La Force mystérieuse (Rosny aîné)/Épilogue/II

Plon-Nourrit et Cie (p. 313-317).

II

SABINE


Sabine s’avançait sous les hêtres rouges, d’un pas de rêve, et quand elle sortit de l’ombre des ramures, elle parut toute proche des beaux nuages qui s’assemblaient dans l’occident. La lumière était fantasque et variable ; les pénombres palpitaient, et Sabine, considérant la rivière et ses nobles peupliers, goûtait la tiédeur vivante de la brise. La ferveur des races jeunes gonflait sa poitrine ; elle n’apercevait plus la vie comme une sylve pleine de pièges et il y avait de la témérité dans la manière dont elle secouait sa chevelure.

Tandis qu’elle s’abandonnait à l’étrange peuple des songes, elle perçut l’approche d’un être et se tourna. Meyral sortit de la pénombre. Il avançait avec une sorte de crainte ; ses grands yeux clairs n’osaient se fixer sur la jeune femme. Elle le regarda venir. Quand il fut près d’elle, il murmura :

— Dans peu de semaines, nous serons délivrés !

Une mélancolie passa sur leurs visages. Les liens qui les avaient unis pendant de longs mois étaient devenus si faibles qu’ils ne les sentaient qu’aux minutes d’exaltation. En cette minute, dans la brise sourdement orageuse, devant le paysage de Vieille France, ils communièrent dans un même regret :

— Je ne puis m’en réjouir, répondit-elle. Il me semble que je vais être seule.

Elle baissa la tête et ajouta à voix basse :

— J’aimais l’être mystérieux qui nous unissait !

— N’est-ce pas ? fit-il de sa voix mystique. Vous ne sauriez croire comme j’étais triste, tout à l’heure, en considérant les lignes frêles qui nous joignent encore ; j’ai cru sentir les pulsations d’agonie de Celui en qui nous vivions : mon sang s’est glacé.

— Je l’ai su ! J’ai partagé votre souffrance.

— Nous avons fini, sinon par le connaître, du moins par vivre en partie selon sa nature. Cette étendue étrange où il existe, cette étendue sans surface et sans profondeur, comme je la sens bien, et cette durée alternative dont chaque pulsation remonte en partie vers le passé !… J’ai en moi son rythme plein, son rythme renouvelle toutes nos idées sur l’essence des choses…

— Ah ! fit-elle, je suis surtout frappée par sa tristesse. Il se sait en exil, en exil à jamais, séparé de son monde par un inexprimable infini. Sa douleur se reflète en moi et je l’ignorais d’abord, car j’ignorais l’être lui-même ; puis, la communication s’est faite. Je pense, je vis avec lui !

— Lui aussi nous ignorait !… N’est-ce pas une de nos sensations les plus saisissantes de le percevoir peu à peu conscient de notre existence et s’attachant à nous ?

— Oh ! oui, soupira-t-elle… Comme sa plainte nous est sensible ! Et de quelle poésie elle se mêle…

— Seule la musique des maîtres pourrait nous en donner une impression très lointaine, si cette musique devenait absolument intérieure, envahissant chaque nerf dans ses profondeurs mystérieuses…

Il y eut un long silence. Puis elle regarda Meyral fixement. Leurs cœurs battirent.

Elle reprit, d’un accent un peu rauque et brusque :

— Je sais aussi pourquoi vous m’avez suivie.

— Sabine ! dit-il avec un tremblement. J’étais résigné, je puis l’être encore, mais prenez garde de ne me donner aucune vaine espérance : le réveil serait abominable !

Elle n’hésita qu’une seconde, puis :

— Si je voulais mettre en vous ma confiance ?

— Oh ! cria-t-il avec une joie prête à se changer en détresse. Ne me faites rien entrevoir si vous ne m’aimez pas !

Elle lui sourit, avec la malice tendre de la femme ; un immense frisson la secoua ; toute la beauté du monde passa dans un ouragan d’amour ; incliné devant elle, craintif et farouche, il dit d’une voix brisée :

— Est-ce vrai ? Ne vous trompez-vous point… N’est-ce pas de la compassion ?… je ne veux pas de compassion, Sabine.

Elle lui prit la main, elle se pencha vers le visage suppliant :

— Je crois que je serai heureuse !

— Ah ! soupira-t-il.

Il n’y avait plus de passé, ou plutôt la minute présente contenait toute la vie, tout le temps, tout l’espace. Il demeura une minute agenouillé sur la terre sacrée où se tenait Sabine ; la religion des races remplit sa poitrine et, lorsque la grande chevelure blonde toucha ses lèvres, il connut que sa destinée était accomplie.


FIN