La Force nationale et le Sport

LA

FORCE NATIONALE ET LE SPORT




M. Rudyard Kipling, qui se plaît évidemment à étonner ses contemporains, vient de donner un grand coup de pied à l’Angleterre sportive. Le fait étant nouveau et inattendu de la part d’un Anglais, il est intéressant de se demander, comme dans le jeu des petits papiers, « ce qui en est résulté et ce que le monde en a dit. »

Il en est résulté, d’abord, une mauvaise prose rythmée, et le monde lettré a fait la grimace en la lisant. M. Rudyard Kipling, qui est parfois génial, s’était rarement montré aussi vulgaire et aussi plat. Mais nous laisserons de côté la forme littéraire de son œuvre récente pour nous en tenir au bref examen de l’idée qui lui sert de thème, à savoir la faillite du sport en tant qu’élément de force militaire et de grandeur nationale. Voilà quinze ans, la proclamation d’une semblable faillite nous eût navrés, nous autres partisans convaincus de la culture physique, qui faisons de notre mieux pour en développer partout l’instinct ; aujourd’hui, nous l’écoutons proclamer sans inquiétude et sans tracas. Le mouvement ne peut plus être arrêté. La science, l’hygiène, la mode, tout a conspiré pour lui. Le génie des inventeurs et les perfectionnemens de l’industrie se sont associés pour le mieux servir. Il n’est pas jusqu’à l’esprit démocratique et aux contacts internationaux qui ne favorisent son essor. Mais enfin, toutes les forces individuelles acquises de la sorte ont-elles formé de la force collective, et l’antique civium vires, civitatis vis se trouve-t-il vérifié par l’expérience de notre civilisation ? C’est apparemment la question que s’est posée M. Rudyard Kipling et le spectacle de ce qui se passe depuis deux ans dans l’Afrique du Sud l’a amené à y répondre par la négative. Vis, la Force ! M. Rudyard Kipling en est grand partisan : en quoi il est, certes, de son époque. Le culte de la Force est devenu la religion du temps présent et puisse notre démocratie, grisée des grands mots de paix et de justice, ne pas payer trop cher l’imprudence qu’elle commet en se posant en champion d’idées qui semblent, pour le moment du moins, n’être plus en faveur dans le monde.

On a rappelé, ces jours-ci, — pour la centième fois, — le rapprochement oratoire, d’une authenticité d’ailleurs douteuse, par lequel le duc de Wellington aurait fait honneur aux joueurs de cricket d’Eton du gain de la bataille de Waterloo. Je citerai un autre mot, inédit, mais certain, car il a été prononcé par M. Gladstone, pendant une après-midi d’automne que je passai près de lui, il y treize ans : « Je ne crois pas, me disait le grand old man, avec un sentiment de fierté dont je n’oublierai jamais l’accent, qu’il existe un seul endroit de la Tamise où je ne puisse indiquer, en temps normal, la puissance du courant et la profondeur de l’eau. » De tels avocats plaideraient brillamment, s’il le fallait, la cause du sport contre M. Rudyard Kipling. Il importe de noter, du reste, que son réquisitoire n’emprunte qu’une médiocre autorité à la personnalité de celui qui le formule et aux circonstances dans lesquelles il a été composé. M. Kipling, à en croire du moins un chroniqueur bien informé, est un homme de petite santé, aux nerfs surexcités, au tempérament morbide et, s’il faut tenir ce portrait pour exact, ce n’est guère celui d’un homme de sport. Quant aux circonstances, elles seraient plus probantes, si les désastres subis par l’armée anglaise au Transvaal ne paraissaient imputables à l’ignorance du corps des officiers bien plus qu’au goût national pour les exercices physiques. Et qu’on ne s’imagine pas que l’une découle de l’autre. Les officiers ne sont pas, en Angleterre, gens très sportifs, à moins que suivre assidûment les courses de chevaux et y perdre de l’argent ne compte pour un sport ; l’athlétisme y fleurit, en général, dans des milieux plus sérieux et plus intelligens : celui-là, en revanche, détient le record de l’ignorance. Ignorance prodigieuse ! Elle dépasse tout ce qu’on peut imaginer ; elle tourne au dogme. L’officier anglais, dix-neuf fois sur vingt, se réjouit de ne rien savoir et s’en vante, encore qu’il ait de sa valeur intellectuelle une très haute opinion. M. Kipling du reste, qui, dans Stalky and C°, n’a pas craint d’exalter l’écolier paresseux, ne s’est-il pas attendri, dans une de ses plus jolies nouvelles hindoues, en traçant le portrait du brave capitaine qui s’épuise, depuis 365 jours, à trouver le moyen d’enlever quelques grammes au poids global du paquetage et du harnachement et qui, pour y parvenir, en soupèse tour à tour les divers objets en réfléchissant profondément ? Aux yeux de l’écrivain britannique, c’est là le modèle des chefs : pour des Allemands ou des Français, ce serait un type plutôt quelque peu ridicule.

Tout cela ôte de la valeur à la réponse formulée par M. Rudyard Kipling, mais non point de l’importance à la question qu’il avait posée : question très actuelle, en vérité. Dans le plus militaire des États de l’Europe règne un empereur qui incite sans cesse ses sujets à la pratique de tous les sports ; un sportsman accompli occupe la présidence de la grande république du nouveau monde, après avoir trouvé dans une campagne fameuse l’emploi de ses facultés athlétiques ; enfin, dans presque toutes les armées, la place faite au sport va grandissant ; et, tandis que les officiers suédois courent sur leurs skis à travers les solitudes neigeuses, à Tor di Quinto, le Saumur italien, on s’adonne au rough riding. Empereur, président et officiers sont évidemment convaincus qu’ils préparent de la force nationale. Se tromperaient-ils ? Leur calcul serait-il faux ?

Pour apprécier l’action du sport sur la nation, il faut considérer le gain de l’individu : son gain physique, son gain moral et son gain social. Le gain physique est à peine discutable. On parle bien du surmenage musculaire de nos collégiens, comme jadis on parlait de leur surmenage cérébral. Qu’on me pardonne : je ne crois pas plus à l’un que je n’avais cru à l’autre. Ne seraient-ce pas les médecins qui créent ces agitations vaines et vides de réalité ? On leur conduisait naguère de petits anémiés dont la neurasthénie leur paraissait provoquée par l’abus du thème et de la version ; aujourd’hui, on leur mène quelques éclopés, en qui ils voient aussitôt les victimes d’un exercice exagéré. Mais il ne faudrait pas confondre l’infirmerie avec la chambrée et, si l’on fait le total des malades, il conviendrait de le rapprocher du total des bien portans ; c’est de quoi l’on ne s’avise jamais. Il y a huit ans, certains docteurs partirent en guerre sur ce terrain ; ils apportèrent au Congrès de l’Association pour l’avancement des sciences, qui se tenait à Caen, une effrayante nomenclature des ravages exercés par le sport dans les établissemens d’éducation. Or, sur les 70 associations scolaires que notre Union des sports athlétiques comptait alors, pas une n’avait été, de la part de ces messieurs, l’objet d’une enquête préalable. Que valaient ainsi leurs constatations et leurs diagnostics ?

En règle générale, le jeune garçon qui a reçu une éducation sportive un peu complète n’y a pas seulement gagné un développement musculaire supérieur, une plus forte capacité thoracique, un fonctionnement de la peau plus actif : il a encore pris l’habitude d’exécuter ou de subir sans effort ou avec un effort très diminué certains mouvemens, certains contacts, certaines pesées qui, pour lui, se reproduiront quotidiennement dans la vie militaire. Courir, sauter, se tenir en selle, porter le sac, épauler un fusil, manier un sabre, ne sont pas des actes qui exigent de grandes dépenses de forces : ils paraissent pourtant en exiger parce que l’inhabileté à les accomplir forme une résistance qu’il faut vaincre. Cette résistance, l’exercice militaire la fait disparaître, mais rapidement et par une pratique énergique et répétée ; l’éducation, elle la neutralise doucement et progressivement : c’est qu’à la caserne, on est pressé ; il faut, en quelques mois, fournir un soldat entraîné, tandis qu’on a des années pour préparer un écolier robuste. Les garçons qui arrivent au régiment déjà familiarisés avec les instrumens du sport et ayant l’habitude des mouvemens commandés, possèdent une double avance ; non seulement ils savent déjà une partie de ce qu’il faudrait apprendre, mais ils apprendront le reste plus facilement ; non seulement ils sont mieux préparés à fournir l’effort, mais, pour eux, l’effort sera moindre. Les instructeurs, d’ailleurs, subissent le contre-coup de ce que valent les recrues ; l’avance des uns profite aux autres ; au régiment, la maladresse physique provoque un retard général. Aussi l’idéal pour l’officier est-il de voir arriver l’engagé et le conscrit déjà débourrés, de façon qu’on puisse, dès le début, entreprendre leur formation professionnelle. Il redoute, au contraire, que, sous prétexte de l’aider dans sa tâche, cette formation n’ait déjà été commencée par d’autres. Il souhaite de trouver devant lui un corps souple, des membres agiles, des articulations obéissantes, et non point la possession anticipée de demi-connaissances qui devront souvent être rectifiées et rendront, en tous cas, l’élève moins attentif et trop confiant en son savoir. De plus, si le jeune soldat ne se déplaît pas trop à la caserne, c’est en grande partie la nouveauté de son existence qui en est cause ; cette nouveauté, on doit prendre garde de l’affaiblir en cherchant à familiariser prématurément les adolescens non pas avec l’exercice en général, mais avec les aspects militaires de l’exercice.

Le sport est donc un excellent agent pour le « débourrage » physique qui doit précéder l’entrée dans l’armée moderne. Qu’en dire au point de vue moral ? J’en ai parlé ici même, il y a un an. Mais il ne s’agit plus, cette fois, de la vertu moralisatrice du sport et de l’influence heureuse qu’il peut exercer sur la jeunesse en lui procurant de saines et viriles distractions, propres à occuper l’imagination et à pacifier les sens. Il s’agit plutôt des qualités morales telles que le courage, la hardiesse, le sang-froid, la patience, que sa pratique peut acclimater chez l’individu. Quand même ce gain serait aléatoire, tout le monde admettra qu’il existe en bien des cas ; le sport l’a souvent produit ; or, il n’a jamais rendu personne poltron, ni hésitant ; à cet égard, qui n’y gagne pas, est toujours sûr de n’y point perdre. De telles qualités, essentiellement utiles dans la vie militaire, se révèlent parfois spontanément chez l’enfant et, pour les faire naître, il y a, dans tous les cas, l’exemple et l’enseignement ; mais rien ne vaut encore la pratique. L’exemple fera souvent défaut et bien des exemples inverses en affaibliront la portée. L’enseignement est une puissance. En ce temps de science pure, il est de mode de prendre en pitié le professeur de lettres qui vivait dans le commerce des héros antiques et en apprenait le culte à ses élèves ; beaucoup de force morale jaillissait pourtant de cet enseignement-là. Mais, encore une fois, rien n’égale le moyen offert à un garçon de s’exercer, de s’entraîner lui-même ; le sport est pour lui une sorte de gymnase moral où le progrès s’opère insensiblement, où, tenté par l’occasion toujours présente, poussé par l’émulation de ses compagnons, il a chance de se laisser gagner peu à peu par le charme de l’effort. J’ai suivi jadis, avec un intérêt passionné, la transformation véritable opérée chez un adolescent renfermé, timide et nerveux ; l’instrument de sa rénovation fut une simple barrière, de celles qu’on emploie au Racing Club, pour les courses de haies. Cette barrière l’hypnotisa toute une année. Il aurait donné je ne sais quoi pour la franchir et n’osait même pas l’aborder. Puis, il commença de s’exercer, en se cachant, ému jusqu’à trembler et maladroit en proportion. Sa victoire finale le libéra et le pacifia : il fut un autre être. On eût dit que la porte s’était ouverte de la prison où son caractère demeurait captif. Quand je le revis après son entrée au régiment, alerte et joyeux, je pensai quel soldat différent il eût fourni sans la petite barrière qui s’était si opportunément dressée en travers de sa route.

Le gain physique est donc certain et le gain moral est probable : mais il y a encore le gain social. Pourquoi celui-là ? J’entends d’ici l’objection. Ne peut-on faire du sport sans appartenir à des sociétés sportives, et n’est-ce pas là, justement, ce qui marque la frontière entre le raisonnable et l’exagéré ? Que l’individu se perfectionne physiquement et moralement par le sport, rien de mieux ; que, pour s’y aider, il se mesure avec des camarades, c’est parfait. Mais la Société, le Club, avec tout leur cortège de séances, de comités, de compétitions, d’élections, de réclames, de fêtes et d’invitations, voilà où commence l’abus, voilà d’où part l’excès. L’observation est juste et logique, mais la logique ne gouverne pas le monde et peu d’institutions s’y créent qui ne traînent pas après elles des inconvéniens sérieux ; la question est de savoir si les inconvéniens passent les avantages, ou même s’ils les égalent.

Le sport, pour vivre, a besoin d’être soutenu par la faveur publique, et la faveur publique entraîne toujours à quelque excès. Admettons que l’association sportive représente l’excès, elle n’en est pas moins indispensable. Pas d’association sportive, pas de sport. Le sport, en effet, correspond bien à un instinct profond de l’humanité. Mais cet instinct a besoin d’être excité et tenu en éveil. Il somnole pendant de longues périodes. De fait, il n’a dominé qu’à trois reprises : dans l’antiquité, par l’inspiration du génie grec ; au moyen âge, par l’influence de la chevalerie ; de nos jours, par l’action des tendances scientifiques et des aspirations patriotiques. Aucune de ces causes n’eût suffi à créer l’instinct sportif ; mais, dans les trois cas, l’instinct, sans elles, ne se fut pas développé et, sans la pression du sentiment public et de l’habitude, il ne se fût pas maintenu. La chose est aisée à comprendre. L’effort qui est sans but immédiat et précis n’a jamais de prise directe sur l’humanité ; la séduction du sport n’opère donc pas d’elle-même, et, pour faire envisager à l’homme la fatigue comme un plaisir, il faut l’entraînement d’un motif extérieur, et puis l’influence d’un milieu et d’une opinion favorables.

Tout cela engendre forcément le groupement. Du jour où l’on a voulu mettre sérieusement en pratique les doctrines d’Amoros, il a bien fallu créer des sociétés de gymnastique et notre propagande scolaire a trouvé, depuis quinze ans, dans l’association sportive son principal levier. Faire de la gymnastique solitaire et du sport isolé est une complète utopie.

Si l’individu est modifié dans ses muscles et dans son caractère par le sport, il le sera donc également dans ses vues et ses habitudes sociales. Qu’il doive y gagner, je n’hésite pas à le croire. À notre époque démocratique, l’association est le principal rouage du mécanisme social et l’homme inhabile à s’en servir est un dépaysé, gauche dans sa démarche et gêné dans ses mouvemens. La préoccupation d’entreprendre, à cet égard, dès le collège, la formation du citoyen se fait jour, d’autre part, en plus d’un pays monarchique, et, comme le gouvernement de leurs jeux est celui qu’on peut avec le moins d’inconvéniens abandonner aux adolescens, c’est de ce côté que se manifestent le plus volontiers les initiatives ou les tolérances. Mais y a-t-il gain au point de vue militaire ? C’est la vraie question, et c’est maintenant ce que nous avons à nous demander.

Ce n’est guère probable. L’armée est un grand tout dans lequel ceux qui sont chargés d’opérer l’amalgame se réjouissent de voir entrer des unités aussi indépendantes les unes des autres que possible. La résistance à la militarisation provient bien rarement de l’individu. Neuf fois sur dix, elle provient de la collectivité restreinte ou étendue dont l’individu a fait partie avant d’arriver au régiment. Aujourd’hui on déclare volontiers, il est vrai, que cette résistance est un bien : mais ceux qui parlent ainsi sont des théoriciens partisans d’une formule disciplinaire et pénétrés d’une conception des rapports de l’officier avec le soldat qui reposent sur des raisonnements et non sur des faits. Nous ne pouvons les suivre sur ce terrain et nous continuons d’envisager la discipline et les rapports de l’officier et du soldat tels qu’ils existent dans toutes les grandes armées du monde, dans toutes celles du moins qui sont préparées pour l’offensive, et c’est bien à l’offensive que songent M. Rudyard Kipling et les plus ardens impérialistes d’outre-Manche. Il n’est nullement désirable, au point de vue de la perfection professionnelle, que les jeunes gens qui composent de telles armées aient traversé ce qu’on peut appeler « l’apprentissage social ; » ce serait plutôt à craindre. Sans doute il faut distinguer entre les groupemens dont ils ont fait partie. Comment comparer l’action exercée par la fréquentation d’une Bourse du travail, d’un cercle collectiviste ou même d’un de ces cénacles où l’anarchisme se dissimule sous les reflets d’un intellectualisme raffiné, avec l’influence d’un honnête club de foot-ball ou d’une société d’escrime ou de courses à pied ? Il n’en est pas moins vrai que les uns comme les autres de ces groupemens engendrent des habitudes de libre appréciation, un sentiment d’égalité, des tendances à la coalition et à la discussion qui ne sont pas utilisables dans l’armée et peuvent parfois faire obstacle à la militarisation totale de l’individu. Du jour où le service obligatoire se trouverait imposé aux Anglo-Saxons, on s’apercevrait que cet obstacle n’est pas négligeable.

Nous en venons donc à cette conclusion que le sport est une excellente préparation physique au service militaire, qu’il peut engendrer ou fortifier des qualités morales nécessaires au soldat, mais qu’il s’accompagne nécessairement d’un apprentissage social plus propre, dans les temps actuels, à servir les intérêts de la démocratie que ceux de l’armée. Le bénéfice final, à mon avis, est encore considérable, et ce double avantage surpasse largement un unique inconvénient qu’on peut d’ailleurs travailler à atténuer de bien des manières.

Voilà pour la préparation à la caserne ; mais, dans la caserne même, le sport a-t-il un rôle à jouer ? Ce serait un second aspect de la question introduite devant l’opinion par l’écrivain britannique. En ce qui concerne l’officier, point d’hésitation possible. Oui, le sport est recommandable, à la condition qu’une organisation sportive trop compliquée n’entraîne pas de fâcheuses pertes de temps et des dépenses exagérées ; quant au soldat, son temps de service est devenu trop bref, — et on tend à l’abréger encore, — pour que les jeux trouvent utilement place dans son existence ; sous ce rapport, la renaissance athlétique est venue trop tard. Que de services un jeu viril et passionnant comme le foot-ball n’eût-il pas rendus au soldat de sept ans dont les loisirs, difficiles à occuper, ne le furent pas toujours de la façon la plus exemplaire ! Le soldat de trois et de deux ans, moins endurci et plus surmené, a assez à faire d’apprendre son métier. Seulement son métier, il ne faudrait point l’oublier, comporte l’acquisition de nombreux sports qui, jusqu’ici, n’ont point figuré au programme d’entraînement physique. Presque partout on devrait remanier ce programme dans un sens plus pratique, en sorte qu’il comporte moins de principes, de positions, d’attitudes et plus d’exercices vécus, si l’on ose ainsi dire. On n’apprend pas à franchir lestement une haute muraille en sautant une corde et pas davantage en faisant le saut périlleux ; de même, pour se tirer d’affaire dans l’eau, il n’est pas besoin d’être un plongeur accompli, mais il ne faut pas non plus en être resté aux exercices sur le chevalet !…

Cela nous amène à une conception de l’éducation physique qui n’est pas encore admise, mais qui me paraît devoir s’imposer fatalement à notre génération, car elle est essentiellement utilitaire, et l’utilitarisme est le courant dominant de l’époque. Elle aurait cet avantage de concilier les méthodes rivales et d’enlever aux Rudyard Kipling de l’avenir tout motif de récrimination. Elle consistera à envisager, comme indispensable, la connaissance pratique des instrumens de défense et de locomotion dont le génie moderne nous a pourvus. Elle reléguera au second plan l’ambition qui pousse à l’exploit sportif et l’entraînement qui se spécialise pour y mieux parvenir. Elle ne laissera pas l’exercice au choix de chacun ; elle l’imposera à tous, sous toutes les formes, au nom des concurrences démocratiques et du struggle for life. Et, imbu de ces idées nouvelles, le citoyen éclairé dira à son fils : « Si la bicyclette ne te plaît pas, tu ne seras pas obligé d’en faire tes délices, mais il faut que tu saches rouler dessus et en prendre soin. Je ne te demande pas de jouer au polo, d’autant que cela me coûterait trop cher, mais il est nécessaire que tu puisses panser, seller et monter ce cheval dont tu auras peut-être à te servir à l’improviste. Je souhaite que tu n’aies de coups d’épée, de coups de poing ou de coups de revolver à échanger avec personne, mais tu vas t’y préparer tout de même. Je veux, en outre, que tu puisses ramer dans ce bateau et le vernir s’il en a besoin, et encore chavirer sans te laisser prendre sous lui. S’il gèle cet hiver, tu apprendras à patiner, et, à la première occasion, tu t’essaieras à manier une automobile ; puis, au lieu de grimper à une corde lisse dans un gymnase, tu vas accrocher celle-ci à la grille de ma fenêtre et descendre nos deux étages promptement, comme si tu avais à t’en aller d’une maison en flammes. Tant mieux, si tout cela t’amuse, et le contraire m’étonnerait, car c’est fort amusant. Mais, si cela t’ennuie, ce sera tout comme. On ne te demande pas tes préférences en littérature, en sciences naturelles, en mathématiques et en langues vivantes. Les élémens de ces choses sont tous également considérés comme indispensables à ton instruction générale, et, de même, je considère qu’il ne serait pas prudent de te lancer dans la vie sans que les muscles aient appris les élémens des mouvemens usuels. »

Ce speech consacrera le triomphe de l’éducation physique ; je le crois proche ; il se prépare tacitement en bien des esprits. Le jour où il se manifestera, le sport aura perdu, non pas son droit à l’existence, car il continuera de passionner les uns et de laisser les autres indifférens, mais son importance au point de vue de la force nationale.


Pierre de Coubertin.