Bourdilliat (p. 181-190).

CHAPITRE VII

Contre-mines.


Philippe était rentré du bal plus tard que de coutume. Vers onze heures du matin, étendu à demi habillé sur son lit, il dormait encore, lorsqu’un coup de sonnette le réveilla en sursaut. Il alla ouvrir.

— C’est M. Philippe Beyle que j’ai l’honneur de saluer ? demanda le visiteur.

— Oui, monsieur.

— Je suis le comte d’Ingrande.

Philippe qui, de son côté, l’avait reconnu, s’inclina et offrit un siège.

— Monsieur, dit le comte en souriant, nous somme poursuivis par le même huissier.

— C’est un honneur pour moi, monsieur le comte, dit Philippe sur un ton semblable.

— Hier, dans un paquet d’actes à mon adresse, il s’est glissé une pièce qui vous est relative. Je dois vous l’avouer, je n’ai reconnu l’erreur qu’après avoir lu en partie cette signification fourvoyée. Je n’ai voulu confier qu’à moi-même le soin de vous la remettre. La voici.

— Vous me voyez confus de la délicatesse d’un tel procédé.

— Non, cela ne vaut pas de remerciements, car vous étiez exposé à en faire autant à ma place, M. Beyle. C’est moi qui m’estimerai heureux si je dois à notre communauté d’infortune l’occasion de pouvoir vous servir.

— Notre communauté, monsieur le comte ? dit Philippe ; votre politesse va bien loin, ce me semble. Nos situations ne peuvent guère être comparées. Mon modeste avoir a pu disparaître, il est vrai, dans les tourmentes de quelques mauvais jours ; mais votre fortune, monsieur le comte, est trop solidement assise pour avoir à redouter un ouragan passager.

— Vous vous trompez, dit le comte d’Ingrande avec un accent qui trahissait l’amertume plutôt que le regret ; j’ai dissipé des sommes énormes dans ces dernières années. À quelques mille louis près, mes biens sont entièrement engloutis.

Le comte disait vrai ; et cet aveu de sa part nous amène à des explications devenues indispensables.

Avec tous les avantages de la naissance, de la figure, de l’esprit et de la richesse (inappréciables dons qui se trouvent de moins en moins réunis sur la même tête), le comte Louis-Henri d’Ingrande, aimé de la Restauration pour les services rendus par son père et par son grand-père, recherché par Charles X pour ses manières élégantes et son amour de la chasse, redouté de Louis-Philippe comme une des principales têtes d’un parti toujours imposant, le comte d’Ingrande n’avait jamais su ou voulu profiter de sa position sous aucun régime.

Il pouvait arriver à tout ; il ne se mit pas même en chemin. Était-ce philosophie, convictions politiques ou dédain d’une société troublée et peu scrupuleuse ? C’était mieux et c’était pis en même temps : c’était paresse et volupté.

Dans le cortège des fées convoquées à la fête de son berceau, une seule avait été oubliée, et elle était arrivée la dernière pour jeter au nouveau-né sa prédiction funeste et charmante. Ce n’était point une fée nabote et rechignée, à l’œil gris, au nez d’oiseau de proie, à la robe couleur feuille-morte ; c’était, au contraire, une fée souverainement jeune et coquette, habillée à la mode transparente, portant une couronne de cheveux humides de lumière, et, sur ces cheveux une autre couronne où les diamants éperdus se mêlaient aux brins d’herbe et aux fleurs pauvres. C’était la fée du Plaisir, celle qui enchante et qui paralyse, qui enivre et qui tue.

Avec une pareille marraine, que pouvait être la destinée du comte Louis-Henri d’Ingrande ? un roman, comme elle le fut en effet, mais un roman divisé en trois parties bien distinctes. La première, celle qui se passe sous l’Empire, est la plus agrémentée et la plus insouciante ; c’est le roman de la jeunesse. Le comte d’Ingrande, élevé dans l’émigration, était la fleur des pois des salons allemands et anglais, où ses premiers ravages s’exercèrent. Coblentz, Nuremberg et Londres lui décernèrent tout d’une voix l’héritage des Lauraguais et des Fronsac. De dix-huit à trente ans, il fut donc heureux autant qu’on peut l’être, si tant est que le bonheur consiste à voir passer successivement autour de son cou les plus beaux bras féminins de l’Europe.

À la deuxième période, c’est-à-dire à celle de l’âge mûr, se rallièrent les délices raisonnés et les premiers mécomptes. Entré à Paris derrière la voiture des Bourbons, le comte d’Ingrande ne devait plus sortir de cette Capoue infernale ; il se jeta à corps perdu dans les élégances héroïques et les folies rares, interrompues autrefois par la convocation des États généraux ; et si, au dire de Louis VIII lui-même, la fameuse brochure de Chateaubriand sur Bonaparte valut une armée à la cause monarchique, les prouesses galantes du comte d’Ingrande lui valurent certainement une cour entière. Mais comme il ne demandait rien, on ne laissa manger sa fortune ; seulement, quand elle fut mangée ou plutôt dévorée, il se maria.

Un jeu railleur du sort l’unit à une femme austère et dévorée d’ambition. La comtesse d’Ingrande s’était flattée de diriger son mari. Vers les sphères du pouvoir, si éblouissantes d’attraits pour elle, son espoir dut tomber devant la force d’inertie de ce patricien oisif, né pour respirer des fleurs et applaudir aux pirouettes des demoiselles Noblet. Fille d’un Carabas richissime, elle vit sa dot prendre en peu de temps le grand chemin des coulisses de théâtre, des ateliers de joaillerie, des pavillons meublés, des soupers retentissants. Au nom de son mari, au sien, se mêlèrent des noms de courtisanes célèbres, d’actrices effrontées. Sa confusion fut grande, et, comme ses illusions n’existaient plus, elle n’hésita pas à provoquer une séparation ; elle se retira en province, où son contrat lui réservait la jouissance d’une portion encore considérable de biens.

Malgré sa frivolité et ses intrigues, le comte se sentit profondément blessé. Cette retraite altière et brusque, après un an de mariage seulement, devint en lui le principe d’une rancune qu’il ne se serait jamais cru capable d’éprouver. Il avait peu de sympathie pour sa femme, mais il aurait voulu qu’elle essayât de le ramener à elle ; il voyait, avec raison, beaucoup trop de promptitude et de roideur dans sa résolution ; aussi l’orgueilleuse leçon de son départ fut-elle perdue. Hors de son contrôle, il s’abandonna sans réserve à ses fantaisies, dont la moindre avait l’importance d’une fête princière ; il espérait, dans son dépit, que le bruit en irait poursuivre sa femme jusqu’au fond de ses charmilles solitaires.

À cette partie, le comte d’Ingrande perdit un peu de sa noblesse et beaucoup de sa fortune. Parlait-on de lui, ce n’était pas l’idée d’un grand seigneur qui s’éveillait aussitôt, mais celle d’un dandy. Or, la révolution de juillet, qui créa des dandys de toute classe, confondit à dessein le comte d’Ingrande avec ces nouveaux élus de la bourgeoisie et du commerce. Il en résulta qu’au bout de quelques temps et par une dégradation insensible de nuances, le gentilhomme, le dandy, finit par n’être plus simplement qu’un monsieur. Avec sa perspicacité exquise, il fut le premier à s’en apercevoir, mais il n’en souffrit pas autant qu’on pourrait le supposer : sa rancune conjugale trouvait son compte à cette transformation, qu’il outra lui-même dans plusieurs occasions, en laissant placer son nom à la tête d’entreprises industrielles et en faisant complaisamment figurer ses titres dans des conseils de surveillance, à côté des Galuchet et des Trousseminard du nouveau gouvernement.

Ces malices portèrent coup ; la vanité de Mme d’Ingrande saigna sous ces blessures scandaleuses ; mais elle se tut, car elle savait que l’avenir lui préparait maintes revanches. Dans plusieurs transactions financières où le comte invoqua indirectement son concours, elle se montra implacable. Il put se convaincre qu’il n’y avait rien à attendre d’elle.

Au moment où nous essayons de retracer cette physionomie, où les traits du pastel vont s’assombrir désormais, le comte d’Ingrande était entré dans la troisième période du roman de sa vie : la vieillesse. De l’Opéra, creuset magique où il avait fondu plus de deux millions, cet homme aux ardeurs éternelles était descendu aux théâtres du boulevard, les plus petits et les plus lointains, et successivement un peu partout.

Cette existence sans voyage, ce contact quotidien avec le Paris vicieux, fardé, fatigué, surexcité, ne l’avaient encore, à soixante ans, ni abattu ni blasé. Il avait la conscience de ses faiblesses, mêlée à la résolution du malade qui le sait condamné, à l’obstiné délire du joueur, à la capacité épique du gourmand se faisant rapporter au lit de mort un reste d’esturgeon.

Quelquefois, sur les canapés où se roulait sa vieillesse indomptable et fleurie, une réflexion assombrissait son regard, mais elle était vite chassée. Du reste, nul mieux que lui ne savait sauver à force de délicatesse et de savoir-vivre les côtés ridicules de son anacréontisme attardé.

Ce fut sur ce déclin, coupé par de fréquents orages, qu’il rencontra Mlle Pandore. Nous avons tâché d’expliquer cet amour et de le faire comprendre. À l’heure qu’il était, le comte d’Ingrande adorait cette jeune fille plus que jamais, en dépit des nombreux coups de canif donnés par elle à leur contrat sur papier libre, comme on dit en style d’affaires. Au milieu de son amour, cependant, il gardait toujours une inquiétude et un remords. Cette inquiétude datait de son départ pour l’Espagne et de cette lettre mystérieuse, achetée par lui à la femme de chambre de Pandore. Ce remords datait de son retour, alors qu’en ouvrant un journal il y avait lu, à son immense surprise, le récit du vol accompli chez Philippe Beyle. Jusqu’à cette lecture, le comte n’avait pu se résoudre à prendre au sérieux cette lettre anonyme et surtout cet ordre adressé à Pandore « d’avoir à ruiner M. Philippe Beyle dans un délai de trois mois. » Il croyait à une plaisanterie, à une gageure. Mais en présence d’une réalisation aussi terrible et aussi ponctuelle, il frémit. Deux idées fixes se dégagèrent immédiatement de la nuée sombre de ses méditations. La première, c’est que Pandore appartenait à une association infâme. La seconde, qu’il était, lui, le complice de Pandore par le silence qu’il avait tenu avant et après l’événement du 26 octobre.

Si sa fortune le lui eût permis, il n’eût pas balancé une minute à rembourser secrètement Philippe Beyle. Il plaignait de tout son cœur ce jeune homme dont il oubliait la rivalité passagère ; et, devant son malheur, il se repentait du jugement sévère qu’il avait autrefois porté sur lui.

Cette préoccupation constante lui fit rechercher des moyens d’indemnité, de compensation. Ébranlée par ce grave scrupule d’honneur, sa tête travailla pour la première fois ; et, comme il arrive ordinairement pour les autres indolentes qui se mettent en frais de décisions, il fut tout surpris de découvrir dans sa cervelle des trésors d’invention, des mines vierges de diplomatie. Il explora avec un contentement inexprimable ces domaines inconnus de son intelligence, et il finit par organiser un plan qui, pour un coup d’essai, valait presque un coup de maître ; un plan qui, tout en satisfaisant ses desseins de restitution, embrassait ses propres intérêts, en même temps qu’il le vengeait définitivement de la comtesse, sa femme. Ce plan, au développement duquel le lecteur va assister, reposait tout entier sur Philippe Beyle.

En conséquence, pendant six mois le comte d’ Ingrande ne fut occupé qu’à épier de loin Philippe Beyle, à l’étudier, à se rendre compte de son existence jour par jour. Puis, un matin, il se présenta chez lui, sous le prétexte que nous avons dit. Maintenant nous allons reprendre la conversation commencée entre ces deux hommes.

Après l’aveu de la perte de sa fortune, le comte avait jeté, comme phrase incidente, qu’il ne lui restait plus qu’un millier de louis environ.

— Un millier de louis, monsieur le comte ? dit Philippe ; avec une pareille somme on peut se relever.

— J’en doute.

— Je voudrais pouvoir vous le prouver par moi-même.

— Eh mais, rien de plus facile, dit le comte enchanté de le voir abonder si promptement dans ses projets.

— Que voulez-vous dire ?

— Le hasard ne m’aura pas mis impunément dans la confidence de votre embarras. J’ai pensé à vous pour une négociation de la plus haute importance. Vous avez de l’énergie et de la finesse, deux qualités qui s’excluent habituellement ; vous êtes mon homme.

— Quoique je ne comprenne encore qu’imparfaitement vos paroles, monsieur le comte, je m’estime heureux d’avoir pu mériter votre intérêt.

— Mieux que cela, ma confiance.

— Je ne comprends plus.

— Je vais m’expliquer.

Philippe redoubla d’attention.

— Vous entendez les affaires, monsieur Beyle ?

— Un peu, monsieur le comte.

— Vous serait-il possible de pénétrer dans le dédale des miennes ? Elles sont fort embrouillées, et, pour ce motif, ainsi que pour beaucoup d’autres, je ne voudrais pas m’adresser aux hommes de loi. Vous ne sauriez imaginer la répugnance presque invincible que m’inspirent ces censeurs officieux. Il faudrait entrer avec eux dans certains détails, d’où ma dignité aurait peut-être quelque peine à sortir les braies nettes, pour parler comme nos vieux auteurs. Je ne le veux pas ; à mon âge, on n’aime pas à rougir devant autrui ; c’est bien assez de mon miroir quand je suis seul. Un ami, jeune parce qu’il sera plus indulgent, dévoué comme un fils… ou comme un gendre… peut mieux que personne m’aider à me reconnaître dans la situation que je me suis faite.

— Et c’est sur moi que vous avez jeté vos vues, monsieur le comte ? dit Philippe, étourdi par ce qu’il venait d’entendre.

— Oui, mon ami.

— Mais qui me vaut une pareille marque d’estime ? J’en suis étonné autant que j’en suis fier.

— Explique-t-on les sympathies, monsieur Beyle ; et comptiez-vous donc si peu sur l’appui du monde après le coup qui vous a frappé l’année dernière ? Dans ce cas, vous seriez plus sceptique à trente ans que je n’aurais le droit de l’être à soixante. S’il vous fallait absolument un motif à l’amitié que j’ai conçue pour vous, apprenez que des relations assez intimes m’ont uni autrefois à votre oncle maternel, sous la première Restauration. Cela devait me suffire, sinon pour protéger son neveu, du moins pour accourir à lui lors d’un désastre imminent.

— Oh ! monsieur le comte, vous vous êtes mépris sur ma question ! s’écria-t-il.

— Acceptez donc la main qui vous est loyalement et cordialement tendue.

Philippe serra avec effusion la main du comte d’Ingrande.

— Je suis à vos ordres, lui dit-il.

— Sans restriction ?

— Sans restriction.

— Bien. Alors votre premier devoir sera de recevoir ces cent louis qui vous sont indispensables, dit le comte en prenant dans la poche de son gilet un petit rouleau.

— Monsieur… dit Philippe, qui ne put se défendre d’une vive rougeur.

— Votre oncle me prêtait souvent de l’argent, se hâta d’ajouter le comte.

Philippe sourit.

— Vous avez, dit-il, des façons spirituelles et nobles de rendre service qui touchent plus que le service même. J’accepte, monsieur le comte, et je vous remercie.

— À la bonne heure !

— Mais vous m’avez parlé d’une négociation…

— J’allais y arriver. Vous n’ignorez pas, sans doute, que je suis séparé de biens d’avec la comtesse d’Ingrande ?

Philippe Beyle répondit par une inclinaison de tête.

— À l’époque où cette séparation fut prononcée, il y a quinze ans de cela, la comtesse possédait, tant en valeurs qu’en immeubles (est-ce comme cela qu’on dit ? s’interrompit le comte en riant), une fortune triple de la mienne. Depuis, elle a toujours mené le train le plus modeste, dépensant à peine le tiers de ses revenus. Je n’attendais pas moins de sa sagesse. Aujourd’hui…

— Aujourd’hui ? répéta Philippe.

— Ah ! la mission est épineuse et exige toute votre habileté ! Aujourd’hui, je voudrais savoir, avant de puiser dans des bourses étrangères, si celle de ma femme m’est irrévocablement fermée. Une somme de cent mille écus m’est absolument nécessaire. En conséquence, j’ai établi aussi nettement que possible ma situation sur le papier que voici, et que vous lui présenterez de ma part.

— Moi ?

— Vous, monsieur Beyle.

— À madame la comtesse ?

— À elle seule. Cela vous servira d’introduction et de procuration.

Philippe réfléchissait.

— À quoi pensez-vous ? demanda le comte.

— Je pense aux difficultés sans nombre de cette démarche ; je pense surtout au peu de crédit qui m’attend chez madame la comtesse.

— Vous êtes homme du monde ; n’est-il pas plus convenable de lui envoyer un homme du monde qu’un notaire ou qu’un parent indiscret, intéressé ? C’est précisément sur votre absence de caractère officiel que je fonde une majeure partie de mes espérances.

Philippe s’empressa de répondre :

— Ne prenez point mes doutes pour des hésitations ; quoi qu’il en soit, monsieur le comte, tout mon zèle sera appliqué à cette ambassade.

— Je ne vous en demande pas davantage… pour le moment, ma femme est à Paris depuis huit jours, et elle occupe, comme d’habitude, son hôtel de la rue Saint-Florentin.

Il se leva. Philippe Beyle en fit autant.

— C’est justement demain son jour de réception, ajouta le comte.

— Alors, demain, j’aurai l’honneur de me présenter chez madame d’Ingrande.

— À bientôt, mon jeune ami. Nous nous verrons, si vous voulez, au Club ; j’y vais maintenant presque tous les soirs.

— Au Club, soit, dit Philippe en le reconduisant.

Le comte avait passé la porte ; une réflexion lui vint, et il dit en se tournant vers Philippe Beyle :

— Ah !… si par hasard vous rencontrez ma fille… ma fille Amélie… dites-lui que je pense toujours à elle. C’est une charmante enfant. Il faudra qu’un jour ou l’autre je songe à la marier.