La Force mystérieuse (Rosny aîné)/2/VII

Plon-Nourrit et Cie (p. 243-278).

VII

L’ATTAQUE DES CARNIVORES


Le père Castelin ne s’était pas vanté. Il loua le pavillon des Veneurs pour un prix minime, et le groupe Langre-Meyral s’y installa avec diligence. On emporta, outre des meubles, tous les instruments et tous les produits du laboratoire. Cette installation en forêt offrait un double avantage : il mettait le groupe à portée de la champignonnière et lui assurait une sécurité partielle contre les invasions des carnivores. Il n’était guère probable que ces groupes perdissent leur temps à fouiller les solitudes sylvestres : la proie se trouvait dans les villages.

Pendant quelques jours, les servantes, Sabine et les hommes même fabriquèrent fiévreusement des conserves de champignons. Ceux qu’on destinait à la famille étaient préparés tels quels, mais Langre, méfiant, avait fait ajouter des légumes à ceux devaient servir aux gens du village.

— Il faut qu’ils croient à une « recette », prétendait-il. Sinon, ils viendront piller nos réserves… et je redoute aussi des indiscrétions qui nous exposeraient à d’autres dangers.

— Je ne crois guère aux indiscrétions, répliquait Sabine. La solidarité des groupes est trop forte.

— Et chaque groupe contient des êtres discrets par nature qui dominent les autres, ajouta Meyral.

Au village, le carnivorisme décelait de toutes parts ses symptômes. Après avoir accumulé des provisions à la villa, Langre et Meyral résolurent de secourir les malades. Ils se présentèrent d’abord dans la maison du facteur, où le mal devenait périlleux. Le facteur, après une période de coma, montrait une exaltation de mauvais augure. Il reçut ses visiteurs d’un air sournois et il fallut l’intervention de Sabine pour le décider à prendre le « médicament ». Les effets furent à la fois plus rapides et plus lents que dans la forêt. Plus rapides, parce que, après les premières bouchées, le facteur ressentit une sorte d’ivresse et raffola des champignons ; plus lents, parce qu’il fallut des doses considérables pour faire disparaître l’irritation. Après qu’il eut dévoré plusieurs pots de conserves, l’homme fut saisi d’un enthousiasme qui se répandait en clameurs joyeuses. Appliqués aux autres membres du groupe, le remède se révéla infaillible. On traita successivement tous les habitants du village – sans un seul insuccès. Alors, il y eut un débordement de confiance : les « sorciers » comme on appelait familièrement Langre et Meyral, acquirent une influence qui, dans le formidable mystère de l’heure, prit une allure religieuse. Cette influence s’étendit aux hameaux de Vanesse, de Collimarre et de Rougues, qui étaient comme les forts avancés du village. Elle ne se répandit pas au-delà. Ainsi que l’avait prévu Sabine, les groupes gardaient le secret.

Au reste, les communications étaient de plus en plus rares et pénibles. Les postes, le télégraphe, le téléphone, ne fonctionnaient plus du tout. Des bruits lugubres se répandaient obscurément de bourgade en bourgade. On parlait d’invasions farouches ; on attendait des événements formidables.

Docile aux conseils de Langre et de Meyral, le village se fortifiait : on creusait des fossés, on élevait des manières de barricades, on astiquait les fusils, les fourches, les haches, les couteaux. Dans la forêt, le jardinier, aidé par un groupe de Roche-sur-Yonne, avait barré les issues, étudié à fond les méandres de la champignonnière et des grottes. Langre et Meyral préparaient des explosifs et, après avoir fait creuser des excavations, posaient des pièges mystérieux.

Un mois s’écoula ; les craintes s’affaiblirent ; les gens jouissaient d’une santé plus stable qu’à l’ordinaire.

Une nuit, Sabine, Langre et Meyral furent tirés de leur sommeil par des détonations que la direction de la brise rendait plus persistantes.

— On dirait, fit Meyral, penché à une fenêtre, que cela vient de Rougues.

Rougues était le hameau le plus éloigné du village et jouxtait la forêt, à trois kilomètres du pavillon des Veneurs.

La nuit était trouble. D’immenses nuées sillaient au-dessus des ramures, une lune tragique transparaissait dans un chaos ; l’ombre, tantôt cendrée et tantôt argentine, faisait palpiter étrangement le pays des arbres, dont l’âme émouvante semblait fuir à travers l’étendue.

À chaque minute, l’émotion des veilleurs s’accroissait ; elle se communiquait au groupe ; le jardinier surgissait sur le seuil de granit ; le chien hurla frénétiquement ; la chèvre bêla et l’âne fit entendre son grand sanglot rauque, tandis que les oiseaux bruissaient dans les pénombres…

— L’horreur approche ! chuchota Sabine…

— Que faire ? demanda Meyral

Aucun doute possible : le hameau de Rougues était attaqué par les carnivores. L’intensité de la fusillade révélait la multitude des assaillants.

— On ne peut pas les laisser massacrer ainsi ! reprit le jeune homme. Il faut tenter quelque chose…

Langre regarda Sabine.

— Oui, il le faut ! dit-elle.

Toute la maison était éveillée, même les petits enfants.

— Ce sera inutile, remarqua Gérard. Il est certainement trop tard.

Comme pour confirmer ces paroles, la fusillade après quelques sursauts venait de s’éteindre. La forêt retomba dans son rêve.

— Le drame est terminé ! murmura Langre.

— Mais comment ?

— Par la défaite du hameau.

— Est-ce sûr ? Et même en ce cas, devons-nous rester inactifs ? demanda Meyral. Notre propre sécurité exige une reconnaissance.

— Je n’y verrais rien à redire, reprit Gérard. Seulement, une reconnaissance, c’est l’abandon complet du pavillon. Aucun de nous ne saurait franchir solitairement trois kilomètres, ni même deux.

— Essayons. J’irai en éclaireur. Le jardinier et son chien formeront un relais qui facilitera mes mouvements. Certes, je ne pourrai atteindre Rougues et je ne le tenterai point : ce serait risquer le sort de tout le groupe ! Mais j’imagine que quelques-uns de ces malheureux ont pu fuir, et leur première idée doit avoir été de nous rejoindre.

Deux minutes plus tard, Meyral se dirigeait vers le hameau, avec le jardinier et son molosse. La marche fut relativement facile d’abord ; elle devint difficile à cinq cents mètres du pavillon, douloureuse ensuite. Le jardinier s’arrêta au kilomètre, baigné de sueur ; Meyral continua sa route avec des palpitations et des étouffements ; mille liens le tiraient en arrière, avec tant de force, qu’il ne franchissait pas plus de deux mètres par minute. À quinze cents mètres, il s’arrêta, épuisé : la tête bourdonnait, déchirée par la migraine ; il ressentait par tout le corps des douleurs lancinantes.

— J’aurai du moins fait mon devoir !

Malgré les énergies qui le repoussaient vers la maisons, il attendit dix minutes, l’oreille tendue. À la fin, il crut entendre des pas. Bientôt, il en fut sûr… Deux hommes et une femme accouraient dans la lueur cendreuse.

« Ils courent ! Comment peuvent-ils courir ? » se demandait Georges abasourdi, car il les imaginait reliés à un groupe.

Bientôt, ils furent proches. Dans le clair de la lune, apparue par une trouée des nues, Meyral discerna deux individus d’âge mûr, au poil de sanglier, dont l’un rappelait confusément le roi Louis XI. La femme, plus jeune, avait le visage fou et funèbre.

Ils reconnurent Meyral et se mirent à pousser des plaintes rauques :

— Ils ont tout tué… tout tué ! criait la femme. Et nous allons mourir !

Les hommes, à leur tour, clamaient plus fort ; leurs prunelles se dilataient comme des prunelles de chat ; un rictus dément retroussait leurs lèvres ; on devinait que leurs organismes étaient détraqués par la rupture du groupe.

— Tâchez de me suivre ! dit-il.

Tous quatre se mirent à courir vers le pavillon : la course semblait une sorte de calmant pour les fugitifs de Rougues ; elle était un délice pour Meyral. On retrouva le jardinier qui, sans poser de vaines questions, se joignit au groupe, et le pavillon parut : Meyral l’avait regagné en un quart d’heure ; il eût mis moins de temps encore sans ses compagnons.

On mena les fugitifs dans la pièce qui servait de salon. Leurs faces semblaient plus hagardes, leur rictus s’accentuait ; il leur était impossible de demeurer en place : un des hommes allait de long en large près des murailles, un autre marchait autour d’une table ; la femme piétinait, avec des ressauts soudains, et leurs yeux décelaient une intolérable épouvante. De leur récit, haché, balbutié, chaotique, il ressortait qu’une troupe nombreuse avait attaqué Rougues à l’improviste. Avant que les habitants eussent pu se reconnaître, les étables et les huttes à porcs avaient été démolies, les animaux tués ou blessés à coups de hache. Attirés par le bruit et plus encore par les liens qui les rattachaient aux bêtes, les gens de Rougues s’étaient précipités dehors. On les avait accueillis par une fusillade nourrie. Les assaillants, d’abord massés autour des maisons, s’étaient rapidement égaillés : on ne les voyait plus ; leur tir seul, continu et meurtrier, indiquait leurs positions. Ceux de Rougues avaient essayé de répondre. Mais la surprise, et une bravoure insolite, une bravoure de groupe, vertigineuse, les précipitait tous ensemble à l’assaut des ennemis. Leurs pertes, loin de les intimider, les rendaient enragés : tous, même les femmes et les enfants, continuaient leur course hasardeuse, dans l’espérance d’atteindre et de massacrer les assassins. Ceux-ci reculaient à mesure, se retranchaient et continuaient leurs salves. Ils abattirent ainsi les trois quarts des assiégés. Alors, à l’exaltation succéda, chez les survivants, une fièvre épouvantée : ils fuyaient pêle-mêle, au hasard, en reprenant plusieurs fois les mêmes circuits ; les assaillants les exterminèrent comme des biches dans une clairière.

— N’avaient-ils donc pas d’animaux avec eux ? demanda Langre.

— Ils en avaient ! répondit le plus âgé des fugitifs, qui se nommait Pierre Roussard. Nous les avons vus, mais on les maintenait à distance.

— Tactique nécessaire, remarqua Meyral. Les animaux seraient plus facilement tués que les hommes… et le sort des hommes est lié au leur.

La femme poussa un hurlement, leva ses deux bras comme pour se raccrocher à quelque chose et tomba d’un bloc.

Elle ne remuait plus ; elle était roide, les membres étendus… Sa chute entraîna mystérieusement celle de ses compagnons ; mais tandis que Pierre Roussard croulait dans un fauteuil, l’autre s’affaissait graduellement dans une encoignure, où il demeura recroquevillé.

Une aura d’épouvante passa sur les âmes. Pendant une minute, Meyral et Langre demeurèrent paralysés. Ce fut Sabine qui se pencha sur la femme et tenta de la ranimer. Le corps demeurait inerte, sans un souffle.

— Elle est morte ! chuchota Georges.

Le cœur ne battait plus ; un miroir, posé contre la bouche, ne décela aucune vapeur. Quant aux hommes, ils étaient évanouis, Pierre Roussard moins profondément que l’autre.

— C’est la rupture du groupe qui l’a tuée, remarqua mélancoliquement Gérard… et eux…

Il n’acheva pas, une stupeur funèbre dilatait ses prunelles ; les tressaillements de la forêt évoquèrent des périls plus hideux que ceux des siècles où l’ours et le loup dévoraient le voyageur solitaire…


Depuis quelques instants, le chien donnait des signes d’inquiétude. Dehors, les poules gloussèrent ; des pigeons et des passereaux voletaient dans le clair des nuages… La nervosité des bêtes se communiquait aux hommes ; on percevait fluidiquement l’approche de quelque chose.

Cette impression s’accrut. Bientôt, il fut évident que des êtres vivants se dirigeaient vers le pavillon. Le chien tantôt grondait, tantôt flairait fiévreusement les pénombres… Enfin, on commença d’entendre une rumeur sourde. Meyral, Gérard et le jardinier se hâtèrent de fermer les issues tout autour du pavillon et s’armèrent…

À travers les futaies, des formes humaines se profilaient :

— Qui vive ! clama Georges.

— Des amis ! répondit une voix claironnante. Nous sommes ceux de Collimarre.

— C’est Jacques Franières, fit le jardinier. Què qui leur arrive ?

— Rien de rassurant ! dit Gérard.

— Par ici ! cria Meyral.

On discernait maintenant une horde d’hommes, de femmes, d’enfants, de bétail, de chiens, d’oiseaux, de rongeurs. En tête marchait Jacques Franières, personnage athlétique, dont le buste en baril reposait sur des pattes de rhinocéros.

— Qué nouvelles ? demanda le jardinier.

— La campagne est envahie. Roche et Vanesse sont enveloppés, riposta Franières. Nous n’avons eu que le temps de nous réfugier dans la forêt.

— Y en a plus de mille ! gémit lamentablement un individu blême.

— Les a-t-on attaqués ?

— Pas encore… les brigands se tiennent à distance.

Des détonations lointaines interrompirent le paysan. D’abord faibles et intermittentes, elles devinrent furieuses.

— C’est le village ! dit Franières, l’oreille tendue.

Un long frémissement passa dans les groupes ; les bêtes même haletaient, subitement pénétrées par la terreur des hommes ; un immense désespoir planait.

— Organisons la défense ! fit Langre.

Sa voix était impérieuse ; elle empruntait à la circonstance, une force tragique ; et les rustres en subissaient l’ascendant avec une docilité superstitieuse.

Il reprit, après une pause :

— Il faut cacher les femmes et les enfants. Il faut aussi cacher les animaux ; ils sont trop faciles à atteindre : leur mort nous affaiblirait dangereusement et menacerait nos existences.

— Y manque pas de caves, heureusement ! fit le père Castelin.

— Les hommes se dissimuleront derrière les barrières, les murailles et les retranchements, poursuivit Langre. Où sont les bons tireurs ?

Jacques Franières et trois autres hommes s’avancèrent. D’autre part, le jardinier avait braconné ; Meyral s’était passionnément exercé au tir pendant son adolescence.

— Il faudrait un détachement dans la champignonnière, dit Georges.

Les rustres s’entre-regardèrent indécis. Tous désiraient rester auprès des « sorciers ».

— Il le faut ! reprit le jeune homme.

Jacques se décida :

— Ce sera nous, dit-il. Qu’est-ce qu’y faudra faire ?

— Vous dissimuler d’abord avec soin — et ne pas bouger… Vous connaissez l’endroit ; il vous sera facile de demeurer invisibles… jusqu’au signal.

— Quel signal ?

— Quand la cloche du pavillon se mettra à sonner, vous ferez une attaque à coups de fusil… sans quitter le couvert. Si la cloche ne fonctionnait plus… je la remplacerais par une sonnerie de trompe.

Le groupe de Franières écoutait peureusement.

— Vous ne courrez pas plus de danger que nous, intervint presque rudement Langre… Au contraire ! Nous avons tous intérêt à vous exposer le moins possible.

Ces paroles du « vieux sorcier », le plus redoutable aux yeux des paysans, furent décisives : le groupe se dirigea vers la champignonnière.

Un silence morne succéda à ce départ, la forêt même parut plus immobile : la brise s’était éteinte ; un vaste nimbus couvrait la lune et ne laissait filtrer qu’une lueur chétive, des vapeurs pâles flottaient parmi les ramures ; on discernait de rares étoiles au fond de citernes creusées dans les nuages. Pas d’autre bruit que celui de la fusillade lointaine.

Cependant, on abrita les bêtes, les femmes et les enfants. Guidés par Langre, Meyral et le jardinier, les tireurs avaient choisi leurs postes. Les munitions ne manquaient point, ni les armes. Outre les fusils apportés par les paysans, le pavillon contenait tout un attirail de revolvers, de carabines, de pistolets et de cartouches. On distribua aux mauvais tireurs les armes de qualité inférieure et les munitions suspectes. Langre et Meyral disposèrent des pétards qui devaient corser la fusillade ; ils tenaient prêtes aussi des grenades qu’ils avaient fabriquées eux-mêmes et qu’on devait lancer à la main, au cas où les ennemis tenteraient un assaut. Mais les ennemis viendraient-ils ? La forêt, où pouvaient se dissimuler tant d’embûches, et qui offrait si peu de ressources, ne devait guère tenter les bandes carnivores. Elles la dédaigneraient presque sûrement, si elles ne s’étaient pas aperçues de la fuite des habitants de Collimarre.

Une heure se passa. Rien ne suggérait un danger prochain, encore que les chiens, les oiseaux et le bétail montrassent de l’agitation ; mais cette agitation pouvait être attribuée à l’inquiétude des hommes qui se propageait fatalement aux frères inférieurs.

L’attaque du village passait par des péripéties que signalaient les pulsations de la fusillade.

— La défense est énergique, remarqua Langre, qui examinait avec Georges un jeu de commutateurs, disposé à l’arrière du pavillon.

— C’est une chance pour nous.

— Oui, si les bandes sont fortement concentrées. Mais il y a sans doute de l’incohérence, et les difficultés du siège peuvent décider une partie des assiégeants à chercher fortune ailleurs.

Depuis un moment, l’agitation des animaux devenait tumultueuse. Les chiens grondaient ou poussaient de brusques abois ; les chevaux montraient cette surexcitation qui leur est particulière ; les oiseaux voletaient éperdument ; deux hiboux faisaient entendre des plaintes fantastiques ; les coqs chantaient… Puis, les chiens hurlèrent tous ensemble et les chevaux hennirent. Un souffle de panique passa.

— Ils arrivent ! cria un adolescent hagard en brandissant un vieux revolver.

L’épouvante se répandit subitement d’âme en âme. Mais Langre dit, avec une gravité imposante :

— Le courage nous sauvera !

Dans cette foule, que la force mystérieuse rendait cent fois plus hypnotisable que les foules normales, une confiance impérieuse succéda à la terreur.

— Chacun à son poste, continua le vieillard. Vous n’ouvrirez pas le feu avant que je n’en aie donné l’ordre.

Les lumières s’éteignirent une à une ; le pavillon et ses jardins ne reçurent plus que la lueur changeante du ciel ; les hommes occupèrent les positions qui leur avaient été assignées. Armés de fusils à longue portée, Meyral et Langre demeurèrent dans le pavillon, à proximité des appareils. La détresse était comme reléguée au tréfonds de l’inconscient. Les deux hommes concevaient, mieux que par l’intelligence – par tout leur instinct et par tout leur sentiment – que l’émotion devait être abolie. Et pendant l’attente ils vérifiaient leurs dispositifs, ils prenaient les mesures suprêmes.

On commençait à percevoir des voix sourdes, des grondements de bêtes, des piétinements. Cela venait de l’ouest, mais à mesure, la rumeur se propageait au nord et au sud. Meyral discerna le premier des silhouettes humaines. Elles avançaient avec lenteur, incertaines et prudentes. Elles se multipliaient. Bientôt on en compta une cinquantaine, vite renforcées par d’autres qui arrivaient obliquement. À l’arrière, on entrevoyait à l’œil nu et on apercevait distinctement, à travers la lunette, des profils d’animaux.

Soudain les éclaireurs s’arrêtèrent, et leur arrêt détermina progressivement l’arrêt de tous ceux qui suivaient :

— Ils aperçoivent le pavillon, fit Meyral.

L’arrêt dura plusieurs minutes. Puis un enveloppement lent commença. Continuellement, les individus venus de l’occident s’écoulaient vers la droite et vers la gauche. Ce mouvement, net pour Langre et Meyral, demeurait assez vague pour les autres hôtes du pavillon, moins bien postés et qui ne voyaient qu’à l’œil nu. Tous devinaient pourtant que l’ennemi s’apprêtait à les cerner.

— Ne vaudrait-il pas mieux ouvrir le feu maintenant ? grommela Langre… La surprise pourrait déterminer une panique.

— Sans doute, répondit Meyral. Mais outre qu’il serait regrettable de tuer sans provocation décisive, une panique peut être suivie d’une réaction.

— Comme tu voudras, mon fils ! répondit le vieillard. Je partage tes scrupules… Mais ils deviendraient blâmables s’ils compromettaient la sûreté des nôtres et de ceux qui ont accepté notre commandement.

Il s’interrompit, il dirigea sa lunette vers le sud, où se formait un rassemblement compact. Soudain, ce rassemblement se porta vers le pavillon ; puis une colonne déboucha au nord, appuyée par deux groupes à l’ouest. Meyral et Langre les regardaient venir, tout pâles.

— Pour la Vie ou la Mort ! chuchota Gérard.

Meyral détacha son fusil, tandis que le vieillard tournait rapidement des commutateurs. Des fanaux dardèrent leurs rais électriques. Surprises par ces lueurs brusques, les masses ennemies s’arrêtaient ou tourbillonnaient. Des détonations crépitèrent : elles ne pouvaient atteindre personne.

— Feu ! ordonna Meyral.

Une salve retentit dans les futaies profondes. Quatre ou cinq assaillants tombèrent. Les autres s’abritèrent derrière les arbres et les buissons :

— Cessez le feu !

Les fanaux s’éteignirent ; un silence noir, que les animaux mêmes n’interrompaient point, pesa sur le site. À peine si l’on percevait, dans la direction de Roche, le bruit d’une fusillade expirante. Ce silence dura plusieurs minutes. Puis des ordres mystérieux circulèrent, la forêt s’illumina de la déflagration des poudres, un ouragan de balles s’abattit sur le pavillon.

— Couchez-vous ! Couchez-vous ! clamait Georges, lui-même abrité derrière une cloison épaisse…

Les fanaux se rallumèrent. Leur lueur aiguë dénonçait les embûches et les défenseurs du pavillon ne tiraient que par intermittence, d’autant plus invisibles que l’éclat des fanaux, distants des retranchements, aveuglait et trompait les agresseurs. Parfois, un cri sauvage, une plainte retentissante annonçaient des blessures ou une agonie ; parfois aussi, une clameur unanime accusait la fureur des assiégeants. Jusqu’alors, aucun homme de Collimarre n’était atteint, tandis que les hordes ennemies comptaient plusieurs morts.

Meyral avait d’abord hésité à commettre l’homicide, mais les péripéties du combat, l’hypnose du péril, les sentiments solidaires dispersaient ses scrupules. Favorisé par la position, par la manœuvre des fanaux et par son adresse naturelle, il avait abattu plusieurs adversaires. Le vieux jardinier comptait trois victimes ; quatre tireurs se montraient redoutables. Morts et blessures retentissaient physiquement sur les groupes carnivores ; elles causaient des douleurs ardentes et une sorte d’ivresse sombre qui s’exhalait en hurlements…

Il y eut une trêve. Les carnivores s’immobilisaient derrière les arbres ou dans les buissons ; on continuait à entendre leurs plaintes ou leurs menaces…

— Quelque chose se prépare ! murmura Meyral.

Il éteignit les fanaux ; sous les nuages épaissis, les ténèbres tombèrent comme un bloc ; la brise tirait des cimes un bruit de sources…

Bientôt, le sentiment d’un danger nouveau fit courir à travers les groupes un frisson collectif, qui, peu à peu, devenait intolérable.

Un des fanaux se ralluma et se mit à tourner, lentement. Sa lueur violette pénétrait à travers les ombres comme un faisceau de glaives. Et l’on put voir, au nord, un chariot dételé qui s’avançait, chargé de fourrage et de feuilles ; il roulait pesamment, mû par une force invisible. Tout de suites Langre et Meyral devinèrent : les carnivores allaient tenter de faire sauter le pavillon.

La manœuvre devait leur être assez familière, puisqu’ils la pratiquaient en forêt : elle convenait d’ailleurs aux habitations solitaires. Graduellement, l’attention des assiégés se fixait sur cette machine énigmatique. Elle n’inquiéta guère d’abord, puis, des souvenirs se levant dans les crânes, quelques tireurs commencèrent à comprendre. Un frisson se propagea de proche en proche, les chiens aboyèrent avec frénésie.

— Castelin et Bouveroy, tirez sur le flanc et dans les roues ! recommanda Meyral.

À la gauche du pavillon, une fusillade nourrie crépita ; les assiégeants répondirent par une rafale de balles – et le chariot continuait sa marche lente. Gêné par le tir de Castelin, de Bouveroy et de Meyral, il avait obliqué, à l’abri d’un bouquet de jeunes hêtres. Il reparut bientôt vers la droite où, protégé par un feu violent des carnivores, il cheminait avec plus d’aisance. Ceux qui le poussaient demeuraient invisibles.

— Aux roues ! répétait Georges.

Les roues avaient dû être atteintes, mais leur fonctionnement n’en était point troublé. À la longue, le chariot se trouva à cent mètres des retranchements.

— Les grenades… au commandement ! clama Langre, tandis que la voiture débouchait sur un espace découvert.

Elle avançait plus vite. Meyral darda, sur la gauche, la lueur de plusieurs phares, ce qui guida la fusillade et détermina une embardée du véhicule :

— Ils y arrivent ! dit le jeune homme à l’oreille de Langre.

La clameur des carnivores devint triomphale. Sidérés par l’approche de la péripétie, les défenseurs du pavillon haletaient. Une fois de plus, les lueurs disparurent ; Meyral chercha un commutateur et le tourna d’une main nerveuse. Alors, des flammes livides jaillirent du sol, une explosion secoua la forêt, la terre trembla et se fendit, des fumerolles s’élevèrent, et le chariot croula dans les ténèbres…

— Vivent les sorciers ! hurlaient des voix stridentes, tandis que trois ombres éclopées sautelaient sur le terreau : une seule parvint à fuir ; Castelin et Bouveroy abattirent les deux autres.

Le chariot brûlait. La flamme, d’abord rampante, au sein des vortex de fumée, s’élançait par lames d’écarlate, par dentelures de cuivre, par lourdes ondes de pourpre ; elle projetait dans les futaies et sur le pavillon sa vie formidable, puisée au fond mystérieux des forces, dans les abîmes du monde créateur, dans l’enfer insondable des atomes… Un tonnerre la crevassa ; des hêtres craquèrent ; le chariot se répandit en miettes étincelantes, jusqu’à la cime des ramures et les vitres de l’habitation s’effondrèrent :

— Les bombes qui nous étaient destinées ! fit Gérard.

L’événement bouleversait jusqu’au tréfonds l’âme des paysans ; la foi était en eux, qui les remplissait de bravoure, qui les asservissait à la volonté de Langre et de Meyral, et, par sa répercussion dans les groupes, cette foi atteignait une puissance d'unanimité surnaturelle.

Les carnivores regardaient, aux lueurs de l’incendie, le pavillon pâle et les jardins roussis : d’obscures légendes germaient dans leurs crânes et les terrorisaient… Puis, en un sursaut de rage, une rage qui naissait de l’impression physique des pertes subies, ils exhalèrent un gémissement fantastique, où se confondaient la douleur et l’exaltation, la voix de l’homme et la voix de la bête.

Ce fut comme le déchaînement de la mer… Cent hommes frénétiques se ruaient à l’assaut du pavillon…

— Feu ! avait clamé Langre.

Meyral tirait sans arrêt ; dans la masse, chacun de ses coups portait ; Castelin, Bouveroy, tous les hommes valides accéléraient la fusillade. Mais l’élan des carnivores parut invincible. On voyait, à la lueur des phares, le déferlement des faces, les yeux fluorescents, les bouches hurlantes. Une fatalité obscure menait ces hommes et les rendait semblables aux éléments.

— Préparez les grenades ! avertit le vieillard.

Il tournait un commutateur. Des fumées ardentes jaillirent de la terre ; douze à quinze hommes furent projetés avec l’humus, les racines et les plantes ; les autres bondissaient comme des loups, des sangliers ou des léopards ; l’un d’eux mugit :

— À l’assaut !

Ce fut la minute de la vie et de la mort. Le feu des défenseurs s’accroissait toujours ; la cloche du pavillon se mit à tinter, lentement d’abord, comme un glas, puis à grandes coupetées. Déjà les plus rapides des assaillants arrivaient à dix mètres des retranchements…

Langre commanda :

— Lancez les grenades !

Les gars de Collimarre s’étaient dressés ; l’un d’eux, avec un han, fit tournoyer son bras et lança une première grenade ; plusieurs autres suivirent qui traçaient des paraboles lumineuses ; toutes, éclatant avec un bruit aigre, crevaient les poitrines, ouvraient les ventres, broyaient les os, emportaient des lambeaux de chair et des fragments de membres. Des plaintes épouvantables s’élevèrent ; la terreur ralentit l’élan des carnivores. Mais l’arrière-garde, moins surprise et qui comprenait mal, continuait à bondir. Dès qu’elle vint à portée, les grenades la sillonnèrent : elles emportaient des rangées d’hommes ; on vit des crânes rouler sur le sol comme des boulets ; et les coupetées de la cloche, les rais aveuglants des fanaux rendaient la scène plus sinistre :

— À l’assaut ! À l’assaut ! répétaient des voix démentes.

Les futaies crépitèrent ; une fusillade sortit des pénombres sylvestres, tandis que la grande voix de Franières retentissait comme un mugissement de taureau.

Et ce fut la panique. Une clameur surhumaine, des rauquements d’épouvante, de longues plaintes poussées par les femmes, les enfants et les animaux laissés à l’arrière – et les carnivores s’éparpillèrent dans le pays des arbres.

— Faut-il poursuivre ? demanda Meyral.

Langre ne réfléchit qu’une minute. L’âme collective était en lui, qui lui dérobait le péril :

— Il le faut ! dit-il.

Bientôt, les groupes de Collimarre et les habitants du pavillon sortaient en masse. Pour rendre la poursuite plus émouvante, des hommes soufflaient dans des trompes ou des clairons décrochés aux murailles ; une musique rauque et folle se répandait à travers les futaies.

Mais la course était lente, quoiqu’on eût hissé les blessés et les enfants sur des chevaux et des bœufs. Toutefois, on rattrapa quelques traînards éclopés, que les paysans fusillèrent sans miséricorde. Ensuite, on découvrit des hommes, des femmes, des enfants et des bêtes qui se roulaient sur le sol, pris du mal qui avait tué la paysanne de Rougues. Meyral et Langre défendirent de les achever.

D’ailleurs, un événement considérable hypnotisait les âmes : le village était proche. On apercevait des feux épars, le grouillement d’une multitude, on entendait une mousqueterie.

— Halte ! cria Meyral. Et silence.

Il monta sur une manière de tertre et, à l’aide de sa lunette marine, scruta l’étendue. Dès la première minute, il constata que la défense du village était acharnée. Si les agresseurs avaient pu s’emparer de deux fermes solitaires, à l’extrême sud, les retranchements tenaient bon et les assauts avaient été énergiquement repoussés. L’attaque actuelle manquait de vigueur et de consistance : une diversion propice jetterait sans doute le désordre et le découragement parmi les carnivores… On pouvait approcher à couvert, vers l’orient, et attaquer l’adversaire du haut d’une crête, où les tireurs demeuraient à couvert.

Quand il eut examiné à fond les positions des adversaires, Meyral descendit du tertre et, attirant Langre à l’écart, il lui exposa son plan.

Gérard l’adopta résolument. Il vivait dans un rêve lucide, qui élargissait toujours davantage le sens de la personnalité ; la peur était abolie ; le péril devenait une sorte d’abstraction. Cet état d’âme, qui n’excluait pas la prudence, se retrouvait dans tous les groupes. Les enfants et les femmes même subissaient une hypnose collective, qui supprimait la sensibilité coutumière.

Quand Langre donna ses ordres, il ne rencontra aucune hésitation ; les hommes se mirent en marche avec une sérénité fataliste. Ils atteignirent la crête sans rencontrer d’obstacles : toute l’attention des carnivores se concentrait sur le village. Leurs bêtes, même, lasses de tant d’alertes, affolées par les incohérences de la bataille, ne manifestaient qu’une inquiétude incertaine ; les vaincus de la forêt avaient obliqué vers le nord. Le désordre prédominait. Pourtant, ces hordes farouches avaient une manière d'organisation, pratiquaient certaines tactiques ou certaines ruses, mais leur expérience était courte et l’instinct les conduisait plutôt que l’intelligence.