La Fortune mobilière de la France à l’étranger

La Fortune mobilière de la France à l’étranger
Revue des Deux Mondes4e période, tome 140 (p. 415-445).
LQ
FORTUNE MOBILIÈRE DE LA FRANCE
A L'ÉTRANGER


I

La France est un pays d’épargne ; elle ne possède pas seulement les titres de sa dette publique, de ses chemins de fer, de ses grandes industries ; sa fortune déborde au-delà de ses frontières, en Europe et dans les autres parties du monde. Nos capitaux ont gardé quelque chose de cet esprit d’aventure qui jeta jadis les Normands en Angleterre et en Sicile ; les croisés en Terre sainte ; les Champlain, les Jacques Cartier, les La Salle au Canada, en Illinois, en Louisiane, et tant d’autres vaillans aux quatre points cardinaux. Si nous n’allons plus guère nous installer au loin, si l’énergique initiative d’associations comme l’Union coloniale, le Comité Dupleix, n’a pas encore produit tous ses effets en déterminant un plus grand nombre de jeunes gens hardis et énergiques à tenter la fortune à l’étranger ou dans nos colonies, nous suivons le développement économique d’autres pays ; nous sommes prêts à y exporter, sinon nos fils, du moins notre argent ; cette émigration ne se fait pas sans esprit de retour ; tout au moins demandons-nous, et à juste titre, qu’un bénéfice légitime nous soit payé tous les ans sous forme d’intérêt fixe ou de dividende sur les capitaux que nous laissons au dehors. Le jeu naturel d’amortissement des emprunts ou le rachat successif des entreprises par les nationaux fait peu à peu rentrer en France les capitaux eux-mêmes, de sorte qu’au flux qui a emporté ceux-ci vers d’autres rives succède le reflux qui, par une sorte de force naturelle, les ramène à nous, accrus notablement si le choix des entreprises auxquelles nous avons participé ou des États à qui nous avons fait crédit a été judicieux, diminués dans le cas contraire, parfois réduits à peu de chose ou à rien si nous nous sommes trompés ou si nous l’avons été.

La loi économique qui détermine ces mouvemens est bien connue. Elle est analogue au principe de physique qu’on démontre par l’expérience des vases communicans, et en vertu duquel les liquides tendent, lorsque aucun obstacle ne s’oppose à leur réunion, à s’équilibrer, à reprendre et à garder le même niveau. Or les liquides qui forment le sang même de l’organisation économique du monde sont les capitaux ; ils sont le véhicule au moyen duquel les divers pays mettent en valeur leurs richesses propres et communiquent les uns avec les autres ; ils tendent, eux aussi, à se répartir également sur la surface du globe, à condition que des barrières naturelles ou artificielles ne contrarient pas leur force d’expansion. Les premières ont, pendant de longs siècles, arrêté presque complètement la marche normale du phénomène. Alors que les continens étaient inconnus les uns aux autres, il ne pouvait être question d’exportation des capitaux de l’ancien monde vers le nouveau. L’Afrique, à l’exception de son littoral septentrional, était inexplorée ; autour même de ce bassin méditerranéen, qui fut pendant de longs siècles le centre de l’activité humaine, tant de nations diverses étaient en lutte, tant de difficultés matérielles et politiques entravaient les communications, tant d’idées réfractaires au libre échange des marchandises aussi bien que des idées avaient cours, que les effets d’une loi comme celle que nous avons énoncée seraient malaisés à y discerner. Et cependant ce serait une erreur de s’imaginer que, même dans l’antiquité et au moyen âge, elle ne se fît pas sentir. L’activité commerciale des Phéniciens, des Grecs, des Carthaginois fut certainement prodigieuse, et eut pour conséquence des migrations de capitaux de ces peuples vers les contrées où ils fondaient des colonies et avec lesquelles ils établissaient des relations. L’empire romain ne fut pas seulement une œuvre militaire. Cicéron nous dit quelque part que pas un écu ne s’échangeait en Gaule sans qu’il en fût passé écriture au Forum. Tout en faisant la part de l’exagération oratoire, nous ne pouvons pas ne pas voir dans cette simple phrase une vive lueur jetée sur les rapports de Rome avec les diverses provinces de son empire. Les argentiers d’alors étaient de véritables banquiers, dont l’action s’étendait en dehors de la ville éternelle, bien au-delà des frontières de l’Italie. Au moyen âge, les Lombards, les Juifs, créateurs ou vulgarisateurs de la lettre de change, dont l’antiquité avait déjà eu la notion, furent les agens actifs de transport des capitaux entre les contrées européennes.

Dans des temps plus voisins de nous, une banque comme celle de Hambourg, qui ouvrait des comptes à des banquiers de divers pays, et qui avait, plusieurs siècles à l’avance, pressenti l’organisation de nos chambres de compensation, de nos clearing-houses modernes, montre bien que déjà alors les capitaux étaient mobiles et se portaient d’un point à un autre, sous l’influence de causes analogues à celles qui en déterminent maintenant encore les mouvemens.

Mais toutes ces manifestations, dont un grand nombre restent ignorées de nous, ne constituaient évidemment qu’un total bien faible en comparaison de ce qui se passe aujourd’hui. Les bateaux à vapeur, les chemins de fer, la télégraphie et la téléphonie électriques ont fait avancer sous certains rapports l’humanité en cinquante ans, autant que dans les cinquante siècles qui précédèrent le nôtre. Les communications sont devenues si promptes et si aisées entre les diverses parties du monde, que ; les seuls arrêts à la libre circulation des capitaux proviennent de la différence des systèmes monétaires, et aussi, dans une certaine mesure, de la législation fiscale des divers pays. Car les barrières de douane, qu’on s’efforce de relever partout, ne peuvent s’appliquer qu’aux marchandises, matières premières et objets fabriqués, tout au plus aux métaux précieux ou, à l’extrême rigueur, aux billets de banque, comme cela est le cas à la frontière russe. L’ingéniosité sans bornes du fisc n’a pas encore découvert l’art de contrôler ni d’empêcher l’exportation des capitaux sous leur forme plus subtile, plus impondérable que les pièces de métal ou les billets de banque : c’est-à-dire les lettres de change, les chèques, les transferts et versemens de tout genre qui peuvent se faire par voie postale, télégraphique, au besoin téléphonique ; et aussi les titres de rentes, les actions et les obligations, qui s’expédient d’une place à l’autre et transfèrent, par la simple tradition de quelques feuilles de papier, des propriétés dont la valeur atteint des centaines de millions. Il y a bien un autre moyen, plus efficace celui-là, auquel nos ministres et nos parlemens contemporains ne songent que trop à recourir, et qu’ils ont déjà employé bien au-delà de ce que leur commandait l’intérêt sagement entendu du pays : c’est la législation sur les titres étrangers, c’est l’aggravation incessante des droits de timbre et autres qui les frappent. Nous montrerons tout à l’heure de quelle façon elle agit sur nos placemens de fonds au dehors, et comment, par son exagération, elle menace d’aller à l’encontre même du but qu’elle prétend poursuivre. Elle n’empêchera pas ces placemens ; mais elle fera qu’au lieu de s’effectuer sur les marchés français, par des intermédiaires français, en donnant au pays le moyen de s’entourer des informations et précautions nécessaires, ainsi que l’occasion de bénéficier de tous les frais accessoires des opérations, celles-ci se concluront au dehors, à Bruxelles ou à Londres, sur ces marchés francs, que des gouvernemens à larges vues encouragent de toutes leurs forces au lieu de leur être hostiles.

En dehors de ces obstacles, nés du désir même de certains politiciens de barrer la route à ce qu’ils considèrent comme une concurrence dangereuse aux émissions indigènes, la libre migration des capitaux n’est contrariée ou arrêtée que par les différences qui peuvent exister entre les divers régimes monétaires. Si deux pays ont le même étalon, l’or par exemple, les habitans de l’un n’hésiteront pas à faire des placemens dans l’autre : les intérêts leur seront payés et le capital remboursé dans une monnaie qu’ils transformeront, sans risque de change appréciable, en leur monnaie nationale, celle dans laquelle, à un moment donné, ils désirent voir tous les élémens de leur fortune représentés. Si, au contraire, l’étalon du pays étranger est l’argent, celui qui achètera des titres libellés en monnaie de ce pays ne saura pas de combien il est créancier, puisque ses coupons, à leur échéance, ou ses obligations, au jour du remboursement, lui procureront une quantité d’argent qu’il connaît bien d’avance, mais dont il ignore aujourd’hui l’équivalent futur en or, le cours de l’argent variant sans cesse. Si le pays est sous le régime du papier-monnaie, du cours forcé, l’incertitude et le danger sont encore bien plus grands : ce n’est plus un placement, c’est une véritable spéculation, et souvent fort hasardeuse, à laquelle se livre le capitaliste qui place des fonds dans une semblable contrée. Dès lors un taux d’intérêt double, triple de celui qu’il peut obtenir chez lui ne saurait compenser le risque qu’il court de voir son capital diminué dans une proportion impossible à déterminer. Aussi n’est-il pas étonnant que des nations où règne le papier-monnaie se voient privées du concours des capitaux étrangers. Elles sont même souvent contraintes, lorsqu’elles veulent se l’assurer à tout prix, de s’obliger à payer les intérêts des emprunts qu’elles contractent et à rembourser le principal en or, gardant ainsi pour elles-mêmes les risques du change et donnant à leurs prêteurs la garantie de la stabilité du revenu.

Après avoir retracé l’histoire des exportations successives de nos capitaux, nous essaierons de nous rendre compte de la nature et de l’importance actuelle des placemens français à l’étranger, de décrire et d’évaluer la fortune mobilière de notre pays en dehors de ses frontières. Nous tirerons une conclusion de cet exposé en donnant notre sentiment sur la conduite que commande à cet égard au législateur l’intérêt bien entendu du pays.


II

Nous n’aurons pas à remonter très haut dans notre histoire pour établir l’origine du mouvement qui a abouti à la situation présente. Chacun sait que le développement prodigieux de la fortune mobilière ou, pour parler un langage plus exact, la mobilisation de la fortune qui est le caractère de nos sociétés modernes, (car beaucoup de valeurs dites mobilières représentent des propriétés foncières, des usines, des maisons) date à peine d’un siècle. Avant la Révolution et même sous le premier Empire, la partie essentielle des patrimoines individuels consistait en immeubles. A défaut de l’histoire, la législation à elle seule nous confirmerait l’exactitude de cette assertion. Toutes nos anciennes lois relatives à la transmission des biens, au régime matrimonial et successoral, sont aussi brèves sur le chapitre des meubles qu’elles sont développées sur celui des biens immobiliers. Ceux-ci formaient la base des fortunes ; les familles ne se préoccupaient que d’eux. Les sociétés anonymes étaient inconnues. Les dettes publiques étaient peu de chose en comparaison de ce qu’elles sont aujourd’hui. Les engagemens des États et des municipalités n’avaient pas revêtu ce caractère sérieux, nous serions tentés de dire sacré, qu’elles ont aujourd’hui. Lors des règnes les plus glorieux de notre propre histoire, nous assistons à des remaniemens constans, qui sous une forme ou l’autre déguisent de véritables spoliations des rentiers, que ceux-ci fussent créanciers du Trésor royal ou de l’Hôtel de Ville, comme on désignait alors la municipalité. Le rentier de Boileau, qui pâlit


A l’aspect d’un arrêt qui retranche un quartier,


fait allusion à la coutume, trop fréquente alors chez les administrations débitrices, de décréter arbitrairement une réduction des intérêts promis par elles à leurs prêteurs. Aussi ces créances incertaines étaient-elles loin de jouir dans l’opinion publique du prestige qui s’attache aujourd’hui à un titre de rente sur l’État ou à une obligation de la Ville de Paris. D’ailleurs le total n’en atteignait que des chiffres bien éloignés de ceux auxquels nous nous sommes accoutumés.

Dès le début de la Restauration, les grandes opérations d’emprunt nécessaires pour la libération du territoire, le paiement du milliard aux émigrés et la satisfaction d’autres besoins budgétaires, nous habituèrent peu à peu à faire une plus large place dans notre fortune aux placemens en fonds d’Etat. Ce n’est pas ici le lieu de retracer l’histoire de la dette française, qui s’est, d’étape en étape, élevée à son chiffre formidable de plus de 30 milliards de francs. Bientôt surgirent les titres de chemins de fer qui, de 1840 à 1866, furent un des alimens principaux de l’activité financière aussi bien qu’industrielle du pays.

Mais la fortune de la France croissait plus rapidement encore que les emplois qu’elle trouvait à l’intérieur de ses frontières. L’esprit de sagesse et d’économie de ses travailleurs, depuis le plus modeste jusqu’au plus illustre, est tel, que l’épargne mise de côté au bout de chaque année absorbait, non seulement les titres de rente émis par le gouvernement, mais toutes les actions et obligations d’entreprises particulières ; et, cela fait, il restait encore des millions disponibles. Chercher au dehors l’usage fructueux de ces disponibilités ainsi accumulées était l’étape prochaine, inévitable du développement économique : dès lors nos financiers se mirent en quête des États étrangers désireux d’emprunter, ainsi que des besoins industriels ou commerciaux à satisfaire dans d’autres pays. De, là les souscriptions aux emprunts étrangers, de là la création de sociétés, l’envoi de capitaux au dehors. Il est instructif de trouver la trace matérielle de cette évolution dans la simple inspection de la cote de la bourse de Paris à différentes époques. Jusqu’en 1806 nous n’y voyons figurer aucun fonds étranger ; en 1811 apparaissent les titres d’un emprunt 6 pour 100 du roi de Saxe. En 1817 l’emprunt 5 pour 100 des Deux-Siciles ; en 1822, les fonds espagnols 5 pour 100 ; en 1823 les obligations prussiennes ; en 1824 le 5 pour 100 portugais ; en 1825 l’emprunt haïtien ; en 1832 le 5 pour 100 romain ; en 1833 les fonds grecs 5 pour 100 ; de nouveaux types de rente espagnole 3 pour 100 ; en 1834 le 2 et demi hollandais, l’emprunt-loterie des États Sardes ; en 1835 le 5 pour 100 hollandais ; en 1836 les obligations de la Banque des États-Unis ; en 1837 les diverses rentes belges, 4 et 5 pour 100 ; la rente 5 pour 100 autrichienne dite métallique et les lois du même pays ; de 1838 à 1840 divers emprunts américains, le 6 pour 100 de l’État d’Illinois, le 5 pour 100 de l’État de New-York, le 5 pour 100 de la ville de New-York, le 6 pour 100 de l’État d’Ohio, le 5 pour 100 de l’État d’Indiana ; les obligations pédristes et miguélistes du Portugal figurent côte à côte, de façon à ce que chacun, légitimiste ou libéral, pût faire un placement à son gré, selon ses opinions politiques.

Jusque-là ce n’est que les rentes d’État, effets publics, qui, en matière de valeurs étrangères sont négociées sur nos marchés. Toutes les actions et obligations de sociétés particulières, compagnies d’assurance, canaux, ponts, salines, — et elles sont nombreuses, — sont françaises. On voit apparaître en 1838 les titres de la Société rhénane du chemin de fer de Cologne à la Belgique, perdus au milieu d’innombrables actions d’entreprises industrielles de toute sorte qui voyaient le jour sous la monarchie de Juillet, telles que compagnies de navigation, pêcheries à la morue, parcs à huîtres flottans, houillères, mines d’asphalte, bitume élastique, mastic bitumineux végétal, galvanisation du fer, zincage du fer, affinage de la fonte, acier fusible et damas oriental, machines omnitoles, gaz, filatures, cuirs et velours gravés, cordages et tissus en soie végétale, sucreries, savonneries, amidonneries, bains, bougies, parfumeries et tant d’autres, dont les noms seuls nous font parfois sourire et évoquent le souvenir de l’immortel Jérôme Paturot.

Après 1840 nous arrivent certaines actions étrangères, telles que celles de la Banque de Belgique, de la Banque foncière de Belgique, de la Société générale belge pour favoriser l’industrie nationale, des chemins de fer d’Anvers-Gand, de Charleroi-Erquelines, de la Compagnie anglo-belge, de Naples-Nocera-Castellamare, la Compagnie des charbonnages belges, les mines de Mouzaïa en Algérie, les mines de zinc de la Vieille-Montagne, en Belgique, et de Stolberg, en Westphalie. De 1852 à 1870, sous l’Empire, le chapitre des fonds d’État étrangers prend à la cote de Paris une importance considérable : les fonds turcs, le 5 pour 100 italien, le 2 1/2 et le 4 1/2 belge, les obligations de Bruxelles et de Liège, le 7 pour 100 égyptien de 1866, créé par Ismaïl-Pacha, le 6 pour 100 des États-Unis, émis pendant la guerre de Sécession, le 6 pour 100 mexicain, le 7 pour 100 tunisien, le 5 pour 100 hongrois, le 6 pour 100 péruvien de 1870, le 8 pour 100 roumain de 1867, les emprunts russes 4 pour 100 dits Nicolas, de 1867 et 1869, les 5 pour 100 russes de 1862 et 1870, viennent successivement s’ajouter à la liste déjà longue des fonds négociés sur nos marchés.

En même temps y apparaissent des titres d’entreprises particulières, tels que les actions de la Société impériale et royale autrichienne de crédit pour le commerce et l’industrie, de la Banque du commerce et de l’industrie de Darmstadt, de la Compagnie générale de crédit en Espagne, et surtout de nombreux titres de chemins de fer étrangers. À ce moment la France ne se borne pas à exporter ses capitaux ; elle fait mieux : elle exporte ses ingénieurs, ses entrepreneurs, que l’Europe lui demande et qui vont en Russie, en Autriche, en Italie, en Espagne, en Portugal, construire ces lignes ferrées qui devaient renouveler la face du continent et y transformer la vie économique. Par une conséquence naturelle, nous voyons alors à la cote de Paris les actions et les obligations du chemin de fer Guillaume-Luxembourg, des chemins de fer russes, autrichiens, est-hongrois, nord-ouest d’Autriche, lombards-vénitiens, romains, portugais, Madrid-Saragosse, Séville-Xérès, Cordoue-Séville, Pampelune, Saragosse, nord d’Espagne, des gaz de Florence, de Venise, de Naples, de Padoue, Vicence et Trévise, de Trieste, de Vérone, de Bilbao, de Malaga, de Coblentz, de Bruxelles, les glaces d’Aix-la-Chapelle, les mines de Huelva, les canaux Cavour et de l’Ebre, la Compagnie fermière des tabacs italiens. Nous n’énumérons pas ; nous nous bornons à citer un certain nombre de titres, pour montrer à combien de pays différens et à quelle variété d’entreprises l’activité de la France s’était étendue.

Le développement auquel correspond cette extension chaque jour plus considérable de notre influence financière est aisé à suivre et à expliquer. Ce n’était, bien entendu, qu’au fur et à mesure de l’achèvement en France d’un outillage d’un certain ordre que nos compatriotes cherchaient à en doter ensuite les pays étrangers. Il est plus aisé de travailler chez soi qu’au dehors, et ce n’est que sous l’influence de la nécessité de trouver un emploi plus rémunérateur à un capital d’épargne et d’intelligence que nous sommes allés construire des voies ferrées, des ports, exploiter au loin des mines, que nous nous sommes chargés de régies financières pour compte de gouvernemens étrangers, que nous avons souscrit à leurs emprunts. D’autres considérations ont pu s’y joindre : le désir par exemple de diviser les risques inhérens à tous emplois de sa fortune, en les répartissant dans un grand nombre de pays. En ces derniers temps, certaines menaces d’inquisition financière, des projets d’impôts vexatoires et tracassiers, ont poussé nombre de Français à mettre à l’abri du fisc une part de leur avoir, indépendamment de toute recherche d’augmentation de revenu, et dans la seule intention de défendre une fraction de leur capital contre une spoliation illégitime. Nous n’avons pas besoin de dire qu’autant nous approuvons l’expansion heureuse d’une puissance financière qui a besoin d’un théâtre plus vaste que le sol indigène pour s’exercer, autant nous déplorons cette émigration secrète de capitaux. Mais ceux qu’il faut ici dénoncer comme les vrais coupables ne sont pas les pères de famille inquiets qui se préoccupent de conserver intact leur patrimoine ; ce sont les législateurs brouillons et aveugles qui ne voient pas les conséquences déplorables de la facilité avec laquelle ils sont prêts à envisager et à discuter chaque jour un bouleversement complet de nos lois fiscales.

Quoi qu’il en soit, les placemens, ainsi commencés au dehors pendant la Restauration et la Monarchie de juillet, continués avec beaucoup plus d’ampleur sous le second Empire, ont eu des conséquences fort importantes dans notre histoire financière, et nous pouvons ajouter politique, car ces deux élémens paraissent de plus en plus inséparables dans les temps modernes. C’est au fait qu’une partie de notre fortune mobilière était placée à l’étranger qu’a été due la facilité extraordinaire avec laquelle nous avons payé à l’Allemagne la monstrueuse indemnité de guerre de cinq milliards de francs, la plus forte qu’un vainqueur ait jamais exigée du vaincu. Il faut lire le rapport lumineux adressé en 1875 par M. Léon Say à l’Assemblée Nationale sur la façon dont le transfert de cette somme invraisemblable a pu s’effectuer de notre patrimoine dans celui des Allemands, pour comprendre le rôle qu’y joua ce portefeuille étranger possédé par nos nationaux. M. Say, après avoir analysé avec une grande sûreté de coup d’œil et un judicieux emploi des chiffres statistiques les opérations du paiement de 1871 à 1873, arrive aux conclusions suivantes : le mouvement des marchandises n’a fourni qu’un appoint, puisque les importations et les exportations s’équilibrent à peu de chose près pour les trois années ; les sorties d’or de France à destination de l’Allemagne n’ont pas dépassé 1 milliard de francs ; le gros de l’indemnité a donc été fourni par les valeurs étrangères possédées par des Français et dont le revenu seul s’élevait en 1870 à 700 ou 800 millions de francs ; pendant trois ans les revenus de ces valeurs, ainsi que les sommes dépensées annuellement par les voyageurs séjournant parmi nous et qui sont l’équivalent de la rente d’un placement que nous aurions fait à l’étranger, ont servi à compenser les milliards versés à l’Allemagne ; le complément provint de la réalisation d’une fraction de ce portefeuille de valeurs étrangères, qui a alors temporairement diminué. Divers relevés opérés à cette époque montrent en effet que de 1871 à 1873, le total des coupons payés en France sur des titres tels que la rente italienne, les rentes turques, a diminué sensiblement.

Mais ce n’est que sous l’empire de circonstances exceptionnelles que le chiffre de nos placemens à l’étranger s’est ralenti pendant quelques années après 1870. Ce ralentissement lui-même est une démonstration éclatante de l’exactitude de la théorie exposée au début de cet article. Des désastres comme ceux de l’année terrible, ou plutôt des deux années terribles de 1870 et de 1871, de la guerre et de la commune, amènent des destructions de capitaux considérables et, par suite, un relèvement brusque de leur loyer, c’est-à-dire du taux de l’intérêt. Nos fonds d’Etat, qui donnaient 4 pour 100 environ à la fin de l’Empire et qui avaient même connu des cours plus élevés, — c’est-à-dire rapporté moins, sous le règne de Louis-Philippe, — furent émis à des prix qui représentaient un revenu de G pour 100 au taux de souscription. Dès lors les Français n’avaient aucune raison de chercher au dehors un emploi à leurs économies : ils trouvaient à les placer dans leur propre pays à des conditions extraordinairement favorables. Il était naturel, non seulement de n’acheter aucun fonds étranger pendant la période d’émission des grands emprunts français 5 pour 100 aux environs de 83, mais même de réaliser quelques-uns de ceux que l’on possédait pour les remplacer par des inscriptions sur notre Grand-Livre. M. Say a résumé le phénomène en disant que les choses s’étaient passées comme si les 5 milliards avaient été remis à Berlin en titres de rente, et que les Français eussent expédié leurs épargnes à Berlin pour racheter ces titres de rente, de même qu’ils les envoyaient auparavant en Italie, aux Etats-Unis, en Autriche et en Turquie, pour acheter de la rente italienne, américaine, turque, ou des actions ou obligations de chemins de fer autrichiens. Aussitôt les 5 milliards d’emprunt absorbés et classés, le flot s’est de nouveau répandu au dehors. Aucune catastrophe n’étant venue interrompre depuis lors le cours naturel des choses, ni bouleverser l’harmonie économique de notre pays, celui-ci a continué de consacrer une part de ses réserves à l’acquisition de valeurs étrangères. Le courant a été plus ou moins fort, selon les résultats de ce que nous appellerons le bilan général annuel du pays, croissant à la suite des années de prospérité commerciale et industrielle, diminuant au contraire dans les temps moins favorables. Il a été, à plusieurs reprises, ralenti par des émissions successives de rentes françaises 3 pour 100, notamment par celle de i milliards de rente amortissable, faite en plusieurs fois, et divers emprunts, dont l’un a servi à convertir d’anciennes rentes 4 et demi et 4 pour 100 en 3 pour 100 perpétuel ; les uns et les autres, étant toujours l’objet favori des rentiers, ont absorbé, aux époques de leur émission, les disponibilités du marché.


III

Quelle est aujourd’hui la composition de ce portefeuille étranger, que la prévoyance et l’épargne française nous ont constitué peu à peu et qui forme, nous l’expliquerons dans un instant, une merveilleuse réserve, non seulement pour les particuliers individuellement possesseurs des titres, mais pour la nation elle-même considérée dans son ensemble ? L’ordre le plus rationnel et le plus simple en même temps consiste à examiner les principaux pays auxquels nous avons, sous une forme ou une autre, donné notre concours financier, et chez qui nous sommes, selon une expression commerciale, restés intéressés pour des sommes plus ou moins fortes. Ce voyage d’un genre spécial à travers le monde nous fera repasser rapidement en revue les phases les plus récentes de notre histoire, et non pas seulement de notre histoire financière : car si les considérations économiques jouent ici, comme il est naturel, un rôle prépondérant, elles ne sont pas les seules ; des questions de politique pure, de sentiment même, sont impliquées dans ces matières, dont elles sont en apparence si éloignées : les deux exemples par lesquels nous allons commencer, la Russie et l’Italie, sont la démonstration éclatante de ce que nous avançons.

Le grand exode des capitaux français en Russie n’a commencé qu’il y a une dizaine d’années. Les fonds de l’empire moscovite étaient déjà connus de nos banquiers et de certains de nos capitalistes avant cette époque. Nous avons signalé plus haut l’apparition à la cote de Paris, vers le milieu du siècle, de certains fonds russes, dont le nombre s’accrut quelque peu au cours des années qui suivirent. Mais les marchés principaux en étaient à Londres, à Berlin, à Amsterdam : les fonds publics directement émis par le Trésor se négociaient plus spécialement sur la première de ces trois places ; les titres de chemins de fer avaient trouvé bon accueil dans les portefeuilles allemands et hollandais. A la fin de 1887, une série de rapprochemens diplomatiques ayant préparé le terrain, un emprunt russe 4 pour 100 fut lancé sur les marchés français, où, en dépit de l’hostilité manifeste des Berlinois, il obtint un grand succès. Ce fut le signal d’un immense mouvement, qui permit au ministre des finances de Russie d’alors, M. Wychnegradski, de faire de Paris le pivot des vastes opérations dont il avait conçu le plan. Fort de l’appui de cette place, qui est la première du monde pour la solidité du placement, c’est-à-dire qui absorbe le titre et le classe au lieu de le laisser flottant comme d’autres marchés, — le ministre convertit successivement les divers fonds 5 pour 100 qui étaient possédés par quantités considérables en Angleterre, en Allemagne, en Hollande. Les porteurs qui ne voulurent pas consentir à la réduction de 5 à 4 furent remboursés : l’argent était fourni sans relâche par le public français, qui souscrivait, à des cours de plus en plus élevés, les fonds 4 pour 100 émis par le Trésor russe, jusqu’à ce que, de 86 pour 100, taux d’émission de l’emprunt 1887, ces achats incessans aient porté la rente 4 pour 100 au pair et au-delà. Le succès était complet. Dès 1891, M. Wychnegradski put émettre un 3 pour 100 au même cours à peu près que celui auquel il avait vendu son 4 pour 100 en 1887. Il fallut quelque temps pour acclimater ce nouveau type. M. Witte, successeur de M. Wychnegradski, créa, en 1894, un 3 et demi, pour donner une satisfaction passagère à ceux qui considéraient que la Russie n’était pas encore mûre pour le taux de 3. Mais dès 1896 un nouvel emprunt en 3 pour 100, d’un montant de 500 millions de francs, a été émis à 92,30 pour 100 ; et il est probable que, sauf événement de guerre, la Russie ne paiera désormais plus un intérêt supérieur sur ses futurs emprunts, quitte à les céder encore à quelques unités au-dessous du pair.

Telle est l’étape franchie par le crédit de la Russie en peu d’années, grâce à l’intervention des capitaux français : là où elle payait un intérêt de 5, elle en sert aujourd’hui un de 3 ; ce qui lui a procuré, pour une annuité égale, d’importantes ressources nouvelles, qui lui permettent entre autres de pousser activement la construction du chemin de fer transsibérien. Comme le gouvernement russe poursuivait en même temps le rachat d’un grand nombre de lignes de chemins de fer il remboursait les obligations 5 pour 100 de ces compagnies au moyen des capitaux qu’il se procurait à 4 pour 100 : le total des emprunts émis ainsi de 1887 à 1896 en France s’élève à plus de 5 milliards de francs. Il est difficile de dire d’une façon précise quelle est la part qui en est demeurée aux mains de nos capitalistes. Le total des fonds russes inscrits à notre cote officielle, comprenant, outre ces 5 milliards émis depuis dix ans, environ 2 milliards d’obligations de chemins de fer garanties par l’Etat et 3 milliards de fonds intérieurs, c’est-à-dire payables en roubles-papier et non pas en roubles-or, dépasse 10 milliards. Mais il ne circule en France qu’une fraction insignifiante de ces derniers, de sorte que, en tenant compte de la partie des fonds qui est placée dans le reste de l’Europe, on arrive à évaluer à la moitié à peu près des titres cotés le portefeuille français.

Mais ces 5 milliards de francs sont loin de représenter tout ce que nous avons placé en Russie : d’autres obligations de chemins de fer russes se négocient sur le marché libre. En outre, nos capitalistes ont commencé à s’intéresser largement à des entreprises minières, houillères, métallurgiques, qui ont absorbé des sommes importantes et portent vraisemblablement l’ensemble de nos placemens en Russie à 6 milliards de francs. Pour être complet, nous mentionnons le finlandais 3 et demi pour 100. On sait que ce grand-duché, bien que faisant partie de l’empire russe, a une monnaie et des finances autonomes. Son budget est excellent et ses fonds en grande faveur auprès de nos capitalistes.

Parallèlement à ce mouvement, s’en produisait un autre en sens inverse sur les fonds italiens. A l’origine du jeune royaume, lorsque nos armes victorieuses eurent mis la maison de Savoie à la tête de la péninsule, nous ne nous contentâmes point d’avoir versé notre sang pour lui. Nous lui ouvrîmes notre bourse toute grande ; la majeure partie de la dette italienne 5 pour 100 fut absorbée en France, où se placèrent en outre des titres comme ceux des chemins de fer romains et méridionaux, des tabacs, des obligations de villes et autres. Nous avons été les commanditaires de l’Italie après avoir été ses fondateurs. Ce mouvement se prolongea jusqu’après 1870 : il était de mode que chaque portefeuille un peu important en rente française fît une place proportionnelle à la rente italienne. Plusieurs milliards de cette dette avaient alors passé les Alpes. Mais depuis l’accession de l’Italie à la triple alliance, les rentiers français, sans s’être donné le mot, se sont défait d’une bonne partie de ces titres et ont employé le produit de ces réalisations à l’achat de fonds russes. Pendant que ceux-ci ne cessaient de s’élever, la rente italienne, cotée un moment au-dessus du pair, et qui par suite de réductions arbitraires imposées par le gouvernement, sous forme d’impôts, était devenue un 4 pour 100 au lieu d’un 5 pour 100 promis à l’origine, tomba au-dessous de 75. Ce n’est que tout récemment depuis la chute de M. Crispi et l’adoption, en apparence du moins, d’une politique moins hostile à notre égard, qu’elle s’est relevée aux environs de 90 pour 100 : on voit combien nous avions raison de dire que l’histoire politique est inséparable de l’histoire financière. La difficulté que les Italiens ont soudainement éprouvée à emprunter au dehors, l’obligation où ils se sont trouvés de racheter les titres de rente offerts par nos capitalistes, la détérioration de leur change qui en est résultée, ont singulièrement affaibli leur situation économique et les ont forcés à abandonner les idées agressives que certains de leurs ministres ont caressées pendant trop longtemps. Ils n’ont pas trouvé sur les marchés de Berlin et de Francfort un appui équivalent à celui qu’ils avaient perdu chez nous. Ils sont devenus sages par nécessité. On ne saurait guère évaluer à plus d’un milliard et demi de francs ce qu’il nous reste de titres italiens de tout genre.

Le pays dont il convient de parler après les deux qui précèdent est l’Angleterre. Les consolidés anglais ont été depuis longtemps considérés comme une des valeurs les plus solides du monde, et il faut reconnaître que l’admirable gestion financière de nos voisins, jointe à l’énorme développement de richesse qui a caractérisé le règne de soixante ans de l’impératrice-reine Victoria, justifie la haute estime dans laquelle est tenue la rente de la Grande-Bretagne. Au rebours de la nôtre, dont le total est aujourd’hui trente fois ce qu’il était au lendemain des guerres du premier Empire, la dette anglaise est moindre qu’elle ne l’était en 1815. Au lieu de porter intérêt à 6 pour 100, comme alors, elle n’est plus qu’au taux de 2 trois quarts ; en 1903 elle ne rapportera plus que 2 et demi ; et malgré cela elle est au cours de 112 pour 100. Cette valeur, qui est de celles dont les propriétaires dorment tranquilles, mais mangent peu, tant le revenu en est mince, n’entre guère que dans le portefeuille de banquiers ou de riches capitalistes : il est peu probable que nous possédions pour plus d’un milliard de francs de titres anglais, en y comprenant même certains fonds coloniaux, indiens et autres, et des actions de chemins de fer et entreprises particulières du Royaume-Uni, des Indes et de ses multiples colonies.

La Belgique, la Hollande, la Suisse, sont à peu près dans le même cas. Bien que l’étendue de leur territoire et le chiffre de leur population soient peu de chose en comparaison de l’empire anglais, ces petits pays jouissent d’un excellent crédit. Le 3 pour 100 belge, hollandais, le 3 et le 3 et demi suisse sont aux environs du pair ; on peut évaluer à un milliard de francs ce que nous possédons de valeurs de cette catégorie. Outre les fonds d’Etat proprement dits, nous y comprenons les obligations 3 pour 100 de Berne et de Fribourg, les obligations du Nord belge inscrites à la cote, et un très grand nombre de valeurs industrielles, notamment de chemins de fer belges et suisses, auxquelles nos capitalistes sont intéressés[1].

Les rentes autrichiennes ont jadis été un objet de placement et de spéculation favori chez nous : les emprunts 5 pour 100, payables les uns en florins papier, les autres en florins argent, furent achetés en grandes quantités par la France. Plus récemment de nombreuses émissions de rentes or autrichiennes et hongroises ont encore augmenté nos placemens de ce genre, dont le total pourrait bien dépasser 2 milliards de francs, en y comprenant les actions et obligations des chemins de fer autrichiens et lombards. La réforme monétaire, qui se poursuit dans l’empire et qui aura pour effet de soustraire aux fluctuations du change la monnaie nationale, — c’est-à-dire la couronne, nouvelle unité égale à la moitié de l’ancien florin, — contribue à fortifier encore la bonne réputation dont jouissent ces fonds auprès des rentiers.

Les États Scandinaves figurent honorablement sur notre cote. Leurs fonds n’ont jamais donné de surprises désagréables à leurs possesseurs. Aussi le 3 et demi et le 3 pour 100 suédois, le 3 et demi et le 3 pour 100 norvégien, le 3 pour 100 danois s’inscrivent-ils à des cours supérieurs au pair, qui sont l’apanage des crédits du premier ordre. Les obligations 4 pour 100 de la Banque hypothécaire de Suède ont été également bien accueillies chez nous. En évaluant à 300 millions de francs nos placemens de ce côté, nous ne sommes pas au-dessous de la vérité.

La rente espagnole est une des premières qui franchirent nos frontières pour venir solliciter notre épargne. Il serait inexact de dire que nous ayons eu toujours à nous en féliciter. Toutefois une modification singulièrement rassurante s’est opérée depuis quelques années dans la répartition de ces fonds. Jadis ils étaient aux mains des seuls étrangers. L’Espagnol ignorait les placemens de ce genre, soit qu’il n’épargnât point, soit qu’il ne fît pas crédit à son propre gouvernement, soit que le taux d’intérêt pour les affaires indigènes fût très supérieur au revenu des fonds d’État. Aujourd’hui la majorité de ceux-ci est possédée par des nationaux. On sait que la dette de la péninsule se divise en deux catégories : dette intérieure et dette extérieure, cette dernière payable en capital et en intérêts dans la monnaie des pays étrangers où elle fut émise, notamment en francs. Or la dette intérieure 4 pour 100 qui depuis la grande refonte et conversion de 1881, forme la partie principale du Grand livre, est tout entière aux mains des Espagnols, qui possèdent également les emprunts intérieurs 5 pour 100 récemment émis, les actions de la Compagnie fermière des tabacs et nombre d’autres titres de leur gouvernement. Ils détiennent les deux tiers des 2 milliards de rente extérieure 4 pour 100, dont il ne reste guère que 500 millions en France. Nous avons aussi pour 2 ou 300 millions de titres cubains 6 et 5 pour 100. Nous possédons la majeure partie des actions des trois grandes compagnies de chemins de fer, Nord d’Espagne, Saragosse, Andalous, et la presque totalité de leurs obligations. Les actions représentent un capital nominal d’environ 400 millions ; mais la baisse du change en a fait tomber le cours au quart ou au cinquième du pair. Les obligations s’élèvent à près de 2 milliards. Outre ces trois compagnies principales, la France est encore intéressée dans nombre d’autres lignes, telles que le Madrid-Cacérès, l’Ouest et l’Est d’Espagne, le Lerida-Reus, le Linarès-Almeria (Sud de l’Espagne), si bien que nous ne devons pas être éloignés de la vérité en évaluant à 4 milliards le capital des titres d’Etat ou de chemins de fer espagnols possédés par nous. Dans cette catégorie doivent se ranger encore les obligations municipales, telles que celles de Madrid, pour la majeure partie placées à Paris.

Mais là ne s’est pas bornée notre intervention financière en Espagne : nous y avons pris part à la création de nombreuses sociétés industrielles de tout ordre ; gaz, eaux, téléphones, houillères, mines, fonderies : un grand nombre d’actions et d’obligations de la célèbre mine de cuivre du Rio-Tinto, qui fournit à elle seule le dixième de la production du monde en ce métal, les actions de Tharsis, de San-Domingo, de Penarroya, de Porman, d’Aguilas, d’Aguas Tenidas, de l’Horcajo, pour n’en citer que quelques-unes, ont été souscrites en France, ainsi que les actions de la Banque hypothécaire d’Espagne, le Crédit foncier du pays. Nos entrepreneurs ont travaillé aux ports, à Malaga, à Pasajes ; nos industriels ont construit des usines pour le sucre, le pétrole et ont de ce chef transporté en Espagne des capitaux ; si bien que l’addition de tous ces emplois de fonds si variés jointe au total énoncé il y a quelques instans, nous amène à conclure que 5 milliards environ d’argent français sont placés de l’autre côté des Pyrénées.

Et encore n’avons-nous pas parlé du Portugal, dont les fonds d’Etat et les titres de chemins de fer ont absorbé, eux aussi, des sommes considérables de notre épargne. Ici la disproportion entre le capital souscrit et sa valeur actuelle est malheureusement grande. L’intérêt de la dette a été réduit de plus de moitié ; la rente 3 pour 100, qui se cotait jusqu’à 66, est tombée à 23. Les actions de 500 francs de la Compagnie royale des chemins de fer portugais sont descendues à 30 francs et les obligations ont perdu plus de la moitié de leur valeur. Le milliard et demi que nous avions confié à ce pays ne représente guère que 600 millions au cours du jour. Espérons que l’administration de la dette publique, chargée maintenant d’appliquer certains revenus spéciaux au service des coupons, saura augmenter ses recettes, et que celle des chemins de fer, dans laquelle figurent de nouveau nos compatriotes qui en avaient été brutalement exclus il y a quelques années, réparera peu à peu les malversations et les erreurs commises.

Avant de quitter ces deux pays, il est bon de signaler une situation qui s’y présente fréquemment et qu’il importe de rappeler pour mettre en lumière une des phases fréquentes de notre expansion financière à l’étranger. Il a été fort naturel, lorsque les Français ont fourni les capitaux nécessaires à l’établissement d’une industrie, d’un chemin de fer par exemple, qu’ils missent à la tête de la compagnie une direction et une administration dans lesquelles une large place était faite à l’élément français. Cette présence d’étrangers à la tête de sociétés, surtout lorsqu’il s’agit d’une sorte de service public comme les chemins de fer, a pu être une source de difficultés, quelque tact que nos compatriotes apportassent à l’accomplissement de leur mandat. A mesure que les années s’écoulent, les revendications deviennent plus pressantes ; les nationaux tendent de plus en plus à prendre une influence prépondérante dans l’affaire. Cette prétention est légitime, si elle s’appuie sur des achats de titres qui ont pour effet de transporter la majorité du capital de France dans le pays en question. Elle ne l’est pas, aussi longtemps que la position relative des deux marchés est inverse.

Si nous continuons notre tour d’Europe, nous arrivons à un pays dont les emprunts ont été une source de cruels mécomptes pour nos rentiers : nous avons nommé la Turquie, dont les titres avaient, à de nombreuses reprises, donné lieu à des émissions en France sous le second Empire et jusqu’au commencement de la troisième République, et dont la faillite en 1875 fit une brèche sensible dans notre épargne. Sans chercher à évaluer toutes les sommes que, de 1852 à 1873, nous avions confiées au trésor ottoman, nous envisagerons seulement la période la plus récente, celle qui date de 1881, du célèbre iradé de mouharrem. Il fut alors procédé à une refonte générale de la dette ; les anciens titres disparurent, à l’exception des obligations de chemins de fer connues vulgairement sous le nom de lots turcs, et furent remplacés par un type unique, divisé en quatre séries A, B, C et D. Les quatre catégories sont identiques en ce qui concerne le taux d’intérêt, qui peut varier en raison des recettes sans jamais dépasser 4 pour 100. Au-delà d’un certain chiffre, une partie des recettes est consacrée à l’amortissement, par rachat sur le marché ou par tirages au sort au taux maximum de 66 pour 100. Un certain nombre de revenus ont été abandonnés par la Porte pour servir exclusivement au service ainsi organisé de la dette ; ils sont administrés par un conseil composé de délégués de toutes les grandes puissances européennes, à l’exception de la Russie. Cette dernière a considéré que, ses sujets n’ayant pas d’intérêt dans les fonds turcs, elle n’avait pas lieu de se faire représenter ; peut-être aussi a-t-elle jugé que sa qualité de créancière de la Porte pour le reliquat de plusieurs centaines de millions qui lui est dû sur l’indemnité de guerre stipulée par le traité de San-Stéfano, lui crée une position particulière. Ce conseil a fonctionné depuis quinze ans à l’entière satisfaction de ceux qu’il avait mission de protéger ; il a augmenté les revenus dont il avait la gestion ; il les a défendus contre tout prélèvement illégitime : au milieu même des troubles dont la Turquie est le théâtre depuis deux ans, les encaissemens ont été suffisans pour continuer à servir aux quatre séries de la dette l’intérêt de 1 pour 100, taux en vigueur depuis le début du nouveau régime.

Le capital nominal de l’ensemble de la dette est de deux milliards et demi, qui ne représentent guère que 600 000 000 au cours du jour. En y ajoutant les lots turcs, les obligations de chemin de fer Beyrouth-Damas-Hauran, Salonique-Constantinople, Smyrne-Kassaba, les actions des tabacs, puis les titres d’Etat émis à diverses reprises dans les dernières années, obligations consolidées 4 pour 100 1890, obligations 4 pour 100 priorité, douanes 5 pour 100, tribut d’Egypte 4 pour 100 de 1891, priorités tombac 4 pour 100 1893, 3 et demi pour 100 1891 garanti par le tribut d’Egypte, ottoman 4 pour 100 1894, ottoman 5 pour 100 1896, on arrive à un chiffre minimum d’un milliard de francs effectifs -comme étant celui de la valeur actuelle des fonds turcs possédés par la France. Cette valeur elle-même n’est qu’une fraction, un résidu en quelque sorte, des sommes beaucoup plus considérables dépensées à l’achat de ces titres ou de ceux qu’ils ont remplacés. Mais ce chiffre doit être porté à près d’un milliard et demi si nous faisons entrer en ligne de compte la très forte part du capital de la Banque ottomane qui est possédée en France, les entreprises industrielles telles que les eaux de Constantinople, les mines de borax, les entreprises de routes, de quais, de phares qui appartiennent à nos compatriotes.

Avant d’aller plus loin, nous sortirons d’Europe pour parler d’un pays, d’ailleurs plus européen qu’africain, tant les liens de tout genre qui le rattachent à notre continent sont nombreux et puissans. Nous ne faisons pas allusion à la frêle suzeraineté du padischah sur l’Egypte, mais bien plutôt au joug anglais qui pèse sur le pays et à l’intérêt puissant que depuis un siècle la France porte à l’Egypte. Il est inutile de rappeler ici ce que nous avons fait sur les bords du Nil. Bonaparte y jeta l’éblouissement de ses victoires et l’ouvrit à nos savans ; Lesseps en fit l’escale du commerce du monde par le canal de Suez ; nos compatriotes ont pris une part considérable au développement, puis à la régularisation de ses finances. Aujourd’hui encore, malgré l’occupation militaire anglaise, c’est une commission internationale qui administre la dette publique. Celle-ci comprend : le 4 pour 100 unifié, le 3 l/2 privilégié des chemins de fer, les domaniales 4 1/4, la Daïra-Sanieh 4 pour 100 et enfin le 3 pour 100 1885 garanti conjointement et solidairement par les grandes puissances européennes : Allemagne, Angleterre, Autriche, Italie, France et Russie.

Le capital nominal de ces cinq rentes s’élève à environ deux milliards huit cent millions de francs ; on estime que la part de la France y est d’environ 1 700 000 000. Il faut tenir compte aussi de certaines entreprises particulières, telles que le Crédit foncier égyptien, des banques, les sucreries et raffineries d’Egypte, constituées presque uniquement avec des capitaux français.

L’ordre géographique nous amène à la Grèce, dont les finances nous donneraient de légitimes sujets de mécontentement, si notre nation chevaleresque n’était toujours prête à oublier ses intérêts pour prendre en main la cause des faibles ou des opprimés. Les fonds helléniques 5 et 4 pour 100 qui figurent à notre cote ont déjà subi d’énormes réductions d’intérêt depuis leur émission, bien que la plus ancienne à Paris ne remonte qu’à 1881. Le capital nominal de ces emprunts dépasse 400 000 000 : on peut évaluer à un quart de cette somme la valeur actuelle des capitaux français placés en fonds grecs, pour lesquels il existe aussi un marché à Londres et à Berlin.

D’autres États secondaires du sud-est de l’Europe ont donné moins de mécomptes à notre épargne. La Roumanie s’est particulièrement distinguée par la correction de sa gestion financière. Elle a, il y a plusieurs années, établi chez elle l’étalon d’or et assuré ainsi la stabilité de son change, au plus grand bénéfice de ses rapports internationaux. Ses fonds 5 pour 100 et 4 pour 110 figurent à notre cote pour un capital nominal d’un demi-milliard environ : mais le marché principal en est à Berlin et il est peu probable que plus de cent millions d’argent français soient placés dans ce pays, avec lequel nous entretenons d’ailleurs un commerce assez actif : le règlement des exportations de céréales des pays du bas Danube s’effectue en partie entre les maisons de banque roumaines et les nôtres.

La Serbie eut pour premier banquier l’Autriche, qui voulait joindre la tutelle financière à la tutelle politique. Depuis une vingtaine d’années, nous nous sommes occupés de ses affaires, à commencer par ses chemins de fer et ses régies financières, telles que sels, tabacs. Le seul fonds serbe qui subsiste aujourd’hui à notre cote, où avaient figuré dans l’intervalle des obligations avec gage spécial, est le 4 pour 100 amortissable de 1895, dont il existe un capital nominal de cent millions. Notre intérêt dans ces fonds n’atteint pas la moitié de ce chiffre.

La Bulgarie n’a pas encore fait son apparition sur notre marché : ses rentes 6 pour 100 se négocient à Vienne et à Londres. Nos financiers se sont intéressés à ses emprunts, mais les placemens des rentiers n’atteignent pas un total qui vaille la peine de figurer dans notre relevé.

L’Allemagne ne nous arrêtera pas longtemps, malgré la solidité de son crédit, malgré son expansion industrielle, qui se traduit par l’accroissement énorme de son commerce et de sa marine. Peu de ses rentes sont aux mains de Français. Les principaux intérêts qu’ils aient de l’autre côté de la frontière consistent en un certain nombre d’actions de mines, westphaliennes et silésiennes, qui ont donné lieu autrefois à des échanges sur nos marchés, mais qui ont aujourd’hui disparu de la cote sans quitter pour cela les portefeuilles de leurs propriétaires. Il est cruel d’avoir à parler de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine comme des pays étrangers : mais il faut faire entrer en ligne de compte dans notre énumération les biens que nous possédons encore de l’autre côté des Vosges, et qu’une législation vexatoire s’efforce de nous arracher par toutes les voies possibles. Puisque nous bornons notre statistique à la fortune mobilière, nous ne ferons pas entrer les valeurs allemandes pour plus de 200 millions de francs.

Notre tour d’Europe est achevé. Passons l’Atlantique, et cherchons quelle part de nos économies a été confiée aux deux Amériques. Commençons par les États-Unis, qui éclipsent toutes les autres communautés de ces vastes continens et dont la puissance économique ne cesse de croître à pas de géant. Ses valeurs ont été parmi les premières qui ont figuré à notre cote, lorsque celle-ci a commencé à s’ouvrir aux valeurs étrangères. Dès le début de la monarchie de Juillet, nous y avons vu figurer les obligations de plusieurs Etats, tels que New-York, Ohio, Indiana, Illinois. Lors de la guerre de Sécession, la France acheta des quantités importantes de la rente fédérale 6 pour 100 or : elle ne sortit des portefeuilles de nos compatriotes que lors des rembourse-mens rapides qui éteignirent en peu d’années la dette formidable que la confédération n’avait pas craint de contracter pour s’assurer la victoire. Aujourd’hui il ne subsiste plus à notre cote que le 4 pour 100 consolidé, qui n’est pas remboursable avant 1907. Un certain nombre d’actions et surtout d’obligations de chemins de fer des Etats-Unis ont été acquises en France. Les élémens manquent pour établir avec précision le chiffre de ces placemens, que nous croyons pouvoir évaluer approximativement à un demi-milliard de francs.

Malgré les liens du sang, le Canada n’a pas beaucoup attiré l’attention de nos capitalistes. Deux catégories de ses emprunts figurent sur notre cote, des 4 pour 100 garantis par l’Angleterre, et des 4 pour 100 non garantis, remboursables les uns et les autres dans des périodes rapprochées, dont la plus longue ne dépasse pas 1913. Des obligations du gouvernement de Québec, les actions et obligations du Canada Pacific Railway, certaines actions de mines dans la Colombie britannique, où se porte depuis quelque temps l’activité des chercheurs d’or et autres métaux, complètent la liste de nos placemens canadiens, dont le total ne doit pas dépasser 100 millions de francs. Bien qu’aucun fonds d’Etat mexicain n’ait été admis à la cote officielle, à cause des réclamations bientôt trentenaires que nous adressons à Mexico en faveur des porteurs de l’emprunt émis par l’empereur Maximilien, nos cercles financiers ont pris part à plusieurs des opérations de crédit de la République et se sont intéressés à ses entreprises de chemins de fer. Ils ont contribué, pour une large part, à la fondation de la Banque nationale, dont les actions sont cotées à Paris et qui a été un des instrumens de la restauration financière du Mexique. Sous la présidence de Porfirio Diaz, le pays a fait d’énormes progrès, et ceux de nos compatriotes qui ont été s’y établir n’ont pas eu à le regretter. 2 ou 300 millions de francs ne sont probablement pas une évaluation supérieure à la somme que nous avons placée là-bas.

Nous ne nous arrêtons pas aux petites Républiques de l’Amérique Centrale, dont les titres occupent le marché de Londres. Il en est une, le Honduras, dont les emprunts ont laissé sur notre place un souvenir, qui nous préserve pour longtemps sans doute de toute tentation de faire à nouveau crédit à ces pays.

Mentionnons en passant la république de Haïti, dont les rapports commerciaux et financiers avec la France sont anciens. Deux emprunts, le 5 pour 100 1875 et le 6 pour 100 1896, ce dernier garanti spécialement par les droits d’exportation sur les cafés, se traitent au parquet de la Bourse de Paris, ainsi que les actions de la Banque nationale : fondée par des Français, cette dernière est chargée de percevoir ces droits et de prélever les sommes nécessaires au service du dernier emprunt. 50 millions de francs au minimum sont placés à Haïti par nos compatriotes.

Le Venezuela nous a plus occupés par ses mines que par ses autres valeurs. Le célèbre Callao a rapporté des millions d’or à ses propriétaires, mais en a coûté davantage aux spéculateurs qui en avaient poussé les actions à des cours extravagans. Les fonds brésiliens à 4 1/2 et 4 pour 100 figurent à notre cote. Ils ont pendant longtemps été considérés comme appartenant à la classe de valeurs qu’on désigne dans l’argot financier comme étant « de tout repos ». Depuis plusieurs années, les événemens politiques qui ont suivi la chute de l’empire et le renvoi du vieil empereur Dom Pedro, ont amené un trouble profond dans le régime monétaire et fiduciaire de la République fédérale installée à Rio-de-Janeiro. Le milreis brésilien est tombé de 2 fr. 80 à 1 franc environ. Les charges de la dette extérieure se sont proportionnellement accrues ; et malgré la richesse du pays, dont les seules exportations de café et de caoutchouc représentent une rentrée annuelle de plusieurs centaines de millions, l’inquiétude s’est emparée des porteurs de fonds : le 4 pour 100, qui s’était un moment approché du pair, est tombé aux environs de 65 pour 100. Néanmoins, il convient de constater que jusqu’à cette heure, le service des coupons a été assuré avec ponctualité. En dehors des emprunts nationaux, notre marché s’est ouvert aux emprunts de certaines provinces brésiliennes, telles que Minas-Geraes, Bahia, Espirito-Santo. Des actions de la Banque nationale ont été également négociées chez nous pendant plusieurs années. Des obligations de chemins de fer, telles que celles de San-Paolo et Rio-Grande, s’y traitent encore. Un demi-milliard de francs est peut-être le chiffre qui se rapproche du total de nos placemens brésiliens de tout genre.

Le Pérou nous a laissé de cruels souvenirs. Une faillite complète a suspendu pendant vingt ans tout service de coupons. Au bout de cette longue période, une compagnie particulière, la Peruvian corporation, a recueilli un certain nombre de propriétés que le gouvernement abandonnait à ses créanciers, et dont le revenu pourra constituer à la longue un faible dédommagement du préjudice énorme subi. Aucun de ces titres ne s’échange plus du reste sur notre marché, et, si nous comparons la valeur de ce qui nous reste avec l’importance des sommes jadis souscrites, nous trouverons qu’elle est à peu près nulle.

Les fonds argentins cotés à Paris comprennent le 6 pour 100 1881 pour 68 millions de francs, le 5 pour 100 1884 pour 200 millions et le 6 pour 100 1886 pour 372 millions. Un quart environ de ces emprunts est entre les mains de Français, les trois autres quarts sont à Londres. Nous avons en outre les obligations des chemins de fer argentins et de Santa-Fé, celles d’un certain nombre de provinces telles que Catamarca, Cordoba, Corrientes, San Juan, Mendoza. De plus, nous avons des intérêts dans des valeurs argentines qui ne se négocient qu’à Londres, actions et obligations de certains chemins de fer, cédules hypothécaires, industries diverses, si bien qu’on peut évaluer à un demi-milliard de francs nos placemens dans la République Argentine, en tenant compte des capitaux directement placés à Buenos-Ayres, dans des maisons de banque et autres entreprises particulières.

Les fonds chiliens ne figurent pas à notre cote. L’Uruguay 3 et demi pour 100 complète la liste des fonds sud-américains qui se négocient au parquet des agens de change.

Les rentes australiennes ne jouent pas de rôle chez nous : elles appartiennent au groupe de fonds coloniaux anglais qui a son domaine naturel à Londres. Parmi ceux-ci, il en est un cependant qui a reçu les honneurs de notre cote officielle, où nous voyons figurer les obligations 4 et demi pour 100 du Cap de Bonne-Espérance.

Passons maintenant à l’Asie, que nous avons déjà mentionnée en parlant de l’Inde et qui ne nous occupe pas encore autant au point de vue français qu’elle le fera sans doute au cours du vingtième siècle. Parmi les emprunts chinois, un seul est à notre cote, le 4 pour 100 garanti par la Russie. On se rappelle qu’à la suite de la guerre sino-japonaise de 1895, le traité de paix de Simonosaki assura, entre autres avantages à cette dernière puissance, une indemnité de guerre, jusqu’à parfait paiement de laquelle les Japonais vainqueurs continueraient d’occuper le territoire ennemi. Afin de faciliter l’opération et de hâter l’évacuation, la Russie donna sa garantie à l’emprunt contracté par la Chine en vue de s’acquitter : de là l’emprunt de 400 millions de francs or 4 pour 100, qui a été presque entièrement souscrit en France. Nos compatriotes, les Lyonnais en particulier, que leurs affaires de soie mettent en rapports suivis avec l’extrême Orient, ont une certaine quantité des nombreux emprunts chinois émis sur la place de Londres et qui sont payables les uns en or, les autres en argent. Récemment nous avons pris part à la fondation de la Banque sino-russe, appelée à jouer un grand rôle dans le développement de la Chine et qui vient déjà d’obtenir la concession d’un important chemin de fer. Nos intérêts, qui dépassent déjà un demi-milliard de francs en Chine, y deviendront vraisemblablement de plus en plus considérables. Pendant que les Russes l’abordent par le nord et l’est, nous la touchons par le sud. Nos chemins de fer tonkinois vont un jour ou l’autre pénétrer dans l’Empire du Milieu.

Ceci nous amène à parler des capitaux que nous avons dans nos propres colonies et protectorat de l’Indo-Chine. L’emprunt de l’Annam et du Tonkin a inauguré chez nous le taux de 2 et demi pour 100, alors que nos rentes sont encore à 3 et 3 et demi : il est vrai qu’il n’est pas encore au pair et qu’il doit sa cote élevée à la garantie de la France. Les obligations tunisiennes 3 pour 100, également garanties par nous, sont presque au niveau de nos rentes et justifient ce cours par un budget plus qu’équilibré. Les obligations 6 pour 100 de Madagascar vont au premier jour être converties. Les actions des banques coloniales, en particulier celles de la Banque de l’Algérie, de la Banque de l’Indo-Chine qui a pris une place considérable en Asie, les chemins de fer algériens et sénégalais, ceux de la Réunion, les actions d’entreprises particulières, portent à 200 millions le chiffre minimum de cette catégorie.

Dans le reste de l’Afrique, en dehors de l’Egypte et de nos colonies, notre activité, jusque vers les derniers temps, avait été plutôt commerciale que financière. Nous avions pris part à la fondation d’entreprises industrielles au Congo, au Mozambique ; nous avions souscrit à une certaine quantité des lots émis par l’État indépendant du Congo, titres d’une nature particulière, qui ne rapportent pas d’intérêts, mais sont remboursables avec une prime d’autant plus forte que l’époque de l’amortissement est plus éloignée de celle de l’émission. Mais tout récemment s’est produit un mouvement africain d’une violence inaccoutumée : il n’est pas besoin de rappeler la fièvre qui s’empara des marchés de Londres et de Paris en 1895 et qui leur fit absorber des milliards de titres des mines d’or et de sociétés d’exploration sud-africaines, titres dont un certain nombre n’avaient pas de valeur réelle et dont les autres furent poussés à des cours que ne justifiaient pas les développemens des entreprises, sur lesquelles la spéculation se jetait avec une avidité irréfléchie. Il est impossible d’évaluer les sommes qui furent perdues ou compromises dans cette tourmente. Mais il est probable que la valeur actuelle des titres restés en France, en y comprenant la République sud-Africaine proprement dite, vulgairement Transvaal, les pays de protectorat britannique désignés sous le nom de Chartered, les territoires portugais de Mozambique, la colonie du Cap, où se trouvent les fameuses mines de diamans De Beers, s’élève encore à 7 ou 800 millions de francs.

Le total de nos évaluations s’élève à 26 milliards de francs environ, chiffre que nous considérons comme plutôt inférieur que supérieur à la réalité : déjà en 1870 nos placemens au dehors s’approchaient de 20 milliards, et l’augmentation depuis lors a dû être de plus du quart, bien que la progression de notre fortune générale, ainsi que l’a démontré M. Paul Leroy-Beaulieu, se soit beaucoup ralentie dans les dernières années.

IV

Nous avons achevé ce tour du monde financier qui nous a permis, non seulement d’évaluer approximativement la somme de nos placemens mobiliers au dehors, mais d’en esquisser ce que nous appellerons la psychologie particulière. On peut retrouver dans le choix des fonds d’Etat, successivement acquis ou abandonnés par nos rentiers, la trace d’idées et de sentimens divers. Tantôt une sympathie politique ardente nous fait ouvrir toute grande notre bourse à des valeurs dont nous ne discutons pas toujours avec assez de sévérité les mérites ; souvent nos rentiers désirent diminuer leurs risques en répartissant leurs placemens dans un grand nombre de pays et s’adressent alors de préférence à ceux dont la réputation financière et la neutralité politique ont mis le crédit hors de pair ; ailleurs enfin, en matière d’industrie et d’entreprises nouvelles, ils se laissent aller à une confiance que l’éloignement explique sans toujours la justifier. Mais de quelque mobile que procède ce mouvement, alors même que parfois il peut sembler irréfléchi chez quelques-uns, la source n’en est pas moins dans une nécessité de notre situation économique actuelle : elle ne saurait donc être arrêtée.

Puisque telle est la situation, il y a lieu de nous demander sous quelle forme il est désirable que ces placemens s’effectuent ; le législateur ne peut pas empêcher les opérations faites à l’étranger par des Français ; mais il peut opposer des obstacles divers, parfois absolus, à la négociation en France de titres étrangers. À ce point de vue, la diminution actuelle du nombre de valeurs étrangères cotées à Paris doit être considérée comme fâcheuse, par les adversaires aussi bien que par les partisans de ce genre de placemens. Il ne faut pas croire en effet qu’interdire l’accès de nos marchés à des titres de rente ou à des actions de compagnies équivaut à supprimer les achats de ces catégories de valeurs par nos capitalistes. Ceux-ci savent bien, par l’intermédiaire de leurs banquiers, agens de change ou courtiers, faire opérer sur les autres places l’acquisition des titres qu’ils désirent ; et le seul effet de l’ostracisme dont ces titres sont frappés en France est de faire gagner aux opérateurs étrangers les courtages et les commissions, de faire encaisser par les administrations publiques étrangères les droits de timbre et autres dont les opérations de Bourse sont passibles. Une autre conséquence bien plus grave encore de cet état de choses est que la responsabilité, tout au moins morale, des introducteurs d’un titre disparaît. Pour qu’un fonds d’État, des actions ou des obligations d’une société particulière soient admis à notre cote officielle ou même simplement négociés sur le marché libre, il est nécessaire qu’ils se présentent sous le patronage d’une ou de plusieurs maisons de banque ou établissemens de crédit, dont l’intervention constitue une garantie sérieuse pour le public. Bien que l’erreur soit plus aisée en matière financière qu’en toute autre, le fait qu’un dossier aura été étudié, qu’un crédit aura été discuté par un ensemble d’hommes honorables et compétens, avant que les capitalistes soient invités à s’associer à une entreprise ou à souscrire un emprunt, ajoute un élément considérable de sécurité aux mérites intrinsèques d’une valeur.

Il serait aisé de citer tel chemin de fer étranger dont les obligations ont été introduites sur le marché de Paris il y a quelques années sous le patronage d’une de nos premières banques. Il est à peu près certain que, si la défense des obligataires n’avait été prise de la façon la plus énergique par les administrateurs de l’établissement qui avait ouvert la souscription à ses guichets et qui se sentait moralement tenu de surveiller la gestion de l’entreprise, celle-ci eût été victime de l’arbitraire d’un gouvernement peu soucieux de remédier aux effets désastreux du bouleversement du change amené par sa politique monétaire et financière. Les efforts persévérans d’hommes bien placés pour faire entendre leur voix, même au loin, ont eu pour résultat d’atténuer, dans une mesure considérable, les conséquences de cet état de choses et de faire assurer aux créanciers français une rente égale aux quatre cinquièmes de l’intérêt qui leur avait été promis à l’origine. Que se serait-il au contraire passé si nos compatriotes avaient simplement fait acheter à Londres ou à Bruxelles des titres de ce genre, émis à l’étranger par des étrangers ? Une complication survient, leurs droits sont méconnus ou violés : qui sera là pour les défendre ? Diverses tentatives faites à Paris pour y constituer un comité des porteurs de fonds étrangers, à l’instar de celui qui existe en Angleterre, n’ont jamais abouti. D’ailleurs un comité de ce genre n’est pas mieux armé que telle banque prise individuellement et qui se sera plus spécialement attachée à une entreprise déterminée. Nous insistons sur ce côté de la question, parce qu’il est important de dissiper l’erreur de ceux qui prétendent fermer notre portefeuille aux titres étrangers, en leur interdisant l’accès de nos marchés. Ils peuvent bien rendre ce genre de placemens plus compliqué, plus difficile, plus dangereux : ils ne sauraient le supprimer. Puisqu’il en est ainsi, le mieux est à coup sûr de rechercher une organisation qui, sans donner aucun avantage aux fonds étrangers par rapport aux nôtres, en facilite le contrôle et les mette plus complètement sous nos yeux et à notre portée.

Nous n’irons pas jusqu’à dire, avec l’éminent ministre des finances d’une puissance amie, que celui qui ne connaît pas bien les bases sur lesquelles repose un contrat de crédit ne saurait décider dans quelle mesure une des deux parties a obligé l’autre. Nous pensons, jusqu’à preuve du contraire, que, si excellent que soit un débiteur, c’est encore lui qui a plus besoin du prêteur, qu’il n’est indispensable à ce dernier, et que la nécessité d’exposer des capitaux n’a pas encore pris chez nous un caractère aigu. Le paradoxe est voisin de la vérité. Celle-ci est que la France, plus avancée que d’autres dans son outillage industriel, économe, laborieuse, a, tous les ans, un excédent de disponibilités ; que ces capitaux sont en quête des meilleurs emplois possibles, qu’un combat se livre à cet égard, dans l’esprit même de leurs détenteurs, entre le désir d’obtenir un revenu supérieur à la moyenne de leur portefeuille et, d’autre part, de ne pas aventurer une portion de leur avoir. Le raisonnement nous convainc que cette recherche de placemens à l’étranger est légitime ; l’histoire nous démontre qu’en résumé ils n’ont été ni meilleurs ni pires, pour notre épargne, que les placemens mobiliers faits à l’intérieur de nos frontières ; les faits nous ont appris, lors d’une expérience cruelle et récente, qu’ils constituaient, en cas de malheur, une réserve pour le pays, lui permettant de faire face à des désastres imprévus, et de supporter des charges qui en eussent écrasé d’autres. Nous ne pouvons donc, après avoir montré quelle est la fortune mobilière de la France à l’étranger, que conclure à l’utilité particulière et générale de cette formation de richesse. Ceux qui en sont les artisans n’ont peut-être pas toujours conscience de l’œuvre qu’ils accomplissent. Comme M. Jourdain faisait de la prose, ils font peut-être du patriotisme sans le savoir ; mais il n’en est pas moins certain qu’ils le font, et qu’à ce titre, il serait absurde de vouloir entraver ou même arrêter le mouvement, qui les pousse dans cette voie. Le voudrait-on d’ailleurs qu’on n’y réussirait pas. Si ingénieux que soit le fisc, il n’aurait pas le dessus dans ce cas. Il réussirait, tout au plus, à transformer une industrie libre et prospère, opérant au grand jour, entourée de garanties, en une contrebande occulte avec tous ses inconvéniens matériels et moraux. Ne tuons pas la poule aux œufs d’or. Ne cherchons pas, sous prétexte d’égalité devant l’impôt, à frapper les valeurs étrangères de taxes prohibitives, en feignant d’oublier qu’elles les acquittent déjà, pour la plupart, dans leur pays d’origine.

Nous accusons volontiers les Anglais d’être la nation la plus égoïste du globe. Est-ce donc par philanthropie que la Bourse de Londres a ouvert la porte toute grande aux valeurs du monde entier ? Nous voyons figurer sur sa cote les fonds des États les plus divers, depuis les grands empires européens et asiatiques, jusqu’aux titres des minuscules républiques de l’Amérique centrale. Si Rome ne permettait pas qu’un écu s’échangeât en Gaule sans en tenir écriture au Forum, Albion entend que les affaires de l’univers se centralisent à Londres. De même que ses navires transportent les marchandises des deux hémisphères, de même que ses courtiers attirent à eux les matières premières des zones les plus variées, laine, coton, métaux, pour les revendre ensuite aux consommateurs européens, asiatiques, africains, américains et australiens, de même elle a prêté ses capitaux aux deux mondes. Elle aime à les voir tributaires de sa richesse ; elle a jugé que, créancière d’un pays, elle lui dicterait plus aisément ses lois, et l’ouvrirait sans peine à son industrie et à son commerce. Un simple coup d’œil jeté sur la cote de Londres, volumineux document de huit pages, où s’étalent plus de 2 500 valeurs différentes, nous édifie à cet égard. Sans même parler des fonds coloniaux, de toutes les entreprises que les Anglais commanditent dans leur immense domaine, les valeurs des autres pays y occupent une place considérable. Les titres des chemins de fer américains et étrangers en remplissent plus du quart. Dans chacun des autres chapitres, tels que brasseries, distilleries, sociétés commerciales, financières, industrielles et foncières, gaz, électricité, charbonnages, usines, entreprises d’eau, de télégraphes, de téléphones, de tramways, d’omnibus, la part des entreprises étrangères est énorme. Le pays le plus fort du monde, au point de vue financier n’a donc pas craint d’en devenir aussi le marché le plus ouvert. Bien plus, il a considéré qu’il tirerait de cette situation une part de sa puissance.

Rappelons-nous ces mots d’un député au Reichstag allemand qui s’écriait, le jour où l’on discutait la constitution d’un Trésor de guerre : « Ne le déposez donc pas en or dans la tour Julius à Spandau ! Employez-le à l’achat de valeurs étrangères, qui seront entre vos mains une arme à double tranchant : en temps de paix, elles vous rapporteront des intérêts qui grossiront votre réserve ; au jour de la déclaration de guerre, vous jetterez sur les marchés du dehors les titres enfermés dans vos caisses ; vous contribuerez à ruiner, dès le début d’une campagne, le crédit de votre ennemi, et vous lui retirerez la disponibilité des sommes dont il aura besoin pour racheter ses rentes ainsi offertes par vous. »

Il y aurait des objections à faire à cette théorie, ne fût-ce que la perte considérable de capital qu’impliquerait la brusque réalisation, au moment même d’une panique causée par la déclaration de guerre, de centaines de millions de rentes. Mais tout en reconnaissant le côté paradoxal de cette boutade, nous ne devons pas oublier la part profonde de vérité qu’elle contient. D’ailleurs il ne faut pas croire que cette idée soit toujours restée à l’état de théorie et n’ait jamais été appliquée : elle l’a été, elle l’est encore dans un pays qui ne passe pas pour mal administrer ses finances. La Confédération helvétique possède en propre un certain nombre de titres étrangers, fonds d’Etat de premier ordre, qu’elle considère comme un actif précieux, une ressource certaine en cas de crise, un élément de force pour la nation. Sans aller jusque-là, sans demander que notre Trésor public place des réserves, que d’ailleurs nous ne lui connaissons pas, en rentes allemandes, nous demandons qu’on laisse en France les particuliers poursuivre paisiblement, dans la mesure où ils le jugeront eux-mêmes sage et utile, le placement d’une partie de leur fortune mobilière à l’étranger, certains que nous sommes que cette œuvre ne peut que contribuer à la solidité financière et par suite à la puissance économique et politique de la patrie.


RAPHAËL-GEORGES LÉVY.

  1. L’énumération en serait longue : Genève et Bruxelles sont trop près de Paris, les relations de ces deux pays avec le nôtre sont trop intimes et trop fréquentes pour que le résultat inévitable en quelque sorte n’en ait pas été d’attirer nos capitaux vers beaucoup de valeurs dont la liste se trouverait sur les cotes de ces deux villes et des autres places suisses et belles.