CHAPITRE III

Les audaces d’un home timide.


Irénée de Trémeleu avait repris le chemin qui conduit à la Teste. Il marchait assez rapidement, non pas qu’il eût hâte d’arriver, mais les railleries et les insinuations de la marquise de Pressigny avaient touché juste. C’était effectivement pour rencontrer une femme qu’il était venu à l’improviste s’enfouir dans les landes de Gascogne qui, alors, comme nous l’avons dit, ne figuraient sur aucun itinéraire à la mode.

L’hôtel où il était descendu depuis huit jours ressemblait à tous les hôtels de bains de mer. C’étaient les mêmes traditions d’harmonie britannique, unies au même mauvais goût de France. Décoré du titre superlativement ambitieux d‘Hôtel du Globe et des Étrangers (que pensez-vous du : et des Étrangers ?) cet établissement avait pour propriétaire un sieur Huot, en qui la banlieue de Paris aurait à peine reconnu les capacités nécessaires pour un aubergiste.

Aujourd’hui que la Teste-de-Buch a reçu sa consécration, un grand nombre de maisons meublées et de restaurants s’y sont élevés ; mais à l’époque où nous écrivons, l’hôtel de M. Huot, si médiocre qu’il fût, était le seul où l’on pût décemment se commettre.

L’Hôtel du Globe et des Étrangers était situé sur la côte, où matin et soir des barques attendaient le bon plaisir des baigneurs. Mais les baigneurs se faisaient rares, et, comme les années précédentes, la saison promettait de s’écouler au milieu de l’indifférence unanime des touristes.

Ce jour-là, cependant, en approchant de l’hôtel, Irénée crut apercevoir sur le visage de M. Huot, campé fièrement au seuil de sa porte, des marque certaines de satisfaction. Lorsque, à son tour, il aperçut Irénée, M. Huot accentua davantage encore son contentement : il se frotta les mains, poussa des bouffées d’air et imprima à ses jambes de joyeuses saccades. Irénée doubla le pas.

— Eh bien ? demanda-t-il à l’hôtelier, quand il fut devant lui.

— Eh bien ! M. de Trémeleu, vous voyez un homme qui peut enfin répondre à la question que vous lui adressez tous les jours.

Vous voyez un homme était la locution favorite du propriétaire de l’Hôtel du Globe et des Étrangers.

— Il vient de vous arriver de nouveaux voyageurs ? interrogea rapidement Irénée.

— Juste.

— Ah !… et combien ?

— Deux seulement, un monsieur et une dame. Ce n’est pas beaucoup, mais les fortes chaleurs vont certainement m’en envoyer d’autres ; d’autant plus…

— Leurs noms ?

— D’autant plus, continua M. Huot, que vous voyez un homme qui, depuis un mois, fait mettre des annonces dans tous les journaux, dans la Guienne, dans le Mémorial bordelais dans la Sylphide de la Garonne.

— Très bien. Mais leurs noms ? répéta Irénée avec anxiété.

— Les noms de qui ?

— De cette dame, de ce monsieur.

— Oh ! s’écria M. Huot, je ne les leur ai pas encore demandés ; demain, plus tard… il sera toujours temps. Ce sont des personnes de distinction.

Irénée, dépité, tourna le dos à M. Huot.

— Est-ce tout ce que monsieur désire savoir ? demanda celui-ci.

— Puisque vous n’avez rien de plus à m’apprendre ! répliqua Irénée avec humeur.

— Vous voyez un homme au désespoir…

— Ah çà ! M. Huot, à quoi vous sert donc votre registre ?

— Il me sert à inscrire les noms des personnes qui me font l’honneur de descendre chez moi. Mais monsieur comprendra facilement que je ne puis pas saisir les gens au débotté. Un maître d’hôtel ne doit pas se montrer aussi rigoureux qu’un gendarme.

— Au moins, avez-vous vu ce monsieur et cette dame ?

— Je n’ai pas eu ce plaisir. Vous voyez un homme qui se trouvait alors à Gujan, où j’avais été consulté un chirurgien de mes amis sur la rédaction de l’annonce que je fais mettre dans les journaux. Ce sont mes domestiques qui les ont reçus : ils ont beaucoup de bagages. On leur a donné les chambres 7 et 8 sur le devant, celles qui ont un papier neuf et des commodes-toilettes.

Irénée interrompit M. Huot :

— Où sont-ils maintenant ?

— Une heure environ après leur arrivée, ils ont demandé un canot.

— Un canot ?

— Pour faire une promenade sur le bassin ; c’est assez l’usage des voyageurs. Nous avons un nouveau tarif depuis quelques jours : pour la Pointe de l’Aiguillon, 2 francs ; pour la Chapelle, aller et retour, 4 francs…

— De quel côté se sont-ils dirigés ?

— Ma foi ! vous voyez un homme qui n’en sait rien… Ah ! mais j’y pense ! dit M. Huot en se frappant le front.

— Quoi donc ?

— M. Blanchard était là quand ils se sont embarqués ; il n’a pas quitté l’hôtel d’aujourd’hui. Il vous renseignera parfaitement.

— Croyez-vous ?

— Vous voyez un homme qui peut vos l’affirmer.

Sans écouter cette dernière phrase, qui était à tous les discours de M. Huot ce qu’est un refrain à une ballade, Irénée s’empressa de gagner l’escalier du premier étage, où s’étendait le grand salon de l’Hôtel du Globe et des Étrangers. Il y trouva M. Blanchard qui se promenait de long en large.

M. Blanchard avait passé la quarantième année ; c’était un homme assez laid, mais sa laideur était celle des gens d’intelligence et de grande éducation. Au premier aspect on pouvait le prendre pour un Anglais, sur le calme de ses manières et le ton mesuré de sa conversation. On était détrompé bientôt par ses échappées : c’était tantôt un paradoxe inouï qui dardait une langue de vipère entre les fleurs de son honnête éloquence ; c’était sa bouche, jusque-là si candide, qui se desserrait pour mieux décocher l’épigramme sifflante ; c’était la vie extraordinaire qui se peignait tout à coup dans ses yeux bien français. Il était un peu gros, mais son embonpoint n’avait rien de vulgaire, et son esprit original y gagnait un masque de plus.

À la vue d’Irénée, M. Blanchard tira un porte-cigares.

— Fumez-moi cela, dit-il en faisant craquer sous ses doigts un pur havane.

— Volontiers, répondit Irénée, mais à une condition.

— Voyons votre condition ?

— C’est que cela ne vous empêchera pas de continuer à vous promener dans cette chambre, si du moins tel est votre bon plaisir.

— Soit, dit M. Blanchard.

Et le parquet du salon recommença à gémir méthodiquement sous ses pas. Irénée était allé se jeter dans un fauteuil, en cherchant comment il pourrait amener la conversation sur les deux voyageurs nouvellement arrivés. Il connaissait la perspicacité de M. Blanchard, et il ne voulait pas l’éveiller tout d’abord. Au dixième tour :

— Comment trouvez-vous ces cigares ? demanda M. Blanchard.

— Délicieux ! parfaits !

— S’ils ne se recommandaient pas eux-mêmes, je pourrais vous raconter d’où ils viennent et vous initier aux ruses des forbans qui me les ont vendus ; mais ce sont des histoires que je réserve pour les fumeurs blasés.

Ayant dit, il se remit à marcher. Irénée le suivit des yeux, silencieusement, pendant cinq minutes. Ces cinq minutes écoulées, il se décida à entamer l’entretien ; la commission dont l’avait chargé la comtesse d’Ingrande lui servit d’entré en matière.

— M. Blanchard ! dit-il en changeant de position sur son fauteuil.

— M. de Trémeleu ?

— Loin de moi l’intention d’être indiscret ; mais gageons que je devine ce qui vous préoccupe.

— Ce qui me préoccupe… maintenant ? dit M. Blanchard, qui s’était arrêté tout à coup.

— Oui.

— Ma foi ! je suis curieux de mettre votre science à l’épreuve.

— C’est l’affaire de deux mots, dit le jeune homme en souriant : je sors de chez Mme la comtesse d’Ingrande et de chez Mme la marquise de Pressigny.

— Quoi ! vous les connaissez ?

— Depuis mon enfance.

— Bah !

— Suis-je bon devin ?

— Excellent, répondit M. Blanchard, excellent !

Mais alors, puisque ces dames sont de votre connaissance, vous pouvez me dire…

— Tout ce que vous voudrez… et, plus particulièrement, ce que vous ne voudriez pas.

— Je comprends… elles vous ont parlé de moi.

— Mieux que cela, elles m’ont institué leur ambassadeur auprès de vous.

— Diable ! un ambassadeur ! Voyons vite les paroles que vous m’apportez.

— Soyez assuré, d’abord, mon cher monsieur Blanchard, qu’en ce qui vous concerne personnellement…

— Hum ! vilain début !

— Et que, pour ce qui est de mon intervention dans cette circonstance…

— Vous êtes un charmant jeune homme, je le sais ; mais le message, arrivez au message !

— Premièrement, les motifs de votre obstination échappent tout à fait à Mme d’Ingrande.

— Il n’y a rien de plus naturel, cependant : la société de la Teste ne m’offre qu’une médiocre distraction ; la comtesse d’Ingrande et la marquise de Pressigny sont, à ce qu’on assure, deux femmes d’un esprit fort distingué ; j’ai le plus vif désir de les connaître.

— Voilà tout ?

— Voilà tout.

— Un tel désir, dit Irénée, n’a rien d’exorbitant, en effet ; mais je crains pourtant qu’il ne vienne échouer contre leurs résolutions.

— Est-ce votre opinion ?

— C’est du moins ce qu’elles m’ont donné à entendre ce matin.

— De sorte qu’elles me repoussent ?

— Non… elles vous ajournent.

— Comment cela ? demanda M. Blanchard.

— C’est-à-dire qu’elles seront charmées en tout temps de vous recevoir soit à Paris, soit à Ingrande, où leur salon est ouvert toute l’année ; mais qu’à la Teste vous tombez fatalement sous le coup de la loi qu’elles se sont imposée de ne recevoir personne. Comprenez-vous ?

— Parfaitement, et je les remercie de leurs bonnes dispositions pour l’avenir, quoique je n’en userai sans doute jamais.

— Pourquoi donc ? demanda à son tour Irénée.

— Pour deux raisons : la première, c’est que je n’irai probablement jamais à Ingrande ; la seconde, c’est qu’une fois à Paris j’aurai oublié la comtesse et la marquise. Leur connaissance n’a de valeur pour moi que dans ce désert.

— Ainsi… ?

— Ainsi j’en serai quitte pour chercher un autre moyen de me trouver avec elles.

— Un autre moyen ?

— Certainement. Me croyez-vous donc absolument dépourvu d’imagination ? Et ne peut-on s’introduire chez les gens autrement qu’en frappant à leur porte ?

— Ma foi, j’avoue que jusqu’à ce jour je me suis contenté de ce procédé-là, les autres me paraissant trop exclusivement du ressort du théâtre et de la Gazette des Tribunaux.

— Allons ! dit M. Blanchard, je vois que de nous deux, c’est moi qui suis le jeune homme.

Il reprit sa promenade à travers la chambre.

Irénée s’approcha d’une des fenêtres, et ses regards interrogèrent l’étendue.

— Voyez-vous, reprit subitement M. Blanchard en revenant se placer devant Irénée, je tiens scrupuleusement à faire ce que j’ai décidé de faire. C’est une de mes principales règles de conduite, la principale vraiment. Mon grand souci a toujours été de me tenir parole. Je me jette à moi-même des défis, que je ramasse intrépidement ; je m’appelle dans le champ clos de l’inusité et du difficile. La chose que, tout d’abord, j’hésite à accomplir, est justement celle qui va me séduire tout à l’heure. Vous auriez tort de voir de l’originalité là-dedans : il n’y a absolument que de l’esprit de suite, ce qui constitue le respect de la volonté humaine. Je suis aidé dans mon système par une fortune suffisante, et mes désirs ne se meuvent que dans un milieu vraisemblable. On sait avec quel soin j’évite l’attention publique, et les efforts que je fais pour dérober mes actes aux indiscrétions des journaux. Je ne loue pas de salle de spectacle à moi tout seul ; je ne me mets pas obstinément à la suite des dompteurs de bêtes féroces, dans l’espérance de les voir dévorer par leurs pensionnaires ; je n’ai pas fait tailler de montagne à mon image ; je n’ai pas pris le turban comme M. de Bonneval, je n’ai mis le feu à aucun temple ; enfin, je suis ce qu’on appelle un homme de la vie privée, et c’est exclusivement dans la vie privée que je cherche mes sensations. Je ne tiens pas précisément à me divertir, ce serait là l’indice d’une ambition démesurée, mais je tiens à ne pas trop m’ennuyer, ce qui est plus modeste. Les jouissances matérielles ne sont que secondaires pour moi ; c’est dans l’ordre spirituel que s’agitent la plupart de mes caprices. En voulez-vous un exemple ? Un soir, dans un salon où cinquante personnes environ étaient réunies, je m’amusai à penser tout haut. Rare jouissance, n’est-ce pas ? plaisir inestimable ! Un quart d’heure après, un domestique vint me présenter mon chapeau, et j’avais fait autre chose cependant que de dire à quelques femmes qu’elles étaient laides et à quelques hommes qu’ils manquaient d’esprit.

Irénée ne put s’empêcher de rire.

— Il est à regretter, dit-il, qu’Hoffmann ne vous ait pas connu.

— Pourquoi ?

— Parce que bien certainement il aurait fait de vous le héros d’un de ses contes.

— M. de Trémeleu, vous êtes comme tout le monde : votre jugement s’arrête à la superficie. Vous me faites l’honneur de me trouver fantastique parce que j’outre le naturel. La science magnétique a été bien plus loin que moi dans la manifestation des phénomènes de la volonté.

— La science magnétique, oui. Mais en agissant tout éveillé, comme vous faites, les obstacles doivent se dresser devant vous à chaque pas.

— À chaque pas, c’est vrai, et c’est ce’ qui donne à ma vie cette animation, cet imprévu que vos usages se font une loi d’exclure ? Ainsi, croiriez-vous que mes souhaits les plus simples sont ceux dont la réalisation est la plus difficile ? Il faut que je vous cite un fait à l’appui. Je n’aime pas à dîner seul. Arrivé de la veille seulement dans une ville de frontière, il y a deux ans, et n’y connaissant personne, je résolus d’inviter à ma table le premier individu que je rencontrerais. C’était bien simple, n’est-ce pas ? Dans cette intention, j’allai me poster sur le cours le plus parcouru, et là, j’accostai successivement plusieurs particuliers dont le costume et la physionomie me semblaient de tout point convenables. La plupart me refusèrent avec politesse, non sans dissimuler cependant certaines nuances de surprise ou de méfiance ; ils alléguaient, les uns une invitation antérieure, les autres des habitudes de famille dont ils ne pouvaient se départir. Un d’entre eux, plus ouvert et plus expansif, voulait à toute force m’emmener chez lui, ce qui était le contraire de mon projet, ainsi que je lui en fis la remarque. Ne réussissant pas auprès des gens de condition, ou que je jugeais tels, je crus nécessaire de descendre d’un échelon et de m’adresser aux classes dites excentriques : professeurs aux habits négligés mais noirs, rêveurs en plein air, bohèmes mélancoliques n’ayant conservé de dignité que sur le front. Eh bien ! je fus encore refusé par ceux-ci, oui, refusé : ici par orgueil, là par humilité. Le plus pâle, le plus jaune, le plus amaigri de ces oisifs du pavé, celui dont les coudes avaient le plus de mailles à partir avec l’infortuné, avaient le plus de mailles à partir avec l’infortuné, me répondit en baissant les yeux, et avec l’accent d’une jeune vierge : « Monsieur, il n’y a pas un quart d’heure que j’ai dîné. » Une grande stupeur me saisit. Mais je me remis bientôt, et je lui offris un cure-dent.

— Oh ! c’était cruel !

— Que voulez-vous ? je commençais à être irrité de cette accumulation de résistances. Le plus raisonnable de tous ces drôles ne consentait à accepter mon offre qu’à la condition d’aller quérir sa femme, sa belle-mère et ses deux enfants, pour leur faire partager cette bonne fortune. Cependant mon appétit me pressait. De guerre lasse, j’allai droit à un commissionnaire qui se trouvait planté au coin d’une rue, un digne Savoyard en veste de velours vert. « Veux-tu dîner avec moi ? lui dis-je brusquement.

— Volontiers, mon bourgeois, si c’est vous qui payez, me répondit-il d’un air réjoui.

— Allons, viens tout de suite !

— Excusez, mais je ne peux quitter mon poste avant la nuit ; c’est comme une faction, ça, c’est sacré. Dame ! on a la confiance du quartier, et on se doit à ses clients.

— Mais la nuit, m’écriai-je, c’est dans deux heures !

— Possible. On peut venir me chercher d’ici là pour une commission, une malle à porter, un voyageur à conduire, et je perdrais la pratique de l’hôtel. Les affaires avant, les plaisirs.

— Tu te feras remplacer.

— Il n’y a pas moyen, bourgeois ; j’en suis fâché pour moi comme pour vous, mais c’est deux heures à faire, je ne sors pas de là.

— Tu boiras du Champagne à l’ordinaire.

— Bravo ! mais à la nuit.

— Tu mangeras tout ce que tu voudras.

— Très bien ! mais dans deux heures ; bah ! deux petites heures sont bientôt passées, bourgeois, et vous n’en aurez que plus d’appétit.

— Mais non !

— Alors, n’en parlons plus. »

Ma confusion était à son comble ; enfin, croyant avoir trouvé un moyen triomphant : « Écoute, lui dis-je ; pendant les deux heures qui vont s’écouler, tu ne peux guère espérer avoir plus de quatre commissions à faire ; mettons ces quatre commissions, l’une dans l’autre, à trois francs chacune : cela ferait douze francs, n’est-ce pas ? voilà un louis, quitte ton coin de rue, et viens-t’en dîner avec moi. » À ces mots, mon Savoyard devint pourpre de colère : « Je n’accepte d’argent, s’écria-t-il, qu’en échange de mon travail, et je ne veux pas être payé pour m’amuser ! Si vous n’avez pas autre chose à faire qu’à vous moquer de moi et à m’humilier, vous pouvez passer votre chemin.

— Ah ! parbleu, fis-je à mon tour, exaspéré, je suis bien libre de t’employer à ma guise, pourvu que je te paye ; suis-moi ! » Et je l’empoignai au collet. « Bourgeois, pas de violence, me dit-il, ou je cogne !

— Bon ! j’en ai mis à la raison bien d’autres que toi.

— Parole ?… » Et nous voilà nous boxant sur la voie publique, comme au bon temps de lord Seymour : à la mâchoire, au front, à la poitrine, comme cela et puis comme cela. Bref, il fallut nous séparer. La fatalité était sur moi. J’eus un doigt meurtri, et je dînai seul.

— C’est jouer de malheur, en effet, dit Irénée qui n’écoutait qu’à demi.

— De toutes mes mésaventures, reprit M. Blanchard, celle-là est la plus humiliante sous sa frivolité. D’ordinaire, je réussis dans tout ce que je tente. Le monde, peu fait aux agressions spontanées, ne m’oppose que cette résistance involontaire qui naît de l’étonnement. Et savez-vous d’où me vient cette résolution, cette témérité constante ?

— Ma foi, non !

— D’un excès de timidité.

Irénée lâcha successivement trois ou quatre bouffées de cigare, et ne répondit point. Il commençait à craindre que son interlocuteur ne se moquât de lui.

— Personne, continua M. Blanchard, n’a souffert plus que moi de cette maudite, qui a empoisonné mon enfance et ma jeunesse. Les sauvageries précoces de Rousseau, les puérilités de Sterne n’approchent pas de tout ce que cette maladie étrange m’a fait ressentir de douloureux et d’horrible. Comment vos médecins n’ont-ils pas encore écrit un livre sur la timidité ? Ils ne savent donc pas que, chez beaucoup de sujets, c’est l’avant-courrière du suicide, du crime ou de la folie ? J’ai vécu jusqu’à vingt-cinq ans avec cette lèpre inexplicable, et le récit des efforts surhumains que j’ai faits pour m’en débarrasser remplirait des in-octavo. Ah ! l’on croit que la physiologie a tout dit ! Moi qui devenais rouge comme un soleil couchant dès qu’un mot m’était adressé ; moi qui, dans ma gorge étranglée, ne pouvais trouver une syllabe en réponse à la moindre interrogation, je me suis ordonné de prendre tout à coup la parole au milieu des sociétés les plus imposantes et les plus nombreuses. Un regard de femme m’interdisait, un frôlement de robe me faisait fuir ; je me suis imposé la tâche d’aller hardiment au devant des femmes, de les regarder en face et fixement, dussé-je en pleurer, de leur présenter la main, et même de leur serrer les doigts, dussé-je en mourir de confusion ! Et plus j’excitais de surprise par ces actes imprévus, plus je m’applaudissais de mon triomphe sur moi-même. J’avais du sang dans les yeux, mille crampes et mille convulsions dans le corps ; mais j’allais toujours, m’obéissant avec une frénésie impitoyable. Bien des fois je me suis évanoui, bien des fois la nature a trahi mon courage, mais c’était du moins en pleine lutte que je succombais.

Irénée dit :

— C’est la première fois que je vois représenter la timidité avec des couleurs aussi âpres.

— Il n’est pas d’actes insensés que je n’aie accomplis, à cette époque, pour dompter ce mal bizarre, ironique, qui martèle sans profit toutes les fibres de la sensibilité, qui use inutilement toute énergie, qui détourne toute volonté, et dont sont mortes, j’en suis certain, bien des natures énergiques, pour qui la timidité a été ce qu’est une paille dans une barre de fer. Figurez-vous donc : sentir sa tête pleine d’éloquence, son cœur plein de passion, être capable de tous les héroïsmes, de toutes les grâces, de tous les esprits, raffoler des aventures, savoir que chez soi, en présence de sa glace, on a l’élégance de Molé et de Brummel, s’éblouir du feu de ses propres monologues… Et puis, vienne un témoin ou deux, plus rien, mais absolument rien ! Posséder les facultés les plus rares, et ne pouvoir toucher le ressort qui mettrait en jeu ces facultés. C’est plus que dérisoire, c’est infernal. Aussi, croyez-moi, l’homme qui réussit à étouffer la timidité entre ses bras, cet homme-là ne devra plus rien redouter au monde. Je vous parlais tout à l’heure des actions insensées que j’ai commises pour atteindre à ce résultat. Savez-vous qu’il m’arrivait quelquefois de monter dans la première maison venue, et, là, de frapper à une porte quelconque, d’entrer chez des gens que je ne connaissais pas, de m’y asseoir et de causer de tout ce qui me passait par la tête ! Ah ! certes, la volonté n’est pas un mot, je l’ai expérimentée de toutes les manières ; j’ai compris tout ce qu’avaient coûté au prince de Bénévent son masque pâle et son sourire glacé. Entre les hommes et moi, j’ai chassé les ombres que la timidité avait élevées patiemment et traîtreusement.

Pendant que M. Blanchard parlait ainsi, Irénée s’était penché sur l’appui de la fenêtre. Il suivait avec attention la marche de deux barques, qui semblaient se diriger vers l’Hôtel du Globe et des Étrangers. En ne se voyant plus écouté, M. Blanchard regarda Irénée pendant quelques minutes, silencieusement ; puis, allant à lui, il le toucha légèrement à l’épaule, comme o fait pour une personne que l’on veut réveiller.

— Oh ! pardon ! s’écria Irénée confus.

— Vous êtes distrait, dit M. Blanchard.

— Excusez-moi ; mais si vous saviez…

— Si je savais ?

— Tenez, apercevez-vous ces deux barques, là-bas ?

— Oui ; elles voguent de concert et vont sans doute aborder en face de nous.

— Eh bien, dans l’une de ces deux barques probablement il y a ma vie.

— Parlez-vous sérieusement ?

Irénée, pour toute réponse, se retourna vers M. Blanchard et lui tendit une main qui brûlait.

— Eh mais ! dit M. Blanchard en se penchant lui aussi à la fenêtre, l’une de ses deux barques est celle de l’hôtel.

— Vous en êtes sûr ?

— Parbleu ! elle emportait d’ici, il y a quelques heures à peine, une femme très jolie qu’accompagnait un jeune homme. Je me suis croisé avec eux dans l’escalier, et j’ai même surpris ces paroles :

« Souffrez-vous toujours autant, Marianna ? »

— Marianna !

Après avoir répété ce nom, Irénée ne quitta plus des yeux les points que traçaient les deux voiles sur le bassin. Debout derrière lui, M. Blanchard attendait.

— Je reconnais le canot de l’hôtel, en effet, murmura Irénée ; mais alors c’est bien extraordinaire…

— Pourquoi donc ?

— C’est que, si je ne me trompe pas, l’autre canot est celui de la comtesse d’Ingrande.

— De la comtesse ?

— Oui, je distingue maintenant la bande bleue.

Ils se turent d’un commun accord, pendant que les deux embarcations continuaient de s’avancer parallèlement. Elles ne furent bientôt qu’à une faible distance de terre. Alors Irénée, tressaillant, s’écria :

— Ah ! mon Dieu !

— Qu’avez-vous ? demanda M. Blanchard.

— Ne voyez-vous pas, étendu au fond de cette barque, quelque chose de blanc ?…

— Attendez. Oui. Comme qui dirait une femme… une femme évanouie…

— Marianna, sans doute ! Il lui sera arrivé quelque accident. Venez ! venez !

Il s’élança, éperdu. M. Blanchard le suivit, après quelques secondes de réflexion ; car la réflexion ne perdait jamais ses droits chez M. Blanchard.

Les deux barques allaient aborder. Au fond de la première, on apercevait distinctement une femme couchée, aux vêtements humides, la tête reposant entre les mains d’un jeune homme. Ce fut à cette barque que courut immédiatement Irénée de Trémeleu. À peine le plus âgé des rameurs qui la conduisait eut-il sauté sur le rivage pour la faire avancer, qu’il se sentit saisir au collet.

— Oh ! s’écria-t-il avec humeur en se retournant, qu’est-ce donc qui vous prend, M. Irénée ?

— Cette femme… réponds… c’est toi, Péché, qui l’as conduite… d’où vient son évanouissement ?

Le Testérin qu’on appelait Péché, et qui ressemblait à un dogue bourru, répondit avec un haussement d’épaules :

— Ah bah ! une misère. Il faut toujours que les femmes s’évanouissent, vous savez. Celle-ci a été effrayée par les crabes qu’elle a vus dans mon bateau. Elle s’est reculée trop brusquement et elle est tombée à l’eau, presque à la hauteur du cap Ferret.

— Mais c’est un des endroits les plus dangereux du bassin.

— Je crois bien. Aussi nous a-t-elle donné un fier mal pour la repêcher. Un instant nous avons cru que nous n’en viendrions pas à bout, et sans mademoiselle d’Ingrande ?

— Oui ; cette brave petite s’est jetée à la nage, au risque d’être engloutie par les tourbillons, et, en trois tours de bras, elle vous l’a ramenée par la ceinture. Je dis qu’il était temps.

Péché attira la barque avec les deux mains, et la fit échouer sur le sable. Marianna n’avait pas encore ouvert les yeux. Le jeune homme qui l’accompagnait la prit dans ses bras avec précaution, aidé du second rameur. Lorsqu’il eut touché terre, il se trouva face à face avec Irénée. Il s’arrêta.

— Vous ici, monsieur ! dit-il.

— Ne vous attendiez-vous donc plus à me revoir ? répondit Irénée.

— Le moment et le lieu seraient mal choisi pour une discussion, vous le comprenez : je ne doute pas que vous ne me fournissiez l’honneur d’une prochaine rencontre. À bientôt, monsieur, à bientôt.

— Et si la vie de Marianna est en danger, malheur à vous ! lui cria Irénée.

Le jeune homme allait répliquer ; mais rappelé aux devoirs de sa situation par un mouvement de Marianna, il se dirigea promptement vers l’hôtel avec son fardeau. M. Blanchard avait comprimé le bras d’Irénée, en lui recommandant la prudence. Mais sa recommandation arrivait trop tard : placée dans la seconde barque, madame d’Ingrande, la marquise de Pressigny et Amélie avaient assisté à cette scène rapide ; et si les paroles n’étaient point parvenues jusqu’à leurs oreilles, du moins aucun des mouvements, aucun des gestes des deux interlocuteurs n’avait été perdu pour leurs yeux.

— Ma sœur, commencez-vous à être convaincue ? murmura la marquise à l’oreille de madame d’Ingrande.

Celle-ci ne répondit point. Malgré son trouble, Irénée comprit qu’il ne pouvait se dispenser, sans manquer aux convenances, d’aller saluer la comtesse et de féliciter Amélie sur le courage qu’elle venait de déployer. C’est ce qu’il fit avec une gaucherie et un malaise qui n’échappèrent pas aux trois femmes. Il termina en leur demandant si elles ne comptaient pas mettre pied à terre.

— Non, répondit la comtesse ; il nous suffit de savoir que cette personne est en sûreté. À propos, Irénée, vous pouvez peut-être nous dire qui elle est ?

— Moi, madame ?… balbutia-t-il.

— N’avez-vous pas adressé la parole au jeune homme qui l’accompagnait ?

— En effet ; je m’informais à lui, je…

— Est-ce sa femme ou sa sœur ?

— Elle vous l’apprendra sans doute elle-même en vous faisant sa visite, dit Irénée avec effort.

— Quelle qu’elle soit, ajouta la marquise de Pressigny, n’est-ce pas qu’elle est belle ?

Il tressaillit, mais demeura muet.

— Rentrons, dit madame d’Ingrande.

Et, saisissant tout à coup sa fille entre ses bras, elle l’embrassa brusquement sur le front. À cette marque de tendresse, incompréhensible pour elle, Amélie leva sur sa mère ses grands yeux étonnés, pendant que la barque s’éloignait dans la direction de la Pointe du Sud. Il ne resta plus sur la plage qu’Irénée et M. Blanchard.

Irénée, dont le trouble avait fait place à une sombre rêverie, paraissait avoir oublié qu’il eût un compagnon. Il ne sortit de cet état que lorsque M. Blanchard, qui jusque-là s’était tenu dans la plus grande réserve, l’engagea amicalement à regagner l’Hôtel du Globe. Irénée le regarda alors avec fixité, et, cédant à une pensée soudaine :

— Voulez-vous, lui dit-il, que je vous présente demain à Mme d’Ingrande et à Mme de Pressigny ?

— Plus que jamais, répondit M. Blanchard ; mais qu’allez-vous me demander en échange de ce service ?

— Peu de chose.

— Encore…

— La grâce de me servir de témoin, d’ici à quelques jours probablement.

— Un duel ?

— Un duel, dit Irénée.

— Avec qui ?

— Est-ce que vous ne m’avez pas entendu tout à l’heure échanger des paroles avec un jeune homme ?

— C’est vrai. Son nom ?

— Philippe Beyle.

— Philippe Beyle… j’ai vu ce nom quelque part… Ah ! n’appartient-il pas à la diplomatie ?

— L’année dernière, il était attaché à une ambassade, je crois, ou à un consulat.

— Monsieur de Trémeleu, j’accepte la proposition que vous venez de me faire. Il importe donc qu’aucun malentendu ne se glisse entre nous : demain, vous m’introduirez chez la marquise de Pressigny, chez la comtesse d’Ingrande…

— Demain, affirma Irénée.

— Et après-demain ou un autre jour, je me mets à votre disposition pour toute rencontre avec M. Philippe Beyle.

— C’est convenu.

— Très bien ; seulement, ces clauses une fois arrêtes, il me reste encore à exprimer un vœu. Oh ! un vœu bien simple et tout naturel. La droiture de votre jugement me permet de croire que vous ne refuserez pas d’y souscrire.

— Voyons, monsieur.

— Bien que je ne doute en aucune façon de la justice de votre cause, il est cependant de ma conscience et de ma responsabilité de vous demander l’historique de vos dissensions avec M. Philippe Beyle. Soyez tranquille, je ne vous ferai aucune déclamation contre le duel. Je remplis une formalité, pas autre chose. J’ignore quelle opinion aura éveillée en vous votre entretien de tout à l’heure ; quelle qu’elle soit, sachez qu’il est certains principes d’humanité, certaines lois morales que je regarde comme inflexibles, et desquels je ne me suis jamais écarté.

Irénée garda le silence pendant quelque temps.

— Vous avez raison, dit-il à la fin ; et, malgré tout ce qu’un tel récit ranimera en moi de souvenirs douloureux, malgré la rougeur qui pourra me gagner le front lors de quelques épisodes, c’est une confidence que je vous dois, je le sens, et qu’à votre place j’eusse provoquée ainsi que vous venez de le faire.

Une poignée de main fut échangée.

— Montons dans ma chambre, ajouta Irénée ; nous y serons plus à notre aise qu’ici.

Ils quittaient la plage, lorsqu’Irénée s’entendit appeler à quelques pas. C’était le batelier connu sous le nom étrange de Péché.

— Eh bien, que me veux-tu ? dit Irénée.

Se tournant vers M. Blanchard.

— Êtes-vous curieux de connaître un sorcier testérin, un jeteur de sorts, un paysan à maléfices ? Tenez, regardez-vous moi cette face-là.

Péché sortait en ce moment de son bateau, où il était resté pendant toute cette conversation. Il souriait, mais comme sourient les paysans quand on se moque d’eux. Son visage, qui avait la tête couleur brun-rouge d’une pomme de pin, offrait un amas de rides qui le constituait en état de grimace permanente. C’était pourtant un homme dans la force de l’âge, trapu, musclé comme un triton de Rubens ; mais sa lutte quotidienne avec les éléments l’avait revêtu d’une écorce qui semblait ne plus appartenir à l’espèce humaine. Son costume était simple : une chemise bleue et un pantalon de toile, retroussé sur le genou. Pas de chapeau : sa crinière épaisse lui en tenait lieu.

— Faites excuse, dit-il en s’approchant d’Irénée ; mais comme vous paraissez connaître cette jeune dame, j’ai supposé que vous consentiriez peut-être à vous charger d’une commission auprès d’elle.

— Une commission ? de toi ? fit Irénée.

— Oh ! il ne s’agit que de lui rendre cet objet que je viens de trouver dans mon bateau.

En même temps, Péché présentait un de ces petits livres reliés en chagrin et connus sous le nom de carnets anglais. Irénée le prit ; mais s’adressant au batelier :

— Qui te dit que cet objet appartient plutôt à elle qu’à lui ?

— C’est que la dame écrivait dessus, quelques minutes avant de tomber dans l’eau.

— Il suffit, dit Irénée en introduisant le petit portefeuille dans la poche de son gilet.

M. Blanchard observait attentivement l’expression malicieuse qui faisait briller l’œil du Testérin. Il voulut l’interroger à son tour.

— Un mot encore, brave homme, lui dit-il.

— À moi, monsieur ?

— À vous. Pourquoi ne trouvez-vous pas préférable de rendre vous-même ce carnet aux mains de ses véritables propriétaires ? En agissant autrement, et en employant un intermédiaire, vous vous privez peut-être d’une récompense méritée.

Péché fit un mouvement et regarda M. Blanchard ; puis, avec un ricanement grossier :

— Ma foi, monsieur, répondit-il, s’il est vrai que je sois sorcier, comme disent les autres, je crois bien que vous êtes un peu de ma famille. Mais à bon chat, bon rat. Qui est-ce qui vous dit que ce que j’ai fait ne me vaudra pas deux récompenses au lieu d’une ?

M. Blanchard eut un geste de dégoût.

— Après cela, continua sournoisement Péché, si M. de Trémeleu pense comme vous, il n’a qu’à me rendre la chose…

Sa main se tendait déjà pour ravoir le carnet.

— Non, dit vivement Irénée ; tu as bien agi, et en voici la preuve.

La main de Péché se referma sur une pièce de vingt francs. Irénée et M. Blanchard rentrèrent immédiatement à l’Hôtel du Globe. Là, dans une chambre du premier étage, et selon l’engagement qu’il avait pris, Irénée initia son nouveau témoin à l’histoire de ses relations avec Marianna - la jeune femme si impatiemment attendue et tout à l’heure si brusquement mise en scène. Comme c’est sur cet important récit que pivote notre action entière, nous prendrons la liberté de nous substituer à Irénée, et cela, autant pour accuser ou repousser certains épisodes que pour sauver à nos lecteurs la monotonie d’un soliloque trop prolongé.