. Je vous écrirai.

Il avait ouvert la porte. Amélie ne fit qu’un bond et qu’un cri :

— Ah ! ne t’en va pas !

Et elle l’entoura de ses bras, et elle le couvrit de ses sanglots.

— Laissez-moi ! murmura-t-il en portant la main à son cœur, comme pour l’empêcher de se briser.

— Philippe !

— Non ! dit-il en la repoussant.

— Eh bien ! tu sauras tout… et je mourrai !