La Force financière des Etats

La Force financière des Etats
Revue des Deux Mondes6e période, tome 9 (p. 173-204).
LA FORCE FINANCIÈRE DES ÉTATS

Jamais il n’a autant été question que de nos jours, dans les conversations politiques et dans le public, de la force financière des États. Jamais on n’a plus répété l’adage : « L’argent est le nerf de la guerre. » Jamais on n’a plus vanté la puissance de quelques nations à cet égard, ni critiqué la faiblesse ou la soi-disant faiblesse de certaines autres. L’opinion, nous semble-t-il, a fini par être quelque peu faussée à cet endroit. Nous voyons dans cette disposition d’esprit un véritable péril national. C’est pourquoi nous essaierons de remettre les choses au point, en recherchant d’abord ce qui constitue véritablement la force économique d’un pays, ensuite quelle place cette force tient dans l’ensemble de celles qui concourent au maintien de son indépendance et qui lui permettent de conserver son rang dans le monde. Nous montrerons enfin, par des exemples empruntés à l’histoire, que, dans les luttes internationales, la richesse n’a pas toujours assuré la victoire, et que bien souvent, au contraire, le pauvre y a vaincu le riche.


I. — FORTUNE NATIONALE

Qu’appelle-t-on la richesse d’un pays ? C’est, en dehors des biens nationaux, du domaine public, l’ensemble des fortunes de ses habitans additionnées entre elles et qui comprennent la propriété du sol, divisée entre les particuliers ou les sociétés privées qui l’occupent, avec le tréfonds d’une part et les constructions érigées sur la terre d’autre part ; ce sont les biens meubles de toute nature que possèdent les mêmes habitans. Dans l’énumération des objets mobiliers, il faut prendre bien garde aux doubles emplois. On ne saurait par exemple compter comme fortune publique les titres de rente émis par le Trésor et qui, s’ils forment une partie de l’actif d’un certain nombre d’individus, constituent une charge équivalente pour l’ensemble de la nation, tenue d’en acquitter annuellement les intérêts et d’en rembourser un jour le capital. Il en est de même pour les titres émis par des sociétés industrielles, les chemins de fer, par exemple, qui ne doivent pas être considérés comme formant un actif s’ajoutant à celui que constituent les propriétés qui sont à leur base. Le census américain, c’est-à-dire l’évaluation officielle de la richesse des Etats-Unis, est, sous ce rapport, plus logique que la plupart des statistiques européennes : il ne tient compte que des élémens en quelque sorte visibles, tangibles, et se borne à les additionner, sans faire entrer en ligne les valeurs mobilières représentant un certain nombre des élémens qui figurent dans le recensement. Si celui-ci a été opéré d’une façon logique, les fonds d’Etat et les autres titres étrangers, actions et obligations, sont les seules valeurs mobilières qui doivent y figurer, parce qu’ils représentent une créance sur le dehors, ou une part d’actif dans des entreprises qui ont leur champ d’action au delà des frontières et n’ont point été comprises dans l’inventaire dressé d’après le principe que nous venons d’exposer.

Un statisticien, s’inspirant en partie de ces idées, est arrivé à l’évaluation suivante de la fortune française :

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Milliards de francs.
Propriété agricole non bâtie (dette hypothécaire non déduite) 75,5
Animaux de ferme 5,8
Matériel agricole 1,8
Semences et fumiers 1,3
Propriété bâtie (déduction faite de la dette hypothécaire qui est représentée par des valeurs négociables sur le marché public.) 60,8
Entreprises industrielles et commerciales 28,1
Valeurs mobilières françaises 66,4
Valeurs mobilières étrangères 38
Numéraire : or et argent 8,7
Objets mobiliers, effets personnels, bijoux 20,2
Automobiles, chevaux, voilures 2
A reporter 308,6

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Milliards de francs.
Report 308,6
Moins la somme des valeurs mobilières représentant les entreprises industrielles et commerciales qui figurent directement dans le tableau ci-dessus 21,6
287


Ce chiffre de 287 milliards devrait encore être diminué des dettes hypothécaires qui grèvent la propriété agricole et la propriété bâtie, en dehors de celles qui correspondent aux obligations du Crédit foncier de France. Même après que cette soustraction aurait été opérée, le chiffre serait notablement supérieur à celui que donne la méthode dite de l’annuité successorale : cette dernière repose sur l’idée que, dans une période déterminée, toute la fortune des particuliers a passé d’une génération à la suivante : dès lors, connaissant la somme des biens dévolue par succession au cours d’une année, il ne restera plus qu’à déterminer la durée au bout de laquelle la mutation sera complète, et à multiplier la première par la seconde. Si, par exemple, la somme des héritages d’une année est de 6 milliards et qu’on admette quarante ans comme vie moyenne des Français, on en conclura que la fortune de la France s’élève à 240 milliards de francs.

Plusieurs autres méthodes ont été employées. Parmi les évaluations qui ont été tentées de la fortune anglaise, nous reproduirons celle de M. Chiozza Money, qui a cherché à en établir le capital d’après les revenus atteints par l’Income tax (impôt sur le revenu). Les chiffres s’appliquent à l’année 1902.

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Milliards de francs
1. — Domaine public
a) Domaine de l’État 12
b) Domaine des Communes 29
2. — Fortune des particuliers.
c) Propriété rurale, d’après le revenu capitalisé à 5,55 p. 100. 24
d) Maisons d’habitation, locaux d’affaires, terrains adjacens, d’après le revenu capitalisé à 6,66 pour 100. 70
e) Divers revenus ruraux (non compris dans le c), capitalisés à 4 pour 100. 8
f) Cheptel, à raison de 150 francs l’acre pour 47 millions et demi d’acres 7
g) Dette de l’État 20
h) Dettes locales 11
A reporter 181

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Milliards de francs
Report 181
i) Capital des entreprises commerciales et industrielles, d’après la moitié de leur revenu considérée comme bénéfice et capitalisée à 10 pour 100 44
Capital des petits commerçans qui ne paient pas d’impôt sur le revenu 2
j) Chemins de fer, d’après le revenu capitalisé à 4 pour 100. 24
k) Mines et carrières, d’après le revenu capitalisé à 20 pour 100. 3
l) Entreprises gazières, d’après le revenu capitalisé à 5 pour 100 3
m) Forces et fonderies sidérurgiques, d’après le revenu capitalisé à 20 pour 100 1
n) Compagnies d’eaux, d’après le revenu capitalisé à 5 pour 100 2
o) Canaux, d’après le revenu capitalisé à 5 pour 100 2
p) Marchés, ponts, cimetières, pêcheries, d’après le revenu capitalisé à 5 pour 100 1
q) Divers autres revenus capitalisés à 5 pour 100 3
r) Mobilier, objets d’art évalués au sixième de la valeur des maisons 12 12
3. — Fortune que des Anglais possèdent à l’étranger.
s) Titres étrangers, indiens, coloniaux, d’après le revenu capitalisé à 4 pour 100 18
t) Autres placemens dans l’Inde, aux colonies, à l’étranger, d’après le revenu capitalisé à 5 pour 100 17
u) Autres capitaux placés à l’étranger 10
323
De ce chiffre il convient de déduire les dettes publiques. 31
Ce qui nous conduit à un total de 292


Cette méthode, consistant à remonter du revenu au capital qui le produit, est toute différente de celle qui cherche à évaluer directement le capital. Cette dernière met en œuvre généralement les renseignemens fournis par les administrations fiscales de pays qui, comme la Prusse, ont un impôt sur le capital, tandis que la Grande-Bretagne ne connaît que la taxe sur le revenu : les chiffres très précis et très détaillés que fournit l’assiette de l’Income tax permettent d’opérer comme la fait M. Chiozza Money. La difficulté <le son œuvre consiste dans la détermination du mode d’après lequel il convient de ca))italiser les divers revenus. On remarque à cet égard des écarts énormes, depuis le taux de 4 pour 100 appliqué aux placemens en fonds publics jusqu’à celui de 20 pour 100, qui est admis pour les forges, les usines métallurgiques, les mines et carrières.

Les Américains ont procédé par voie d’évaluation directe. D’après le census de 1904, la fortune des États-Unis se décomposait comme suit :

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Milliards de francs.
Propriété foncière taxée 291,2
Propriété foncière non taxée 36, 4
Bétail 20,8
Outillage des fermes 5,2
Espèces monnayées et lingots d’or et d’argent 10,4
Machines, instrumens 15,6
Chemins de fer (y compris l’équipement) 57,2
Tramways 10,4
Télégraphes 1
Téléphones 3,1
Matériel roulant appartenant à des particuliers 0,5
Navires et canaux 4,7
Compagnies d’eaux 1
Installations électriques 3,1
Produits agricoles 10,4
Produits manufacturés 36,4
Marchandises importées (en douane) 2,6
Produits miniers 2,1
Vêtemens et objets personnels 13,5
Mobilier, voitures 31,2
556,8


Cette évaluation ne comprend pas les valeurs mobilières, parce que les objets que représentent les actions sont tous énumérés, et que les créances sur le gouvernement ou les indigènes ne sont pas considérées, par les statisticiens américains, comme un actif national, la dette qu’elles constituent devant être envisagée comme un passif à déduire de la fortune publique. D’autre part, le portefeuille de valeurs étrangères possédées par des sujets américains est jusqu’ici peu important, et n’est qu’une quantité négligeable dans l’ensemble. Les entreprises commerciales et industrielles, qui figurent sous une rubrique distincte dans les tableaux français et anglais, sont réparties, par la méthode américaine, entre les chapitres de la propriété foncière, des machines et instrumens, des installations.

Le rapprochement des statistiques française et américaine fait comprendre pourquoi celle des deux nations dont la richesse est la moindre, a une puissance financière plus grande, tout au moins au point de vue international : elle a plus de disponibilités que les Etats-Unis, notamment sous forme de ces valeurs étrangères qui constituent, avec le numéraire, le capital mobile par excellence. Il convient en effet, lorsqu’on cherche à supputer la fortune publique, non pas seulement au point de vue statique, mais au point de vue dynamique, de considérer la facilité plus ou moins grande avec laquelle les élémens de la richesse peuvent être maniés par leurs propriétaires. Or les rentes, actions et obligations étrangères possédées par les habitans d’un pays leur permettent à tout moment de faire rentrer du numéraire en opérant des ventes sur les marchés du dehors. L’exemple de la guerre de 1870 a été maintes fois cité : pour payer à la Prusse l’indemnité de o milliards, la France a réalisé à Londres, à Berlin, à Rome et sur d’autres places, des quantités considérables de valeurs qu’elle avait acquises au cours des années prospères du second Empire. Les 38 milliards de titres étrangers qui figurent aujourd’hui dans notre inventaire national et dont la plupart sont négociables en dehors de notre territoire, sont une ressource précieuse, très différente, au point de vue qui nous occupe, des valeurs indigènes, qui n’ont en général de marché qu’à l’intérieur des frontières. En cas de crise, la vente de ces valeurs ne correspond qu’à un échange entre Français, qui peut déplacer le capital disponible, mais qui n’en augmente pas la quantité : il en est autrement lorsque l’aliénation s’opère sur des places étrangères[1].

Une comparaison de la fortune française avec la fortune allemande nous amène à des conclusions identiques. De grands écarts se sont manifestés entre les évaluations de cette dernière. On connaît bien, pour la Prusse, d’une façon assez précise, les fortunes supérieures à 20 000 marks (25 000 fr.), grâce aux statistiques qui servent de base à l’assiette de l’impôt complémentaire[2] ; on n’a point de données pour les patrimoines inférieurs. D’autre part, les chiffres publiés par certains économistes, qui arrivent au total formidable de 445 milliards de francs, paraissent exagérés ; mais, en les réduisant même d’un tiers ou d’un quart, on voit que, dès maintenant, l’Allemagne est plus riche que la France. M. Steinmann-Bucher considère le chiffre de 250 milliards de francs, avancé par M. Schmoller en 1902, comme très éloigné de la vérité. Voici comment il établit un montant bien supérieur, en évaluant sous six rubriques différentes les élémens de la fortune allemande :

Les propriétés mobilières et les immeubles, abstraction faite de la valeur du sol. — Le total en est établi d’après les sommes pour lesquelles ces propriétés sont assurées contre l’incendie auprès de compagnies indigènes et étrangères, de mutuelles, d’établissemens publics. L’ensemble des polices s’élevait en 1905 à plus de 200 milliards. Si certaines d’entre elles dépassent la valeur réelle des objets assurés, le contraire est vrai dans beaucoup de cas. En outre, 25 pour 100 des meubles ne sont pas assurés et quelques centaines de petites unions d’assurances ne figurent pas dans la statistique officielle. D’ailleurs, le total de 1905 a dû s’accroître considérablement en 1912 et s’élève sans doute aujourd’hui, d’après notre auteur, à 225 milliards de francs.

La valeur du sol des villes et des campagnes. — Dans les agglomérations urbaines, il arrive que cette valeur dépasse celle des constructions édifiées sur lui. D’autre part, les terrains qui constituent la périphérie immédiate des cités ont une tendance constante à la hausse, alors même qu’ils servent encore à la culture ; car les produits qui s’y récoltent se vendent à des prix en progrès constant, grâce à la proximité de centres de consommation de plus en plus vastes. Le moment vient ensuite où l’extension des villes les transforme successivement en terrains à bâtir. Depuis 1871, le nombre des grandes agglomérations ne cesse d’augmenter chez nos voisins, et la proportion des habitans qu’elles renferment grandit par rapport à la population totale. C’est ainsi que sur l 000 habitans :

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En 1871 En 1905
639 426 se trouvaient dans des communes au-dessous de 2 000 âmes,
124 118 — — de 2 000 à 5 000 âmes,
112 137 — — de 5 000 à 20 000 âmes,
77 129 — — de 20 000 à 100 000 âmes,
48 190 — — de plus de 100 000 âmes.
1 000 1 000


Il en résulte que la valeur du sol allemand ne cesse de s’élever, puisqu’elle est naturellement d’autant plus forte que l’agglomération est plus importante. Si la population de Berlin, qui a triplé depuis 1871, continue à se multiplier avec la même vitesse, d’ici à trente ans, cette capitale atteindra les dimensions de Londres et occupera un cercle de 15 kilomètres de rayon, et dont le sol vaudra 13 milliards de francs. M. Steinmann-Bucher compte le sol de Hambourg pour o milliards, celui des autres villes allemandes, de plus de 100 000 habitans, pour 32 milliards de francs. En y ajoutant les cités de moins de 100 000 âmes, il fixe à oO milliards la valeur du sol des communautés urbaines, tout en déclarant qu’il regarde ce chiffre comme très inférieur à la réalité.

En évaluant les terres de la campagne à 60 milliards de francs, l’auteur prétend également être très au-dessous de la vérité : cela correspond à 1 200 francs environ l’hectare, alors que, selon lui, la valeur moyenne est supérieure : il donne certaines preuves à l’appui de cette assertion.

Le capital allemand placé au dehors et les fonds étrangers possédés par des Allemands. — En 1904, le mémoire préparé par l’Office impérial de la Marine évaluait à 11 milliards de francs les capitaux allemands placés au delà des mers. En 1906, M. Erich Neuhaus estimait à 20 milliards les fonds étrangers possédés par les Allemands. Steinmann-Bucher les compte pour 25 milliards.

Les chemins de fer possédés par les États, les mines domaniales, les bâtimens publics, les ports, les canaux, 42 milliards de francs ;

Les marchandises en cours de route sur voie de terre ou d’eau, les navires, 3 milliards ;

Les espèces métalliques, 6 milliards.

En récapitulant ces divers élémens, nous trouvons :

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Milliards de francs.
1. Propriété particulière en meubles et immeubles 225
2. Sol et sous-sol Terrains urbains 62
Terrains ruraux 62
Mines appartenant à des particuliers. 6
3. Capitaux allemands à l’étranger 12
Valeurs étrangères possédées par des Allemands 25
4. Domaine de l’Empire et des Etats confédérés Chemins de fer 24
Mines et autres exploitations domaniales 6
Bâtimens publics. 12
5. Marchandises en cours de route, navires 5
6. Espèces métalliques 6
445


On est surpris au premier abord par l’énormité de ce chiffre, double de celui que l’on s’était habitué à considérer comme représentant la fortune de l’Allemagne. A la réflexion, il se pourrait qu’il fût moins excessif qu’on ne serait tenté de le croire : la plus-value foncière a été particulièrement rapide et considérable chez nos voisins. Toutefois, là où M. Steinmann a probablement été trop loin, c’est dans l’évaluation de la propriété bâtie, considérée indépendamment du sol sur lequel elle a été édifiée, peut-être aussi dans celle des meubles, des terres agricoles et du portefeuille étranger. Même en admettant son chiffre pour celui-ci, nous constatons une différence avec notre pays dans les disponibilités allemandes, et avant tout dans celles qui sont représentées par les valeurs mobilières et le numéraire.

L’Allemagne, qui était jadis un marché important pour les fonds d’Etat, qui, à une certaine époque, fut, avec la Hollande et l’Angleterre, le principal banquier de la Russie, ne joue plus aujourd’hui qu’un rôle secondaire sur ce domaine, et cela pour plusieurs raisons : tout d’abord, la place de Francfort qui, jusqu’à l’annexion prussienne en 1866, était un centre financier de première grandeur, a vu, depuis lors, décliner le chiffre de ses affaires et la part qu’elle prenait aux grandes transactions internationales ; plusieurs des maisons séculaires qui étaient à la tête de la banque francfortoi.se et qui occupaient une situation prépondérante en Europe ont fermé leurs bureaux. Après 1870, Berlin parut un moment sur le point de devenir à son tour un vaste marché de fonds publics. Le krach de 1873 d’abord, ensuite les mesures hostiles à la Bourse qui, sous l’influence des agrariens, prévalurent dans la législation de l’Empire, ralentirent cet essor. Ce qui acheva de l’arrêter, ce fut l’expansion de l’industrie allemande, qui prit une allure de plus en plus rapide, et qui absorba la majeure partie des capitaux disponibles du pays. Les Allemands trouvaient dans les actions indigènes de mines, de charbonnages, de hauts fourneaux, d’aciéries, de fabriques de produits chimiques, de manufactures de tout genre, des occasions constantes de placemens attrayans : ils se détournèrent des rentes étrangères et même de celles de l’Empire et des Etats confédérés, dont les cours ont, depuis lors, baissé dans une proportion telle qu’elles se capitalisent aujourd’hui aux environs de 4, c’est-à-dire à 1 pour 100 de plus que vers la fin du XIXe siècle. Les 3 pour 100 allemand et prussien, qui s’étaient approchés du pair en 1896, sont redescendus, au printemps de 1912, au-dessous de 82. Il était dès lors naturel que le portefeuille étranger de l’Allemagne cessât de s’accroitre dans la même mesure que celui de sa voisine occidentale. Elle n’a pas non plus les mêmes sommes liquides que nous dans les comptes courans et les comptes de chèques des banques, alors que les dépôts de ses caisses d’épargne dépassent la somme considérable de 20 milliards de francs, très supérieure au chiffre correspondant en France.

Ces dépôts des caisses d’épargne, qui sont bien un élément incontestable de la fortune des particuliers titulaires des comptes, constituent, pour l’Etat ou les caisses responsables, un engagement très lourd, et qui, lors d’une crise, donne lieu à de graves préoccupations. Les sommes que les porteurs de livrets pourraient réclamer doivent être tirées de l’intérieur, à moins que certains placemens n’aient été effectués en valeurs étrangères, ce qui ne se produit que rarement et pour des sommes en général peu importantes. En France, l’avoir des caisses d’épargne, confié à la Caisse des Dépôts et Consignations, est presque entièrement représenté par des rentes 3 pour 100, tandis qu’en Allemagne il était, à la fin de 1908, employé à raison de :

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39,13 pour 100 en hypothèques urbaines,
20,76 pour 100 — rurales,
23,85 pour 100 en valeurs mobilières (dont 10,25 p. 100 en fonds publics)

Cette moyenne des trois cinquièmes placés en hypothèques était dépassée dans beaucoup de cas ; certaines caisses avaient immobilisé de la sorte jusqu’à 93 pour 100 de leur actif : en cas de besoin, il est évident qu’il serait malaisé de faire argent de créances de cette nature ; un portefeuille de rentes serait relativement plus facile à réaliser, bien qu’il ne soit guère possible de songer à le jeter sur le marché à l’heure où des complications politiques obligeraient le gouvernement à emprunter. D’une façon générale, plus les dépôts des caisses d’épargne sont considérables et plus est grande la difficulté de les rembourser à vue. Loin d’augmenter les disponibilités de la nation, ils les restreignent, tout au moins au début d’une période de crise, lorsqu’il s’agit de faire face aux retraits des déposans.

Outre les capitaux que l’Allemagne a directement placés en valeurs étrangères, elle possède au dehors d’autres intérêts. Elle est représentée en maintes régions, particulièrement en Asie, en Amérique, en Australie, par des maisons de commerce et de banque établies dans ces divers continens, qui y travaillent avec du capital et un personnel germaniques et qui forment ainsi une sorte d’extension économique de la mère patrie. Ce n’est pas là un actif qui s’évalue en francs et en centimes, mais ce n’en est pas moins une force appréciable pour le pays, qui, grâce à cette colonisation d’une nature spéciale, rayonne au loin et exerce une influence qui peut se traduire, à un moment donné, par des concours précieux. Les placemens proprement dits de l’Allemagne à l’étranger ont du reste repris une marche ascendante : ils ont été évalués, au Reichstag, à près d’un milliard de marks pour l’année 1909, c’est-à-dire au quart de l’épargne totale annuelle de l’Empire. Le pays a besoin des revenus que lui procurent ces placemens, pour payer les objets d’alimentation qu’il importe tous les ans. Jadis exportateur de céréales, il est aujourd’hui obligé de faire venir du dehors une partie de ce que consomme sa population, qui a augmenté de 60 pour 100 depuis 1870 et qui s’adonne de plus en plus à l’industrie. C’est, dans une certaine mesure, mais à un degré moindre, un phénomène analogue à celui qui s’est produit en Grande-Bretagne.

Avec la France, les États-Unis, l’Angleterre et l’Allemagne, nous avons épuisé la liste des grandes puissances dont la force financière rayonne au dehors. Elle s’y fait sentir inégalement : l’Angleterre et la France ont, sous ce rapport, une supériorité incontestable : les Etats-Unis et l’Allemagne sont absorbés à l’intérieur par le développement d’industries qui marchent à pas de géans. Il n’est pas sans intérêt de jeter un coup d’œil sur d’autres pays, dont l’influence économique s’étend au delà de leurs frontières, mais d’une façon quelque peu différente des quatre premiers. L’Italie et la Grèce, qui n’ont pas de portefeuille étranger pour des sommes importantes, exportent un capital précieux entre tous, leurs ouvriers, qui vont travailler au loin et envoient une partie de leurs salaires à leurs familles restées dans la mère patrie. Pour l’Italie seule, on évalue à plus d’un demi-milliard de francs le total annuel des sommes ainsi épargnées par les travailleurs temporairement émigrés : elles ont sur la situation économique du pays, sur le cours des changes, le même effet qu’exerceraient les coupons de valeurs mobilières étrangères qui auraient été acquises par des habitans de la péninsule et dont les revenus reviendraient en Italie sous forme d’or ou de toute autre remise. Seulement, cette rentrée est moins régulière que celle de la rente attachée à des obligations, et les causes qui modifient les migrations des travailleurs peuvent diminuer, augmenter ou supprimer cette source de richesse, plus variable que celle qui provient de placemens de fonds effectués en valeurs mobilières.

Les Hollandais, les Suisses, les Belges possèdent des quantités notables de titres étrangers. Les premiers, chez qui la banque fut de bonne heure florissante, ont fourni depuis longtemps des capitaux à certains gouvernemens : au commencement du XIXe siècle, ils étaient les principaux bailleurs de fonds de la Russie. Ils ont ensuite pris des intérêts considérables dans les chemins de fer des Etats-Unis, sans compter leurs propres entreprises coloniales. Les bourses d’Amsterdam, de Genève, de Bruxelles, d’Anvers sont ouvertes à de nombreuses valeurs des deux Amériques. La Belgique y ajoute les entreprises congolaises, qui out pris, sous le règne de Léopold II, un si brillant essor.

Ni l’Autriche ni la Hongrie ne comptent au nombre des pays qui ont effectué beaucoup de placemens au dehors. Au contraire, une partie de leurs fonds publics appartiennent à des étrangers, ce qui les met dans une ; position inverse de celle des nations créditrices cl constitue pour elles une faiblesse d’autant plus fâcheuse que leur dette de ce chef est plus forte. En 1905, on évaluait aux deux cinquièmes du total, soit près de 2 milliards de couronnes (2 100 millions de francs), les rentes hongroises détenues par des Allemands, des Français, des Anglais et des Hollandais[3]. Sur un milliard d’actions de préférence et d’obligations de chemins de fer hongrois, plus de 75 pour 100 étaient à l’étranger. Il faut se souvenir que ce vocable est appliqué par les Hongrois à l’Autriche aussi bien qu’à toute autre contrée en. dehors de la Transleithanie. La même proportion, des trois quarts environ, était celle des obligations foncières et municipales du royaume de Saint-Etienne qui n’appartenaient pas à des nationaux. Ceux-ci avaient également fait appel, dans une large mesure, à des concours extérieurs pour l’organisation de leur industrie, la création d’usines et de fabriques, la constitution ou le développement des banques. Si l’on additionne les sommes dont la Hongrie est annuellement tributaire vis-à-vis de ses créanciers autrichiens et européens, on trouve que, déjà en 1905, elles s’élevaient à :

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200 millions de couronnes pour la Dette publique ;
28 pour le service des titres de chemins de fer ;
66 pour l’intérêt des obligations foncières et municipales ;
23 pour l’amortissement des obligations foncières et municipales ;
28 pour les dividendes d’actions ;
16 pour les intérêts de lettres de change ;
21 pour la rente de terres appartenant à des étrangers ;
58 pour la quote-part des dépenses communes avec l’Autriche ;
9 pour la liste civile de l’empereur-roi ;
12 pour les bénéfices d’industries appartenant à des étrangers,
soit au total :
461 millions de couronnes, ou 184 millions de francs.


Ce demi-milliard a considérablement grossi au cours des dernières années, qui ont été marquées par de nombreuses émissions de rentes, de valeurs du Trésor, d’actions et d’obligations hongroises souscrites sur les places du dehors. Pour s’acquitter, la Hongrie dispose d’un excédent d’exportations, notamment de céréales, et des envois de fonds de ses travailleurs, émigrés aux Etats-Unis ; le nombre, depuis 25 ans, en est évalué à plus d’un million et demi. On accuse la mauvai.se organisation de la propriété foncière d’être la cause de cet exode, qui prive la plaine fertile d’une partie des bras dont elle aurait besoin. Le remède, ici comme ailleurs, consisterait dans une meilleure distribution des terres.

Nous nous sommes étendu quelque peu sur la situation hongroise, parce qu’elle démontre les inconvéniens qu’il y a pour une nation à être, d’une façon permanente, débitrice de l’étranger. L’obligation de verser chaque année des centaines de millions à des créanciers qui ne les dépensent pas dans le pays est une source d’appauvrissement. C’est un des points sur lesquels l’attention des hommes d’Etat doit se fixer, de façon à discerner les moyens de corriger cet inconvénient : l’un des meilleurs consiste à favoriser le développement de la production indigène, surtout de la production agricole. Ce n’est pas par la protection douanière qu’on y réussira, mais par une judicieuse répartition du sol. C’est pourquoi nous voyons la Russie, transformant le régime de la propriété foncière paysanne, substituer les exploitations individuelles au mir collectif, et l’Angleterre encourager de toutes les manières, chez elle, en Ecosse, en Irlande, au prix de sacrifices financiers considérables, la constitution de petites propriétés. Un lien étroit unit la question des récoltes à celle de la richesse nationale : la production agricole n’a besoin d’aucun secours extérieur, sauf quand elle importe des engrais ou que, faute d’un nombre de bras suffisant, elle réclame le concours de la main-d’œuvre étrangère, par exemple à l’époque des moissons ; mais c’est de la terre elle-même qu’elle fait jaillir la fortune. L’industrie au contraire demande souvent au dehors une partie de son combustible et des matières premières qu’elle transforme : elle ne réalise en ce cas de bénéfice que sur la différence de valeur entre le produit brut et l’objet fabriquée

D’une façon générale, l’agriculture demeure le fondement de la prospérité. C’est d’elle que les Etats-Unis et la France tirent le meilleur de leur force économique. La Russie dépend de ses récoltes : lorsqu’elles sont bonnes et permettent une exportation abondante de céréales, l’activité est générale, l’or étranger afflue dans ses caisses, les banques se développent ; l’industrie, indigène trouve de larges débouchés pour ses produits que les paysans achètent en masse. L’évolution du monde moderne ne dément pas la théorie des physiocrates : c’est toujours la terre qui est la véritable source de la richesse.


II. — INFLUENCE DE L’IMPÔT

Les chiffres de la fortune globale des principales nations du monde ont leur importance, mais ne sont pas les seuls qu’il faille avoir présens à l’esprit lorsque l’on veut comparer leur force financière. De même que, lorsqu’il s’agit des individus, il convient de ne pas se borner à supputer le capital qu’ils possèdent, de même, pour les nations, il y a lieu de mettre en lumière le revenu dont elles, ou plutôt leurs gouvernemens, peuvent disposer.

Or, chez la plupart d’entre elles, ce revenu est surtout constitué par les impôts : beaucoup en effet, et non des moindres, ne possèdent que peu ou point de domaines, et ont dès lors un budget alimenté, presque exclusivement, par les contributions versées au Trésor public. Il y a lieu d’examiner le total des recettes budgétaires, de dégager la partie qui est fournie par des recettes domaniales, d’analyser les taxes qui produisent le surplus. L’étude des impôts directs et indirects qui pèsent sur une communauté est une des plus instructives qui soient. La part de revenu personnel qu’ils prélèvent, les obstacles plus ou moins considérables qu’ils apportent au libre développement de l’activité et de l’initiative individuelles, l’état d’infériorité dans lequel ils mettent parfois le contribuable vis-à-vis de ses concurrens étrangers, sont des facteurs essentiels à examiner avant de se former un jugement sur la fortune d’une nation. En pareille matière, les chiffres de recettes ne sont qu’une des données dont il faut se servir : il convient de savoir quelle est l’importance du prélèvement que l’impôt opère sur les revenus bruts, afin de connaître les ressources liquides qui restent à la disposition du pays pour faire marcher ses affaires. Il n’est pas indifférent de savoir quelle est la proportion de leurs rentes que conservent ceux des contribuables qui vivent en totalité ou en partie des fruits d’un capital amassé par eux ou par leurs parens. Nous demandions dernièrement à un financier autrichien, président d’une des premières banques de Vienne, pourquoi l’industrie de la monarchie ne se développe que lentement. « Parce qu’elle est écrasée sous le poids de charges fiscales croissantes, » nous répondait-il. Et il nous citait deux anecdotes. Un des principaux commerçans de la Bohème paie depuis douze ans l’impôt sur le revenu ; sa déclaration avait été acceptée sans observation par les autorités, qui avaient encaissé chaque année la somme considérable qu’il leur verse. Or, on vient de lui annoncer que, pour la seule année 1902, il lui sera réclamé un versement quintuple de celui qu’il a effectué, et on lui laisse entendre qu’on en exigera davantage pour les antres. Le contribuable, nous allions dire l’inculpé, ne pourrait se défendre qu’en produisant ses livres, mais cette publicité lui serait néfaste vis-à-vis de ses rivaux, dont un représentant siège dans la commission de taxation et serait ainsi mis au courant de ses affaires. Il est dans une impasse. Un autre, dont les déclarations ont paru insuffisantes, a été l’objet d’une enquête policière dont voici un échantillon. Le président de la Commission de taxation a écrit à l’un des concurrens du personnage visé i toutes les voies sont permises au fisc : « Nous avons tout lieu de croire ses bénéfices supérieurs à ceux qu’il avoue : l’année dernière, il a fait, à l’occasion des quatre-vingts ans de l’Empereur, une donation à des œuvres d’utilité publique. Etant donné son avarice notoire, nous jugeons qu’il n’a certainement pas consacré à cette donation plus de la moitié de son revenu annuel. » Après ce bijou d’inquisition fiscale, il n’y a qu’à tirer l’échelle.

Il ne s’agit pas seulement des impôts qui atteignent directement les individus ou les sociétés. L’assiette et la nature des impôts indirects, de ceux qui frappent les objets de consommation, ont une importance au moins égale dans la vie économique des nations. Comparez celles chez qui les denrées alimentaires sont exemptes de tout droit et arrivent par conséquent sur la table de l’habitant sans avoir acquitté aucune taxe, avec les autres, où la douane majore parfois de moitié le prix de la matière première ou de l’objet d’alimentation : il est aisé de comprendre de quel côté est la supériorité. Il est vrai qu’il faut aussi considérer la force productive du sol, et que le fait qu’un peuple tire de.sa propre agriculture ce dont il a besoin pour vivre le met dans une situation favorable.

Un point à examiner avec soin est ce que nous appellerons les réserves d’impôts. On ne doit pas se borner, lorsqu’on étudie un système fiscal, à constater le nombre de millions qu’il fournit : on analysera les sources des revenus publics, de façon à voir ce qui n’est pas encore atteint par le percepteur, à évaluer la mesure dans laquelle tel ou tel impôt pourrait être majoré avant d’arriver à la hauteur qu’il atteint ailleurs. Lorsque l’on constate que l’alcool ne fournit à nos voisins de l’Est, en 1911, qu’une somme de 200 millions de francs, on voit combien légère est cette contribution d’environ 3 francs par tête d’habitant, alors qu’en France elle représente 10 et en Angleterre 12 francs. Il en est de même pour le tabac. Du chef seul de ces deux taxes, l’Empire allemand a une réserve latente : il pourrait aisément en tirer des centaines de millions de plus que ce qu’il leur demande aujourd’hui.

Les droits de mutation immobilière, à titre onéreux, produisent au budget français une somme de 166 millions. Le taux, additionné avec les frais accessoires, représente près d’un dixième de la valeur des propriétés qui changent de maître ; c’est-à-dire que, pour peu qu’une terre ou une maison soit vendue plusieurs fois au cours d’un siècle, le fisc a bientôt fait de percevoir la moitié ou les deux tiers de sa valeur sous forme d’impôt. Selon que ce prélèvement se produira à des intervalles plus ou moins rapprochés, il représentera une amputation plus ou moins sensible, mais toujours appréciable, du revenu. Si par exemple on admet une période de vingt ans, souvent supérieure à la réalité, on voit que le droit de mutation du dixième équivaut à une charge annuelle d’un demi pour 100 du capital. Le propriétaire d’une maison valant 100 000 francs aura ainsi acquitté un supplément de contributions annuelles égal au vingtième de 10 000 francs, soit 500 francs, qui s’ajoute à l’impôt foncier et à toutes les autres charges imposées par l’Etat et la commune. Si l’immeuble est loué à raison de 4 000 francs par an, ce sera une diminution du huitième du loyer touché.

Nous n’entrons |dans ces détails que pour montrer comment il convient d’analyser les divers impôts pour en mesurer les répercussions et en comparer le poids. Si l’on nous objecte que les Prussiens paient un impôt sur le revenu qui, appliqué aux particuliers, ne dépassait pas jusqu’ici !un maximum de 4 pour 100, élevé à 5 dans certains cas par le dernier projet de loi soumis à la Diète, nous répondrons qu’une seule de nos taxes immobilières, comme nous venons de le démontrer, représente parfois un prélèvement de 12 et demi pour 100, et plus encore, du revenu. C’est à peu près aussi l’importance des impôts qui frappent chez nous les valeurs mobilières au porteur. L’impôt sur les mutations immobilières ne figure dans le budget de l’Empire d’Allemagne de 1911 que pour 43 millions de marks, et celui sur les plus-values foncières que pour 39 millions. Encore ce dernier n’a-t-il nullement le caractère d’une charge permanente, puisqu’il se borne à assurer au lise une fraction de l’augmentation de prix d’une propriété, obtenue autrement que par l’effort personnel de celui qui la possède.

Lorsqu’un objet est moins frappé dans un pays que dans un autre, l’écart entre les deux taxations constitue une véritable réserve pour le premier, à condition, bien entendu, qu’il s’agisse de deux nations comparables au point de vue de la richesse et de la civilisation. Si nous appliquons cette méthode à la France et à l’Allemagne, en puisant les chiffres dans les budgets les plus récens, nous trouvons que, par tête d’habitant, les populations respectives étant de 39 et 65 millions d’âmes,

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En France En Allemagne
fr. c. fr. c.
L’alcool fournit 10 3,10
La bière 0,40 2,35
Le vin 1 0,20
Le tabac 13 0,75
Le sucre 4 2,90
Le sel 0,25 1,00
Les allumettes 1,05 1,10
Les droits de douane 14,50 12,15
L’impôt sur les transports 2,10 0,40
L’impôt sur les successions 8 0,75


On voit quelles sommes énormes les Allemands pourraient retirer des seuls impôts sur les successions, le tabac et l’alcool, s’ils voulaient en élever le taux à la hauteur de ceux de la France. Il y aurait là de quoi gager aisément un emprunt de plusieurs milliards, le jour où, en vue d’une circonstance grave, l’Empire ferait un appel au crédit. En imposant l’alcool au taux français, l’Allemagne se procurerait 450 millions par an ; les successions pourraient lui fournir une somme égale ; les transports, plus de 100 millions, la douane 160, le sucre 70, le tabac 7 à 800. Nous savons avec quelle énergie les contribuables germains défendent les objets dv consommation contre les tentatives de taxation nouvelle : il n’en est pas moins certain qu’il y a là, pour le cas où la nécessité de trouver des ressources serait reconnue par le Parlement, des réserves abondantes.

De même que, en ce qui concerne l’évaluation des fortunes nationales, nous avons cherché à expliquer à nos lecteurs les procédés à employer pour arriver à un résultat scientifique plutôt qu’à dresser des tableaux définitifs, de même, en |matière de ressources budgétaires, nous avons voulu attirer leur attention sur les données du problème plutôt que leur énumérer des chiffres. Ceux-ci sont insuffisans ou trompeurs. On est loin d’avoir tout dit lorsqu’on a constaté le nombre de millions qui constituent les recettes annuelles du Trésor ; il s’agit de discerner l’origine des deniers, de savoir s’ils proviennent d’exploitations industrielles, de monopoles ou de contributions. Après qu’on a séparé les uns des autres, il faut rapprocher l’importance du prélèvement de celle de la matière imposable, et déduire du rapport du premier à la seconde la véritable situation financière de la nation, d’autant meilleure que la proportion du prélèvement sera plus faible.


III. — LE CRÉDIT PUBLIC

La fortune nationale est à la base de la force économique d’un peuple ; sa puissance financière est d’autant plus grande que l’impôt pèse moins lourdement sur les épaules des contribuables et ne contrarie pas trop l’essor de leur activité créatrice. L’expression de cette puissance se trouve dans ce qu’on appelle la cote du crédit public, c’est-à-dire le cours de la rente. On sait en effet que, chez la plupart des nations modernes, les contributions annuelles exigées par le fisc ne suffisent pas à son appétit dévorant. Il a besoin d’autres ressources, de capitaux destinés à des œuvres de guerre, à des travaux publics, parfois tout simplement à l’extinction d’un déficit. A cet effet, il emprunte, sous la forme de rentes perpétuelles ou d’obligations amortissables : aux unes comme aux autres est attachée la promesse du paiement d’un intérêt régulier, qui varie en raison inverse de la confiance que l’emprunteur inspire à ses créanciers. Plus elle sera grande, moindre sera le taux de cet intérêt. On peut donc dire que le cours auquel les états placent leurs fonds fait partie des indices d’après lesquels on les classe dans la hiérarchie économique. Ce cours, qui est une mesure de leur crédit, marque le prix auquel ils peuvent, en cas de nécessité, notamment lorsque la guerre éclate, se procurer les sommes dont ils ont besoin. Il joue un rôle important dans l’étude qui nous occupe et mérite que nous recherchions les causes qui agissent sur lui et que nous démontrions, par quelques exemples, la justesse des lois que nous dégageons de l’histoire. Nous allons à cet effet rappeler certains faits peu éloignés de nous, mais dont quelques-uns sont déjà oubliés par la génération présente et qui portent en eux-mêmes d’utiles leçons.


Au mois de juillet 1870, la rente française 3 pour 100 valait 70 francs ; la cote de la Bourse de Paris, sans avoir atteint les dimensions que nous lui connaissons aujourd’hui, enregistrait un grand nombre de valeurs et de fonds d’Etats étrangers ; la France était le banquier de sociétés et de gouvernemens dont les titres garnissaient le portefeuille de ses capitalistes ; les changes lui étaient favorables, le numéraire était abondant. Le 19 juillet, la guerre avec l’Allemagne est déclarée ; aussitôt les premières mesures sont prises pour réunir les fonds nécessaires. Une loi autorise le ministre des Finances à emprunter un milliard. Le 19 août, une souscription publique est ouverte : 800 millions de rente 3 pour 100 sont placés au cours de 60 fr. 60, c’est-à-dire à 15 pour 100 environ au-dessous de la valeur qu’avait ce titre un mois auparavant. Le gouvernement s’adresse en même temps à la Banque de France, décrète le cours forcé, et obtient de cet établissement des avances successives, dont le total devait s’élever, jusqu’à la fin de la guerre, à plus d’un milliard et demi de francs. Mais tout cela ne suffisait pas. Au cours de l’automne, la délégation de Tours du gouvernement de la Défense nationale contracta à Londres, avec la maison Morgan, l’emprunt le plus onéreux que la France moderne ait connu : il était représenté par 500 000 obligations de 500 francs rapportant 6 pour 100 d’intérêt, remboursables en trente ans, et cédées au cours de 84 : la charge réelle du débiteur était d’environ 7 et demi pour 100. Une fois la paix conclue, il fallut emprunter encore pour payer l’indemnité et réparer les désastres : les deux grandes opérations de liquidation furent faites en rentes 5 pour 100. Deux milliards en furent émis, le 27 juin 1871, au prix de 82 et demi pour 100. C’était un taux effectif de 6 pour 100, alors qu’un an auparavant le crédit de la France se capitalisait à peu près à 4 pour 100 : la guerre l’avait détérioré de moitié. Et lorsqu’en 1872 les trois autres milliards de 5 pour 100 furent offerts en souscription publique, ce fut à 84 et demi, c’est-à-dire à un cours bien peu éloigné de celui du premier emprunt.

Pendant la même période, quelle avait été l’allure des fonds allemands. Les 3 et 4 août 1870, la Confédération de l’Allemagne du Nord avait procédé à l’émission de 100 millions de thalers (375 millions de francs) de rentes 5 pour 100 au prix de 88. Deux tiers seulement de ce montant avaient été souscrits : mais, aussitôt que les premières victoires prussiennes furent connues, le cours des fonds se releva, et, dans le courant du mois, le gouvernement put écouler aisément, au prix de 92, les titres qui étaient restés entre ses mains. La Bavière avait émis, du 22 au 24 août 1810, 15 millions de florins (environ 37 millions de francs) d’un emprunt 5 pour 100 dit de guerre. En décembre 1870 et en janvier 1871, la Confédération de l’Allemagne du Nord créa pour 102 millions de thalers (environ 380 millions de francs) de bons du Trésor 5 pour 100 à cinq ans d’échéance. Ces bons, émis aux environs de 96 pour 100, en partie à Berlin, et en partie à Londres, furent remboursés dès le début de l’année 1872. On voit combien avaient été légères les charges imposées par la campagne à nos ennemis triomphans. Leurs armées tiraient en partie leur subsistance de notre sol, levaient de tous côtés des contributions de guerre, soit en nature, soit en argent, en attendant les cinq milliards qui devaient être notre rançon. A la conclusion de la paix, l’Allemagne se retrouvait avec des finances plus solides qu’avant l’ouverture des hostilités ; elle puisait dans nos coffres-forts de quoi rembourser une grande partie de sa dette, réformer sa circulation monétaire, établir l’étalon d’or, constituer le trésor de Spandau, le fonds des invalides, ceux des fortifications, du palais du Parlement. Elle faisait des largesses à ses généraux, aux Etats Confédérés ; consciente de sa force, elle voyait le cours de ses rentes se maintenir bien au-dessus de celui des fonds français, dont la masse en circulation était presque doublée.

Tel était le résultat d’une lutte de six mois, qui avait suffi pour intervertir entre deux nations l’ordre de la grandeur financière aussi bien que de la puissance politique. Les victoires allemandes ne devaient pas seulement avoir ce résultat ; elles préparaient aussi les voies à une expansion commerciale et industrielle dont des chiffres chaque jour en progrès attestent la continuité.

Si maintenant nous franchissons une trentaine d’années, c’est-à-dire à peu près la durée d’une génération, nous trouvons un autre exemple, non moins saisissant, de la rapidité avec laquelle une campagne bouleverse la situation des deux adversaires, élève le crédit du vainqueur et abaisse celui du vaincu. En février 1904, quand éclata le coup de tonnerre de Port-Arthur, que l’escadre japonaise, sans déclaration de guerre préalable, pénétra audacieusement dans la rade chinoise et détruisit une partie de la flotte russe mouillée dans ses eaux, il semblait qu’il n’y eût aucune comparaison à faire entre les ressources financières et la puissance économique des deux Empires qui en venaient aux mains. Les fonds moscovites, classés en majeure partie dans les portefeuilles français, avaient une clientèle assurée, dont les inépuisables ressources semblaient garantir l’écoulement facile des emprunts futurs et le maintien des cours élevés auxquels les divers types de rentes étaient alors cotés. Malgré les rumeurs inquiétantes qui circulaient depuis la fin de 1903 et qui avaient déjà causé un certain recul des cours, le 4 pour 100 s’inscrivait encore à 99, le 3 et demi à 96, le 3 pour 100 à 85. Plusieurs des anciens fonds 5 et 4 et demi pour 100 avaient disparu, grâce à des conversions successives qui avaient notablement réduit la charge du service annuel des emprunts, ou, ce qui revenait au même, permis au Gouvernement de se procurer de nouveaux capitaux sans augmenter l’annuité servie à l’ensemble de ses créanciers. La Banque de Russie, réorganisée, avait reçu du Trésor le remboursement de l’énorme dette contractée vis-à-vis d’elle depuis l’insurrection polonaise et la guerre d’Orient, et possédait une encaisse très supérieure au chiffre de ses billets émis[4] ; l’étalon d’or, établi après une longue suite d’efforts persévérans des éminens ministres Wyschnegradski et Witte, régnait sans conteste ; le métal jaune abondait, non seulement dans les caves de l’institut d’émission, mais dans la circulation, où le public prenait peu à peu l’habitude de s’en servir, à la place du papier que plusieurs générations avaient seul connu comme instrument des échanges. Les disponibilités du Trésor, c’est-à-dire l’excédent des ressources en caisse par rapport aux exigibilités, s’élevaient à 319 millions de roubles, soit 850 millions de francs. Le marché français, qui depuis quinze ans avait ouvert ses portes à deux battans aux fonds russes, était prêt à en absorber de nouveaux milliards. Au Japon, la réforme monétaire avait également été menée à bonne fin, à peu près à la même époque ; mais les réserves métalliques étaient beaucoup moins considérables, et les changes étrangers moins solidement établis au pair. Quant aux fonds publics, ils n’avaient qu’un marché restreint à Londres, seule place européenne où ils fussent cotés. Les cours en étaient très inférieurs à ceux des fonds russes : le 4 pour 100 était aux environs de 79.

Les arsenaux financiers des deux puissances qui entraient en lutte se présentaient donc sous un aspect bien différent. En peu de temps néanmoins, les choses changèrent d’aspect. Après les premières défaites des Russes, l’opinion surprise crut d’abord que ceux-ci ne tarderaient pas à reprendre l’avantage ; les rentiers français conservaient leurs titres, dont les cours ne fléchirent que de quelques unités. Les fonds japonais au contraire baissaient rapidement ; le 4 pour 100 fut un moment coté à 62, alors que le 4 pour 100 russe était encore à 95. Mais peu à peu l’écart entre les deux titres diminua. A mesure que les succès des Japonais se multipliaient, leur crédit s’améliorait et le moment vint où les cours étaient nivelés. Non seulement ils donnaient ainsi un témoignage matériel du changement profond qui s’était opéré dans la situation respective des belligérans, mais celui d’entre eux qui, au début des hostilités, éprouvait quelque peine à se procurer des fonds, émettait des emprunts à Londres, à Berlin et à New-York et voyait les souscripteurs lui apporter avec empressement les centaines de millions dont il avait besoin, à des conditions peu différentes de celles qu’obtenait à la même heure son adversaire. Voici un tableau qui indique les mouvemens des cours du 4 pour 100 russe et du 4 pour 100 japonais depuis janvier 1904 jusqu’en décembre 1905, c’est-à-dire pendant la période de deux ans qui s’ouvre un mois avant le début des hostilités et se termine quatre mois après la signature du traité de paix.

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4 pour 100 russe consolidé à Paris 4 pour 100 japonais à Londres
Janvier 1904 99 76
Février — 94 70
Avril — 93 64
14 mars — 88 70
15 juin — 90 77
Août — 92 73

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4 pour 100 russe consolidé à Paris 4 pour 100 japonais à Londres
Sept. 1904 94 71
Janvier 1905 87 77
Février — 90 84
Mars — 88 87
Mai — 89 83
Juillet — 90 92
Décembre — 80 93


Si l’on représentait les mouvemens ci-dessus par un graphique, on verrait les deux fonds, partis de deux niveaux éloignés l’un de l’autre, suivre d’abord une marche sensiblement parallèle, puis se rapprocher de plus en jusqu’à se rejoindre au printemps de 1905. Aussitôt la paix conclue, le 4 pour 100 japonais s’élève, tandis que le 4 pour 100 russe ne cesse de baisser, si bien qu’à la fin de cette même année, il descend, à un moment, à un prix presque aussi bas que celui de la rente japonaise, au commencement d’une campagne dont l’issue avait été le contraire de ce qu’attendait la grande majorité des rentiers.

En dehors des fluctuations des fonds qui existaient antérieurement, il est intéressant de rappeler comment les belligérans se procurèrent les ressources dont ils avaient besoin pour continuer la campagne. L’historique des emprunts émis par eux durant cette période ne sera pas moins éloquent que le tableau ci-dessus pour montrer comment la victoire modifiait l’étiage des crédits, au fur et à mesure des événemens qui la faisaient de plus en plus pencher en faveur du Japon. En mai 1904, celui-ci émettait, à Londres, au cours de 93 et demi, un emprunt 6 pour 100 au capital nominal de 10 millions de livres sterling (250 millions de francs). Au mois de novembre suivant, il en émettait une nouvelle quantité de 12 millions de livres (300 millions de francs), au cours de 90 et demi. Le 31 mars 1905, il créait 30 millions de livres (750 millions de francs) d’un fonds 4 et demi, garanti par un privilège de premier rang sur les revenus nets annuels du monopole des tabacs : le gouvernement japonais contrôle la culture et la production de la feuille, et a seul le droit d’acheter, de vendre, d’importer et de fabriquer le tabac. Cet emprunt était émis à 90 pour 100, c’est-à-dire presque exactement le même prix que celui auquel se plaçait, l’année précédente, du 6 pour 100. Il est vrai qu’à la sûreté de l’emprunt 4 et demi était affecté un gage important. Le 13 juillet de la même année, un second emprunt des tabacs de 30 millions de livres 4 et demi était émis au même cours que le premier. Enfin, en novembre 1905, peu de temps après la signature du traité de paix de Portsmouth, la maison de Rothschild frères offrait au public français la moitié d’un emprunt japonais 4 pour 100 de 50 millions de livres sterling, à un prix voisin de 90. Ce taux d’émission avait été, à peu de mois d’intervalle, le même, à une fraction près, pour des fonds 6, 4 et demi, puis 4 pour 100 : il mesure le chemin parcouru par le crédit japonais en cette rapide étape. Le vainqueur sortait de la guerre appauvri de l’argent dépensé, mais avec un crédit singulièrement amélioré, puisque son 4 pour 100, coté 76 le jour de Port-Arthur, s’émettait à 90 par les soins de la première maison de banque du monde. A l’heure où nous écrivons, il se négocie à 95 sur le marché de Paris.

Si nous nous livrons au même examen pour la Russie, nous voyons qu’elle avait, au mois de mai 1904, émis pour 800 millions de francs de bons 5 pour 100 remboursables en 1909 : elle les céda à un groupe de banques et de banquiers à un cours qui représentait pour elle une charge d’environ 6 pour 100. Un peu plus tard, en janvier 1905, elle procéda à une émission d’autres bons sur les marchés allemands au taux nominal de 4 1/2 ; mais comme ils étaient remboursables au-dessus du prix d’émission dès 1911, ils coûtaient au Trésor près de 7 p. 100. Elle émit à Saint-Pétersbourg des bons du Trésor et aussi 200 millions de rente intérieure 5 pour 100. Enfin, pour liquider les dépenses de la guerre, elle mit en souscription, sur la plupart des grandes places européennes, le 26 avril 1906, un emprunt 5 pour 100 de 2 milliards et quai-t de francs au cours de 88, c’est-à-dire meilleur marché que l’emprunt japonais 4 pour 100, émis 5 mois auparavant. À ce moment, la différence de capitalisation des rentes russes et japonaises était donc de plus de 1 pour 100, en faveur des secondes.

Tel était le résultat de la guerre, des défaites de Port-Arthur, de Moukden et de Tsoushima. Le crédit russe avait subi la rude atteinte de désastres répétés, et il y avait entre le sien et celui du vainqueur à peu près le même écart que celui qui les séparait à la veille de la lutte, mais en sens inverse. Depuis lors, cet écart a disparu ; la puissance moscovite s’est ressaisie et ses fonds sont aujourd’hui au niveau des rentes niponnes : au mois de mai 1912, le 4 pour 100 des deux empires s’échange au même prix, à quelques centimes près, sur le marché de Paris, et cela en dépit de l’énorme supériorité économique de la Russie, de deux belles récoltes qui ont fait affluer à Saint-Pétersbourg l’or européen, de la prospérité industrielle de l’Oural, de la Pologne et du Donetz. Le Japon n’a pas les mêmes ressources ; il ne peut mettre en ligne que l’énergie de sa population, la sévérité de son administration et de sa gestion financière ; mais le prestige des succès obtenus dans plusieurs campagnes victorieuses a fortifié son crédit au point de le mettre sur le même rang que celui d’une nation qui, sur ce terrain, lui était jadis infiniment supérieure.

Dans les deux cas mémorables que nous venons de rappeler, des événemens semblables ont donc produit les mêmes effets. Dans les deux cas, un peuple dont la puissance financière dépassait de beaucoup celle de son adversaire, a été vaincu : tout d’abord, l’écart considérable qui séparait leurs crédits a disparu ; ensuite, pendant les premières années qui ont suivi la conclusion de la paix, la cote des fonds publics de l’Etat le plus pauvre s’est maintenue à un niveau beaucoup plus élevé que celle de l’autre.


IV. — CONCLUSION

Telle est la leçon qui se dégage des enseignemens de l’histoire. Jamais un peuple ne s’est abstenu de faire une guerre faute d’argent. Toujours il en a trouvé pour cet objet, soit à l’intérieur, en prélevant des impôts et en empruntant, soit à l’extérieur, en se faisant avancer par des puissances amies ou simplement par des communautés riches, les sommes dont il avait besoin. Une fois les hostilités commencées, c’est la fortune des armes qui décide de celle des finances. Le crédit suit la victoire, et le vainqueur n’éprouve aucune difficulté à émettre tous les emprunts qu’il veut. Les bailleurs de fonds n’ignorent pas quels heureux effets sur le commerce, l’industrie, la navigation, exerce le prestige militaire ; ils les escomptent et savent aussi qu’une indemnité plus ou moins forte vient généralement compenser, au moins en partie, les frais de la campagne encourus par celui qui reste définitivement maître du champ de bataille.

Le mécanisme du crédit moderne, loin d’être favorable aux peuples riches, l’est plutôt à ceux qui ont moins de ressources et surtout moins d’épargnes accumulées, notamment sous la forme de métaux précieux. La supériorité résultant de la possession d’un trésor de guerre constitué en lingots n’est plus aujourd’hui ce qu’elle était au temps de Périclès, alors que les boucliers d’or suspendus aux murs du Parthénon et les autres réserves amassées dans les temples paraissaient aux Athéniens une des garanties de leur supériorité navale et partant de leur indépendance. Les 150 millions de francs enfermés dans la tour de Spandau, même les 3 ou 4 milliards d’or et d’argent qui reposent dans les caves de la rue de la Vrillière, ne sont qu’une faible partie de l’arsenal financier qui est à la portée des nations modernes. Il ne faut pas oublier tout d’abord que les espèces métalliques de la Banque de France servent de garantie à sa circulation et qu’elle ne pourrait en disposer, pour un but autre que le remboursement de ses billets, qu’en donnant à ceux-ci cours forcé, c’est-à-dire en prenant une mesure susceptible d’en ébranler le crédit. En réalité, ces espèces, qu’on s’imagine dormir inutiles et improductives dans les souterrains de l’établissement émetteur, circulent sous forme de papier, dont elles garantissent à toute heure le remboursement à vue : elles ne constituent donc pas une disponibilité réelle pour le Gouvernement, qui n’a aucun droit sur elles. Il est certain qu’en cas de nécessité la Banque n’hésiterait pas à consentir au Trésor des avances, comme elle n’a pas manqué de le faire en 1870 et à d’autres époques ; mais elle n’agit ainsi que par devoir patriotique, en vue de circonstances (exceptionnelles : sa situation au point de vue commercial en demeurerait affaiblie jusqu’au jour où le Trésor aurait remboursé les sommes empruntées par lui. C’est une grave erreur de parler de l’encaisse de la Banque de France comme d’un actif appartenant au Gouvernement. Elle a la destination que nous venons de rappeler et ne peut en être détournée que temporairement, et à la double condition qu’une nécessité de salut public impose des mesures exceptionnelles et que le premier soin des hommes chargés de la gestion des affaires publiques soit de rapporter les mesures dès que les temps seront redevenus normaux.

Voyons en effet ce qui se passerait si la Banque, au lendemain d’une déclaration de guerre, accordait par exemple au Gouvernement un premier prêt d’un milliard de francs et le lui fournissait en lui remettant des espèces pour ce montant. L’encaisse qui, d’après le bilan au 31 décembre 1911, s’élevait à i milliards, serait ainsi réduite à 3, tandis que la circulation qui, à la même date, était de 5 268 millions, se gonflerait vraisemblablement, sinon jusqu’à la limite légale de 6 800 millions, mais tout au moins jusqu’à 6 milliards. Car les besoins d’instrumens de paiement seraient grands de tous côtés, et la majeure partie des 550 millions de comptes courans créditeurs viendraient demander des billets et motiver une augmentation de la circulation, sans compter celle qui résulterait de demandes plus pressantes d’escompte et d’avances. La couverture métallique de la circulation, qui était de 76 pour 100 au 31 décembre 1911, tomberait donc rapidement à 50 pour 100, puisque, contre 6 milliards de billets, il n’y aurait plus que 3 milliards de numéraire ; et encore convient-il de rappeler qu’une partie de ces 3 milliards consiste en pièces de 5 francs en argent, dont la valeur intrinsèque ne représente pas tout à fait la moitié de la valeur légale. Il va de soi qu’une élévation des taux de l’escompte et des avances sur titres devrait être décrétée à bref délai pour modérer les appels adressés à la Banque et ménager son pouvoir d’émission. La première avance au Trésor d’un milliard serait sans doute suivie, à bref délai, d’une autre qui amènerait la Banque à égaler et probablement à dépasser le total, atteint en 1870-71, de 1 500 millions. Les effectifs des troupes mobilisées seraient en effet très supérieurs à ceux d’il y a un demi-siècle. Il est aisé dès lors de se représenter ce que serait le bilan de notre grand établissement de crédit, dont tous les ressorts seraient tendus à l’extrême. Certes, sa situation est plus forte encore qu’il y a quarante-deux ans ; son encaisse est tri))le de ce qu’elle était en 1870 ; mais sa circulation est quintuple du chiffre auquel elle s’élevait lorsque la guerre fut déclarée, et la proportion de ses engagemens à ses ressources n’est donc pas plus favorable aujourd’hui qu’elle ne l’était à la fin du second Empire. Comme d’autre part les effectifs des armées mises sur pied seraient bien plus forts, les dépenses croîtraient en proportion, et il faudrait se préparer à réunir des ressources très supérieures. Dès lors, il y aurait lieu d’envisager d’autres moyens d’alimenter les caisses publiques, et il faudrait songer à l’emprunt sous forme d’émission de rentes.

C’est ici qu’apparait la transformation profonde que l’organisation moderne des grands marchés financiers a opérée dans les conditions du crédit public et dans les ressources des Etats. Alors même qu’un pays ne peut pas compter trouver à l’intérieur de ses frontières les concours suffisans, alors qu’il ne peut pas espérer voir ses emprunts souscrits en totalité ou en partie par ses nationaux, il s’adresse au dehors, — et, pour peu que la richesse de son sol, la puissance de son industrie, la vitalité et l’énergie de sa population, la bonne gestion de ses finances inspirent aux capitalistes étrangers une confiance suffisante, il obtiendra, au delà de ses frontières, les capitaux dont il a besoin. En cas de guerre européenne, il paraît très probable que le marché américain s’ouvrira largement aux emprunts de l’un ou de plusieurs des belligérans. A l’inverse de ce qui se passait lorsque le gouvernement de Washington, pendant la guerre de Sécession, émettait des obligations 6 pour 100 or, qu’absorbèrent les portefeuilles français et anglais, ce seraient les banques de New-York qui souscriraient les emprunts européens, auxquels il faudrait seulement attribuer un taux d’intérêt susceptible de tenter les capitalistes de Wall Street, habitués à des rendemens plus élevés que les nôtres. Ne les a-t-on pas déjà vus intervenir, il y a peu d’années, lors des émissions japonaises qui se multiplièrent au cours de la guerre contre la Russie ?

C’est donc en partie dans le crédit dont jouira chaque belligérant que résidera sa force financière. Celle-ci ne vient pas de la thésaurisation quelque peu enfantine des pièces de 20 francs. Elle réside avant tout dans l’aptitude du pays à supporter les épreuves d’une campagne qui appellera aux armes la plupart de ses enfans valides. Comment se comporteront l’agriculture, l’industrie, le commerce, au cours de l’épreuve sévère qu’infligera une guerre mettant aux prises des nations vivant sous le régime du service militaire obligatoire universel ? Comment les rouages complexes et multiples de la vie économique moderne fonctionneront-ils ? La mer sera-t-elle formée ou bien ouverte aux ravitaillemens nécessaires ? Mille problèmes.se poseront alors, dont la solution résoudra cette mystérieuse inconnue qu’est la lutte future du XXe siècle. Une seule chose nous paraît certaine, c’est que les succès militaires pèseront, plus que jamais, d’un poids énorme dans la balance et exerceront une influence décisive, même sur le facteur économique. Le vainqueur aura à sa disposition les capitaux de plus d’une nation neutre ou sympathique, sans compter ceux qu’il arrachera à sa victime, tandis que le vaincu sera réduit à ses propres ressources ou ne trouvera à emprunter au dehors qu’à des conditions onéreuses.

C’est donc une des illusions les plus dangereuses auxquelles une nation puisse se laisser aller que de s’imaginer que quelques milliards de numéraire et de plus nombreux milliards de capitaux disponibles lui font un rempart inexpugnable contre les attaques possibles, ou lui assurent la victoire, si elle prend l’offensive. C’est une erreur funeste de répéter, avec certains écrivains, qu’une guerre moderne implique de telles dépenses que l’Etat victorieux serait lui-même épuisé et ne pourrait tirer parti de ses succès. C’est au vaincu que de pareilles prophéties peuvent s’appliquer ; c’est lui qui verrait se réaliser les sombres prédictions d’un écrivain dont l’article a fait récemment quelque bruit[5] et qui se trompe fort, croyons-nous, en prétendant que les conséquences d’une lutte à main armée seraient également désastreuses pour les deux partis. Nous sommes d’un avis diamétralement opposé. La richesse, une certaine richesse en particulier, celle qui consiste en capitaux mobiliers accumulés sous forme d’espèces disponibles ou de titres facilement négociables, peut être, entre les mains d’hommes médiocrement énergiques, une cause d’amollissement, en même temps qu’une tentation pour des adversaires plus forts, prêts à se jeter sur cette proie et à l’arracher à ceux qui ne sont pas de taille à la défendre contre leur convoitise. Nous devons cet avertissement à notre pays, qui se distingue des autres par l’abondance de ses disponibilités, l’importance de ses réserves métalliques et le chiffre de son portefeuille étranger, plus élevé que celui d’aucune autre communauté, l’Angleterre exceptée. Gardons-nous d’ailleurs de confondre ces disponibilités avec la fortune nationale : celle-ci comprend bien d’autres élémens, représentant une part beaucoup plus forte de l’ensemble dont elles ne constituent qu’une fraction.

La fortune des Etats-Unis est évaluée à 550 milliards de francs, c’est-à-dire double de la nôtre. Cependant, dans plus d’une circonstance, en dernier lieu lors de la crise de 1907, il est apparu que la France, grâce à la fois à l’abondance de ses ressources liquides et à l’excellence de son organisation de banque, était en mesure de venir en aide au marché américain. C’était le cas de rappeler le vers du fabuliste :


On a souvent besoin d’un plus petit que soi.


Mais il ne faudrait pas en conclure que notre richesse est supérieure à celle d’une République qui produit annuellement 25 millions de tonnes de fer et d’acier, 300 millions de tonnes de charbon, la moitié du pétrole et du cuivre qui se consomment dans le monde, plus de blé et de maïs qu’aucune autre terre du globe, et le reste à l’avenant. À cette production agricole et industrielle sans rivale correspond évidemment une force économique incomparable. Elle peut être gênée dans son expansion par des immobilisations, par un mauvais système d’escompte, par une conception erronée des garanties qui doivent être à la base de la circulation des billets ; mais les faits et les chiffres n’en sont pas moins là qui attestent la puissance des Etats-Unis. Qu’il s’agisse d’entreprendre une œuvre coûteuse comme le canal de Panama, de refaire une marine de guerre, ou de soutenir un jour l’effort de luttes gigantesques, les Américains peuvent envisager hardiment la tache qui leur serait imposée : ils auront les moyens de l’accomplir. Leurs Bourses dussent-elles alors être le théâtre de baisses violentes, comme il s’en est produit à New-York dans plus d’une circonstance, la profondeur de cette chute dût-elle dépasser de beaucoup toutes celles qui l’auraient précédée, les sources vives de l’énergie nationale ne seraient pas atteintes. Il faut se garder de confondre la structure d’un marché financier avec les matériaux qui constituent l’édifice économique d’une nation. La bonne organisation du premier a une importance indéniable ; elle permet de réunir rapidement les ressources dont un Etat peut avoir besoin à une heure décisive. Ensuite les élémens durables, ceux qui sont à la base même de la puissance, entrent en ligne ; et le peuple qui les possède en plus grand nombre supportera le mieux les épreuves d’une guerre qui se prolongerait.

A côté de ces données matérielles du problème, il en est d’autres infiniment plus importantes à considérer, le facteur moral, l’organisation sociale d’un pays, le patriotisme et l’énergie de ses habitans, leur conscience des devoirs à remplir vis-à-vis de la chose publique. Le peuple qui laisse s’affaiblir chez lui ces vertus primordiales, qui ne les cultive pas avec un soin jaloux dans l’âme de sa jeunesse, est exposé à tous les dangers, en dépit de son or et de sa fortune. C’est une vérité que les bons Français ont l’impérieux devoir d’avoir toujours présente à l’esprit et à laquelle ils doivent conformer leur vie et subordonner leurs actes. Carthage était plus opulente que Rome : elle n’en a pas moins succombé sous ses coups. Rome à son tour a été vaincue par les barbares, en dépit de ses trésors et de sa puissance économique. C’est donc la plus trompeuse des sécurités que celle qui se fonde sur des richesses accumulées. Contrairement à l’opinion vulgaire qui s’imagine que l’évolution moderne a grandi le rôle de ce facteur, l’organisation actuelle du crédit diminue les avantages qui s’attachaient jadis à la détention matérielle des métaux précieux et des biens facilement réalisables qui peuvent, dans une certaine mesure, leur être assimilés. Nous avons essayé de démontrer que ce crédit tant vanté est à la disposition des forts plus encore que des riches et qu’il a précisément pour effet de fournir des capitaux à ceux qui, n’en ayant peut-être pas de disponibles sur l’heure, ont prouvé leur aptitude à les conquérir. Ce sont là des vérités bonnes à méditer et propres à ramener notre attention sur les ordres de grandeur respectifs des élémens de la force des peuples. Sans méconnaître le rôle des uns, nous souhaitons que nos concitoyens ne perdent pas les autres de vue. Ne dédaignons pas les leçons de l’histoire, qui nous apprend à quels réveils douloureux s’exposent ceux qui les oublient.


RAPHAÊL-GEORGES LEVY.

  1. Remarquons à ce sujet, qu’il n’est pas indifférent, lorsqu’on admet une valeur étrangère à la cote, de s’assurer qu’elle se négocie dans le pays d’origine et qu’elle y est l’objet d’un marché régulier. Lorsqu’en effet la totalité ou la grande majorité des titres d’une société, ou même d’un fonds d’État étranger, sont entre les mains d’indigènes, de Français par exemple, ces titres, au point de vue des disponibilités de la France, ne jouent plus le même rôle que les autres élémens du portefeuille étranger de nos capitalistes. Les revenus de l’entreprise ou les coupons payés par le débiteur augmentent bien nos ressources annuelles, mais l’absence d’un marché autre que le nôtre fait que nous ne pourrions pas, le cas échéant, écouler rapidement ces titres au dehors et nous créer ainsi des ressources venant s’ajouter à celles qui existent sur notre territoire.
  2. L’impôt complémentaire (Ergaenzungssleuer) frappe les capitaux de toute nature à raison d’environ un demi pour mille ; un projet récemment déposé au Lundtag prussien propose d’élever ce taux d’à peu près un tiers.
  3. Voyez les Questions diplomatiques et coloniales du 16 juillet 1911. — La Situation économique et financière de la Hongrie, par M. Simon Aberdam.
  4. Voyez notre article sur les Finances de guerre : Russie et Japon, dans la Revue du 1er juillet 1904.
  5. Norman Angell, Angleterre et Allemagne, n° de décembre 1911 d’Athéna.