La Fortune de la Russie

La Fortune de la Russie
Revue des Deux Mondes5e période, tome 44 (p. 769-807).
LA
FORTUNE DE LA RUSSIE

Dirai-je que le premier contact avec la Russie politique produit une impression défavorable au voyageur nouveau venu ? C’est pourtant la vérité. Et l’impression est surtout attristante si ce voyageur est Français, par conséquent très sympathique au vaste empire que l’Almanach de Gotha définit, non sans malice : « monarchie constitutionnelle avec un tsar autocrate ! »

L’étranger dont il s’agit connaît la Russie « comme tout le monde, » par les gazettes et les propos ayant cours ; c’est-à-dire, qu’il ignore tout de cette contrée immense, mitoyenne à l’Ouest de notre civilisation européenne et qui baigne, à l’Est, dans la pure barbarie de l’Asie primitive. Il lui faudra beaucoup de temps pour pénétrer ce pays de contrastes ; en attendant, les Russes de toutes conditions qu’il interroge à Saint-Pétersbourg se chargent de le lui présenter sous les couleurs les plus pessimistes.


I

Je croyais jusqu’ici que les Français l’emportaient sur les autres peuples de la terre dans l’art de se critiquer eux-mêmes vis-à-vis de l’étranger ; mais j’ai constaté que les Russes nous dépassent un peu sur ce terrain. La cause en est sans doute que cette honnête volupté qu’un citoyen éprouve à se plaindre et à censurer l’Etat est pour eux si nouvelle qu’ils en abusent. Il y a si peu de temps qu’il leur est permis d’ouvrir la bouche sans trop de risque sur ce sujet, hier interdit, que toutes les classes de la société s’en donnent à cœur joie.

Du haut en bas de l’échelle sociale on n’entend que dénigrement et lamentation universelle. Les uns grondent de ce que le pouvoir ne veut rien faire, les autres gémissent de ce qu’il a déjà trop fait ; ceux-ci refusent de bouger d’un pas et s’irritent qu’on les pousse ; ceux-là voudraient brûler les étapes et tout renouveler en six mois. Les premiers prédisent la Révolution, si l’on marche ; les seconds annoncent la guerre civile, si l’on ne marche pas. D’ailleurs unanimes à signaler quantité de questions aiguës, brûlantes, qui toutes s’imposent et paraissent insolubles ; à quelque parti que l’on s’arrête, qu’il s’agisse de la propriété, de la police, des juifs, de la procédure, des autonomies locales, etc., on court au-devant de dangers certains.

L’étranger ballotté entre les opinions passionnées et contradictoires de ceux qui, malgré tout, sont des Russes de gouvernement, aperçoit aux deux points extrêmes de l’horizon politique les inconciliables : le pouvoir impérial et la révolution. Par les fentes, par les brèches, dans cette Russie savamment calfeutrée qui faisait l’admiration des réactionnaires il y a soixante ans, s’étaient infiltrés, portés par les vents de l’Occident, des levains de liberté, des idées, des programmes qui, fermentes en vase clos, déformés par l’ombre, le silence et la peur, ont produit ce fanatisme morbide, hideux autant qu’absurde : le nihilisme actuel, qui charge ses bulles de savon au picrate de potasse et pense instaurer la félicité par l’assassinat. Ces nihilistes vont et viennent par la ville, partout répandus, mais gardant secrètes leurs pensées qui se formulent en bombes ; et bien empêchés seraient-ils de formuler en corps de doctrines l’anarchie livresque de cerveaux en décomposition. C’est le pôle négatif du monde politique russe.

A l’autre pôle au contraire est un homme que la raison d’Etat oblige à cacher sa personne, mais dont la pensée intime s’est un jour révélée à l’Europe sous la forme d’un noble rêve d’arbitrage et de paix. Quelque impuissante qu’elle demeure, quelque ironique réponse qu’elle ait reçue des faits, cette tentative de l’autocrate le plus puissant qu’il y eut alors sur la terre n’était pas banale. Elle marquait de la hauteur d’âme chez le prince qui bravait ainsi les accusations faciles d’utopie.

Or voici que cette majesté despotique, hier presque idole, dont ses peuples ne parlaient qu’avec un religieux respect, est aujourd’hui passée victime expiatoire des erreurs, des fautes historiques et des abus invétérés. Les critiques implacables, dans tous les rangs de la nation et jusque sur les marches du trône, lui font grief d’un système vieilli, d’une bureaucratie âgée de deux siècles, d’une police maladroite, du retard apporté à des réformes mûres depuis cent ans. Bref ils le rendent responsable de la Russie traditionnelle qu’il n’a point faite et qu’il a reçue telle de ses pères, à la fois géante et enfantine. Le mécontentement fut un moment si menaçant et si général que l’Europe se demanda si les hommes de désordre qui, réduits à leurs propres forces ne peuvent rien de plus que l’« émeute, » n’allaient pas avoir l’appui tacite des hommes d’ordre, qui seuls, en tout temps et en tout pays, ont le privilège de faire la « révolution. » Le loyalisme et le bon sens l’emportèrent.

Mais le voyageur, à qui l’on a montré quelques jours auparavant, à Moscou, la maison des boyards Romanow conservée depuis 1600, berceau de la dynastie, nouvelle alors, de ce grand-duc que les chancelleries du XVIIe siècle appelaient « le Moscovite » et n’entrevoyaient, derrière le royaume de Pologne, qu’au milieu d’un brouillard de neige ; le voyageur qui a visité la veillé à Pétersbourg, au bord de la Neva, la petite maison de bois, — aujourd’hui moitié chapelle et moitié reliquaire, — d’où Pierre le Grand repétrissait ce qu’il venait d’intituler « son empire, » en ce temps où la chrétienté ne connaissait encore qu’un Empereur ; ce voyageur ne peut s’empêcher d’avoir le cœur serré lorsqu’il franchit ensuite la grille de ce palais de Tsarskoïe-Celo, dont le parc est tout à l’entour garni d’un cordon de sentinelles, et lorsqu’il voit à quelles précautions minutieuses en est réduit, pour sa sauvegarde, ce prisonnier impérial qui vient d’octroyer la liberté à ses sujets.

Admis auprès du souverain que tout Paris connaît pour l’avoir acclamé il y a douze ans, de ce tsar, non point taillé en force comme ses ascendans immédiats, mais à qui sa tournure élégante et plutôt frêle, sa taille petite et la fraîcheur de ses yeux bleus conservent un aspect d’extrême jeunesse, l’étranger est frappé de la contradiction qui existe entre la personne de ce monarque simple et souriant et les conjonctures tragiques au milieu desquelles la Providence le fait régner. Comment en sortira-t-il ? L’effort deux fois séculaire va-t-il se trouver inutile ? Va-t-elle s’effondrer dans un inexprimable chaos, l’œuvre des aïeux ? N’auront-ils arraché, lambeau par lambeau, au Grand-Mogol, puis au Grand-Turc, ce territoire immense que pour le voir, pire que la Pologne du XVIIIe siècle, se dépecer de ses propres mains ?

Ou bien les bons citoyens unis, appliquant à l’organisme social les procédés de la science, apprivoiseront-ils le microbe virulent pour le transformer en sérum curatif ? La nation russe s’inoculera-t-elle la révolution atténuée en réformes, comme les autres États de l’Europe depuis cent ans, ou sera-t-elle acculée, comme la France de naguère, à absorber des réformes exaspérées en révolution ?

Ce fut en effet un résultat inattendu de la Révolution française qu’elle a réformé, renouvelé et par conséquent rajeuni le principat laïque à l’étranger, au lieu de le détruire. Pour peu que l’on passe en revue les personnes assises présentement sur les trônes, on remarque qu’il s’est créé un nouveau type de roi, très différent de celui du XVIIIe siècle où, suivant la vieille notion féodale, la souveraineté se confondait encore avec la propriété. L’ancien roi à tige de fer intérieure, plein de foi en sa majesté, a de même disparu. On continue de qualifier de « maître » le roi d’aujourd’hui ; mais il sait qu’il ne l’est plus ; qu’il a des droits, mais non tous les droits, et il agit en conséquence, même en Russie. Bien avant les derniers oukases, l’Empereur, qui porte ce titre d’« autocrate, » sur le maintien duquel les députés de la Douma se disputaient en novembre dernier, ne se faisait pas du tout de sa fonction et de son pouvoir l’idée que pouvait s’en faire Catherine la Grande ou Paul Ier.

Cet empereur honnête homme, à qui le poids des responsabilités autant que la besogne des signatures laisse moins de temps qu’à un simple particulier pour se délasser à la chasse ou dans le charme de la vie de famille, n’est nullement avide de domination. Ses contemporains et ses propres sujets eux-mêmes sont beaucoup moins justes pour lui que ne sera la postérité. Celle-ci remarquera que les circonstances l’ont mis aux prises avec des difficultés dont le plus brillant génie ne saurait se tirer tout à fait à son avantage. Du fond de son palais, dans l’isolement de sa puissance, sans conseils utiles à attendre de ses proches, il doit exécuter une œuvre beaucoup moins aisée que celle de Pierre le Grand détruisant les Strélitz, d’Alexandre Ier repoussant Napoléon avec l’aide du thermomètre, ou d’Alexandre II abolissant le servage.

C’est la Russie tout entière, politique et sociale, qu’il lui faut rénover ; extirper des abus séculaires et innombrables, dont aucun n’entend périr sans se défendre, et dont les uns ont leur siège dans sa propre cour, si près de son oreille qu’ils peuvent l’assiéger à toute heure ; tandis que les autres, aux confins de son empire, sont si loin qu’on a peine à les atteindre.

Il lui faut organiser un nouveau mécanisme gouvernemental avec des élémens rudimentaires et des hommes mal préparés à jouer leur rôle ; donner la liberté à des gens qui ne savent pas encore s’en servir, remanier les formes de possession du sol et imposer la propriété individuelle à des paysans qui la redoutent comme les Germains du temps de César ; rédiger et codifier des coutumes vagues et presque inexistantes, qui laissent libre cours aux tyrannies locales et à l’arbitraire ; tenir la balance entre des races hostiles et satisfaire des territoires jaloux d’indépendance, sans compromettre le lien national ni troubler l’ordre matériel dont il est garant.

Le souverain qui doit accomplir ces travaux d’Hercule, avec l’assistance d’un ministre que les bombes ont laissé debout, inébranlé, sur les ruines de sa maison fumante et que le Palais impérial hospitalise aujourd’hui, ce souverain a droit à quelque indulgence lorsqu’il hésite, plein de défiance de ses propres lumières. Ceux mêmes qui l’accusent d’irrésolution seraient les premiers à le taxer de folle audace s’il se lançait bénévolement dans l’inconnu, ou de sot entêtement s’il persévérait dans une voie funeste. Cependant l’étranger anxieux d’où viendra l’appui, et de quel outil le prince et le ministre pourront bien user pour leur tâche gigantesque, entre des courtisans maussades, des théoriciens impatiens, une masse rurale amorphe et des enragés de meurtre et de violence, se tourne vers ce palais de Tauride où siège dans une enceinte toute blanche la troisième Douma, réunie depuis l’automne.

Rien qui ressemble moins à notre « Chambre des députés, » bien qu’elle en porte le nom ; d’abord, au contraire de ce qui se voit au Palais-Bourbon, la salle des séances est presque toujours pleine et les membres attentifs écoutent sans mot dire. Lorsque quelques paroles sont échangées par deux voisins, entre haut et bas, le président agite sévèrement sa sonnette et les délinquans se taisent comme des élèves pris en faute. Des applaudissemens rares et tranquilles, à la fin d’une période ou quand l’orateur descend de la tribune ; on se croirait à une conférence, n’étaient les « s » discrètement siffles en manière d’improbation. Mais cette Douma, vraie « Chambre introuvable » dont un tiers est plus royaliste que le Roi, comment résoudra-t-elle les problèmes qui la sollicitent ? Reflet des passions ardentes et aussi de l’inertie et de la mauvaise humeur qui caractérisent les partis de gauche et de droite, saura-t-elle constituer une majorité et fournir une collaboration féconde ? Les Russes ont l’air d’en douter.


II

Et je crois qu’ils ont tort. Néanmoins cet ensemble de difficultés pendantes, agrémentées de faits divers sensationnels, d’actes de vandalisme et d’une sorte de désagrégation, d’ébranlement intime du moule ancien donnent au voyageur l’impression de désenchantement, d’inquiétude, dont je parlais au début de cet article.

S’il s’y abandonnait pourtant, s’il ne poussait pas ses investigations plus loin, il communiquerait à ses lecteurs une vue tout à fait superficielle et inexacte, telle qu’en aurait de la France le passant qui lirait seulement nos journaux et s’entretiendrait avec les membres des clubs aristocratiques ou les orateurs des meetings socialistes. Il faut avoir la curiosité de plonger dans le dessous des choses pour savoir d’abord si cette Russie, mécontente et grondeuse d’elle-même, est bien ou mal « dans ses affaires » et, — ce qui pour un Français n’est pas dénué d’intérêt, — pour se rendre compte en même temps de la manière dont elle a employé l’argent emprunté depuis vingt ans.

Il faut scruter aussi les causes de cette crise, qu’une guerre malheureuse a déchaînée, pour discerner si ces causes sont politiques ou économiques ; parce que dans le premier cas elles sont, — n’en déplaise aux hommes d’Etat, — d’importance beaucoup moindre que dans le second. On peut résoudre avec des lois et de la bonne volonté des difficultés politiques, mais non pas des embarras économiques. En six semaines, il est possible de dresser une constitution, mais non pas de créer de la richesse ni du bien-être. Il importe donc beaucoup d’étudier l’état matériel du peuple russe, son agriculture, son industrie, où elles en sont et ce qu’on en peut attendre.

Le budget d’abord : dans ce pays où les bureaucrates ne passent pas pour très scrupuleux, où les comptes-matières ont révélé, lors de la guerre récente, des vides un peu déconcertans, peut-on se fier aux comptes-espèces, à des chiffres qui jusqu’ici ne passaient pas au crible des débats contradictoires de la tribune ou de la presse ?

Or un examen attentif prouve : que les chiffres publiés sur les résultats financiers sont exacts, qu’ils peuvent servir de base à une appréciation du crédit russe. Avant l’octroi par le Tsar de garanties constitutionnelles, le budget, établi par le ministre des Finances, était soumis à l’examen du Conseil de l’Empire. Dans cette assemblée de hauts fonctionnaires, « le département de l’Economie » jouait le rôle dévolu dans les pays parlementaires à la commission du budget ; il discutait avec le ministre le budget qui, une fois voté, était soumis à la signature du Tsar vers le 15 décembre de chaque année. Le Conseil de l’Empire, qui jouissait d’une grande indépendance et dont les votes étaient toujours respectés, était en même temps chargé de vérifier le compte de caisse du ministre des Finances et celui du « contrôleur général. »

Ce personnage, chef suprême d’une administration qui tient à la fois de notre Cour des comptes et de notre corps d’inspection des finances, a rang de ministre. De lui dépendent les « chambres de contrôle » qui, dans chaque province, révisent les documens justificatifs des recettes et des paiemens effectués et surveillent les opérations de diverse nature où sont engagés les deniers publics. Elles peuvent éplucher les pièces qui leur sont soumises et, comme un tribunal ordinaire, condamner à réparation pécuniaire les auteurs d’un préjudice causé à l’État. Le contrôle de l’Empire a des représentans à la Banque de Russie, aux banques de la noblesse et des paysans et dans les usines des chemins de fer. C’est d’après cette comptabilité des chambres provinciales, centralisée par lui, que le contrôle général établit les résultats définitifs de l’exercice, qui doivent concorder avec le compte de caisse tenu par le ministre des Finances.

Les résultats, livrés annuellement à la publicité, permettent de s’assurer, au moyen d’une opération très simple, que les comptes ainsi certifiés sont bien exacts. L’on y trouve en effet, outre le détail des recettes et des dépenses, le montant de l’encaisse de l’Etat au début et à la fin de chaque année. Soit que cette encaisse ait augmenté ou diminué durant l’exercice, le total des entrées rapproché de celui des sorties, tel qu’il figure dans les comptes, doit nous fournir un chiffre dont la conformité avec l’excédent ou le déficit accusé est une première présomption de sincérité.

Mais supposons qu’au lieu de faire ce travail pour une année, on le fasse pour vingt ou trente, le contrôle sera beaucoup plus probant : car, pour dissimuler les dépenses ou pour grossir faussement les recettes, il aurait fallu que l’encaisse eût été, pendant ces vingt ou trente ans de suite, frauduleusement majorée par tous les contrôleurs qui se sont succédé et se seraient rendus complices de ce mensonge. Et non seulement les contrôleurs, mais un très grand nombre d’employés subalternes, parmi lesquels beaucoup ont quitté le service de l’État et certains ont attaqué l’administration dont ils avaient fait partie. Or, quelque critique qui lui ait été adressée, jamais personne n’a prétendu que les chiffres publiés ne correspondissent pas à la réalité.

Mais, dira-t-on, pourquoi l’État n’aurait-il pas deux caisses ? L’une ostensible, pour les mouvemens de fonds effectués au grand jour, l’autre secrète, alimentée par ses emprunts, pour payer des dépenses dont les budgets ne feraient pas mention ? De cette façon les déficits seraient masqués ou les excédens grossis sans que le contrôle permît de déceler cette pratique déloyale. Une dissection, également très simple, permet de s’assurer qu’il n’existe pas de caisse occulte : examinons par exemple les comptes russes de 1886 à 1906, comparons la dette en circulation à ces deux époques et calculons, au moyen des prospectus d’émission, la somme que l’État s’est procurée, durant cette période, par des emprunts émis soit à l’intérieur, soit à l’étranger. Il sera facile de voir si cette somme figure tout entière dans les écritures officielles.

La Russie a encaissé, du 1er janvier 1886 au 1er janvier 1906, 10 milliards 204 millions de roubles de fonds provenant d’emprunts ou autres recettes extraordinaires. Elle a durant la même période, déboursé 10 milliards 415 millions, en plus de ses ressources ordinaires, balancées par les besoins courans. Or cette différence de 211 millions, en laquelle se résument les budgets de vingt années, correspond exactement à la différence de son encaisse disponible aux deux dates et par là se trouve justifié l’emploi intégral des prêts qui lui ont été consentis. L’on objecte qu’un État pourrait avoir emprunté en banque, à l’insu du public ; mais il ne se procurerait ainsi que de faibles sommes et pour peu de temps. Si puissant que soit un banquier, il n’aurait ni la faculté, ni le goût d’immobiliser de gros capitaux, et exigerait à bref délai le remboursement de son avance ou la délivrance d’un titre qui lui permette de passer la main au public.

Il est donc indéniable que les comptes russes sont exacts et sincères ; les doutes parfois émis à cet égard dans la presse sont une légende qui ne résiste pas à un examen sérieux. Depuis l’octroi des institutions parlementaires le budget doit être voté, comme les autres actes législatifs, par la Douma et le Conseil de l’Empire, ce dernier composé aujourd’hui en partie de membres élus. À ces deux assemblées appartient aussi l’approbation définitive des comptes ; mais rien n’a été modifié dans le mécanisme du contrôle. Et c’était en effet, de toute la machine administrative, l’une des meilleures parties.

De cette masse d’argent entré dans ses coffres, qu’a fait le gouvernement du Tsar ? Qu’il l’ait passé correctement en écritures sans en rien omettre ou distraire, la chose est patente ; mais quel profit en a retiré la nation ? L’a-t-elle dépensé de manière à en tirer un revenu, avec lequel elle-même paiera les intérêts de ses emprunts ? Lorsque nous sommes entrés avec elle en relations financières plus étroites, ou même avant, par exemple à cette date du 1er janvier 1886 que j’ai choisie pour point de départ de mes investigations, la Russie était grevée d’une dette dont le total, au pair, était de S milliards 200 millions de roubles.

Ce passif provenait d’abord, pour plus de 2 milliards, d’emprunts contractés en vue d’opérations militaires, anciennes ou récentes, depuis une centaine de millions de roubles lors des guerres du Premier Empire et 630 millions à l’occasion des guerres de Crimée, de Hongrie et de Pologne, jusqu’aux 1 400 millions dont la guerre de Turquie, en 1877, avait grevé le Trésor. Ensuite une somme de 742 millions représentait le prix des terres que l’Etat, au moment de l’abolition du servage (1861), avait achetées aux nobles pour en gratifier les paysans, moyennant le paiement par ces derniers d’une redevance annuelle destinée à amortir la dette en un temps déterminé. Le reste enfin — environ 2 milliards 300 millions — avait servi à la création de chemins de fer, soit que l’Etat eût émis, pour le compte de compagnies concessionnaires, des obligations dont celles-ci devaient payer la rente, soit qu’il eût construit et exploitât lui-même, comme pour les lignes de la frontière allemande à Pétersbourg et de Pétersbourg à Moscou et à la Mer-Noire.

Il est à noter que le capital global de ces emprunts réunis n’était pas primitivement de 5 milliards 200 millions, comme en 1886, mais de 6 milliards de roubles. Il avait donc été remboursé 800 millions — soit 13 pour 100 — de la dette initiale. La charge incombant alors à l’Etat pour l’intérêt et l’amortissement des sommes qui lui avaient été prêtées en espèces était lourde : environ 6 pour 100. Plus lourde encore, bien qu’impossible à chiffrer, était celle qui pesait sur lui du chef de son papier-monnaie, émis depuis 1848 pour un montant neuf fois supérieur à l’encaisse métallique. Cette sorte d’emprunt forcé, gratuit en apparence, puisque les billets de la Banque de Russie n’exigeaient point un débours d’intérêts comme les livres sterling, les florins ou les roubles, dépréciait le crédit national au dedans et au dehors. Au 1er janvier 1904, la Russie était depuis longtemps revenue au régime de la monnaie réelle, son encaisse or était supérieure à sa circulation fiduciaire et le service général de sa dette ne lui coûtait plus, amortissement compris, que 4,35 pour 100.

Dans l’intervalle, et jusqu’au 1er janvier dernier, c’est-à-dire depuis vingt-deux ans, le Trésor a procédé à des opérations d’une importance telle qu’elles n’ont pas de précédens dans l’histoire financière, puisqu’il se trouve, après avoir converti 4 milliards 380 millions de roubles d’emprunts antérieurs, avoir augmenté sa dette de 4 milliards 600 millions. Elle s’élève aujourd’hui à 9 milliards 800 millions de roubles — 26 milliards de francs — bien que la Russie eût, de 1886 à 1904, réalisé des économies, c’est-à-dire prélevé sur ses recettes ordinaires une somme de près d’un milliard pour l’appliquer à des dépenses extraordinaires.

On peut s’en convaincre par un travail minutieux de ventilation des budgets successifs, ayant pour effet de classer les entrées ou les sorties d’espèces, non point d’après des rubriques conventionnelles de trésorerie, comme les États ont trop souvent l’habitude de le faire, mais d’après leur véritable nature et leur véritable destination. Ce dépouillement critique des chiffres offre un intérêt de premier ordre, puisqu’un pays qui emprunterait pour la satisfaction de ses besoins ordinaires serait dans la situation d’un particulier qui mange son capital, tandis que s’il emprunte pour exécuter des travaux dont profiteront les générations futures et accomplir de grandes œuvres nationales, si même il s’endette pour payer une guerre inutile qu’il n’a pas su éviter, il se retrouve, une fois la paix rétablie, en équilibre avec des finances réellement saines.

Les 9 milliards 800 millions de roubles dont la Russie est actuellement débitrice ont reçu les trois emplois suivans : les guerres étrangères qu’elle a entreprises ou subies lui ont coûté 4 milliards 800 millions, dont j’ai donné plus haut le détail jusqu’à 1886 — à elle seule la dernière guerre, avec le Japon, est montée à plus de 2 milliards de roubles ; — les constructions et les rachats de chemins de fer ont absorbé 3 milliards ; enfin les avances aux banques foncières de la noblesse et des paysans — 1 225 millions — jointes au paiement des terres distribuées aux anciens serfs des particuliers représentent 2 milliards.

La moitié du passif est donc gagée : il a pour contre-partie un actif ou des créances dont j’examinerai tout à l’heure le revenu net en traitant de l’exploitation des chemins de fer et de la question agraire. Par conséquent l’État russe n’est pas obligé de prélever, comme l’État français, sur ses recettes ordinaires la totalité du montant des arrérages de sa dette. Ces arrérages eux-mêmes, dans leur ensemble, ne grèvent pas la nation d’une somme bien considérable, si nous les comparons au montant global du budget. Un État qui devrait employer par exemple au service de sa dette la moitié du produit normal de ses impôts, ou même davantage, comme on l’a vu dans les pays qui ont manqué à leurs engagemens, est à la merci d’une crise. Que les emprunts en dette flottante lui deviennent impossibles pour une cause quelconque, il est en danger de faillite.

Ce critérium, fourni par l’expérience, est d’une extrême sensibilité et permet de juger immédiatement la situation financière des différens peuples. Appliqué à la Russie il donne les résultats que voici : déduction faite de ce que l’on peut appeler ses « revenus, » c’est-à-dire ce que lui rapportent ses chemins de fer, ses forêts, ses usines et sa banque d’État, la Russie devait prélever en 1886 pour le service de sa dette, — amortissement compris, — 35 pour 100 de ses recettes d’impôts. En 1903, cette proportion, graduellement abaissée, n’était plus guère supérieure à 11 pour 100. Par suite de la guerre japonaise, elle est aujourd’hui remontée à 15 pour 100, mais elle se trouve encore assez basse et de nature à donner une parfaite sécurité aux créanciers de l’Empire.

La question touche particulièrement la France dont les citoyens occupent le premier rang parmi les détenteurs de fonds russes à l’étranger. Sur les 26 milliards de francs que ces fonds représentent au pair, nos compatriotes en possèdent tout près de 9 milliards. 10 milliards de francs environ appartiennent à des sujets du Tsar et le reste est divisé entre l’Allemagne, l’Angleterre, les Pays-Bas et les autres peuples. Il est en effet relativement facile de déterminer les possesseurs actuels, tant par l’étude des conditions d’émission et de répartition de chaque emprunt, depuis l’origine, que par le montant, en ce qui nous concerne, des intérêts payés annuellement en France par le Trésor russe, qui s’élèvent à 335 millions de francs. Ce dernier chiffre comprend les coupons remis par les Français en paiement de droits à la douane russe, pour 12 millions.

Je noterai à ce propos que les droits perçus à l’importation des marchandises étrangères montent à 250 millions de roubles, somme sensiblement égale à celle que la Russie doit prélever sur ses recettes pour le service de ses emprunts. Or, par le seul fait que ces droits peuvent être acquittés en coupons de titres russes, l’Etat, tout en refusant avec raison d’affecter au paiement de sa dette une branche déterminée de ses ressources, se trouve néanmoins l’avoir implicitement gagée et au-delà sur ses douanes.


III

Le gouvernement russe possédait, en 1886, 3 700 kilomètres de chemins de fer, 8 000 kilomètres en 1889, 35 600 kilomètres en 1900 ; il en possède 44 000 aujourd’hui. L’accroissement du réseau de l’Etat ne provient pas pour la plus grande part de constructions nouvelles, mais de rachat des lignes en exploitation dont le Trésor était créancier dès 1889 pour environ un milliard de roubles. Les 44 000 kilomètres de railways, dont la nation est propriétaire, ont exigé en tout une dépense de 4 milliards de roubles, dont un quart a été payé peu à peu au moyen du budget ordinaire, tandis que les trois autres quarts ont été obtenus par l’emprunt. Ces chemins de fer reviennent donc en moyenne à 90 900 roubles ou 250 000 francs le kilomètre. C’est beaucoup, semble-t-il, si on les compare, je ne dis pas au réseau américain, — 150 000 francs le kilomètre, — mais au prix moyen de 380 000 francs du réseau français, c’est-à-dire d’un pays où le terrain et la main-d’œuvre étaient d’un prix incomparablement supérieurs à ce qu’ils étaient en Russie ; sans compter que nos ingénieurs, pour réduire le degré des pentes et le rayon des courbes, ont multiplié les ouvrages d’art et ont ainsi constitué des lignes que l’on ne saurait mettre en parallèle avec les lignes russes. Pour que ces dernières soient revenues à 250 000 francs, il a fallu que les constructeurs aient un peu trop exploité la situation ; la preuve c’est que, dans le devis de lignes futures, le kilomètre est prévu pour 100 000 francs seulement, non compris le matériel roulant, par les adjudicataires qui ont soumissionné sur cette base. Peut-être était-il difficile d’empêcher les premiers promoteurs d’abuser un peu d’un pays où l’industrie indigène était embryonnaire, et qui n’avait alors ni charbonnages, ni métallurgie.

Les 3 milliards de roubles, prélevés sur l’emprunt pour les chemins de fer, coûtent à rémunérer et à amortir 129 millions de roubles par an à l’Etat. Et combien lui rapportent-ils ? On devine que leur « coefficient d’exploitation » varie fort d’une ligne à l’autre : sur le chemin de fer de Moscou à Nijni et à Koursk les dépenses ne dépassent pas 55 pour 100 des recettes. C’est le niveau le plus bas obtenu dans tout l’Empire ; tandis que de Saint-Pétersbourg à Varsovie et de Moscou à Brest les frais du trafic absorbent 79 et 81 pour 100 du rendement brut.

Le profit d’exploitation au reste n’est pas du tout la même chose que le revenu net des capitaux engagés dans la ligne. Il se peut qu’une ligne qui a coûté fort cher à construire, mais où, faute de voyageurs et de marchandises, on doit réduire au minimum le nombre des trains et l’effectif des agens, ne rapporte presque rien au capital tout en paraissant s’exploiter avec bénéfice : c’est le cas des lignes de Pern ou de Riga à Orel, dont l’établissement représente un débours, pour la première de 138 millions de roubles et, pour la seconde, de 182 millions. Leurs coefficiens d’exploitation de 61 et 63 pour 100 semblent avantageux et sont en tous cas inférieurs à la moyenne russe, qui atteint 67 pour 100 Mais, en regard des frais de construction, elles fournissent modestement 2,34 et 3,09 pour 100 de revenu annuel.

Au contraire la ligne de Samara à Zlatoouste rapporte 8,57 pour 100 de son capital, bien que l’exploitation dévore 94 pour 100 des recettes et ne laisse ainsi qu’un bien faible écart. Les chemins de fer sont semblables à des usines ou à des magasins dont les uns, tout en gagnant beaucoup sur leur prix de revient, font en définitive peu de profit annuel parce qu’ils vendent peu, tandis que les autres, avec une marge très étroite entre l’achat et la vente, réalisent de gros bénéfices parce qu’ils débitent énormément de marchandises. Ainsi le chemin de fer Nicolas, — de Saint-Pétersbourg à la frontière allemande, — rapporte près de 15 pour 100 des 108 millions de roubles qu’il a coûté et son coefficient d’exploitation, — 60 pour 100, — est peu différent de celui de la ligne Catherine, qui cependant ne donne que 8 pour 100 de son capital.

Suivant les élémens de trafic dont elles profitent, suivant le territoire qu’elles desservent, 19 des artères de longueur diverse qui composent le réseau de l’État donnent un produit plus ou moins fort, qui descend jusqu’à 1,57 pour 100 pour la Baltique et Pskow-Riga. Quatre autres voies, parmi lesquelles le Transsibérien et le chemin de fer de Tachkent, n’arrivent pas à équilibrer leur budget ; leur exploitation se solde en déficit. L’Etat doit inscrire chaque année dans ses comptes quelque 30 millions de perte, qui s’ajoutent aux 710 millions de roubles que ces lignes ont coûté, tant de première mise que d’améliorations graduelles, depuis leur création.

Pour calculer en effet le capital aussi bien que le revenu des chemins de fer russes, il ne faut pas tenir compte seulement des frais d’achat ou de construction des lignes, mais aussi de l’équipement complémentaire qui vient grossir la dépense initiale. Il ne faut pas craindre d’amoindrir le revenu net en comptant, parmi les charges ordinaires de l’exploitation, tout débours qui dans une compagnie privée ne serait pas admis à figurer au compte « capital. »

Sous ce titre général « travaux neufs exécutés sur les lignes existantes et augmentation du matériel moteur et roulant, » un même chapitre — de 80 à 100 millions de roubles chaque année depuis 1898 — comprend des doublemens de voies, des constructions de signaux, d’ateliers, de conduites d’eau et aussi des achats de wagons qui, en Europe comme en Amérique, sont portés par les compagnies les mieux gérées à leur compte de premier établissement. Il n’est pas probable que ces « achats » de matériel neuf puissent dissimuler en partie le remplacement du vieux matériel, antérieurement existant, puisque, dans les comptes très détaillés de l’administration des chemins de fer, se trouve une autre dépense de 29 millions de roubles pour « renouvellement des locomotives, des tenders et des wagons. » Cependant, comme il peut se faire que, parmi les crédits de la première catégorie, plusieurs ne constituent pas un accroissement véritable de matériel, comme on peut soutenir aussi que certaines installations portées sous la rubrique des travaux neufs sont de celles qu’il faut amortir immédiatement, j’ajouterai la moitié de ces « travaux neufs » et de cette « augmentation du matériel » aux dépenses d’exploitation proprement dites. C’est en procédant ainsi, avec une sévérité vis-à-vis des chemins de fer russes que l’on pourra taxer d’excessive, mais que j’estime nécessaire afin de n’être suspect d’aucun optimisme, que j’ai déterminé le produit net.

Nous constatons en définitive que ce réseau de 44 000 kilomètres fournit à l’État un revenu de 65 millions de roubles, à peu près 2,12 pour 100 du capital emprunté, dont l’intérêt et l’amortissement exigent une dépense annuelle de 129 millions. Les chemins de fer rapportent donc présentement la moitié de ce qu’ils coûtent, tout compensé, malgré les pertes du Transsibérien et de trois autres lignes, dont la valeur jusqu’ici est surtout stratégique, mais qui deviendront productives. Deux pour 100 du capital, c’est peu, semble-t-il ; mais, comparé à d’autres réseaux d’État, ce n’est guère moins que les chemins de fer suédois — 2,73 pour 100, — et c’est beaucoup plus que les chemins de fer norvégiens, — 1,45 pour 100, — ou que les chemins de fer danois, qui donnent 1,08 pour 100. Les lignes prussiennes, il est vrai, sont bien plus rémunératrices ; d’abord parce que le royaume de Prusse a racheté les railways dans des conditions particulièrement avantageuses, grâce à la mauvaise situation des compagnies privées, à l’époque ; ensuite, parce que, tout en promettant de réduire les tarifs, il n’a cessé de les maintenir très haut.

La Russie a abaissé les siens, en 1900, de 2 cent. 50 à 2 cent. 05 par kilomètre, pour les voyageurs, et de 3 cent. 63 à 2 cent. 95 pour la tonne de marchandises. Un État ne tire pas seulement du revenu de ses chemins de fer ; ils sont le facteur principal du développement de la richesse publique et la meilleure politique consiste à en faciliter l’usage. Même il serait très malheureux que le gouvernement, pour préserver le rendement de ceux qui lui appartiennent, écartât la concurrence des voies fluviales, dont les avantages sont inestimables pour les marchandises lourdes et qu’il ajournât indéfiniment le creusement de certains canaux nécessaires, tels que celui du Don au Volga, à la hauteur de Tsaritsine.

La somme de 64 millions de roubles qui grève annuellement le budget, pour l’amortissement des voies ferrées, pourrait-elle être réduite par une exploitation plus économique ? Un Américain trouverait que le personnel est généralement trop nombreux, que les manœuvres sont bien lentes et compliquées ; un Allemand estimerait fâcheux que les agens ne soient pas incorruptibles, ce qui permet aux familles nombreuses, sur les lignes secondaires, d’oublier de prendre autant de billets qu’il leur en faudrait. A quoi la direction du réseau de l’Etat ne manquera pas de répondre que plusieurs compagnies privées sont notoirement plus mal gérées que les lignes impériales. D’ailleurs il faut reconnaître que le sentiment public, en Russie, est hostile aux concessions de chemins de fer à des sociétés étrangères. Il y voit une sorte d’atteinte à sa dignité nationale ; bien à tort, puisque Paris lui-même a confié le Métropolitain à des Belges. Mais le cabinet de Saint-Pétersbourg a raison de ne pas traiter avec des constructeurs qui ne se chargeraient pas aussi d’exploiter.

Quoi qu’il en soit, le rendement des railways ne peut faire autrement que de progresser à mesure que la population augmente, se déplace, produit et consomme davantage. Il était presque suffisant en 1899 pour faire face au service de la dette, — 96 millions contre 109, — et si, depuis cette date, il a cessé de l’être, cela tient au relèvement des salaires, à l’abaissement des tarifs et à la construction de lignes temporairement onéreuses, bien que nécessaires à la prospérité future du pays.


IV

Si les chemins de fer rapportent dès à présent la moitié des trois milliards de roubles empruntés pour eux, le domaine rural remboursait intégralement jusqu’en 1906 les deux milliards que l’Etat avait déboursés pour sa transformation depuis près d’un demi-siècle. Lors de l’émancipation de 1861, 46 millions d’hectares appartenant aux nobles furent mis à la disposition des anciens serfs, auxquels fut imposée en même temps une redevance destinée à amortir les emprunts contractés par le Trésor pour indemniser les propriétaires expropriés. De plus, en 1887, l’État vendit aux paysans de son domaine, moyennant le paiement d’une semblable annuité, une centaine de millions d’hectares qui lui appartenaient en propre. En 1904, avant la guerre russo-japonaise, le Trésor encaissait ainsi 81 millions de roubles ; depuis 1907, il n’encaisse plus rien de ce chef, remise ayant été faite aux paysans de la totalité de ces redevances.

Il renonce donc annuellement à une somme de 81, ou plutôt de 66 millions de roubles par an, parce que, dans l’intervalle, le chapitre des « Contributions foncières et impôts personnels » qui avait été ramené, de 1875 à 1905, par des réductions progressives, de 122 millions à 45, vient d’être relevé d’environ 15 millions. Mais, sur les 66 millions dont il fait remise aux paysans, 30 seulement représentaient l’amortissement des terres achetées par l’État ; pour les autres, qu’il n’avait pas eu à payer puisqu’elles faisaient partie du domaine national, le cadeau qu’il fait aux cultivateurs de ce dont ils étaient encore redevables constitue pour le budget un sacrifice, mais non pas une perte pour le service de la dette.

Parallèlement à ces biens de la noblesse et de l’Etat, transférés par voie législative aux anciens serfs, la « Banque foncière des paysans » fut créée en 1882 pour faire profiter les cultivateurs du crédit de l’Etat en leur permettant d’acheter des terres mises en vente par des tiers et en leur prêtant de quoi améliorer celles qu’ils possèdent déjà. Dans le même ordre d’idées, la « Banque foncière de la noblesse, » fondée en 1886, a pour objet de fournir, sous forme de prêts hypothécaires, aux propriétaires de biens ruraux le capital d’exploitation nécessaire pour les mettre en valeur. Ces deux banques se procurent des fonds par l’émission de « lettres de gages, » analogues aux obligations de notre Crédit foncier de France. Le total des 1 225 millions de roubles, dont elles sont débitrices, ne doit figurer au budget que pour mémoire ; l’intérêt et l’amortissement de cette somme étant suffisamment assurés par les versemens annuels de leurs emprunteurs, dans ce pays où la terre a partout haussé et, en certains districts, a quadruplé de prix depuis trente ans.

Comment se fait-il que la question agraire, qui rentre directement dans cette étude sur « la fortune de la Russie » puisque le sol en forme une partie essentielle, domine en ce moment toutes les préoccupations politiques ? Comment se fait-il que la crise de la propriété ait été une des causes des troubles matériels qui viennent de secouer si rudement cet empire ? Et pourquoi faut-il qu’ici le gouvernement soit obligé d’intervenir par l’or ou par le fer, par des baïonnettes ou par des subventions, pour pacifier des hostilités, assouvir des appétits, même pour apprendre à ses sujets l’art de faire valoir leurs richesses foncières ?

Pourquoi l’Etat russe rencontre-t-il sur ce terrain des difficultés que ne rencontre aucun État d’Europe ? Si l’on objecte que la Russie est un pays neuf, où la masse de la nation n’a pas eu le temps de s’éduquer, de s’enrichir comme en France, on peut répondre que l’Amérique était aussi un pays neuf, il y a cinquante ans, et que la terre donnée par le Congrès des États-Unis à ses citoyens n’était pas moins nue que celle dont le Tsar a fait présent à ses moujiks.

Il faut ici interroger l’histoire. La Russie paie des erreurs séculaires. L’Amérique est un territoire où des citoyens majeurs ont constitué « l’État » de toutes pièces ; la France est un pays où les habitans et l’État ont grandi ensemble, se sont formés et développés en même temps. Quand le paysan français était serf, l’individu qui portait le titre de « roi de France » était un seigneur un peu plus « arrivé » que les autres, mais guère plus possessionné que bien d’autres et pour longtemps encore en lutte avec eux. Avant que ce seigneur ne fût devenu « l’État, » les paysans étaient devenus des vassaux-propriétaires et, bien avant que ce seigneur disparût, par la révolution de 1789, les Français, sans cesser d’être politiquement des sujets, étaient devenus économiquement des citoyens.

En Russie au contraire nous voyons un gouvernement obligé de former un peuple ; parce que l’évolution politique s’est opérée bien avant l’évolution économique, — à la fin du XVIe siècle, — et que la première, loin de servir la seconde, l’a, durant deux siècles et demi, volontairement paralysée. Il s’agit aujourd’hui de rattraper le temps perdu, tout le monde en tombe d’accord, mais cela ne peut pas se faire en six mois.

C’est une question mystérieuse autant qu’intéressante pour l’histoire sociale, que de savoir pourquoi les phénomènes qui ont déterminé dans l’Europe occidentale, et notamment en France aux XIIIe et XIVe siècles, l’abolition du servage, ne se sont pas produits en Russie aux XVIIe et XVIIIe siècles, lorsque, à son tour, ce pays sortait des ombres de la barbarie et se modelait sur ses aînés ; pourquoi au contraire le servage, qui existait peu ou point à l’époque d’Ivan le Terrible (1533-1584) dans le futur empire des Tsars, s’était depuis l’avènement des Romanow organisé, étendu, alourdi et finalement stabilisé jusqu’à l’émancipation de 1861, qui ne fut elle-même qu’un expédient imparfait et transitoire.

Lorsque le grand-prince de Moscou, au milieu du XVIe siècle, eut enfin secoué le joug tartare, il se décora, pour que nul ne mît en doute son indépendance vis-à-vis des successeurs de Gengis-Khan et de Timour, de ce titre d’ « autocrate » qui rend à nos oreilles modernes le son d’un despotisme attardé, aujourd’hui que tout le monde en a oublié l’origine et que le Grand-Mogol qu’il bravait n’est plus qu’un petit pensionné britannique, obscur en un coin de l’Inde. Néanmoins le type de souveraineté qu’il inaugurait, le seul que l’on connût dans ces régions, était le type asiatique ou si l’on veut le type byzantin, celui des empereurs de Constantinople, dont le prestige n’était pas encore effacé et avec qui les nouveaux Césars moscovites avaient eu des liens de foi et de parenté.

Le pays sur lequel il allait régner ou qu’il allait peu à peu conquérir, qu’était-il d’ailleurs ? De « toutes les Russies » y en avait-il une seule de vraiment « russe ? » Combien restait-il, de la Baltique à la Mer-Noire, du pur sang de ces Slaves ou Sarmates dont le poète Ovide avait trouvé, seize siècles en deçà, la société si déplaisante ? Combien en restait-il seulement depuis le temps où Rurick, le Scandinave, un contemporain de Charles le Chauve (862) était venu les gouverner ? Dans cette macédoine de peuples parmi lesquels les Goths, les Huns, les Alains et les Bulgares s’étaient heurtés, puis mélangés, que le Tartare ensuite avait longtemps tenus sous sa loi, vainqueurs et vaincus formaient une race nouvelle, d’âme orientale, pliée à l’obéissance.

En Occident, en France, parmi ces innombrables petits « États » qu’étaient les fiefs du moyen âge, les serfs passèrent à travers ce réseau de jalousies et de concurrences pour atteindre du même coup la propriété et la liberté. J’ai exposé, naguère[1], comment la prospérité du XIIIe siècle amena la hausse des terres et le désir d’en faire valoir davantage, lequel, précédant la crue de la population, créa le besoin de bras ; et comment, par une escroquerie chevaleresque, les seigneurs petits et grands se soutirèrent leurs hommes les uns aux autres, en les attirant par le don de la terre et de l’indépendance ; comment enfin, le branle une fois donné, chacun, clerc ou laïque, fut obligé de suivre le mouvement sous peine d’être abandonné par ses serfs qui « déguerpissaient » pour aller chez le voisin. Les profits indirects que le seigneur retirait de la terre ainsi baillée, notamment les droits de mutation et autres avantages stipulés avec le « cens, » remplaçaient pour lui avantageusement le travail du serf. Les droits féodaux étaient des « impôts » plus que des « fermages ; » et des seigneurs indépendans peuvent seuls établir des impôts. Cette évolution purement économique de l’affranchissement, dont l’étude des prix nous a révélé les causes jadis inapparentes, n’aurait pu se produire sous un monarque absolu comme Louis XIV, capable de faire respecter par tous, nobles ou manans, sa volonté supérieure ; ni dans une république comme les États-Unis de 1850, où la propriété des esclaves était garantie par des lois générales.

Dans le nouvel État moscovite de la fin du XVIe siècle, il n’y avait point de vassalité à la manière féodale, il n’y avait que des sujets, guerriers ou paysans. Le Tsar ne redoutait point les premiers ; il n’avait pas de raison de les affaiblir, au contraire des rois français du moyen âge qui cherchaient dans les petits un point d’appui contre les grands. Il avait lui-même d’immenses domaines cultivés par des moujiks, dont l’état social était mal défini, bien qu’ils fussent comme ceux des nobles de trois sortes distinctes : esclaves butinés à la guerre, manœuvres libres et sans terre, ou propriétaires en commun de quelque parcelle du sol.

Par une loi nouvelle, tous les laboureurs sans distinction de classes, ceux des nobles comme ceux du Tsar, furent désormais fixés au domaine. Toute migration, tout changement de domicile fut interdit et devint impossible. La chaîne fut solidement rivée par une administration centraliste et par des mesures sévères, prises aussi bien contre les fugitifs que contre les seigneurs qui les recueilleraient.

Les paysans devaient servir les nobles pour que ceux-ci pussent servir le Tsar à l’armée. Plus tard, au XVIIIe siècle, un oukase de Pierre III abolit le service obligatoire des nobles ; il fut remplacé par un impôt en argent, variable suivant le nombre de leurs serfs. Dès lors que les nobles payaient pour eux, c’est donc que ces serfs leur appartenaient en bien propre. En effet, de règne en règne, le poids du servage devenait plus lourd, les abus plus nombreux, tolérés par une politique qui eût craint, en protégeant ces faibles, de développer en eux un esprit d’insubordination. Ainsi accablée, inculte, maintenue par ses maîtres et par l’État dans une enfance éternelle, la classe la plus nombreuse, la plus pauvre de la nation, stoppa dans la barbarie ; l’heure cessa de marcher pour elle.

Songez à la différence de mentalité qu’il pouvait y avoir entre un boiard et ses hommes, à l’avènement de Michel Romanow (1613) ; elle ne devait pas être énorme. La distance entre eux était déjà beaucoup allongée au temps de Pierre le Grand. Au milieu du règne de la Grande Catherine, l’amie couronnée des Encyclopédistes, exactement informée des cancans de Versailles, cette cour du Palais d’Hiver, qui danse et soupe en ce bijou d’architecture qu’est la salle de marbre à l’Ermitage, cette aristocratie tout à l’ambre est de son temps, du temps de Louis XV. Mais lui, le moujik, qui se chauffe dans son isba de bois avec le fumier desséché de ses bêtes, c’est un villain du temps de Philippe-Auguste, ou même du temps de Charlemagne.

Entre ces deux classes, entre les plus avancées et les plus arriérées, il s’était creusé un abîme de mille ans, que le XIXe siècle n’avait point diminué, au contraire, malgré l’émancipation de 1861. Maintenant, de la civilisation morale qu’on ne pouvait plus arrêter, le moujik était menacé d’absorber d’abord le poison ; comme il a commencé, de la civilisation matérielle, par accueillir surtout l’eau-de-vie. Ce n’est pourtant pas un « alcoolique, » c’est-à-dire un buveur régulier, ce doux rêveur qui, au sortir de la paye de quinzaine, achète au « Monopole » une grande jarre de vodka et boit jusqu’à épuisement de liquide et de raison. — « Comment veux-tu, dit-il à qui le prêche, m’empêcher d’oublier, au moins une fois par quinzaine, que je suis au monde ? »


V

La crise que traverse en ce moment la Russie a donc des causes historiques profondes. L’armature de l’État s’y est constituée avant le développement du progrès social. On a coulé dans un moule rigide une pâte brute, dont la fermentation s’est arrêtée. Après avoir longtemps regardé le servage comme la seule base possible du pouvoir, on s’est aperçu que c’était tout l’opposé ; après avoir tout fait pour paralyser et annihiler le serf, il faut maintenant tout faire pour secouer et vivifier cet homme si lent, « qu’il ne se signe, dit un proverbe russe, que quand le tonnerre est tombé. » Dans ce pays patriarcal, depuis hier sillonné de chemins de fer et constellé d’usines modèles, il faut susciter des consommateurs pour utiliser la production ; voilà toute la question industrielle. Et puisqu’on vient, sous la poussée des événemens, de promulguer quelque chose comme une « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, » il faut créer des « citoyens » dans cet empire qui n’en avait pas. Voilà toute la question agraire. Les deux réunies ne sont pas loin de composer toute la question politique intérieure.

Parmi les échantillons hétéroclites d’humanité qui, sans se pénétrer, se coudoient dans ces vastes plaines, et auxquels la géographie donne globalement le nom de « Russes, » depuis les fermiers des provinces baltiques, peu différens de leurs voisins allemands, jusqu’aux Kirghis, aux Bashkirs et aux Kalmouks, encore engagés dans la vie pastorale ou qui en sont sortis depuis vingt ans, les 40 millions de serfs de 1861 étaient, on le devine, très diversement répandus. En quelques provinces, 70 pour 100 et, dans l’ancien czarat moscovite, 50 pour 100 de la population était serve. Immédiatement au Sud et à l’Est, dans le territoire gagné au XVIIe siècle et jusqu’à 1750, la proportion variait de 50 à 25 pour 100. Elle allait décroissant, dans les régions dont l’annexion était plus récente, jusqu’à 3 pour 100. La périphérie était ainsi plus avancée que le centre, le pays serf de Moscou, le plus arriéré de l’Empire.

Survint l’émancipation : elle constitue la plus curieuse expérience de socialisme appliqué qui ait été faite depuis des siècles et mérite à ce titre toute l’attention des esprits libres de préjugés. Le servage était, sous le régime antérieur, très diversement avantageux aux propriétaires suivant la densité de la population et la qualité du sol. Dans la région de la Terre-Noire où les bras étaient abondans et la terre fertile, le travail gratuit effectué par les serfs sur le domaine du maître, en échange des quelques hectares dont l’usage leur était concédé à chacun pour leur subsistance, équivalait à peu près au loyer de ces fonds, s’ils avaient été amodiés à des paysans indépendans.

Dans le Nord, au contraire, la possession des hommes était précieuse, parce qu’il y en avait peu, comparativement aux surfaces agricoles dont la valeur était mince, en raison de leur faible rendement. Même en ces provinces la culture était si peu fructueuse que les nobles trouvaient plus de profit à louer leurs hommes qu’à faire, valoir leurs champs. Ils permettaient à ces serfs obrok de gagner leur vie à leur guise, souvent loin du domaine, à la condition d’acquitter en argent une somme égale à ce qu’ils eussent payé en travail.

Pour opérer l’affranchissement en masse des différentes sortes de serfs, le gouvernement russe avait le choix entre plusieurs systèmes : il pouvait, comme firent les Etats-Unis pour les noirs à peu près à la même époque, rompre simplement et gratuitement le lien qui attachait ces esclaves blancs à leurs maîtres, et laisser les uns et les autres se tirer d’affaire comme ils l’entendraient suivant leurs convenances réciproques, — c’est d’ailleurs ce qui fut fait pour les serfs domestiques, attachés à la personne des nobles. — S’il préférait se charger lui-même d’assurer leur vie en leur vendant des terres, payables par annuités, il pouvait leur en offrir l’achat en les laissant libres de le refuser. Enfin, s’il voulait rendre cet achat obligatoire, il pouvait dépecer la surface des guérets et des pacages, les allotir entre tous les chefs de famille ; chacun devenant « vrai et légitime seigneur » de son lopin « comme de sa propre chose et domaine, » suivant la formule française pour les accensemens du moyen âge.

L’Etat russe fit tout autre chose : il décréta, pour les serfs de la veille, la propriété obligatoire et collective. Groupés en une sorte de clan, à la manière des Gallois et des Burgondes du VIIIe siècle, les habitans de chaque commune reçurent indivis la terre qu’ils exploitaient précédemment. Ceux qui, dans le Nord, n’en exploitaient aucune, furent contraints d’entrer comme les autres dans l’association légale. Au syndicat ainsi possessionné, au Mir, incomba la redevance destinée à amortir le prix du sol, dont l’Etat avait fait l’avance.

Les promoteurs de cette combinaison crurent avoir fait merveille : tous les paysans propriétaires, c’était le « prolétariat » tué dans l’œuf. Les théoriciens russes estimèrent, par le bon communisme du mir, résoudre d’emblée les questions sociales qui divisaient la vieille Europe et la devancer d’un pas de géant dans la voie du progrès. En France même le mir trouva des panégyristes : je me souviens avoir lu, il y a trente-cinq ans, signées des noms de candides sociologues qui passaient pour les plus autorisés de leur époque, des pages où cette institution nous était présentée comme une conquête à réaliser dans l’avenir, alors que c’était en réalité un vestige du passé barbare que l’on tentait de ressusciter.

Des Russes, plus enclins au scepticisme, m’ont affirmé qu’en agissant ainsi, le gouvernement de 1861 avait surtout en vue de rentrer dans ses débours ; ce qui lui paraissait infiniment plus aisé avec ce répondant global et permanent qu’est une commune qu’avec des millions de contractans individuels dont la destinée incertaine rendrait les recouvremens problématiques. Quoi qu’il en soit, le mir, l’essai de propriété collective, est aujourd’hui jugé et condamné. Il a retardé de près d’un demi-siècle la marche en avant de l’agriculture, dans ce pays où elle tient plus de place qu’en aucun autre, puisque les huit dixièmes, sur 130 millions de Russes, ne vivent pas d’autre chose.

Peu importent aujourd’hui les résultats bizarres que la réforme ainsi comprise a donnés au regard des anciens propriétaires, entre lesquels elle a créé des inégalités profondes : les uns, au Sud, jouissant du capital à eux payé par l’Etat pour la cession d’une moitié de leur domaine, et tirant de la moitié restante, grâce au bon marché de la main-d’œuvre libre, plus qu’ils n’obtenaient auparavant de la totalité de leur bien ; les autres, au Nord-Ouest, privés de bras pour faire valoir, maigrement indemnisés et, de riches seigneurs terriens, tombant petits fonctionnaires à la ville.

Ce qu’il faut envisager surtout c’est la paralysie matérielle et morale de l’Etat, causée par la condition précaire des laboureurs qui forment la grande majorité de l’État. Avec le collectivisme foncier ce n’est pas le paysan qui est propriétaire de la terre ; c’est plutôt la terre qui est propriétaire du paysan. Elle le tient, il en est esclave. D’autant que, jusqu’en 1906, les redevances ayant été calculées, non pas d’après le gain présumé du cultivateur, mais d’après la perte constatée de l’ancien propriétaire, elles se sont trouvées, en certaines provinces, supérieures à la rente du sol communal et que, par conséquent, faire partie d’un mir, loin d’être un avantage, était souvent une charge. La suppression des redevances aide ainsi puissamment à la dissolution de ces sociétés ; désormais elles n’auront plus intérêt comme devant à retenir ceux des membres qui prétendaient les quitter et dont le départ aurait accru le fardeau commun. Le mir n’a plus que deux sortes de partisans : les réactionnaires qui voient dans les paysans d’éternels mineurs, auxquels on ne peut concéder de droits individuels, et les socialistes qui, eux, ne veulent émanciper personne, puisque leur idéal consiste précisément à mettre tous les majeurs en tutelle pour leur bien. L’unanimité des Russes éclairés, qui forment aujourd’hui les conseils du gouvernement, sont résolus à briser ces vieilles chaînes.

Le mal, a-t-il été dit parfois, vient de la crue incessante de la population depuis un quart de siècle sur une étendue de terre invariable. Chaque paire de bras représentait une bouche ; la bouche de ce nouveau convive qui arrivait ainsi, lorsque déjà tant d’autres étaient à table qui avaient peine à se suffire, paraissait de plus en plus importune ; ses bras semblaient de moins en moins nécessaires. Mais, depuis cent ans, notre Europe occidentale a trouvé le moyen d’accueillir beaucoup de nouvelles bouches, d’utiliser beaucoup de nouveaux bras. Elle a su renouveler au profit des travailleurs le miracle de la multiplication des pains.

Quoique la population russe augmente présentement plus qu’aucune autre sur le globe, — de 1 625 000 âmes par an durant les dix dernières années, dans les 50 gouvernemens de la Russie d’Europe, ce qui représente annuellement un et demi pour 100, — ce n’est pas la terre qui manque au paysan ; c’est son exploitation qui est défectueuse. Les paysans français, qui vivent bien, ont ensemble beaucoup moins de bonne terre que les paysans russes, qui vivent mal.

Les perturbateurs ignorans, qui sont la plaie de cet empire, avaient un instant persuadé à la population rurale qu’un sur moyen de s’enrichir serait d’obtenir la nationalisation du sol et, passant des conseils à l’action, ils suscitèrent les brigandages agraires de 1905 et 1906. La « liberté de conscience, » proclamée par le manifeste impérial, fut expliquée par eux en ce sens que « tout était dorénavant permis, » que, « quoi que l’on fît, on n’avait plus à craindre aucun remords de conscience. » Des révolutionnaires bourgeois, étudians souvent ou maîtres d’école, des popes aussi, publièrent dans les champs un soi-disant oukase par lequel l’autocrate, père du peuple, concédait aux pauvres et aux déshérités les terres des nobles à la condition de détruire leurs fermes et leurs habitations même, afin de leur enlever la possibilité de revenir jamais. Ceux qui tarderaient à entrer dans cette voie de justice n’obtiendraient rien dans le partage annoncé et risqueraient de se voir asservis de nouveau.

Les émissaires anarchistes, endossant des uniformes chamarrés d’or et constellés de décorations, conduisaient des bandes de paysans au pillage « sur les ordres de l’Empereur. » Dans les gouvernemens de Saratof, de Koursk, de Kherson, à peine quelques propriétés sont restées intactes ; en d’autres districts on ne peut presque plus compter les domaines saccagés, rasés de terre. Dans les provinces baltiques, nombre de châteaux historiques, avec leurs galeries de tableaux et leurs objets d’art, entourés de fermes modèles, ont été la proie des flammes. Ce mouvement revêtait parfois le caractère d’une folie furieuse : tout en incendiant les maisons, en abattant les arbres des parcs, les paysans — dans cette année de disette ! — mettaient le feu aux granges remplies de blé sans les avoir dévastées au préalable ; ils égorgeaient des centaines de vaches et des milliers de brebis en jetant leurs dépouilles dans la rivière, sans songer à en emporter la viande chez eux. Ils coupaient la langue aux chevaux dans les haras ou leur brisaient les pieds, en jouissant de leurs hurlemens de douleur. Même, des habitations seigneuriales on n’emportait que peu de chose, mais on mettait tout en pièces ; puis on rentrait paisiblement chez soi, certain d’avoir fait œuvre méritoire.

Surpris de voir les troupes arriver, se réveillant comme d’un mauvais rêve, les moujiks n’opposaient aucune résistance. Ils redevenaient doux et soumis, demandaient à genoux leur pardon aux propriétaires qu’ils venaient de dépouiller, se prosternaient dans les églises en implorant la grâce du ciel et se laissaient conduire en prison, tandis que les meneurs étrangers réussissaient pour la plupart à filer à temps et à se soustraire au châtiment.

On a vu des fous sanguinaires scier par le milieu du corps un patron d’usine qu’ils avaient garrotté et assujetti entre deux planches et, devant ces restes pantelans, se mettre à faire entre eux une collecte pour en offrir le produit à la femme et aux enfans de leur victime. Souvent les paysans ont été les premiers à souffrir des suites de leur fureur stupide, dans le cas où ils ont ruiné des sucreries, des distilleries, qui leur donnaient un gain régulier durant les longs mois d’hiver. Nulle part les désordres n’ont duré plus de quelques jours, mais le mouvement, calmé ici, renaissait ailleurs. Aujourd’hui, quoique l’on ait encore à enregistrer des crimes isolés, les moujiks, désillusionnés sur le rôle des soi-disant délégués du Tsar, seraient plutôt enclins à une levée en masse pour faire de la contre-révolution, tout aussi dangereuse pour la sécurité du pays.

Quant à la « nationalisation du sol, » ils ont eu plus de peine à en abandonner l’espoir. A un propriétaire qui leur offrait de leur vendre des terres à l’amiable, il y a quelques mois, des paysans répondaient : « Tu nous fais un prix divinement tentant, — un prix « de bon Dieu, » dit l’adjectif russe ; — mais à quoi bon acheter ce que bientôt nous aurons pour rien. » La surface agraire de la Russie d’Europe mesure 430 millions d’hectares, dont l’Etat, les villes, les apanages et autres institutions possèdent 165 millions. A première vue, il y a là de quoi doter pas mal de cultivateurs mal partagés, et l’on a fait miroiter le chiffre dans la presse aux yeux des lecteurs incompétens. En réalité, ce n’est rien.

Le domaine de l’État est cantonné, pour 132 millions d’hectares, dans les cinq gouvernemens du Nord et du Nord-Est, — celui d’Arkhangel en contient seul 82 millions, — et consiste en terrains marécageux, impropres à toute culture, en toundras où croissent à peine le bouleau nain et le lichen d’Islande. Dans les autres parties de l’Empire, où l’État ne possède généralement que des forêts, il lui est impossible de les aliéner ou de les laisser abattre. Leur exploitation rationnelle constitue un devoir sacré, tant pour leur influence sur le climat et les sources que pour l’approvisionnement en bois de la population elle-même. De terres vraiment arables, l’État n’en possède pas plus de 4 millions d’hectares et elles sont déjà louées à des paysans riverains, qu’il faudrait en déposséder si l’on voulait les distribuer à d’autres.


VI

Déduction faite de ces énormes propriétés nationales, boisées ou inutilisables pour longtemps encore par l’agriculture, il reste 263 millions d’hectares de biens privés : or la plus grande part de cette superficie appartient présentement aux paysans. Ils détiennent 179 millions d’hectares. La Russie est, de toutes les nations d’Europe, celle où la classe populaire possède le plus de terres proportionnellement aux autres classes, puisque plus des deux tiers du sol cultivé sont en ses mains. J’ai sous les yeux des chiffres afférens à l’Allemagne, à l’Autriche-Hongrie, à l’Italie, à l’Angleterre ; je n’en fatiguerai pas inutilement le lecteur ; mais il en résulte que, chez tous ces peuples, la classe paysanne possède une bien moindre partie du sol qu’en Russie.

Dans notre France démocratique, qui se flatte de compter des propriétaires par millions et plus que nulle autre des monarchies voisines, la petite propriété, — moins de 9 hectares, — ne représente qu’un tiers du territoire ; les propriétés moyennes, de 9 à 50 hectares, absorbent un autre tiers et celles de plus de 50 hectares occupent le reste. Ce qui n’existe presque pas en Russie c’est la moyenne propriété ; entre les 179 millions d’hectares de la masse paysanne et les 72 millions d’hectares des propriétaires nobles ou « marchands, » — les nobles, au nombre de 107 000, ayant en moyenne 540 hectares, les « marchands, » au nombre de 23 000, possédant 614 hectares par tête, — la moyenne propriété apparaît tout insignifiante, avec ses 4 millions d’hectares aux mains de 85 000 petits bourgeois.

Mais, quoique le paysan russe possède plus de terre qu’aucun paysan du monde, il est moins riche que tous les autres parce qu’il la possède mal et, par suite, est incapable de la bien faire valoir. En effet, parmi ces 179 millions d’hectares qui leur appartiennent, il n’y a guère de propriétés individuelles : 14 millions d’hectares seulement. Tout le reste est propriété collective. Selon les localités, chaque famille a droit à 1, 2, voire 4 hectares par « âme » masculine ; mais il faut, pour ne léser aucun intérêt, que chacun, dans la distribution périodique, ait son lot des meilleurs terrains et des plus mauvais, des plus proches et des plus éloignés du village, le tout réparti dans les trois sortes de champs que comporte l’assolement triennal.

De là, pour chacun, vingt, trente ou cinquante parcelles à cultiver, quelquefois de deux ou trois mètres de large seulement, et plusieurs distantes de 15 à 20 kilomètres du village. Car il n’existe pas de hameaux, ni de logis isolé, mais toute la commune, quelque populeuse qu’elle soit, est agglomérée sur un seul point, par goût, par tradition et par manque d’eau. Le moyen de faire de la culture intensive et même de la bonne culture quand on dépend en tout de la volonté de ses voisins, que l’on doit labourer, ensemencer, moissonner en même temps qu’eux, que l’on ne peut ni transformer son champ, ni l’enclore et que l’on n’a point d’intérêt à le fumer.

C’est la conception de l’égalitarisme dans toute sa niaiserie. En France, nous ne l’appliquons qu’à la vie publique, de petite importance par rapport à la vie privée ; encore est-ce seulement en façade et avec le succès que l’on sait. Pour l’agriculture, cette pratique sociale aboutit, en Russie, à des rendemens dérisoires, inférieurs de beaucoup à ceux qu’obtient n’importe quel grand propriétaire, ou même tout cultivateur maître d’un bien personnel. L’égalité dans la gêne, c’est le résultat du communisme foncier auquel est jusqu’ici asservi le paysan russe. Le libérer de ces entraves, c’est à quoi le gouvernement actuel est avant tout résolu : « Le développement de la propriété individuelle, me disait en décembre dernier M. Stolypine, est la clef de voûte de mon système. »

La santé morale du pays en dépend tout autant que sa richesse ; car la propriété personnelle est plus éducatrice, plus féconde pour l’hygiène intellectuelle d’un peuple que n’est l’instruction, ni même la science. La Russie a déjà pu s’en apercevoir ; elle ne manque pas de savans capables de lui faire honneur au dehors et de la discréditer au dedans. Le savant représente les idées, le propriétaire représente les intérêts ; ils doivent s’équilibrer dans l’organisme social comme les nerfs et le sang dans le corps humain. Les idées, lâchées sans le contrepoids et le contrôle des intérêts pratiques, c’est la prédominance du système nerveux qui risque d’engendrer la folie.

Deux moyens s’offrent à l’État pour créer la propriété individuelle du paysan. Il compte les employer tous deux de concert : le premier consiste à lui vendre de nouvelles terres, le second à lui attribuer en propre celles qu’il possède aujourd’hui indivis dans la commune. Ces deux opérations coûteront cher, la seconde plus encore que la première. Mais toutes deux, si elles sont bien conduites, rémunéreront sûrement le capital qu’elles vont exiger. Il existe déjà des paysans personnellement propriétaires : 490 000 en 1903. En seize ans, de 1862 à 1877, ils avaient acheté 6 300 000 hectares ; ils en avaient acquis 8 200 000 en vingt-huit ans, de 1878 à 1905, soit en tout 14 millions et demi. Il ne semble donc pas que, malgré l’institution en 1882 de la « Banque foncière des paysans, » ceux-ci aient profité beaucoup plus qu’auparavant du crédit mis à leur portée.

Depuis que cette banque a abaissé à 2 p. 100 le taux du versement initial, exigé des acheteurs, et que l’Etat prend à sa charge, à titre de subvention, l’acquittement d’une partie de l’annuité qu’ils ont à payer pour l’amortissement du prix d’achat, les acquisitions paysannes ont augmenté : du 5 novembre 1905 au 1er décembre 1907, en moins de deux ans, elles se sont élevées à près de 1500 000 hectares, répartis entre 254 000 feux. La demande pourtant reste inférieure à l’offre. Le désir que les moujiks paraissent avoir d’acheter n’est rien en comparaison de l’empressement que les nobles mettent à vendre : en ce moment la Banque foncière peut disposer de 6 millions d’hectares que la noblesse propose de céder, mais qui ne trouvent pas facilement preneurs. Le gouvernement russe estime que cette profusion d’offres continuera et empêchera la hausse de la terre, je me permettrai de n’être pas de son avis.

Les désordres agraires, les dévastations qui les ont accompagnés, la crainte de les voir se reproduire, sont la cause principale de cette abondance des terres à vendre. Il n’est pas à souhaiter qu’elle subsiste. Des nobles, qui cultivaient bien avec des machines, ont vu leurs bâtimens réduits en cendres ; ne se souciant pas de les relever, ils quittent le pays. Des paysans les remplacent, qui n’ont pas de fonds pour exploiter le sol, et le rendement baisse. Que cette substitution du paysan à l’ancien propriétaire se généralise, elle aurait des conséquences fâcheuses : il en résulterait un recul agricole, du moins pendant un assez long temps. Parmi les nobles qui avaient introduit des méthodes scientifiques, beaucoup avaient perdu plutôt que gagné ; mais le voisinage avait profité de leurs tentatives comme le pays profite d’une usine nouvelle, même si elle ne donne pas de dividendes à ses actionnaires.

C’est plutôt l’allotissement, en pleine et définitive propriété, des 153 millions d’hectares dont les paysans jouissent en commun jusqu’à ce jour, qui doit transformer le sol et, par voie de conséquence, la population elle-même. Seulement, de cette transformation les paysans ont peur et c’est là que gît la première difficulté. Ils ont peur de la propriété individuelle, ces moujiks, comme nos ancêtres barbares en avaient peur, il y a mille ans, comme nos pères en avaient peur encore sous Louis XV, lorsqu’ils se mutinaient pour le maintien de la vaine pâture, contre les prairies artificielles, le partage des communaux et la réforme du code rural. Les paysans russes pensent, et leurs popes souvent les confirment dans cette idée, que Dieu a donné la terre à l’homme, ainsi que l’eau ou l’air, qu’il est injuste de se l’approprier. Partout au reste les hommes primitifs ont, par une sorte d’instinct de bêtes, lutté longtemps contre la propriété individuelle ; partout on les voit se défendre d’elle et la repousser. Ils imaginent, pour l’empêcher de prendre pied, mille combinaisons et stratagèmes. Pourtant elle les a terrassés ; la civilisation l’imposait, il n’y avait pas de civilisation possible sans elle.

Mais il ne faut pas s’attendre à ce que, brusquement, les millions de moujiks rompent avec une vieille routine ; en effet, d’après les renseignemens parvenus au ministère de l’Intérieur jusqu’à la fin de décembre dernier, 205 000 chefs de ménage seulement avaient demandé à user du droit qui vient de leur être conféré par l’Etat de faire charrue à part, de se soustraire à l’onéreux servage de la collectivité. Et de ces 205 000, il s’en trouve 100 000 dans les cinq provinces de Kherson, de Saratof, de Samara, de Tauride et d’Ekaterinoslaw, situées l’une dans la région au-delà du Dniepr, l’autre dans celle du Volga-Don, une troisième au-delà du Volga, les deux autres dans les steppes du Sud. Déduction faite des provinces baltiques, où il n’existe pas de « mirs, » il ne s’est donc manifesté encore, dans les quarante-deux autres, aucun goût pour le partage volontaire.

Est-ce à dire que le gouvernement devra l’imposer ? Non pas ; cette propriété individuelle qu’il redoute sans la connaître, aussitôt qu’il en a goûté, le laboureur de toutes les latitudes et de tous les temps s’y attache et n’en admet plus d’autre. Le fait se produira en Russie comme ailleurs, si le gouvernement favorise le mouvement.

Reste un autre obstacle, plus difficile à vaincre : le manque d’eau. La Russie est une vaste plaine, mais c’est une plaine élevée et les eaux souterraines ne s’y trouvent souvent qu’à une certaine profondeur. Loin des grands fleuves et de leurs affluens, les ravins et les vallées secondaires sont à sec pendant les sécheresses de l’été. Le long des cours d’eau permanens, des villages de plusieurs milliers d’habitans se sont établis ; dès que l’on s’en éloigne on ne rencontre que des surfaces nues soumises à la culture la plus primitive, la plus uniforme, la plus épuisante. Pour que le paysan les exploite rationnellement, il lui faudra se disséminer, établir sa demeure loin des centres actuels ; ce qui exigera des fermes, des puits, des digues, des travaux et partant des dépenses de toute sorte que le moujik ne pourra faire du jour au lendemain.

L’État se propose de lui venir en aide ; d’abord par des lois d’expropriation lorsqu’elles seront nécessaires pour lui faciliter l’accès d’une rivière ou d’un ruisseau, ensuite par des prêts hypothécaires. Ces prêts ne courront aucun risque, gagés comme ils le seront par une terre dont la valeur ira croissant en proportion de son rendement. Tout cela ne peut être l’œuvre d’un jour, mais si l’Etat attendait que la commune en bloc voulût opérer la réforme, il risquerait d’attendre un siècle. Il doit donc commencer par satisfaire les plus énergiques, les plus entreprenans, qui serviront d’exemples aux autres.

En 1907, quatre cents commissions agraires, mi-partie composées de paysans élus et de propriétaires en contact direct avec la population, se sont mises à l’œuvre. Pour ce travail gigantesque, pour remanier des millions et des millions d’hectares, les mesurer, repartir les champs ou grouper les parcelles, de manière à composer des exploitations judicieuses, il leur faudrait une armée d’arpenteurs ; chacun d’eux ne pouvant d’avril à octobre accomplir utilement cette-besogne compliquée que sur 1 700 à 2 000 hectares. Un cadre de 4 500 arpenteurs eût été nécessaire pour les 2 700 000 hectares que les commissions avaient à délimiter l’an dernier ; elles n’en avaient que 500 et n’ont pu par conséquent élaborer qu’un tiers des marchés et des plans de liquidation foncière qui leur étaient soumis. Tout devant se faire à l’amiable, on se figure la difficulté de parvenir à une entente entre les paysans, au milieu des discussions et des litiges que suscite le passage d’un collectivisme traditionnel à une propriété indépendante, et combien d’intérêts économiques sont en jeu. Outre l’arpentage, la transition comporte des constructions de routes, des concessions de bois à bâtir, des opérations hydrotechniques.

C’est un effort colossal et sans précédent d’organisation agraire qui est commencé et qui va se poursuivre. Il n’est d’ailleurs pas à souhaiter que les classes rurales en Russie demeurent vouées exclusivement au labeur agricole ; la division du travail doit s’opérer parmi elles suivant leurs aptitudes, comme elle s’est opérée dans tout l’Occident. Là-bas les campagnes souffrent du manque des artisans les plus nécessaires, tels que menuisiers, serruriers, mécaniciens, que l’on doit faire venir des villes à grande distance pour la réparation la plus simple.

Avec le mir d’aujourd’hui, avec cette espèce particulière à la Russie de mi-laboureurs, mi-ouvriers, toujours théoriquement attachés à la terre bien que résidant dans les cités, et qui s’absentent tantôt des champs et tantôt de l’usine, on fait de mauvaise agriculture et de mauvaise industrie.


VII

Ce n’est pas que le nombre des bras utilisés par cette dernière soit encore bien considérable : 112 000 hommes employés à l’extraction de la houille, 52 000 à la fabrication du fer et de l’acier, c’est un effectif insignifiant eu égard à l’énorme réserve de bras que possède cet empire. Pourtant on a quelque peine à se les procurer ; la formation, la direction d’un personnel indigène offre assez de difficultés pour que des émigrans allemands, bulgares, bessarabiens puissent venir dans le Sud faire concurrence aux Russes et leur soient préférés. Ceux-ci retournent périodiquement dans leurs villages à Noël, à Pâques et durant la saison des récoltes ; d’où résulte en décembre, avril, juillet, août et septembre, une diminution de travail qui, jusqu’à ces dernières années, atteignait le et même 25 p. 100 par rapport aux autres mois. Pour stabiliser la population, les patrons, au lieu de caserner leurs hommes en de vastes logis, ont dû bâtir pour chaque ménage une maisonnette avec une cave et un four, dont le coût approche de 3 000 francs. Ils ont dû procurer à chaque famille un pacage pour son bétail.

Ces dépenses sont une charge nouvelle, ajoutée à celle qu’impose la législation russe. Celle-ci, dans une vue louable d’humanité, s’est inspirée des dispositions les plus récentes qu’elle a trouvées dans les lois de l’Occident en faveur des travailleurs. Elle édicte à leur profit, en cas de maladie, de renvoi ou même de simple transfert d’un atelier à l’autre, des droits et des indemnités pécuniaires que notre république ne connaît pas. Et je suis bien loin de blâmer cette partialité charitable ; mais ce que supportent dans les vieux pays des compagnies anciennes et florissantes est fort onéreux pour une industrie embryonnaire.

Lorsque M. de Witte recueillit la succession du ministre Widchnegradski, il conçut la naturelle ambition, pour utiliser les ressources minérales de la Russie, de susciter des exploitations indigènes à l’abri d’une muraille douanière à peu près infranchissable. Les capitaux, attirés par l’espérance d’un emploi fructueux et sûr, affluèrent avec une fièvre que semblait justifier l’immensité du champ qui leur était ouvert. Les commandes du gouvernement en vue de la construction des chemins de fer ne devaient-elles pas alimenter, à elles seules, d’importantes usines ? De 1892 à 1901 les sommes engagées montèrent au total à plus d’un milliard de francs, dont un tiers dans les charbonnages ou autres sociétés minières et les deux autres tiers dans la métallurgie. Mais la concurrence même suffit à faire baisser les prix, partant les bénéfices, sur le marché intérieur, le seul auquel ces entreprises pussent de longtemps prétendre.

Ce marché lui-même apparut beaucoup plus étroit qu’on ne l’avait imaginé tout d’abord. L’offre ne tarda pas à surpasser la demande ; on s’était outillé pour des besoins qui n’existaient pas encore et ne devaient se créer que lentement. La mévente sévit, les faillites se succédèrent et l’on se mit à échanger des propos amers entre industriels et hommes d’Etat. Les premiers, pour la plupart Français ou Belges, reprochèrent aux seconds d’avoir abusé de leur confiance par l’appât de profits imaginaires. Le gouvernement russe se défendit en montrant qu’il n’était pour rien dans les fautes commises par les promoteurs d’affaires mal conçues, et que ceux-ci ne devaient s’en prendre qu’à eux-mêmes de leurs échecs.

Pour l’observateur impartial, il est hors de doute que l’Etat russe avait pleinement raison. D’abord le « milliard, » auquel montent nominalement les capitaux dont je viens de parler, est un chiffre un peu fantaisiste. Il était loin de représenter un débours ; souvent les fondateurs avaient évalué à un taux incroyable leurs droits, leurs négociations, leurs apports matériels ou immatériels ; des commissions déraisonnables avaient été payées aux agens de toute nature ayant concouru à l’organisation. Il y a des exemples de sociétés où, sur 50 000 actions, il n’y en avait eu que 10 000 versées en espèces ; les 40 000 autres, — sans parler de 50 000 actions de jouissance, — étaient échues aux metteurs en œuvre et aux intermédiaires. Dans un autre cas, sur 85 000 actions, il n’en avait été libéré que 15 000 ; le reste étant attribué aux fondateurs, qui recevaient en outre quelques millions en argent comptant et en obligations. Parfois des sommes considérables ont été payées pour la cession de conventions verbales, passées pour exploiter le tréfonds de certaines terres. Or ces droits n’ont jamais pu être exercés parce que les propriétaires ou fermiers qui les avaient vendues ne les possédaient pas eux-mêmes.

Dans le Sud de la Russie, certaines affaires s’étaient organisées sur le terrain de la spéculation pure, sans que l’existence d’aucune matière première légitimât leur création, mais uniquement le désir d’un groupe financier d’exploiter la hausse et l’emballement du public. Lorsqu’on avait fait la part de tous les concours parasites, le produit de grosses émissions se trouvait avoir fondu avec une rapidité stupéfiante et l’entreprise se voyait, dès sa naissance, sans fonds de roulement et grevée de dettes.

Il y eut donc pas mal d’irrégularités dans le lancement des industries nouvelles ; il n’y eut pas moins de légèreté dans la construction et l’exploitation ; notre vieux proverbe commercial du XVIIIe siècle disait : « Qui fait ses affaires par commission va à l’hôpital en personne. » Ce qui est vrai surtout avec des « commissionnaires » idéalistes et poètes comme les ingénieurs russes. Ce n’est pas à eux que l’on reprochera jamais d’avoir les vues mesquines et terre à terre des bourgeois français. Dans l’ordre des travaux mathématiques ou physiques, ils s’éprennent du maximum de la science et se dirigent d’emblée vers ses sommets. Ils y vont par goût et aussi par principe, parce que les recherches abstraites leur paraissent plus nobles que les applications vulgaires. Quelques-uns y brillent d’un vif éclat ; mais, à côté de cette élite, il en est beaucoup qui pensent avoir l’âme plus haute parce qu’ils ont simplement le cerveau désordonné. Très rares, parmi ces dédaigneux de la vie pratique, sont les spécialistes doués du sens industriel et capables de discuter un prix de revient.

Mais ce sont des mages, des enfanteurs de plans féeriques, et les Français qui n’ont pas eu le sang assez froid ont été gagnés par la contagion, pris à leur tour de la folie des grandeurs. Ils sont partis pour les rêves, circonvenus, entraînés par ces charmeurs qui ne savent pas calculer. On aurait peine à croire, si ce n’était un fait bien connu, qu’une usine modèle ait été constituée de toutes pièces dans la région du Volga, par les maîtres de l’industrie du fer en France unis aux premiers banquiers de notre capitale, et qu’après un débours de plusieurs dizaines de millions que ces puissans personnages avaient galamment sorti de leur bourse sans aucun appel au crédit, il fut reconnu que les conditions économiques et topographiques étaient telles que cet organisme parfait ne pouvait pas fonctionner. Aussi l’usine n’a-t-elle jamais été ouverte ; et le matériel tout neuf, rouillé dans l’inaction, aura peine à se vendre au poids quelque jour.

Par suite de semblables erreurs, une grande affaire métallurgique de l’Oural, après avoir dépensé plusieurs fois l’argent nécessaire à sa mise sur pied et après avoir passé ces fonds par profits et pertes, ne parvient pas encore à vivre, suivant le dit populaire, « en joignant les deux bouts. » La guerre russo-japonaise n’est pas l’auteur de ce marasme qui existe depuis 1902 ; mais comme la clientèle de l’État, qui représentait 30 pour 100 du chiffre global des commandes, a diminué d’importance parce que le développement des chemins de fer est poursuivi avec moins d’activité, les besoins nouveaux sont rares. L’atonie sera plus grande en 1908 qu’en 1907 même, où des ordres antérieurs restaient à exécuter.

En somme, on peut considérer que, pour la métallurgie, les trois quarts et, pour la houille, une moitié des capitaux engagés sont à jamais compromis pour ne pas dire tout à fait perdus. Bien des forges se sont détériorées depuis huit ans sans avoir servi ; ce seront des outils à refaire. Les charbonnages au contraire peuvent se relever ; la crise actuelle du naphte, prodigieusement renchéri, — de 13 à 40 kopeks le poud, — depuis les incendies de Bakou, profite aux houillères qui ont extrait, l’an dernier, 16 millions de tonnes. C’est peu, pour ce grand empire ; c’est beaucoup si l’on songe qu’en 1891 il n’y avait que 5 charbonnages et qu’il en existe maintenant 46.

Les anciennes mines, telles que la Sosnovice et la Dombrowa, exploitent un charbon médiocre, sorte de lignite perfectionné ; mais, situées en Pologne, au milieu de consommateurs abondans, elles sont extrêmement prospères, comme en témoignent les dividendes de 12 pour 100 distribués à leurs actionnaires. Les nouvelles, dans le midi de la Russie, extraient un charbon friable et pulvérulent qui se transforme en excellent coke, mais leur débouché est presque exclusivement industriel ; tandis que notre charbon français sert pour moitié au chauffage domestique, il n’est guère vendu pour cet usage que 11 tonnes sur 100 dans la région du Donetz. La Russie du Nord est forcée de s’approvisionner de houilles étrangères ; si les chemins de fer consentaient à transporter à perte la houille indigène à Saint-Pétersbourg et dans les ports de la Baltique, elle n’y pourrait lutter avec les charbons anglais, puisque ces derniers lui sont préférés même à Odessa, malgré leur prix supérieur, en raison de leur qualité.

Le charbon russe n’est d’ailleurs pas si bon marché que pourrait le faire supposer le taux peu élevé des salaires. Le mineur reçoit en espèces une paie de 3 francs par jour ; seulement il ne tire en moyenne que 630 kilos de charbon et, comme il ne travaille au plus que 270 jours par an, la valeur de la tonne extraite oscille pour le producteur entre 10 et 11 francs, chiffre peu différent de celui de la France et plus élevé que celui de l’Angleterre et de l’Allemagne.

Cette situation peut s’améliorer et la consommation aussi est destinée à s’accroître. Avec la demande des chemins de fer et des usines, le bois s’épuise rapidement. Les trembles et les bouleaux rachitiques, qui avaient mis un siècle à pousser, s’exploitent bien plus vite qu’ils ne se remplacent ; les locomotives sont maintenant chauffées au charbon, ainsi que la plupart des générateurs de vapeur qui employaient naguère les bûches.

L’usage du fer est plus lent à se répandre. Sa substitution au bois, rien que pour les charrues, suffirait à fournir de l’ouvrage pendant longtemps à la métallurgie nationale, lorsque le moujik se déterminera à abandonner partout son araire préhistorique. Mais quoique le pays ne soit pas encore assez riche, dans son ensemble, pour acheter du fer, ce métal fait son chemin on commence à voir des chevaux ferrés, des essieux et des bandages de roues en fer et même des toitures en tôle, tandis qu’il y a quinze ans, on ne voyait de fer ni aux voitures ni aux pieds des chevaux.

Il est bien vrai que le rendement global, rapproché de la mise de fonds, fait ressortir, pour les sommes engagées dans l’industrie en Russie, une perte de 35 millions par an ; mais ce total recouvre de grandes inégalités. Il y a des usines, comme celle de Kertch, qui ont coûté 50 millions et que l’on serait heureux de céder pour 3 ou 4 ; il y en a d’autres qui gagnent de l’argent et un bon nombre qui arrivent à se maintenir sans déficit. Pour la « fortune de la Russie, » c’est là le point important, parce que ces usines qui marchent, même sans dividendes, rapportent néanmoins à la nation en créant des « richesses. » Les prêts que le gouvernement a consentis à quelques-unes de ces entreprises, en admettant même qu’il n’en soit jamais remboursé, ne peuvent être mis en balance, pour la vie économique du pays, avec la somme des produits fabriqués et des salaires distribués. Par derrière les échecs et les embarras des particuliers apparaît un progrès public.

Et ce n’est pas un paradoxe de soutenir que la crise actuellement traversée par la Russie est une crise de croissance prospère, et pas du tout une crise de misère grandissante, comme certains Russes seraient eux-mêmes tentés de le croire. Les hommes ne se plaignent pas quand ils sont malheureux, ni parce qu’ils sont malheureux, mais seulement quand ils se voient ou se croient malheureux. Et, pour se voir ou se croire tel, il faut avoir un élément de comparaison, une aspiration, un commencement de bien-être que l’on juge insuffisant. Dans notre France si riche, dans ce Paris où s’accumulent des trésors, existent des détresses inouïes, des veuves chargées de famille qui marchandent un morceau de pain à leurs enfans, des ouvriers vieillis qui, pour se nourrir, ramassent sur les marchés les déchets avariés de légumes jetés à terre. Aucune de ces créatures humaines, plus misérables à nos côtés que les esclaves antiques, ne fait entendre une plainte ; pendant que de bons compagnons, gagnant 8 et 9 francs par jour, menacent de bouleverser le monde pour emporter un supplément de 50 centimes.

En Russie c’est la même chose ; l’ouvrier, depuis qu’il est mieux traité, est devenu intraitable. Il est pourtant d’ores et déjà plus favorisé que le paysan ; et le paysan lui-même, qui se connaît tout à coup misérable et qui ne se connaissait point tel il y a trente ans, au sortir du servage, l’est pourtant beaucoup moins qu’alors. La preuve, c’est que les dépôts dans les caisses d’épargne s’élevaient à 173 millions de francs en 1888 et qu’ils étaient montés à plus de 3 milliards au 1er janvier dernier. La preuve, c’est que la terre a augmenté de prix, parfois dans des proportions très fortes depuis vingt ans et plus ou moins suivant les provinces, mais qu’elle a augmenté partout. Et cette hausse n’est pas le fait des propriétaires nobles, qui depuis des années n’ont cessé de vendre et possédaient en 1907 un tiers moins de sol qu’en 1877. Elle est donc le fait des paysans.

La preuve encore, c’est l’accroissement des consommations par tête, des consommations de tout, du thé, du sucre, du pétrole, des cotonnades, du tabac, sans parler de l’eau-de-vie, qui depuis quinze ans ont augmenté en quantité de 20, 25 et 30 pour 100. Pour avoir accru son pouvoir d’absorption, le paysan russe n’en reste pas moins bien loin du nôtre. Avec ses 7kil, 600 grammes de sucre aujourd’hui, au lieu des 3kil, 400 grammes de 1893, il n’a pas encore de quoi sucrer son thé tous les jours ; — le Français, lui, consomme 16 kilos de sucre et l’Anglais 39 ; — mais, pour avoir accru ses besoins, il a dû augmenter ses ressources et il doit être mécontent qu’elles n’augmentent pas davantage ni plus rapidement.

Cependant la Russie va beaucoup plus vite dans la voie du progrès que n’allait la France par exemple au XVIIe siècle. Ce qui nous empêche de le voir, c’est le contraste de notre civilisation avec sa barbarie attardée. Vu de l’Occident, le Russe semble indolent et apathique ; vu de l’Orient, il semble énergique et laborieux. Le moujik que l’on presse aujourd’hui d’avancer peut doubler les étapes, il ne peut pas les quadrupler, et la civilisation, qu’il doit absorber à haute dose, lui donnera quelques indigestions peut-être, parce que le progrès crée des difficultés avant de les aplanir. La Russie que l’on voit à travers la fumée des bombes semble quelque peu malsaine ; la Russie que l’on ne voit pas sent monter la sève sous son manteau de neige, elle se meuble d’hommes et se met en quête des trésors qui sommeillent dans son sein.


VTE G. D’AVENEL.

  1. Voyez la Fortune privée à travers sept siècles, p. 151, et le tome Ier, p. 169 et suivantes, de l’Histoire économique de la propriété, des salaires et des prix depuis 1200 jusqu’à 1800.