La Force mystérieuse (Rosny aîné)/2/V

Plon-Nourrit et Cie (p. 211-220).

V

LE PAROXYSME


Les communications devenaient de plus en plus lentes et difficiles. Les trains ne circulaient que sur les grandes lignes et ne servaient guère qu’à transporter des vivres, des marchandises, des lettres, des imprimés ; le service des postes fonctionnait erratiquement : la correspondance et les journaux subissaient des retards considérables ou s’égaraient. L’ère de volupté était close. Après une période indifférente, les hommes commençaient à ressentir une lassitude qui les rendait peu propres au travail et prolongeait le temps du sommeil. Cet engourdissement ne cédait qu’aux districts où se développait le carnivorisme.

Là, régnait la fièvre, une excitation meurtrière, une ivresse démente qui croissait jusqu’au paroxysme. Le carnivorisme débutait par une période d’accablement. L’homme ou l’animal atteints grelottaient de froid, demeuraient couchés, dans la position des « méningiteux » et poussaient des gémissements qu’il leur était impossible de réprimer.

La température descendait jusqu’à 36 degrés, quelquefois jusqu’à 35°,5. Elle remontait brusquement et atteignait 38 degrés, souvent 38°,5. C’était la période d’exaltation et de délire. Chez les animaux, elle se caractérisait par des mouvements frénétiques ; chez les hommes, elle donnait surtout lieu à des manies, à des phobies, à la folie des grandeurs ou à la folie des persécutions. Bientôt, la « faim spécifique » manifestée dès le début des crises devenait insupportable.

Dans les terroirs où l’on avait des réserves de viande, le carnivorisme n’existait guère : un repas copieux coupait les crises. Malheureusement, si les provisions végétales étaient surabondantes, les autres s’épuisaient. On n’avait plus de conserves ; le gibier demeurait à peu près introuvable, soit qu’on l’eût anéanti, soit qu’il se fût réfugié dans des lieux inaccessibles aux groupes — car la chasse individuelle était devenue impossible. Quant aux animaux domestiques, à part tels troupeaux sacrifiés depuis longtemps, ils appartenaient tous à quelque groupe ; leur mort entraînait d’affreuses souffrances. Au reste, personne n’eût touché à un animal de sa communauté : les crises carnivores, loin de détruire les liens solidaires, semblaient les rendre plus invincibles. On ne convoitait que la chair des autres groupes.

Un jeudi, les habitants de la villa des Asphodèles attendaient le journal avec impatience. Ils terminaient leur frugal déjeuner de petits pois, de pommes de terre frites, de raisins et de poires ; la femme de chambre commençait à servir le café.

— Le journal n’est toujours pas arrivé ? demanda Langre.

— Monsieur le saurait bien ! répondit la domestique. Le groupe du facteur fait assez de bruit !

C’était juste : le facteur circulait en nombreuse compagnie. Son cortège, comportant beaucoup de jeunes garçons et de jeunes chiens, s’annonçait par des cris, des rires, des aboiements. Depuis une quinzaine, il n’apportait que de mauvaises nouvelles. Le mal westphalien avait gagné toute la Prusse, la Hongrie, la Pologne, le sud-ouest de la Russie ; il se répandait aux États-Unis, sur le littoral du Pacifique ; les signes avant-coureurs se manifestaient sur toute la planète. À Paris, on constatait l’envahissement de Montmartre, de Belleville et des Ternes ; dans le Lyonnais, plusieurs villages semblaient atteints ; le littoral méditerranéen donnait de vives inquiétudes.

En Westphalie, la guerre carnivore avait décimé la population ; en Prusse, la lutte s’exaspérait d’heure en heure ; elle débutait en Russie, en Pologne et en Hongrie ; elle devenait formidable à Chicago. Jusqu’à ce jour, aucun « homicide carnivore » ne s’était produit en France…

Les habitants de la villa demeuraient indemnes. S’ils aspiraient à un repas de viande, il ne semblait pas que ce fût d’une manière insolite : ils souffraient simplement, et guère, à la façon des gens contraints de renoncer à une vieille habitude. En dehors des sensations solidaires, le plus souvent agréables, ils jouissaient d’une santé et d’une mentalité normales. Mais ils redoutaient l’approche d’événements terrifiques.

Sabine avait servi le café. Langre et Meyral, un peu fébriles, le buvaient en silence. Soudain, une rumeur se fit entendre vers le haut du village :

— Le facteur !

La rumeur se rapprocha : on distinguait des cris d’enfants, des abois de chiens, parfois le bêlement d’une chèvre, des croassements de corbeaux : le facteur habitait une tour ruineuse où ces bêtes noires avaient élu domicile.

Cinq minutes plus tard, Catherine rapportait le Radiographe et le Journal. Le Radiographe n’avait plus que deux pages et le Journal quatre. Langre déplia fiévreusement ce dernier. Les nouvelles étaient funestes. Le camivorisme continuait à s’étendre, les bagarres et les homicides se multipliaient. Dans quelques districts, des groupes faisaient alliance contre d’autres groupes, ce qui donnait au massacre des allures de bataille.

— Écoutez ! fit brusquement Langre.

Il lut :

« On annonce des crises de carnivorisme dans plusieurs garnisons de la Pologne russe et de la Courlande. Jusqu’à présent, c’est la première fois que le mal sévit parmi des troupes européennes : la raison de cette immunité est que, presque partout, les soldats, dont le nombre a été considérablement réduit par la catastrophe planétaire, ont à leur disposition des conserves de viande. En Allemagne, en France, en Angleterre, et dans les autres pays de l’Europe centrale ou occidentale, ces conserves sont en si grande quantité que les gouvernements pourraient en céder une partie au public. Il est vrai que les militaires s’y opposent avec énergie et que les chefs comme les intendances font cause commune avec les hommes. »

— Il est heureux que ces vivres soient accaparés par l’armée, remarqua Gérard. Distribués au public, ils retarderaient à peine les crises, tandis que, si les soldats en manquaient, la guerre carnivore deviendrait beaucoup plus terrible.

Meyral, qui tenait le Radiographe, poussa une exclamation :

— Le carnivorisme s’aggrave à Paris et dans le Lyonnais !

Il tendit son journal à Langre, qui lut, en Dernière Heure :

« On signale une tuerie, due au carnivorisme, à la Butte aux Cailles et au boulevard Rochechouart. Plus de cent personnes auraient péri : les détails manquent ; la circulation est difficile et les groupes de reportage ne sont pas sûrs. D’autre part, plusieurs villages des environs de Roanne sont à feu et à sang. Le Conseil des ministres siège en permanence, mais la présence des groupes afférents à chaque membre du Cabinet rend les délibérations confuses. La préfecture de police est à peu près impuissante pour des raisons analogues ; la garnison de Paris refuse de marcher contre les « malades. »

— Pourquoi la garnison refuse-t-elle de marcher ? demande Sabine.

— On ne le dit pas, fit Gérard, mais je m’en doute ; la situation des soldats est privilégiée… Ils craignent de la compromettre.

— Les officiers ?

— Tu as bien vu que les officiers ont été d’accord avec leurs hommes, lorsqu’on a fait mine de toucher aux conserves. C’est d’autant plus normal que les officiers sont fatalement rattachés aux groupes des soldats. En intervenant dans les désordres, qui vont s’aggraver de jour en jour, l’armée peut craindre de n’être pas prête pour sa propre défense, lorsque la guerre carnivore aura atteint son paroxysme. Croyez bien que les officiers le prévoient mieux encore que les soldats.

Sabine regarda ses petits avec épouvante :

— Qu’allons-nous devenir ? soupira-t-elle.

— Il est temps de songer à notre défense ! grogna nerveusement Langre.

Il y songeait depuis le début du carnivorisme ; Meyral y songeait autant que lui.

— Nous sommes pris entre deux feux, repartit le vieil homme. Si le mal se développe à Paris, la ville se précipitera sur les campagnes : nous devons nous attendre à voir survenir des hordes carnivores. Le Lyonnais ne nous menace pas moins. Qui peut répondre d’ailleurs que le péril ne viendra pas du terroir même !

— En tout cas, intervint Georges, notre zone est singulièrement paisible. Quoique ses provisions de chair soient épuisées, on ne voit pas que personne ait encore souffert de l’alimentation végétale.

— J’en souffre, moi ! déclara Langre.

— Non dans votre santé, ni dans votre humeur.

— Je l’accorde. Jusqu’à présent, cela ne dépasse guère l’agacement que cause la privation d’une habitude. Toutefois, loin de s’atténuer, cet agacement semble s’accentuer. Nous contracterons tôt ou tard le mal — et c’est là aussi où il faudrait pouvoir se défendre.

— Comment ? demanda fiévreusement Sabine, qui avait attiré ses enfants auprès d’elle. Puisqu’il n’y a plus de viande !

— La viande n’est peut-être pas indispensable ! murmura Meyral.

Tous tournèrent vers lui des visages étonnés :

— J’ai une idée ! dit-il. Permettez-moi de la garder secrète pendant quelques jours.