La Forêt du Haut-Niger

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Les Cahiers d'aujourd'hui.


12
LES CAHIERS D’AUJOURD’HUI
publiés sous la direction de GEORGE BESSON

1923
LA FORÊT DU
HAUT-NIGER
par LUCIE COUSTURIER



MAMADY KONÉ


LA FORÊT DU HAUT-NIGER


3 mars 1922.

Venant du Soudan, de Bougouni, je n’ai passé que deux jours à Kankan. Je me dirige vers le Sud, vers la montagne et la grande forêt tropicale qui s’y amorce. Est-elle l’abri que je souhaite contre la chaleur ? Le repaire de fièvres que certains me dénoncent ? Je fuis avec plaisir, en tous cas, cette région-ci où règne la saison sèche dans sa plénitude. Hier, recluse, je me suis ennuyée, malgré d’aimables visites d’indigènes. En décembre dernier, j’avais observé à Kankan 18° la nuit, 30° à midi ; je sortais à toutes les heures de la journée avec les noirs ; mais hier, il y avait 36° sous ma vérandah ; je n’osais pas affronter le soleil de la cour ; je me promenais au bord de l’ombre de ma case comme, pendant la traversée, le long des bastingages du paquebot, avec la même impression cruelle d’être assiégée par une hostilité infinie. Hostilité là-bas, de l’eau ; ici, du feu. Une autre hostilité, celle des moustiques, m’a empêché d’apprécier la fraîcheur du soir.

J’ai dîné cette veille de départ, chez le receveur des postes et sa femme. Ils m’ont parlé de Van Dongen et de Matisse. Ils sont Parisiens et fous de peinture ; c’est très imprévu ici. Je leur ai montré des croquis ; j’ai parlé des résultats de ma mission officielle ; je leur ai nommé les étapes prochaines de mon voyage en pays de montagne : Beyla, N’Zérécoré, Macenta, Gueckédou, Kissidougou. Je leur explique que j’atteindrai Beyla, par Kérouané, l’ancienne forteresse du belliqueux Samory. Mais leur ami Z***, un colonial expérimenté, m’a arrêtée net :

— Vous voulez passer par Kérouané ? Seule ? Ne faites pas ça ! C’est un trajet épouvantable ! Et pas de médecin avant Macenta ! J’ai pris une fois cet itinéraire en cette saison-ci justement ; j’ai failli mourir. Je ne dirai pas que j’ai maigri : j’ai séché. Vous demandez ce que j’ai rencontré de si terrible ? Tout ! La route, l’eau, la nourriture, la chaleur, la lumière, les moustiques.

— Mais… je pars demain matin à 5 heures. L’administrateur m’a déjà donné le montant des vivres de mes porteurs, leur feuille de route…

— Ce n’est pas, tout de même, parce que votre feuille de route est prête que vous devez risquer votre vie !

Pendant la nuit des cauchemars troublent mon sommeil et me réveillent. Je me rappelle leur cause. Elle est la même qui me troubla à Bougouni.

Décidément la faune féroce qui guette l’innocent voyageur dans la brousse, ce n’est pas le lion, la panthère, l’hyène ; ce sont les coloniaux bien intentionnés.

À l’aube grise, je me lève. Les porteurs sont déjà venus. Je les distingue à peine, assis çà et là sur les marches devant ma case, dans l’immobilité et le silence absolus.

Mon café au lait est prêt. Ghibi, mon cuisinier, ancien tirailleur qui fut de mes élèves à Fréjus, n’a pas oublié l’heure. Il est content de partir, lui aussi, mais pour d’autres raisons que moi ; il a horreur des villes. Et pourtant il a quitté son cher village proche de Sikasso pour aller me chercher à Bamako et m’accompagner par Bougouni, à Kankan et où je voudrai. Je lui avais dit qu’il serait relevé ici par Mamady, mon premier compagnon. Mamady est à Kissidougou. Ghibi est déçu ; mais il attendra patiemment le retour de son camarade. Certes, il n’aime pas les pays où nous nous rendons. Lui, paysan des plaines, il voit dans tout homme de la forêt un mangeur d’hommes. Mais il ne veut pas que je le remplace.

— Si tu ne trouves pas Mamady, dit-il, je te suivrai jusqu’à Conakry, jusqu’à ton retour pour en France.

— Et ta femme ? Et ton lougan ? (champ de culture).

— Eh ! je peux pas te laisser partir seule !

— Je prendrai un autre boy.

— Un qui ne t’a pas connue dans la France ? Un qui n’est pas l’ancien tirailleur ? Ça je peux pas laisser ! C’est seulement Mamady que je peux laisser. Mamady qui est la même chose tout pareil à moi. Tu n’as pas besoin de payer si tu veux, je resterai quand même.

L’administration me donne douze hommes. Six porteront mes bagages sur leur tête ; six autres, les hamacaires, me transporteront moi-même de cette façon : deux en avant et deux en arrière supportent de leur tête les petits côtés du toit long, en lattes et nattes, auquel est suspendu mon hamac. Deux autres suivront, déchargés, pour relayer alternativement le plus fatigué des deux couples de cariatides.

Au moment du départ, il manque deux porteurs ; ils se sont évadés.

Les villages des environs de Kankan, à tour de rôle, doivent alimenter de porteurs cinq directions : Ziguiri, Bougouni, Beyla, Macenta, Kissidougou. Cela fait que les cultivateurs de cette région sont aussi, malgré eux, des professionnels du portage, et combien grincheux ! Ils ne ressemblent pas à mes gentils petits compagnons du Soudan qui se laissaient charger sans défiance. Ceux d’ici recherchent âprement les colis moins lourds. Ils n’ont pas de chance ; par suite de la défection de leurs camarades, il faut accroître leurs charges. Ils protestent d’une voix saccadée ou plutôt grognent… L’administrateur adjoint, qui exècre les porteurs de Kankan m’avait dit : « Ce sont des brutes forcenées. Lors de ma dernière tournée, les hamacaires ont trouvé moyen de jeter ma femme quatre fois par terre sur cette route même que vous allez prendre. Surveillez bien les vôtres. »

En sortant de Kankan vers le sud, le Milo[1] passé à gué, je rencontre une fraîcheur inattendue de paysage et d’atmosphère. Mais cela ne dure pas très longtemps. Bientôt reparaît une brousse basse semblable à celle du Soudan ouverte par un chemin aussi rouge mais plus accidenté, raviné, interrompu par de plus nombreux ponts de bois indigènes placés sur les rivières et les marigots désséchés.

Un seul accident dans cette uniformité : l’élévation majestueuse de ces géants de la flore africaine, les fromagers, qui marquent l’emplacement des villages malinkés que nous traversons. Une seule distraction : la vue des nombreux marchands de kolas vêtus de blanc ou de bleu qui descendent de la montagne, se rendant à Kankan, pour se disperser ensuite vers le nord.

Ils portent sur leur tête les précieuses noix enfermées dans un panier solide, et de forme allongée, garni de feuilles renouvelées sans cesse. Souvent la peau du crâne de ces porteurs ou porteuses, décollée et refoulée par le poids supporté, parfois trente kilos, s’amasse en gros plis au-dessus des sourcils. D’autres marchands placent leur denrée dans des hottes fixées à leur dos ; ce sont tous, ceux-là, des Tomas. Ils remonteront dans la forêt avec des marchandises européennes ou avec des bestiaux. Les Soudanais étaient inversement montés avec des bœufs, du sel, des couvertures mossi ; ils redescendent avec des kolas. Généralement le sel qui provient des carrières du Soudan septentrional est transporté sous forme de plaques ou barres par des caravanes de bourriquots.

Nous les croisons ou nous les dépassons, ces ânes, et dès qu’ils nous voient, ils se mettent en travers de la route : c’est une tactique… ou une coquetterie. Un âne est toujours plus joli de profil. Ceux-ci beiges, très petits, peu ventrus, bien décorés de noir, sont exquis.


Sana. — Groupe banal de huttes coniques. Village d’abeilles où chaque ruche, couleur de miel, offre sa petite porte, béante et sombre, à ses abeilles noires. Tout cela paraît minuscule au pied des arbres monstres dont j’ai parlé. Le tronc de l’un d’eux est si volumineux, si complexe de forme avec les contre-forts, les arcs-boutants, les portails en ogive, les gargouilles, que forment ses assises et ses départs de branches que je m’y intéresse longuement comme à un monument gothique original, sans penser même à regarder son feuillage. Il est d’ailleurs situé bien trop haut.

Quelques cases groupées à l’écart par une haie d’arbustes : c’est le caravansérail destiné aux voyageurs blancs et à leur suite noire. La plus spacieuse sera la mienne, la plus petite contiendra six hommes ou douze. C’est merveilleux pour ma qualité qu’elle prime leur quantité même quand il s’agit d’espace ! Tandis que Ghibi dresse mon lit pliant, je lis contre le mur intérieur de ma case ces chiffres : poulet 1 fr. 50, œuf 0 fr. 10, pommes de terre (il y en a ici) 0.60 le kilo. Indication du cours ? Non. Avis donné aux voyageurs que les vivres offerts par le chef de village de l’administration ne sont pas forcément un tribut payé à leur couleur blanche et qu’ils sont autorisés à les payer sans toutefois dépasser ces sommes honnêtes. La nourriture pour Ghibi et moi me coûtera donc 3 francs par jour ; celle des douze porteurs qui consiste en riz, coûtera 6 francs à la colonie.

Le chef de village est bien stylé. En boubou neuf et chéchia brodée il vient me rendre visite et prendre mes ordres. Le suivant, à l’égyptienne, des hommes derrière lui portent, le premier, un poulet ; le second, les œufs ; le troisième, le lait. En procession aussi des femmes viendront balayer, apporter l’eau et le bois.


4 mars.

Même paysage que la veille, mais sali par les récents feux de brousse. Je m’ennuie à le regarder : je dormirais bien. Mêmes hamacaires, malheureusement : je ne dormirai pas. Peu de Malinkés comprennent que le hamac doit se porter souplement comme une cuvette pleine d’eau. Au troisième de leurs pas balancés, mes hommes, s’ils en portaient une, en recevraient tout le contenu sur leurs flancs. Je crains que mes reins eux-mêmes ne s’en aillent et je me bande fortement le ventre pour les en empêcher.

Je remarque parmi les passantes quelques belles filles ou femmes de cultivateurs ou de dioulas[2]. Au passage de l’une d’elles qui possède des traits longs et fins, je m’exclame à demi-voix :

— Quelle jolie fille !

— Jolie oui ! approuve, malgré lui, un de mes hamacaires, trahissant ainsi, la crapule, une connaissance du français qu’il m’avait cachée et une sensibilité à la beauté qu’ils cachent tous.

Toutes les femmes de la campagne sont demi-nues. Je note des seins ronds dressés, des seins vides, plats et triangulaires, la pointe à la taille. Quant aux seins des mères, en forme de gourde, on ne les voit pas, leur relief servant de porte-manteau pour suspendre l’écharpe qui contient d’autre part, sur leurs reins, l’enfant. Une jeune fille qui nous croise, tête chargée de manioc, projette devant elle des seins si puissants et raidis qu’on dirait de deux bouteilles fixées là par ventouse. Cela n’est pas naturel, à force de l’être ; on pense à une figuration, à un fétiche femelle. Tous les hommes de mon escorte ont senti cette absurdité, tous ont ri, comme j’ai ri. La pauvre fille sait très bien qu’elle est ridicule ; elle se hâte pour échapper plus vite aux regards et ses gros seins bougent, comme des bêtes.

À Bissandougou, gros village, des dioulas, vêtus de toutes les nuances de bleu, assis sur la poussière rouge du sol ferrugineux, étalent des kolas blanches et roses sur des feuilles émeraude. Des chasseurs demi-nus, violets, proposent les morceaux uniformément carmins, de la viande d’un buffle tué la nuit. Pour 10 francs, j’ai un plein seau de viande et pour 5 francs j’ai cinquante kolas, le tout à l’intention des porteurs, cadeau personnel et désintéressé, car il n’achètera pas leur bonne grâce et leurs sourires ; ils n’en ont plus, ils les ont donnés aux premiers Français qu’ils ont servis.


5 mars.

Falabala. — En face de ma case un arbre assez semblable à un acacia porte de larges fleurs jaunes comme des boutons d’or. Les arbres ou les herbes fleuris sont exceptionnels en cette saison ; je m’étais avisée, en cours de route de cueillir un bouquet d’orchidées violettes, inodorantes et sans grande beauté, d’ailleurs. Ghibi et les porteurs ont réussi à me les faire jeter : il paraît qu’elles contiennent un poison violent.


6 mars.

Après 10 heures de la nuit, je me suis promenée seule hier dans un petit sentier bien éclairé par le clair de lune. Le jour, ce sentier décoré par un défilé de femmes et d’enfants était d’une originalité captivante. Le soir, il me déçoit, pareil exactement à un chemin d’un petit bois de France : les nègres, si artistes cependant, œuvrent avec leurs pieds comme nous ! Les hyènes ont hurlé jusqu’au matin ; chaque fois qu’elles m’ont réveillée je n’ai pensé qu’à ceci : suivent-elles aussi, quand elles hurlent de cette manière, le petit sentier banal ?

Ces jours derniers, dans chaque village, j’entendais toujours après notre arrivée des disputes d’hommes et des cris de femmes. J’avais cru jusqu’à présent à un sport de la région ; mais Ghibi m’a appris hier que les femmes crient sous les coups de leurs maris et que les hommes « gueulent » sous l’ordre du chef. C’est une double rébellion qui provoque ces clameurs.

Les femmes refusent d’aller chercher de l’eau pour nous ravitailler, parce que les marigots en cette saison sont loin sous l’ardent soleil. Elles n’y vont que lorsque les coups de bâton leur paraissent encore plus pénibles que la corvée.

D’autre part les notables refusent de me donner le porteur supplémentaire que je demande pour aider mes hommes jusqu’à l’étape voisine. Leurs fils, disent-ils, sont à la chasse ou au champ. Ils ne cèdent qu’aux menaces de représailles du chef, soucieux de me plaire.

Comment apaiser ces discordes dont je suis cause ?

Je ne peux demander aux hommes de ces pays d’aider leurs femmes à charrier de l’eau ; je sais depuis longtemps qu’ici les activités sont très strictement spécialisées.

— Quand je suis retourné dans mon village, après la guerre, m’avait un jour raconté Ghibi, j’ai voulu laver mon linge. Puisque chez mon capitaine, en France, je lavais toujours son linge, avec le mien aussi, je trouvais bon pour faire ici la même chose. Mais c’est les femmes dans le village qui ont rigolé. « Qui c’est l’homme là qui fait comme la femme ? Qui c’est sa femme qui ne lave pas ? Ce n’est pas Ghibi, avec sa femme ? Ce n’est pas un homme et une femme de notre pays ? » Alors, j’ai laissé. Qu’est-ce qu’un homme peut faire quand les femmes se moquent sur lui ?

Le cas des notables est plus facile à résoudre que celui des femmes. Il a suffi que je demande hier au chef de Falabala un porteur village-village, au lieu d’un porteur jusqu’à l’étape suivante, pour que tout s’arrange. J’ai remplacé ainsi une complaisance par une servitude admise, et tout est là : j’en fais l’heureuse expérience ce matin. De Falabala à Faranfi, il y a trois villages. De l’un à l’autre, les habitants, très volontiers, se sont relayés pour porter ma malle, parce que c’est dans l’ordre. Qu’un homme parte chargé d’une lettre ou d’une malle de 30 kilos peu lui importe s’il fait village-village, c’est à dire s’il ne dépasse pas le village suivant. Que ce village soit à 5, ou 10 ou 15 kilomètres, peu lui importe encore, il ne rechignera pas, et ne demandera pas qu’on le paie, car il n’accomplit qu’un simple devoir de la politesse qu’on lui inculqua.

Mais qu’on lui demande d’aller jusqu’à l’étape, ne fut-elle qu’à 5 kilomètres plus loin et dût-on le payer dix fois plus que les autres porteurs, il refuse. Et c’est très naturel. Les occasions pour les individus de se prouver à eux-mêmes leurs droits sont trop rares, ici, pour qu’ils les laissent échapper. L’homme noir est empêché dès l’enfance dans tous ses choix, tel le militaire ; et tel le militaire aussi, il invoque le règlement, — l’usage, — comme s’il l’avait établi.

Faire la corvée rémunératrice que je lui propose ne lui donnerait qu’un peu de monnaie, un bien matériel ; mais la refuser, c’est-à-dire refuser la seule chose qu’il puisse refuser, cela lui donne l’illusion de la liberté, le pauvre, et il peut la payer cher car c’est une belle fête morale !


7 mars.

La tristesse du paysage n’a fait que s’aggraver depuis que nous avons quitté Bissandougou. De Faranfi à Kérouané, le sol est calciné par les feux de brousse. Les écorces, les arbustes sont carbonisés, sinon les arbres, et il semble que de la cendre s’est envolée pour couvrir toute la verdure déjà pâlie, tout le paysage jusqu’à l’horizon et aussi le ciel qui se plombe.

Aucune couleur nulle part, ni aucune forme ; la clarté, après le feu, dévore tout ; le blanc même, le blanc des boubous de mes porteurs, s’enterre dans la lumière comme dans une espèce de nuit métallique.

Kérouané. — C’est une place forte indigène qui fut le quartier général de Samory, le conquérant noir. Ses remparts d’argile, épais et géométriques couronnent une courte colline trapue, dressée en pain de sucre sur la dépression environnante qui s’accroît vers le nord, se relève au sud.

De la porte du village, la vue est illimitée, mais c’est sans profit. La morne verdure que l’on y découvre jusqu’au bord du ciel, semble aussi inhabitable aux hommes et aux yeux qu’une couche de badigeon gris sur une cimaise. C’est le seul lieu depuis mon arrivée où je me sente dépaysée et seule, dépaysée dans le décor et dans le temps.

Le règne absolu de cette butte sur toute une plaine, de cette argile anguleuse et rouge sur un infini de brousse éteinte et moutonnante, c’est une expression médiévale de férocité majestueuse et sinistre. Pour vivre à son aise là, il faut être le monstre que fut Samory l’insatiable.


8 mars.

J’ai passé la nuit à m’enturbanner de compresses et à plonger mes extrémités brûlantes dans des cuvettes remplies d’eau. C’est ma première insomnie totale depuis que je voyage. Je me reposerai un jour. Les porteurs prendront patience si je leur achète des kolas au marché qui aura lieu, me dit-on, aujourd’hui. Il se tiendra en face de la porte de la ville, sur la petite place marquée par ces quelques arbres élégants, discrets, dont le feuillage, exprès, ne se masse pas, de peur de créer dans le paysage abstrait la matérialité d’une ombre portée.

On m’a dit qu’à 11 heures le marché battrait son plein et c’est à ce moment précis que je m’y rends. Mais qu’est-ce ? Quelle extravagance ? Ce n’est pas là un marché tel que ceux de Dakar ou de Siguiri : un marché bleu, un marché blanc. C’est un aspect imprévu, insolite. Dans l’atmosphère défunte et déteinte, le groupe tassé en corbeille ronde de quelques centaines de femmes demi-nues c’est vivant avec insolence, c’est puissant, c’est frais surtout, comme une touffe de lilas parmi les platras de vieux murs.

Comment le noir peut-il être si frais ? Le noir est une source, un puits des couleurs. C’est le seul que la lumière de Kérouané n’épuise pas et où, seule, elle sait puiser les couleurs des fleurs et de l’arc-en-ciel. Dans un pays où le vert est gris, où le rouge, le bleu, le blanc sont gris ; où le vert des arbres, le rouge du sol, le bleu du ciel, le blanc des étoffes sont gris ; seul le noir de la peau des nègres est tout à la fois véronèse, violet, rose, et bleu à la façon d’un bouquet de pivoines d’iris et de lilas.


10 mars.

Faute de lune, les porteurs s’éclairent avec des torches pour sortir de Kérouané à 3 heures du matin. Mais cette lumière théâtrale est insuffisante pour rendre praticable une route étroite élevée au-dessus d’un double remblai. Un homme tombe dans le petit ravin avec une malle. Il a un genou, un coude très endommagés. Mais la promesse de l’oindre de teinture d’iode le ranime. Cela lui produit le même effet qu’une gorgée d’eau-de-vie. Et il faut que je paie une tournée, non d’eau-de-vie, mais de teinture d’iode, à tous les autres porteurs ou du moins que j’en arrose quelque région de leurs pieds nus meurtris. Leurs grimaces se corrigent au cours de l’opération en extases de saints. La teinture d’iode est un nouveau dieu chez les noirs.

Depuis Kankan, j’ai souvent rencontré, près des villages, de petites processions de jeunes filles et de jeunes garçons circoncis. Si j’étais un ethnographe j’aurais été ravie de ces rencontres. J’aurais décrit l’ample robe couleur de rouille et le bonnet pittoresque des seconds ; j’aurais mesuré l’épaisseur du bandeau et la longueur du pagne qui ceignent les hanches et le front des premières. J’aurais insisté sur le sens des insensibles claudications et balancements et j’aurais distingué entre les hochets bruissants que secouent filles ou garçons, d’un geste bref de leurs mains fines, pour rythmer le chant rituel. Surtout à cette occasion, j’aurais rappelé avec joie tous les détails des abstinences, souffrances ou kermesses des grandes fêtes populaires de la circoncision chez les nègres, triomphe de l’ethnographie.

Mais je n’aime pas l’ethnographie. Je l’aimerais si elle n’était qu’une science, même inexacte, comme les autres. Mais elle est un art de trahir les peuples pour les diviser, pire que l’histoire. Donner la vie de quelques individus pour la vie de tous, c’est la tromperie de l’histoire. Donner les formes collectives de la vie d’un peuple, pour ce peuple lui-même, c’est la trahison bien plus grave de l’ethnographie. Elle nous montre la chaine et le collier d’un chien en nous disant : ceci est un chien ; le cachot d’un prisonnier en nous disant : ceci est un prisonnier ; une pelote de ficelle en nous disant : ceci est une guirlande de fleurs et de fruits.

Les coloniaux ethnographes nous montrent les rites de la circoncision, tous les rites des sociétés nègres en nous disant : voici des nègres, voyez et touchez et reconnaissez que ce ne sont pas là des hommes !

Certes, les chaînes des peuples sont jolies et l’on pourrait bien les collectionner, mais dans une seule vitrine, par ordre de splendeur, et non par pays. Les rites de la circoncision et ceux de la communion catholique sont fort beaux. Ils sont des colliers, des licous gracieux, de forme, de puissance diverses créés pour domestiquer les petits des hommes. Les sociétés sont des chasseresses. Elles ont forgé pour dompter les êtres humains des harnachements qui épousent les formes de leurs âmes très étroitement. Mais il ne faut pas laisser dire qu’ils les représentent, car c’est le contraire. Il ne faut pas laisser les coloniaux dire en montrant les danses collectives de la circoncision : voilà ce qu’est l’amour chez les noirs, puisqu’elles président à sa ruine. Elles substituent à son jeu naïf des décisions d’emprunt, elles le dénaturent en le figurant.


11 et 12 mars.

Nous montons toujours depuis Kérouané et nous sentons déjà le changement du régime atmosphérique. Deux étapes avant Beyla : deux tornades, qui inaugurent la saison des pluies. D’intensité variable, elle durera longtemps cette saison, jusqu’en décembre. Au Soudan d’où je viens, au contraire, la saison des pluies finit tôt : octobre ; et commence tard : juillet. C’est donc la première fois que je vois pleuvoir depuis plusieurs mois et il me semble que c’est la première fois aussi que je respire à fond. À l’atmosphère sèche, je ne m’étais jamais abandonnée complètement, la vie m’y semblait un peu artificielle, je m’y sentais coloniale ; maintenant l’air, le goût de l’air m’est familier, la lumière aussi, et la température. Hier en plein jour j’ai escaladé la colline abrupte en face de ma case. J’ai erré seule sur un plateau pierreux assez semblable aux causses du Tarn. Je me suis couchée pour mieux voir les nuages noirs et cuivrés tournoyer au-dessus de ma tête comme des aigles. De toute la longueur de mes bras nus j’ai goûté la fraîcheur de petites herbes rares. J’avais envie de me rouler pour me mouiller mieux. Je pouvais le faire, j’étais seule. D’ailleurs des noirs m’eussent-ils vue qu’ils auraient pensé sans trouble : les femmes blanches, quand elles se promènent seules, se roulent dans l’herbe. Et c’eût été tout de même plus véridique que l’ethnographie.

Pendant une halte de mes hamacaires, je vais étudier les termitières au bord de la route. Celles d’ici ne ressemblent pas à des cèpes,
VILLAGE INDIGÈNE (NOCTURNE)
comme dans les plaines, elles évoquent des massifs de petites alpes qui seraient à l’usage des classes d’enfants, chacun étant pourvu d’un mont Gaurisankar, d’un mont Elbrouz et d’un mont Blanc. D’une baguette, je frappe ces pics d’argile pour en éprouver le durcissement. Le temps d’apercevoir un serpentement gris, d’entendre un cri de mes porteurs, je ne vois plus rien. Il parait que j’ai dérangé un serpent minute, prompt à donner la mort comme son nom l’indique. J’en éprouverai peut-être de l’émoi plus tard ; mais aujourd’hui, auprès de ces montagnes, joujoux, je crois à un serpent pour rire.


13 mars.

Beyla. — Deux villages indigènes au milieu d’un cirque de montagnes peu élevées et entièrement dépourvues d’arbres et d’arbrisseaux.

— Toute cette étendue sera aussi verdoyante dans un mois, qu’une Normandie, me dit l’administrateur.

Normandie sans vaches, ou presque, et dont l’herbe produirait un foin singulier. Elle est composée de roseaux fins mais qui s’allongent tant qu’ils cacheront des buffles l’hiver et flamberont l’été comme du pétrole. C’est à cette nature d’herbes, si on peut dire, que tient sans doute la persistance du déboisement. Ouvrages d’hommes disparus, — personne ne peut me dire de quels hommes, — cette disparition totale des arbres dans une région si bien arrosée, si proche de la grande forêt, est un phénomène qui attriste comme une déchéance, une sénilité.

Artificiellement un petit parc a été créé pour orner l’esplanade où sont bâties sur un côteau les résidences des fonctionnaires blancs : administrateur, adjoint, trésorier et les cases des services administratifs. Ce sont des bâtiments à un seul étage, longs, blanchis à la chaux, pourvus d’une vérandah et couverts de paille.

Inévitables fleurs décoratives des résidences : flamboyants, ibiscus, bougainvilléas, d’ailleurs importés. Fruits : beaucoup d’ananas et d’oranges.

Dans la campagne : du riz, du maïs, du fonio et, produit bien plus rare : d’excellentes pommes de terre.

Les trois Français sont mariés, ils se fréquentent étroitement et sont fort aimables ainsi que leurs femmes.

Vivre là, au-dessus des deux villages noirs, dans cette aire d’ombre, à trois ménages blancs, à six blancs, à quoi cela peut-il bien correspondre ?

À la vie de nos préfets ? Non, car les préfets dînent chez leurs administrés. À la vie de châtelains ? Non, car les châtelains vont à la messe avec leurs fermiers.

Les blancs restent à l’ombre, les noirs au soleil, ils ne se rencontrent que lorsqu’ils ont des réclamations à se faire et puis, c’est fini ; car ils ne se connaissent pas et ne veulent pas se connaître. Il vaut donc mieux se voir le moins possible car c’est tout de même une situation humiliante à la longue, que celle d’individus qui restent en présence, ne se connaissant pas, sans prendre une attitude. Quand deux animaux se rencontrent dans la forêt, ils prennent vite un parti. Ou bien ils se reconnaissent de la même famille et s’accueillent fraternellement, ou ils ne se reconnaissent pas et l’un des deux dévore l’autre.

Les noirs devraient donc dévorer les blancs à moins que ce ne soit l’inverse. À la vérité les blancs dévorent bien les noirs, mais à la dérobée, sans franchise, et c’est ce qui leur donne l’air si maussade. Ils ont l’air d’aigles enchaînés sur le toit d’une basse-cour.


14 mars.

Visité ce soir l’école ou plutôt le village des écoliers. Les enfants venus de campagnes distantes pour s’instruire au chef-lieu de cercle couchent ici, groupés dans des cases, loin de leur famille et vivent du riz qu’elle a fourni.

L’institutrice française est malade. Je suis arrivée après le départ des maîtres indigènes. Je ne dérange pas les gardiens, je m’adresse à deux des plus grands élèves, garçons d’une douzaine d’années, aux yeux vifs, et les prie de remplacer les maîtres pour la présentation des écoliers. Ils ne sont pas du tout embarrassés. Ce rôle improvisé semble même leur plaire. Ils ont bientôt fait de rassembler les enfants et de les grouper dans la cour par classes. Et c’est très joli. On dirait des carrés de jeunes plants d’arbustes, d’âge divers. Le carré des plus petits plants est le plus vaste. Je n’ai jamais vu autant de tout petits élèves dans les écoles, chez les Malinkés. Et je vois même des filles ; non seulement des mulâtresses, mais de vraies noires et qui parlent déjà bien le français, à six ou sept ans.

Les noirs, eux, songeraient-ils à connaître les blancs ?


15 mars.

Diankoro. — Premier village dans la direction de N’Zérécoré. Nous ne savons quel palais y choisir, mes nouveaux porteurs et moi. Partout de belles cases toutes neuves et désertes. Peu sont habitées. Un chef et des notables éplorés. Leur village est fini ! Le village, c’étaient eux, les Malinkés, de la race conquérante, avec leurs captifs tomas ou guerzés, hommes de la forêt anciennement pris à la guerre.

Les réclamations respectives des maîtres et des esclaves allaient au poste de Beyla. L’administrateur a fini par dire aux seconds : « Si vous n’êtes pas contents de vos maîtres allez-vous-en ; les Français ne reconnaissent pas l’esclavage. » Ils ne le savaient pas encore très bien. Ils sont partis. Ils ont abandonné les jolies cases qu’ils venaient de faire et sont allés à la recherche de leurs familles. Les maîtres, restés seuls, se lamentent et maudissent les Français, mais ils me disent :

— Nos captifs ne peuvent pas vivre sans nous, ils vont revenir.

Cela n’est pas sûr. Voici quelle est la nature de leurs litiges avec les captifs d’après les séances du tribunal indigène, dit de subdivision.

Premier cas. Un individu vient réclamer sa femme soi-disant infidèle. Il a, dit-il, versé 600 francs de dot pour l’épouser, il y a vingt-cinq ans, et elle l’a abandonné depuis quelques semaines.

Renseignements pris, non-seulement elle n’a jamais eu d’enfants avec lui, mais elle n’a jamais partagé sa couche. Il s’agit d’une esclave achetée en effet 600 francs mais qui, apprenant la libération générale, en a profité.

Deuxième cas. Un ancien captif libéré, Moriba, avait obtenu du chef de village, la promesse d’avoir sa fille Aoua, alors petite, en mariage. Il avait obtenu cette promesse un jour que le chef avait besoin d’argent pour acheter un cheval et caracoler. C’était en 1908. Il lui avait d’abord, devant témoins, donné 150 francs en guinzés[3], puis deux bœufs devant servir à l’achat du cheval ; plus tard encore il avait fourni une vache pleine et une génisse. Mais quand Moriba réclama la fille devenue pubère, il lui fut répondu : « Je suis un chef et tu n’es qu’en ancien captif, je ne te dois rien. »

À cette époque passait par le village une femme déjà mûre, captive nouvellement libérée qui s’en allait à Odienné (Côte d’Ivoire) pour y rechercher ses parents.

Le père d’Aoua lui offre une bonne hospitalité, la loge, la nourrit bien et la met en relations avec son créancier Moriba.

Le couple sympathise comme il l’espérait et finit par vivre dans une même case. Le rusé chef se réjouit déjà. Mais un beau jour la femme se souvient de sa famille, Moriba de sa fiancée, et ils veulent se quitter.

C’est alors que le chef ne veut pas laisser partir la femme, prétendant qu’elle est mariée avec Moriba.

Cela s’appelle vulgairement l’escroquerie au mariage avec substitution d’épouses, mais c’est un beau drame et les acteurs que j’ai vus avant-hier à l’audience étaient émouvants.

Le chef de village grand, maigre, figure longue, nez crochu, lèvres minces et teint cuivré, métis d’arabe, témoignait d’autant d’aisance dans la pratique de la tyrannie que dans la manière de draper son boubou de Karamoko[4]. Moriba, timide, ne serait sans doute pas venu là sans sa maîtresse qui le défendait. C’est elle, cette ancienne captive guerzée aux traits marqués, aux seins las, qui est l’héroïne de l’histoire. Elle seule n’a pas peur du chef, ses gestes droits et ses regards accusateurs le percent comme ses paroles. Il veut qu’elle s’avoue épouse légitime de Moriba : elle revendique avec véhémence l’illégitimité de son union, les droits de Moriba et leur liberté.


16 mars.

Boola. — J’ai précipité mon départ de Beyla pour arriver ici le jeudi, jour du marché célèbre, le plus grand marché de kolas de l’Afrique Occidentale.

Nous dépassons tout le long du chemin des marchands et leurs troupeaux de bœufs, des caravanes d’ânes, d’interminables processions de femmes surtout, aux têtes surmontées de multiples étages de calebasses neuves et enfin des porteurs de guinzés, monnaie locale en fer indigène extrait dans la région d’où je viens, et grossièrement forgé en tiges courtes, de poids égal.

Tous ces produits seront échangés cette après-midi contre des kolas et de l’huile de palme fournis par les peuples de la forêt lesquels ne peuvent élever de bœufs et sont avides de leur chair, sont privés de sel, ne cultivent pas les courges calebasses, savent transformer le fer des guinzés en outils de culture, mais n’exploitent pas les mines. Boola est la ligne de partage des eaux, des mœurs et des territoires situés sur les versants nord et sud du système montagneux guinéen.

C’est un carrefour aussi accessible aux indigènes de la Côte d’Ivoire, du Libéria, du Sierra Léone qu’à ceux de la Guinée et du Soudan français. Les Tomas sont les intermédiaires commerciaux des peuples de la forêt, les Dioulas sont ceux des peuples de la brousse.

Il faut gravir une côte pour accéder au village, mais, à l’arrivée sur le plateau, le regard se trouve encore arrêté par de très proches et abruptes montagnes nues comme des marbres ; marbres veinés de rose et de vert avec délicatesse, selon que la roche affleure ou que l’herbe, rare et pâle, la dissimule.

Entre le caravansérail rectangulaire, à plusieurs cloisons, où l’on m’installe, et le village, s’étend la place du fameux marché. Place d’élection, vaste, absolument plane, ornée plutôt qu’ombragée, par quelques fromagers trop élancés, sans doute par envie des sommets voisins. Elle est presque déserte quand nous arrivons à 10 heures ; mais c’est à ce moment que dans les chemins environnants s’enfle la crue des arrivants déversés depuis l’aube par tous les sentiers. À midi la place est totalement couverte et le garde cercle qui perçoit le droit d’entrée d’un sou par personne me dit que le nombre des participants sera d’environ trois mille. Les femmes sont de beaucoup les plus nombreuses et les plus actives. Les hommes se pavanent lentement au pourtour du plateau, s’accostent ou s’assoient, amplifiés par leurs boubous bleus ou rayés blanc et bleu. Nues à l’exception du court pagne de coton blanc qui leur ceint les reins et y fixe souvent leur bébé, les femmes sont affairées tel un grand troupeau de servantes massé au centre par leurs élégants bergers.

Si je disais que j’ai bien vu en France de grands marchés comme celui-là, je parlerais inexactement, car je peux dire que j’en ai vu souvent et de plus nombreux, mais je ne peux pas dire que je les ai bien vus ; je les ai toujours mal vus et bien entendus ; les hurlements des paysans et des animaux me mettaient en fuite. Je ne sais pourquoi je contemple ici la foule nègre tout à mon aise. Serait-elle silencieuse vraiment ? Ou se voit elle trop pour que je puisse l’entendre ?

Quand je cligne des yeux, je vois un lac sombre aux berges claires et rayées ; quand je les ouvre, je vois sur ce lac de courtes vagues satinées qui charrient du ciel sur leurs crêtes et de l’ombre dans leurs sillons. Ces vagues à leur tour agitent des embarcations rondes, orangées, d’allure singulière : ce sont les calebasses errantes ou groupées au gré des remous que forment les têtes des marchandes que l’on ne distingue pas.

Boola n’est pas un chef-lieu de cercle, je n’y rencontre pas d’Européens mais j’y reçois des visites de chefs, de notables, d’anciens tirailleurs et de trois fils de Samory, encore. J’en vois tant depuis mon arrivée en Guinée, de ces princes dépossédés qui viennent me rendre de faux hommages, que je suis tentée de douter de leur authenticité. Certes, ils se ressemblent, garçons ou filles : grands, distingués, mêmes traits, mêmes beaux yeux. On croirait plutôt qu’ils se collectionnent eux-mêmes dans la population malinké d’après leur physique. La vraisemblance de leur fraternité est trop criante. Je pense à une société de fils de Samory, de fils spirituels pratiquant son culte. Il ne leur manque plus qu’une bannière. Bannière ou insigne de camelots du Roi Noir.

On m’a offert du banghi, sève fermentée du ban, espèce de palmier-phénix indigène. C’est une boisson pétillante, assez semblable à du mauvais Champagne, quand elle est fraîche ; mais elle s’accroît vite en alcool. Le soir, à l’exception de mes porteurs, de Ghibi, et de quelques dioulas musulmans, les gens que je rencontre sont plus ou moins ivres.
FEMMES ET ENFANTS

Il est déjà 10 heures et je suis depuis longtemps couchée, quand mes porteurs me font demander par Ghibi. De quoi s’agit-il ? D’une affaire grave ? À cette heure-ci cela ressemble à une sédition. Je me rends parmi eux. C’est une plainte collective contre le chef de village qui leur a gravement manqué. Malgré vingt réclamations, il ne leur a donné qu’une natte pour douze porteurs. Ils sont scandalisés. Je pense les calmer en leur rappelant que le chef de village a été débordé par les exigences d’un jour de marché. Je ne fais que les irriter davantage.

— Comment tenir douze là-dessus ? répètent-ils d’un ton véhément en désignant la natte.

Ils sont fatigués et ils n’ont pu se reposer encore. Ils sont tous debout. Moi, je regarde successivement cette vieille natte, feuille de paille tressée d’un millimètre d’épaisseur ; puis la terre battue et bien balayée ; puis les hommes demi couverts de loques poussièreuses, et je ne comprends pas très bien. Alors, douze hommes ne pouvant tenir sur cette natte, il n’est pas possible que six d’entre eux, par exemple, se couchent à côté sur la terre battue ? Evidemment, pour moi, il n’existerait pas de différence entre ces deux sommiers : natte et terre battue ; mais il en existe une énorme pour eux, non d’élasticité, mais de luxe. Si pauvre que l’on soit, ici chacun a droit à une natte, comme en France, à un lit. La natte est une formule sacrée d’hospitalité. Priver de natte est une insulte qui indigne toute mon escorte. J’en suis atterrée autant qu’amusée, car dans le village, à cette heure-ci, tout ce qui n’est pas endormi est ivre : je n’en tirerai rien et il faut pourtant que ces malheureux dorment. Ghibi trouve une solution. Il leur donnera sa natte en prétendant qu’on en a mis deux dans sa case l’une sur l’autre par erreur. Un peu plus tard il prendra la mienne qui me sert de descente de lit.

Dans la journée, j’avais eu une aventure. Un homme, un Malinké étranger au village, m’avait regardée tandis que je faisais une aquarelle. Puis il s’était assis à quelques pas de moi et ne m’avait plus quittée de la soirée. À qui de nous deux pensait-il ? À moi, ou à l’aquarelle ? Il ne nous regardait plus ni l’une ni l’autre. Quand la foule se dispersa, des gamins tentèrent de m’aborder, mais je les en dissuadai d’un geste. Dans un tel lieu, autoriser un seul badaud, ce serait en attirer des centaines. Mais j’ai eu tort de faire ce geste à cause de mon gardien, de mon ami, de mon dogue plutôt. À peine a-t-il aperçu mon mouvement, que l’approche de gamins le rend furieux. Il les insulte. Il leur lance des pierres, s’ils tardent à fuir. Quelques-uns sont touchés et crient. Est-ce qu’il devient fou ? J’appelle Ghibi pour qu’il le raisonne. Ghibi me dit : « Il y a des hommes comme cela ici ; s’ils pensent quelque chose, ils pensent rien que ça. Ils oublient tout. S’ils pensent trop pour toi, comme celui-là, ils vont tout tuer pour toi si tu veux. »


17 mars.

En quittant Boola à l’aube, j’apprends avec joie que nous atteindrons la forêt ce matin. Depuis que j’ai fréquenté en France des tirailleurs tomas et kissiens, depuis cinq ans je pense à elle et à son peuple. Cependant elle semblait jusqu’ici reculer toujours davantage devant moi, comme un mirage, et pendant ces dernières années, plus que jamais. À la sortie de Kankan vers Kérouané,j’avais trouvé encore de la fraîcheur et de grands arbres. Ils se sont clairsemés, rabougris, jusqu’à la nudité horrible de Beyla, de cette Suisse sans sapins, ni vaches, jusqu’à Boola, cet escalier poli. Maintenant nous redescendons vers une vallée. Des systèmes montagneux, courant de l’est à l’ouest la barrent plusieurs fois, et comme nous faisons du sud, on dirait de bûches taquines, parallèles, posées en travers de notre course de fourmis.

Nous ne rencontrons encore que peu d’arbres, mais ce sont du moins de vrais arbres et non ce qu’on nomme ainsi dans la brousse, ces tristes lichens, ces pâles éponges que le ciel tour à tour gorge d’eau ou dessèche. Ici l’arbre sent l’arbre, l’haleine, l’aisselle d’arbre. C’est par lui et pour lui qu’absorbées et suées dans un rythme égal se meuvent ces vapeurs d’eau électrisées, bruines tièdes qui m’envahissent et chatouillent mes cils. Ici l’arbre est un être puissant, un animal. Tel un éléphant, on le surprend les pieds dans le marigot et, quand on passe, il vous vaporise de l’eau au visage. Voici des groupes de ces arbres qui s’élargissent, formant des troupeaux. Et puis c’est la forêt elle-même. Elle m’apparait revêtant une belle montagne à triple sommet.

Je l’ai reconnue aussitôt. Ce n’est pas à sa ressemblance avec les descriptions que j’en ai lues que je la reconnais, mais à la nouveauté de ses apparences. Même de loin, elle diffère essentiellement de tout ce que j’ai vu jusqu’ici. Habituée que je suis à la banalité des paysages de brousse où je m’endormais, l’étrangeté de ses proportions me secoue, m’étonne, me surexcite comme l’irruption soudaine du merveilleux dans le familier. Je ne serais pas plus troublée en France, si, me promenant au bord de la Seine, Paris m’apparaissait tout à coup bâti, non de maisons, mais de cathédrales. La montagne qui est devant moi est entièrement plantée non pas d’arbres, mais de monuments de verdure qui ignorent les arbres tels qu’on les connaît.

Je fais demander aux porteurs par mon garde-cercle et interprète la direction, à vol d’oiseau, de N’Zérécoré. Elle coupe la crête attirante. Je leur nomme ensuite les étapes inscrites par l’administrateur. Ils m’en indiquent l’échelonnement vers l’est, sur des montagnes dénudées.

— C’est la meilleure route, disent-ils, que le commandant a indiquée, c’est la nouvelle et la moins dure, mais c’est la plus longue.

Je préférerais camper huit jours où je suis, plutôt que de perdre la vue de la forêt, et les porteurs préfèreraient crever dans l’effort de hisser leurs charges en d’âpres chemins plutôt que de ne pas bénéficier du raccourci que je leur offre. Nos passions coïncident donc et nous amènent bientôt au pied de la montagne de Kaviata.

Le seuil de la forêt est gardé par des papillons. Les plus grands sont bleu céruléum et noir et le revers de leurs ailes est ocellé de nacre ; les plus petits sont orangés. C’est au-dessus d’un ruisselet qu’ils vont et viennent activement, en vols pressés. On dirait qu’ils ne s’agitent que pour faire vibrer leurs couleurs, pour les changer en flamboiement, car ils ne se posent même pas. Sans doute absorbent-ils une émanation, imperceptible pour nos sens, qui leur communique cette effervescence extrême ?

Tout de suite le sentier est devenu impraticable à mes hamacaires et je ne le regrette pas. Je suis ravie d’escalader moi-même les marches inégales formées par les grosses racines qui courent parmi les pierres ou se nouent luisantes et musclées, sur le sol humide, comme des serpents.

Et d’ailleurs, je ne suis nullement pressée. Ne suis-je pas arrivée ? L’écran vert doré des feuillages m’a déjà invitée à quitter mon casque et à libérer mes regards dans le demi-jour nuancé. Mais c’est surtout moralement que je m’abandonne. La longue tension de toute ma volonté vers des arbres neufs, vers un peuple d’arbres échappé à la tyrannie des hommes et des feux de brousse, vers un peuple d’arbres qui se gouverne seul, cette volonté a enfin abouti et peut se détendre. À peine griffée par notre étroit sentier zigzagant, c’est bien la fleur de la forêt que je touche, aussi délicate que le velours des prunes. Je touche de tous mes sens la forêt avec sa fleur et elle se laisse toucher, admirer, aimer ; elle est aimable et familière et cela surprend de la part d’une belle vierge étrangère. J’en ai les mains un peu tremblantes et moites. Mais elle est toute souriante. Elle est telle que certains de ses habitants que j’ai vus en France : nullement sauvage. Les forêts voisines des plaines du sud sont, me dit-on, austères ; leurs dômes épais ne laissent ni filtrer les rayons du soleil, ni paraître les oiseaux : aucune vie. Beaucoup, on l’a assez dit, ressemblent à des temples antiques à colonnades. Celle que je vois ressemble bien si l’on veut à une haute nef gothique, mais trop haute, injurieuse au ciel de Dieu, d’un style trop flamboyant, si décadent que les piliers ondulent comme des femmes et des serpents, que les nervures de voûte vont nouer trop haut des lustres, que les vitraux laissent passer trop de diamants bleus par les rosaces noires des branches. Cela n’est pas du tout grave et religieux, et les orgues sont trop légères : des flûtes, des trilles d’oiseaux s’espacent dans de permanents trémolos d’insectes. La forêt de Kaviata n’enferme pas les Évangiles, c’est une église de Satan ; elle se convulsé, elle danse. Les forêts de plaines ne dansent pas : elles s’étendent, immobiles comme des dogmes ; mais les forêts de montagnes se meuvent, s’émeuvent, et leurs ivresses disjoignent leurs voûtes. Que c’est joli une cathédrale qui danse le sabbat ! Les ornements des chapiteaux, de l’autel et de la chaire et les sujets des peintures se détachent et se déplacent, s’enroulent autour des piliers s’envolent ou traînent ; ce sont ces lianes vertes, noires ou fleuries que l’on voit partout, écharpes parfumées que mes mains saisissent.

Vraiment, si j’avais pu moi-même élever un temple à Dieu, à l’Inconnaissable, à l’Absurde, je l’aurais bien construit dans ce style-là, ni austère, ni menaçant, essentiellement cahotant et croulant, sans nulle apparence de solidité surtout ; élancé vers l’infini mais en jets de mousse.

Et ma proportion dans cet édifice correspond aussi à mon sentiment. Elle est symbolique de l’importance de ma personne et du rôle que j’ai ici. Le génie de la forêt de Kaviata qui m’a accueillie a beaucoup d’esprit. Il m’a donné pour toute escorte, une escorte de papillons. Guerriers trop petits ? Mais non. Je regarde à quelques pas devant moi mes porteurs coiffés de mes malles et leurs compagnons ailés. Sous le jaillissement colossal des verdures ils ne forment avec eux qu’un même groupe, car dans une même petitesse, on les confond.


Midi.

Nous avons surpris le village guerzé ; puisque nous devions prendre l’autre route, on ne nous attendait pas ici, on n’y attend plus de Français. Le caravansérail est donc laissé à l’abandon. Il pleut en plusieurs places de ma case, à l’heure de la tornade, à 2 heures, et j’ai de la peine à abriter mon lit. Je ne peux toutefois apercevoir les fissures de mon toit de paille, je ne peux même en apercevoir l’armature de nervures de ban. Le ciel de mon lit et de toute ma case est bien ténébreux ; ce sont d’amples toiles d’araignées qui le drapent dans tous les sens, à l’italienne. Mais pourquoi sont-elles si noires ? C’est un peu funèbre. Cette case a dû servir de cuisine ; je ne le demande pas au chef de village ; il serait capable de faire convoquer, du bout d’une branche, les araignées intéressées pour qu’elles s’expliquent, et je préfère qu’elles dorment.

Après la pluie je vais me promener toute seule dans le village assombri déjà par le crépuscule et silencieux. Personne ne fuit à ma vue, mais personne non plus ne me fête. J’ai déjà remarqué plusieurs fois au cours de mon voyage que lorsqu’une population n’était pas invitée à l’avance à se réjouir de ma venue, elle y renonçait facilement. L’enthousiasme, sinon la crainte, ne semble pas un produit nègre spontané au contact du blanc. C’est un produit normal de culture. La semence doit en être apportée par un courrier essoufflé ; le chef la répand, le voyageur la récolte. En vingt quatre heures, une magnifique gerbe d’enthousiasme peut mûrir ici. Aujourd’hui, pourquoi ces gens s’enthousiasmeraient-ils ? À tout hommage, il faut une adresse. Or on ne leur a pas dit à quel personnage civil ou militaire, masculin, féminin ou neutre ils ont affaire. Avec une profonde sagesse, ils se tiennent coi. Les Guerzés s’abstiennent d’agitation par sagesse comme les Malinkés de Kankan, à Boola, s’abstenaient par lassitude. Le garde-cercle m’assure qu’aucune femme française n’est encore passée ici, mais, faute d’être désignée comme objet de curiosité, les gens ne me trouvent pas plus singulière que le lieutenant du poste. Ils se contentent de me regarder à mon passage. Plus craintives, les femmes, occupées à filer sous l’étroite vérandah circulaire de leur case lèvent à peine les yeux vers moi ; les hommes, plus instruits, me saluent tous militairement c’est-à-dire qu’ils dressent dans la région de leur oreille droite une patte aux doigts écartés et raidis par une vague inquiétude.

Ma monnaie de circulation est le sourire, car je ne connais même pas un mot de langue guerzé. Je souris en désignant une chaise de chef dont le siège en bois poli massif, constellé de clous de cuivre, n’est élevé que de dix centimètres au-dessus du sol. On me la donne à examiner. Avec le même sourire j’indique l’ouverture d’une case où l’on m’invite à entrer ; elle est nue et propre. Je tends les bras à une enfant de deux ou trois ans qu’on me laisse prendre, mais qui, elle, ne se laisse pas prendre. Elle se met à crier à l’approche de mon visage comme si elle voyait le diable, car ici les diables sont blancs. Je ris et la mère rit aussi avec les autres femmes. Je montre une pièce de cinq sous à l’enfant ; elle l’empoigne, son visage redevient lisse et ses larmes hésitent au bord des cils. C’est une scène bien banale de chez nous.

J’observe que les objets usuels sont ici très délicats et légers, ce qui fait contraste avec leurs auteurs. Les Guerzés ont généralement des formes lourdes : gros mollets, grosses croupes, grosses têtes, d’ailleurs joviales. Ceux qui sont jeunes ou pauvres sont nus à l’exception d’un cache-sexe fait d’une étroite bande de coton rayé. Les notables portent le boubou traditionnel lequel, ici, paraît toujours plus drapé qu’ailleurs par suite de l’effet des rayures verticales de l’étoffe : blanc sur bleu foncé, bleu sur blanc. Les femmes, comme toutes les Africaines noires des campagnes, ne portent que le pagne blanc et court qui les couvre
N’ZÉRECO RÉ — JOUR DE RECRUTEMENT
des hanches aux genoux. Je remarque celles qui reviennent du marigot : leur tête est chargée d’une grande jarre noire très pansue, ceinturée d’un dessin de damier aux compartiments larges. Une argile blanche coulée dans les sillons de cette gravure en fait jouer le dessin. C’est d’un art grave et luxueux et les femmes elles-mêmes sont graves et luxueuses quand elles les portent. Auprès de leurs maris vêtus d’étoffes rayées et drapées, elles étonnent. Elles ne semblent pas être des animaux de la même espèce ou des bibelots de la même époque. La femme est restée égyptienne, l’homme est médiéval. Ici, comme ailleurs, ils n’ont pas marché la main dans la main.


18, 19 mars.

Dans tous les nouveaux villages guerzés on me fête depuis que l’administration a retrouvé ma trace. La plupart des chefs de province et de village sont absents, cependant, ainsi que leur suite, car ils ont dû emmener la jeunesse virile au conseil de révision qui siège au chef-lieu de cercle, celui, militaire encore, de N’Zérécoré. Mais ils ont chargé de m’accueillir et de les excuser, des personnes de leur famille, fils ou frères. Ceux-ci viennent au-devant de moi à plusieurs kilomètres de leur village avec les musiciens et les vieilles danseuses, pour me souhaiter la bienvenue.

Les musiciens jouent du tam-tam, de la guitare, de la corne de koba, instrument à vent, et les vieilles femmes se servent de petits instruments en fer et de sonnailles, comme ici de triangles et de castagnettes et elles dansent en chantant.

On se fait à tout. Je me fais à l’étrange privilège de voir s’évertuer aux côtés de mon hamac des danseuses sexagénaires dont aucun détail de déchéance physique ne peut m’échapper, car elles ne portent qu’un minimum de pagne, enroulé autour du bassin. Je peux contempler à loisir sur leur face, leur thorax, leur ventre, la peau, maintenant ballante, qui contint des joues, des muscles, des seins, qui dissimula des bébés.

C’est une des inventions des sociétés nègres qui surprennent le plus, cette utilisation des vieilles femmes, c’est-à-dire de la laideur, pour figurer la gaité et la tendresse des accueils. Ici, plus qu’ailleurs encore en pays nègre, règne le culte des ancêtres : c’est beau d’être vieux. Il suffit qu’une femme soit vieille pour qu’elle soit toute désignée pour figurer la joie et l’amour. En pays malinké on voit danser de jeunes griottes[5] : ici, rien que des vieilles. Les jeunes filles qui sont là envient peut-être les peaux de leurs mères qui sont un témoignage de leurs victoires sociales : le travail et l’enfantement. Plus elles sont fripées et plus elles sont glorieuses, comme les drapeaux. Les braves Guerzés ont envoyé à ma rencontre la fleur de la vieillesse, ce qu’ils ont de plus beau. Ils ne sauraient offrir de mieux que leurs morts, et, s’ils pouvaient, ils m’accueilleraient par une danse de squelettes dont ils seraient fiers et je devrais me trouver très aise et infiniment honorée.

D’anciens tirailleurs sont venus me saluer. Ils sont de retour de France et libérés depuis 1919. Je leur pose à chacun les questions d’usage :

— Tu es content d’avoir retrouvé ta famille ? Combien as-tu de femmes ? Combien d’enfants ? As-tu récolté beaucoup de riz ?

Ils font tous la même réponse, ou presque tous :

— Je suis content pour travailler lougan de mon père (ou de mon grand père) mais pas encore gagné petits, pas encore marié. Mon père il m’a pas donné la femme encore ; peut-être il va acheter cette l’année ou l’année prochaine. Mais pour ça c’est pas le garçon qui peut demander à son père, c’est le père qui doit donner, quand il est content pour donner.


20 mars.

À Gouecké une population plus dense et plus chaude que dans les précédents villages m’escorte et m’acclame ; c’est un ancien poste militaire. Il y a peu d’années il fut témoin d’actions sanglantes entre noirs et blancs, c’est sans doute pour cela que la joie y est plus démonstrative qu’ailleurs. Les récents massacrés noirs, convertis à la dévotion des blancs ont une ardeur de néophites. Il ne s’agit pas en effet de vaincus heureux d’être soumis à la domination de vainqueurs, ce serait leur faire injure ; il est honteux, pour tous les hommes, de se soumettre. Quand des hommes noirs sont vaincus par d’autres hommes noirs, ils les haïssent. Les Soussous haïssent les Peulhs, les Kissiens et les Tomas haïssent les Malinkés. Mais quand les hommes noirs sont vaincus par des hommes blancs, ils le sont par une couleur, par une abstraction, et c’est un phénomène divin qu’il est raisonnable d’adorer, du moins pendant un certain temps.

Arrivée dans le village, je me trouve soudain au centre d’un cirque de foule aux parois épaisses ; il n’est rien resté dans les cases, ni un vieillard, ni un enfant. De la plus petite taille à la plus grande, des êtres de tous les âges forment d’insensibles gradins qui sont des têtes noires superposées.

Autour de moi sautillent les aïeules qui ont encore des tendons à leurs os. Comme j’ai pris conscience de la beauté du rôle que m’assigne ici ma couleur de peau, je reste paisiblement immobile, offerte à la dévotion générale. Je n’ai pas à parler, je n’ai pas à sourire, je n’ai pas à penser, je n’ai qu’à être blanche, comme le soleil à briller. Un vainqueur paraît toujours magnanime quand il ne frappe pas, même s’il sommeille.

Je m’éveille pourtant à regarder mon peuple. C’est un peuple d’art, épris de symétrie, d’équilibre, qui semble lui-même en bois nuancé et poli comme ses œuvres sculpturales. Les coiffures de femmes tressées et élevées en casques au triple cimier, les tatouages géométriques, les quelques raies bleues ou blanches qui ornent les fronts ou les pommettes de quelques personnes, rappellent leurs relations intimes avec les fétiches que nous connaissons. On m’apprend que les individus qui ont le corps décoré d’argile blanche viennent de participer à la fête des serpents sacrés. Ils leur ont offert comme à moi des poulets blancs. Le devoir de politesse de tous les serpents et gouvernants sacrés est d’accepter les poulets offerts, car cela est de bon augure pour le village et j’ai rempli ce simple devoir. Mais on m’offre en outre une chèvre et un mouton et cela m’encombre et me ruine, car pourvue de deux mains aptes à rendre les cadeaux autant qu’à les prendre, je ne peux tout de même pas me comporter absolument comme les serpents.

Dans l’après midi, le capitaine commandant le cercle de N’Zérécoré m’a fait enlever, ainsi que mes bagages, par des hamacaires et des porteurs neufs. Les miens qui ont fait ce matin vingt-cinq kilomètres en feront bien autant, déchargés, ce soir, car l’essentiel pour eux est d’atteindre au plus vite le poste et de s’en retourner chez eux, à Beyla. Ils y retourneraient même dès à présent sans être payés si on leur en laissait le choix ; le prix d’un franc par jour, tarif général des colonies pour le portage masque mal la prestation.

J’ai rejoint le capitaine, sa femme, son lieutenant, ses sous-officiers, ses interprètes, ses chefs de province et leur armée de jeunes garçons dans un village où s’est faite leur concentration, en vue des journées du recrutement. Le docteur est déjà arrivé de Macenta à N’Zérécoré et nous le rejoindrons ce soir. Les hamacs des dames sont placés en tête de l’armée, ou du moins le capitaine le commande ainsi, mais il n’en est rien. En éclaireurs ou en hérauts, un grand nombre d’hommes nous précède. Nous flottons en réalité dans nos nacelles suspendues, sur une mer de coureurs noirs. Quelle mer agitée et bruyante ! Cris d’acclamation, cris d’excitation, mouvements de corps demi-nus, de boubous amples unis ou rayés, de lances et autres attributs des chefs, car tout le monde est forcé de courir entraîné par les hamacaires qui se relaient sans cesse. C’est une belle tempête que je vois où se heurtent des formes et des couleurs puissantes, mais qui, ô prodige ! n’agite pas du tout nos hamacs. Les Guerzés savent l’art de porter que les Malinkés ignorent. Si ce n’était le bruit des voix et l’éclat du spectacle, je pourrais dormir.


Du 20 mars au 2 avril.

N’Zérécoré, sur un plateau. Pas de vue : c’est une clairière artificielle, une longue fosse de lumière creusée dans la forêt épaisse et noire. Au centre, soigneusement aplani, un rectangle vert s’orne des rubans roses capricieux que font sur l’herbe courte les sentiers fréquentés. À l’est du rectangle, sur une éminence, le village indigène. À l’ouest le camp des tirailleurs. Sur l’un des deux longs côtés du rectangle, bien alignées, les cases carrées des services administratifs et leurs jardins fleuris. Seul, faisant face, le potager français arrosé par un cours d’eau.

Le territoire de N’Zérécoré s’enfonce comme une encoche entre les forêts vierges de la Côte d’Ivoire et du Libéria, mais son chef-lieu ressemble beaucoup à la roseraie du parc de Bagatelle, au Bois de Boulogne. Toutefois j’y remarque le changement de quelques pièces de végétation, notamment des roses, remplacées par des fleurs plus rares.

Le jour où je suis arrivée étant celui du recrutement, le rectangle vert était planté de haies mobiles blanches, jaunes, bleues, noires des nouveaux groupes d’arrivants. Et aussi de vastes massifs de chefs et de notables attentifs à épanouir, assis, les plis de leurs amples boubous de luxe.

Trois jours après, à la clôture des opérations, le décor s’accrut d’une gerbe d’Européens en toile blanche, occupés au lancement d’une montgolfière jaune, orange et lilas. Lorsque le ballon s’éleva, attirant vers le ciel toutes les faces des spectateurs indigènes, on eût dit de plates-bandes d’anémones aux mille cœurs noirs.

Les jours suivants un nouveau décor remplace les autres, plus prestigieux encore. C’est le tam-tam indigène de la région où dansent de jeunes garçons de douze à quinze ans et des nioumous ou sorciers échassiers.

Les petits danseurs au nombre de cinq ou six évoluent entre les échasses des nioumous ou autour d’eux. Ils sont nus à l’exception d’une épaisse jupe de fines fibres rouges de bambou les couvrant jusqu’à mi-cuisse, de bretelles en cuir violet ornées de clochettes, de bracelets de coude et de jarret brodés de grelots, et de deux longues plumes d’aigle savamment courbées en arrière comme des antennes qu’ils fixent dans le cimier de cheveux tressés, réservé sur leurs fronts tondus. Leurs visages sont fardés de brun rouge autour des yeux et zébrés de deux traits blancs sur les pommettes. Une étroite et longue écharpe indigo leur sert à appuyer et à préciser les différents angles que font leurs bras avec leur corps. Mais rarement s’écartent leurs pieds, sinon d’avant en arrière, rarement ils s’élèvent pour des bonds ; presque toujours ils frappent le sol de très près, des pointes et du talon et des bords de la plante. Les pieds semblent s’occuper au jeu de tam-tam, non à la danse. Le danseur nègre est tel qu’un arbre qui plonge aux sources du rythme ses racines et livre au vent de la danse ses branches. Les reins des frêles garçons se creusent, leurs jupes se gonflent, leurs bras s’abattent ou s’étendent, leur tête s’incline jusqu’au thorax ou se renverse dans leur dos, la double plume de leur coiffure effleurant leur croupe, mais toujours leurs pieds, fixés au clavier, les empêchent de s’envoler.

Les nioumous échassiers sont des danseurs géants d’une folle élégance qui mesurent près de trois fois la taille d’un homme de la pointe de leurs échasses à l’extrémité de leurs hauts bonnets emplumés. Lorsque Ghibi les a aperçus il m’a dit avec effroi : « De quel pays qu’ils viennent les hommes faits comme ces grands-là ? » Il a été bien rassuré d’apprendre qu’ils étaient des hommes faits comme lui, mais dissimulés dans une architecture. Autrefois, d’après les dires de l’interprète, les habitants des villages croyaient aussi que ces êtres étranges étaient d’essence surnaturelle. Féticheurs affiliés à des sociétés secrètes, ils terrorisaient autant par leurs apparences que par les actes dont on les supposait auteurs. Déchus maintenant, ils viennent danser les jours de fête devant la case de l’administrateur français, comme des griots.

Ils dansent à l’aise sur l’esplanade, mais les spectateurs ne peuvent pas former autour d’eux le cercle qui enferme ailleurs, les banals tam-tams. Il faut de l’espace aux fantaisistes évolutions de ces obélisques humaines. La foule dont je fais partie borne leurs ébats d’un côté, arrondie en croissant de lune, et des danseurs s’essaiment devant nous en constellations. L’orchestre est auprès de moi. Pas de balafon ici ; des mandolines au ventre énorme, orangé et poli, au long manche, des violes étroites, des cornes de koba, des triangles et castagnettes indigènes, des tam-tams quadruples.

J’ai conscience, certes, à l’audition des ensembles, d’une science et d’une complexité de rythmes peut-être plus grandes qu’en d’autres pays, même nègres, mais je ne saurais rien noter, faute d’éducation spéciale. Il me faut donc passivement me laisser pétrir par les assauts des sons, tandis que j’observe leurs effets sur les artistes.

Les nioumous sont des acrobates merveilleux. Sans appui, sans balancier, ils écartent les extrémités de leurs échasses, les rapprochent ou les croisent. Parfois, ils plongent du buste en avant de telle sorte que l’extrémité de leur long bonnet menace la foule qui crie ; puis, brusquement, ils se renversent en arrière. D’autres fois ils vont, déhanchés et sautillants faisant mousser leur jupe de fibres ou courent à travers les rangs de figurants nus étendus sur le sol. Enfin, ils se laissent tomber par terre pliés en deux à hauteur des genoux leur face en velours noir tournée vers le ciel : c’est la mort du nioumou. Et il y a sa résurrection : il se traîne un peu, et savamment se hisse, se redresse et s’enfuit à grands écarts d’échasses.

En somme les phases de leur pantomime sont celles que nous utilisons : l’offrande des formes, coquette, puis frénétique jusqu’à la chute, à la mort, ou à la fuite, et ils usent des mêmes moyens de séduction que nos ballerines puisqu’ils font des pointes exaspérément et que leurs jupes de fibres rouges s’envolent aussi autour d’eux comme du tulle. Mais ils dansent sans pieds, sans mains, sans visage, sans aucune des apparences du corps humain, et c’est ce qui les distingue de nos étoiles.

Leur visage est caché par un loup en résille noire qui moule leur front et qui s’orne de deux mignonnes boules : la bouche, le nez, et d’un flot de longs rubans : la barbiche.

Un hennin démesuré, rouge et bleu, clouté d’argent, hérissé d’aigrettes, frangé, en ruche, de petits coquillages blancs, surmonte ce masque noir impassible. Une étoffe rayée bleu et noir couvre le buste et se déploie latéralement en ailerons larges où s’annule la forme des bras et des mains. La même étoffe, bien tendue de l’extrémité de l’échasse à la jupe, dissimule bien la présence de jambes. Quand les nioumous simulent la colère, en brandissant l’insigne de la puissance, le sceptre indigène à franges rouges, ce sceptre s’agite au bout des ailerons, faute de mains visibles, comme s’il y était épinglé.

Ainsi, à l’inverse des danseurs grecs dont les draperies même glorifiaient les formes du corps humain en les soulignant, ceux de N’Zérécoré ne cherchent qu’à les supprimer. Loin d’avoir la religion du nu, ils ont la passion esthétique de l’artificiel ; ils sont exactement dans l’expression du mouvement, ce que sont les fétiches dans la plastique sculpturale : une évocation de l’homme, profonde, mais ornementale ; une création et non pas une imitation de formes naturelles plus ou moins heureusement choisies.

Je pense à ce que j’ai lu dans différents récits de voyageurs à propos de danses africaines où des nègres gesticulent et se contorsionnent. De tels mots prêtent à confusion. Ils m’avaient suggéré un déchaînement de vie animale et j’aurais bien voulu voir cela. Or, c’est le contraire que je trouve. Tout, chez les nègres n’est qu’artifice et discipline, et plus j’avance dans la forêt, plus leurs modes de se mouvoir se révèlent fixes.

Les noirs ont le dégoût de la liberté, que d’ailleurs ils ignorent. Ils enferment dans des formules chorégraphiques d’un art fermé, même l’amour et la souffrance. L’obscénité elle-même n’appartient pas aux individus, elle devient un sacrement, une image de piété. Les femmes ici ont leurs tam-tams ; les hommes, les leurs, ainsi que leurs sociétés secrètes respectives et qui doivent s’ignorer. Certes la vie triomphe, mais c’est très difficilement. L’art a horreur de la réalité et c’est pourquoi les danseurs que je vois ne sont même plus des hommes, ni des femmes. Ces féticheurs ont effacé les formes de leur corps et ils ont pris une voix lointaine de jeunes garçons. Les petits danseurs juponnés déploient les mêmes grâces que les petites danseuses des pays malinkés. Des sens communs et nouveaux leur sont nés par la puissance de la musique, des sens artificiels d’androgyne.

Je songe, devant ces êtres, à ce que disait un peintre de mes amis, Henri Matisse, devant le pied d’un personnage de Michel-Ange : « C’est tout de même par trop un pied ! » Je songe à ce que disaient deux jeunes noirs africains que je rendis spectateurs ennuyés de danses d’Isadora Duncan et de son école : « Des femmes qui sautent, des femmes qui volent, ce n’est pas ça qui est danser. »


Il ne pleut guère depuis que je suis à N’Zérécoré mais il y a des journées chaudes et claires relativement, et des journées fraîches avec assez de brumes rampantes, le matin, pour effacer les troncs des palmiers et ne laisser apparaître que leurs bouquets de feuilles bleues dans un ciel blanc. Pour la première fois depuis que je suis en Afrique, je cherche ici, malgré moi, malgré la raison, l’emplacement de ma demeure possible. J’en ai parlé au capitaine et à sa femme qui sont très accueillants et simples et nous étudions ensemble des expositions. J’en ai parlé aussi à Ghibi, car il vaut que je l’interroge. Il est un étranger ici, comme moi, à près de mille kilomètres de son village, hors de sa langue et de ses coutumes, et il doit avoir des impressions qu’il est intéressant de confronter avec les miennes. Je lui fais donc connaître mes enthousiasmes et mes rêves ; mais il ne les partage pas. Il n’apprécie ni l’administration militaire, ni la fête du recrutement, ni la vie au poste, ni la forêt, ni la population guerzé et ses tam-tams : rien, si ce n’est l’humidité favorable à la culture. Ghibi n’a même pas pardonné au capitaine, depuis huit jours, l’étape de cinquante kilomètres qui nous porta par Gouecké jusqu’ici et qui comportait cependant un si beau déploiement de luxe indigène.

— Marche forcée comme celle-là, fait-il en secouant la tête, c’est le plaisir des capitaines. L’officier il ne peut pas regarder un homme marcher comme un homme ; même tu vas rester là pour vivre comme un homme, il a mal au cœur, il ne peut regarder rien que soldats. C’est pour ça, moi, j’ai laissé ma barbe autour de la figure, ici je ne rase plus et je tire bien pour faire un peu vieux ; le capitaine il ne voit pas les vieux, mais jeune, il me prendrait encore pour le service.

— Même après le Maroc, la guerre en France et ta libération ?

— Il dit bien qu’il prend pas. Mais si je suis trop joli soldat, peut-être il ne pourra pas tenir pour me prendre.

— Les garçons que nous avons vus ici l’autre jour au conseil de révision n’avaient pas aussi peur que toi du service.

— C’est parce que les militaires qui connaissent très bien les noirs ils ont fait une jolie fête pour ce jour-là. Tu n’a pas vu pourquoi les garçons que Monsieur Major a choisis étaient si contents ? Le capitaine les a fait passer tous devant tout le monde avec une jolie couverture dessous le bras et la chéchia neuve sur la tête ; alors, les autres garçons que le médecin n’a pas trouvé bons, étaient trop chagrins de rester tout nus. Les noirs ils aiment rien que l’habillement.

— Alors tu préfères l’administration civile de Sikasso ?

— C’est vrai que les commandants civils ne pensent pas aux soldats, mais ils pensent aux prisonniers. Prisonniers, c’est bon pour l’administrateur qui fait cultiver son jardin, comme en France. Mais prison c’est plus mauvais encore que service pour l’indigène. C’est pour ça, moi, je n’ai pas réclamé pour ma prime de démobilisation parce que j’ai pensé : peut-être si j’entre dans les bureaux, on trouvera quelque chose à dire pour me garder prisonnier. C’est mieux rester dans mon village, parce que celui comme moi qui ne sait rien, si quelqu’un blanc le voit, il est pris. Si c’était pas pour venir avec vous, jamais j’aurais quitté de chez moi. Ici, les noirs aussi sont mauvais, ils mangent les hommes. Celui de mon pays qui vient ici tout seul, les Manons, les Guerzés le mangent. Les hommes d’ici, ils ne peuvent pas voir vivant l’étranger.

Le Manon ne peut pas voir vivant l’étranger, l’administrateur ne peut pas voir libre l’indigène, le capitaine ne peut pas voir jeune le civil ! Décidément Ghibi, en tous lieux, comme les gazelles, a la sensation aussi nette que désagréable d’être une proie.

Le cas des Manons et Guerzés m’intéresse entre celui de tant de lions et je m’en informe auprès du capitaine. Il m’avoue cinq anthropophages Manons dans ses prisons. L’un d’eux, quoiqu’astreint aux corvées n’est pas gardé ; je le vois auprès de ma case libre d’aller et venir à cause de son âge avancé et de l’ancienneté de sa peine. Il a l’air d’un brave homme et il en est un, vraisemblablement. Il paraît qu’il a fait tuer un de ses fils afin de l’offrir à des hôtes pour leur repas, faute d’autre viande que sa pauvreté ne lui permettait pas d’acheter. Au tribunal on me communique les faits sur l’air connu : « Hein ! quelles brutes ! » Mais j’ai l’opinion opposée car j’estime que cet homme a des usages raffinés. En Europe, les gens les plus riches et les plus distingués immolent aussi leurs fils, mais à la patrie gardienne de leurs intérêts ; tandis que le Manon était pauvre. Il est donc, lui, un pur Abraham du dieu des bons usages, un saint social.

Des quatre autres anthropophages, trois auraient fait partie de ces sociétés secrètes dont les membres sont obligés de fournir à un festin rituel l’un de leurs proches ; le cinquième aurait tué et mangé un orphelin.

Des renseignements déjà recueillis auprès de blancs et d’indigènes et des nouveaux que je prends ici, il résulterait, s’ils sont exacts, qu’il existe ces divers cas d’anthropophagie :

1° Par mysticisme. Des individus font partie d’une secte fétichiste, d’une société secrète où l’on communie dans la chair et le sang d’une victime humaine plus agréable à un dieu, ou plus propres à cimenter un pacte indissolublement.

2° Par patriotisme et solidarité familiale. L’étranger et l’orphelin errant sont abattus et dévorés ou utilisés comme esclaves et sacrifiés en de solennelles occasions.

En dépit de cette apparente complexité la question de l’anthropophagie s’élucide quand on observe que les Manons et Guerzés ont une société admirablement policée et un art parfait. Depuis que je voyage en Afrique Occidentale je n’avais encore jamais vu des chefs aussi bien obéis, des pères aussi respectés, des rites aussi bien suivis. Aucun homme n’y offrira volontairement sa main d’œuvre même très bien rémunérée, car ce serait méconnaître le droit de son chef de disposer de lui ; aucun garçon, je l’ai déjà dit à propos des anciens tirailleurs, ne réclamera à son père l’épouse due en récompense de son travail, car ce serait manquer d’égards à la vieillesse ; nul n’oserait changer de village de peur d’outrager les morts. En Basse-Guinée, on rencontre des Malinkés et des Tomas partout, mais on ne rencontre de Guerzés nulle part hors de leur forêt. Ce sont des trappistes. Leurs jambes ne leur servent plus à marcher, ni leur cerveau à penser ; ils ne servent qu’à accomplir des tâches sociales définies, à exécuter un art de vivre d’une harmonie parfaite.

On comprend que dans une société aussi belle que celle-là les sentiments naturels soient le dernier des soucis. L’art et la société vivent de sacrifice. Qu’est-ce pour des civilisés dignes de ce nom que la pensée, le cœur, la chair, la vie d’un être comparés à la sainteté d’une institution ? Ils n’ont donc à distinguer des hommes que leurs apparences sociales admises ou proscrites. Chercher des frères sous les dernières ? Pour quoi faire ? Il faudrait être encore muni d’un odorat de bête, comme certains d’entre nous qui, par exemple, trouvent un être humain sous un costume d’Allemand. Les Manons ont franchi cela, ils ont dépassé l’instinct ainsi que tous les peuples les plus artistes de l’Afrique : les Baoulés, les indigènes de la Haute-Sassandra, les Pahouins, les Yakomas, tous anthropophages. L’art collectif, la vertu et l’anthropophagie vont de pair ; chez eux, plus complètement que chez nous encore, les étrangers, les orphelins et tous les parias sont des aliments classiques.

Vais-je alors féliciter les cinq prisonniers du capitaine ? Non, car ce ne sont pas forcément les saints dont je parle, et il est même à présumer que ceux-là n’ont mangé personne.

Des gens bien élevés, comme on les voit ici, ne pouvant contrarier ni les ancêtres, ni l’autorité civile et religieuse, il s’ensuit qu’on peut leur faire dire ce qu’on veut. Il ne s’agit que de les mettre dans un cas où il y va de la politesse de dire qu’ils ont mangé quelqu’un et ils s’exécutent, aussi noblement que des samouraïs, quoiqu’autrement. Les témoins prouvent généralement autant d’honneur et de tact. La vérité en elle-même n’a pas d’intérêt. Un individu n’a pas le droit de s’en servir pour défendre sa vie, qui est sans valeur ; il a au contraire le devoir de se soumettre à la respectable puissance de l’accusateur qui l’a désigné aux juges. Supposons que les braves prisonniers mes voisins aient, dans le temps, cessé de plaire au féticheur de leur village ; s’il les accuse, ils comprennent bien qu’ils sont définitivement indésirables et que dans ce cas, le mieux à faire, le plus correct est, de disparaître à son gré.

Quant aux juges du tribunal indigène de subdivision voici ce que Ghibi m’en dit :

— Le juge indigène, il ne regarde rien que l’argent. De la vérité, comme il reste au chef-lieu, avec l’Européen loin de son village, il s’en fout. Si tu lui montres la main droite ouverte, il regarde en face de toi l’homme qui parle contre toi. Si celui-là lui montre la main et le pied, il te regarde encore. Alors si tu lui montres les deux mains et un pied, il regarde si l’autre va lui montrer les deux mains et les deux pieds. S’il montre, c’est lui qui gagne.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Eh ! tu comprends pas ? Si tu donnes 5 francs avec les cinq doigts de ta main, il regarde si l’autre lui donne dix ; et si tu donnes quinze, il regarde si l’autre donne vingt et toujours comme ça. L’indigène qui va en justice, s’il est pauvre, lui est foutu !

— Mais à l’autre tribunal où il peut en appeler, au tribunal de cercle, l’administrateur ne touche pas d’argent !

— Non, mais l’interprète touche, l’interprète est plus grand voleur que tous les voleurs.


La veille de notre départ, Ghibi est joyeux et je suis triste. Il ne m’a point persuadée. Et cependant je suis sûre qu’il a raison et que je suis ici témoin des pires choses ; mais il ne m’a pas persuadée de m’ennuyer à N’Zérécoré. Qu’est-ce qui m’y attache donc au point que je m’en arrache plutôt que je ne pars ? Tout ce que j’ai haï toute ma vie s’y trouve.

J’ai haï l’autorité et la vertu, or ils sont ici déchaînés. La vue permanente de ces tirailleurs, de ces prisonniers, de ces féticheurs, de ces femmes asservies, de ces hommes dociles suivant leur chef comme un troupeau, devrait m’être insupportable ; je sais que je devrais m’affliger comme Ghibi, et je ne le puis. Je suis très heureuse du spectacle que j’ai sous les yeux. Que tous ces êtres sont des esclaves, ma raison le sait ; mon œil l’ignore, car ils ont l’air de rois, ils sont magnifiques.

Les plaindre ? comment le pourrais-je, puisque j’ai envie de m’agenouiller devant eux ou plutôt devant la lumière qui les couronne, malicieuse, au mépris de nos distinctions sociales ? C’est la plus fine lumière que j’aie encore vue. Moins riche que celle de Conakry, qui crée tant de demi-teintes, mais plus chaude et plus légère, elle a le don de métamorphoser en fleurs rouges, de tous les rouges, tout ce qu’elle touche, et en fleurs bleues, de tous les bleus, tout ce qu’elle ne touche pas. Je reconnais une fois de plus qu’il n’y a rien à faire contre la beauté ; les mots, les idées sont impuissants contre l’amour qu’elle inspire. Ghibi n’est pas peintre, car il a conservé ici toutes ses notions de justice ; mais là où il distingue un prisonnier porteur d’eau, un servant de chef ou son esclave, un tirailleur, un adjudant, un capitaine, moi je ne vois que des ornements de quelque parc de Bagatelle ; et par quelle fête du ciel ou du roi, illuminé si prestigieusement !


2 avril.

Les porteurs et hamacaires guerzés ne sont pas couverts de loques comme ceux du Soudan et de Kankan ; ils sont nus ou vêtus de boubous en bon état. Quant à leur humeur elle n’est pas appréciable, tant elle est discrète. Ils me portent comme l’eau tranquille porte une barque.

Niampara. — Première étape sur cette route vers Macenta qui, à mon grand ravissement, ne doit pas quitter la forêt. Le village est situé dans un creux et entouré immédiatement par la forêt compacte. Ainsi que dans tous les autres villages guerzés, le sol est très soigneusement désherbé et battu, et cette nudité du sol apparentée à celle des murs des cases, fait de l’ensemble un objet clair tout à fait insolite dans le désordre et l’obscurité de la végétation. On pense plutôt à un jouet d’enfant, en bois blanc, perdu dans l’herbe haute d’une prairie en fleurs.

Sauf les vieillards, je ne vois pas les habitants dans l’après-midi. Le chef m’explique qu’ils sont aux champs de culture et, pour me distraire, je fais une aquarelle d’après mes porteurs et la haute muraille d’arbres.

Ce n’est qu’après la tornade, à la fuite du jour, qu’en me promenant entre les cases, je vois, rentrer les indigènes un à un, hommes et femmes. Ils sont nus, ou presque ; certains rapportent sur leur épaule l’unique outil de culture nègre, le daba, sorte de houe ; d’autres tiennent de grands arcs de bois sombre et des flèches. Les femmes portent des filets. C’est la première fois que je vois cela. C’est la première fois que je trouve intacte cette société qu’évoquent les vieux contes nègres, avec son parcage naïf des sexes : aux hommes appartient le domaine de la chasse ; aux femmes celui de la pêche. Je ne me lasse pas de guetter dans l’ombre du sentier étroit de la forêt ces individus qu’on distingue si difficilement des verdures maintenant assombries. On dirait des trous qui prendraient soudain forme humaine ; mais forme muette. Ces chasseurs, ces pêcheurs sont-ils vraiment si fatigués qu’ils ne puissent échanger deux mots ? Je crois plutôt qu’effrayés de ma présence, qu’ils ont apprise, ils s’efforcent de passer inaperçus ; ce qui me le fait croire, c’est qu’ils ont bien dissimulé leurs prises : je ne distingue ni gibier ni poisson ; ils craignent sans doute que je ne les pille. Quand je les fais interroger par mon interprète, le tirailleur qui m’accompagne, ils me répondent qu’ils rentrent du lougan. Sauraient-ils déjà tous, hommes et femmes, que l’administration française préfère aux chasseurs, les cultivateurs ?

Je me couche de bonne heure et m’endors dans le calme. Mais je suis réveillée fort avant dans la nuit, par des éclats de rire. Je me lève, je sors, pour mieux écouter. Dans le caravansérail, mes compagnons de route dorment. J’en franchis l’enceinte. Le phénomène se répète ; tantôt dans une direction, tantôt dans une autre, fusent des rires stridents, énervés. Au milieu de la nuit et du décor que je sais, ils sont d’une étrangeté un peu fantastique. Ils me font songer vaguement à ce récit d’un vieux Guerzé que m’a transmis l’interprète du capitaine : « Autrefois, dans cette région vivaient des hommes tout petits ; ils ne mangeaient que des fruits et habitaient des cavernes où ils se terraient par peur des autres hommes, comme des rats ; mais quand on les avait dépassés, on les entendait rire dans leurs trous. » Légende des négroïdes ? pure imagination ? Un peuple de naïfs rieurs cachés dans ces murailles végétales ce serait bien séduisant. Il faut y renoncer : les rires partent du village ; ils sont un effet du banghi. Cependant les ruelles, où je me suis engagée sont désertes ; les ivrognes ne se commettent pas dehors. Ils ne sortent pas des cases que j’aperçois éclairées à travers l’écran de jonc qui les clôt. Ils sont ivres correctement, en famille, comme des Anglais.


5 avril.

De Niampara à Koulé, la forêt, toujours, ainsi qu’on me l’a promis, mais une forêt sans grand caractère. La forêt de Kaviata ressemblait à une personne ; elle avait des traits définis. Celle-ci n’est qu’un morceau d’un tout insaisissable ; une vague quelconque d’un océan végétal dans lequel il est du reste fort agréable d’être plongé.

Il n’est plus nécessaire de partir dès l’aube, car à l’abri du soleil les porteurs ne souffrent jamais de la chaleur, même à midi, et d’autre part, les femmes de ces contrées-ci ne leur font pas attendre trois ou quatre heures leur nourriture. Quelquefois même ce sont. les calebasses pleines de riz et de belles sauces à l’huile de palme rouge qui attendent les voyageurs. De Bougouni à Beyla c’était à qui, dans les villages, échapperait à la corvée de nous ravitailler, ici, c’est à qui s’illustrera en l’accomplissant.

Question d’approvisionnement des hôtes et de prestige des passants. Ici, le riz est abondant et les Français sont rares.

Il a plu presque toute la journée, à Koulé, et je n’ai pu visiter ce premier village toma[6]. Je me suis amusée à observer les attitudes de mes porteurs au repos dans la case palabre. Cette case diffère des autres par ce détail essentiel que les murs y sont remplacés par de simples pieux qui supportent la toiture en paille ; un simple abri contre le soleil ou la pluie, où se réunir et causer. Mes compagnons ne sont pas fatigués ; après leur repas, ils ne songent pas à s’étendre pour dormir : ils jouent. Ils jouent à un petit jeu de salon. Je les ai vus chercher dans les environs des cases de petits cailloux noirs et rouges. Ils les ont choisis aussi semblables que possible, puis, sur le sol battu de la case, voilà qu’ils les disposent parallèlement par rangs de plus en plus longs d’abord, de plus en plus courts ensuite. La figure ainsi formée rappelle un losange ou, mieux, cette ballade des Djinns que Victor Hugo composa en vers d’une longueur croissante, du monosyllabique à l’alexandrin, pour revenir au monosyllabique.

Le dessin achevé, l’un des joueurs s’éloigne de quelques pas et tourne le dos au groupe de ses compagnons. Je pense au temps où, jeune fille, je me retirais comme lui du groupe de mes amies composant une charade.

Mais lui se met à chanter, en augmentant rapidement sa vitesse, une chanson rythmée que j’ai notée ainsi :

Je na ta ré ma
Je na ta ré ma
Je na ta ré mag’bo
Je na ta ré mag’bo
Je na ta ré mag’bo bokéré bokéré
Je na ta ré mag’bo bokéré ô ! ya ya
Je na ta ré mag’bo bokéré bokéré je na ta ré mag’bo y a ya ô
Je na ta ré mag’bo bokéré bokéré je na ta ré ô ! ya ya
Je na ta ré mag’bo bokéré bokéré
Je na ta ré mag’bo ya ya
Je na ta ré mag’bo
Je na ta ré mag’bo
Je na ta ré ma
Je na ta ré ma.

Pendant qu’il chante, ses compagnons sont accroupis et regardent la figure formée par les rangées de cailloux, tandis que l’un d’eux les effleurant successivement d’un index rapide, contrôle l’identité du nombre des pieds écrits et chantés ; car chaque caillou touché représente une syllabe émise par le chanteur ; si celui-ci en ajoute une, de son cru, ou en omet une, ou s’il saute un vers, ce sont des rires qui le bafouent. Des douze hommes, presque tous se plaisent à subir mains au dos, sur la sellette, cette épreuve de prosodie. Mais, au fait, que disent ces vers ? Mon interprète ne peut ou ne veut pas me le dire. Peut-être ne signifient-ils rien : simples sons choisis pour faire résonner agréablement les cordes vocales. Ou peut-être sont-ils une formule obscène rituelle ? Bien délicates, en tous cas, sont les modulations qu’ils ont inspirées ; de courts intervalles majeurs et mineurs, frais et paisibles, comme le murmure des eaux.


6 avril.

La nuit dernière à Koulé, fut plus peuplée de bruits que d’habitude. Cela tient à l’abondance de la pluie d’hier qui provoque la renaissance du monde hivernal. Que de coassements, que de crissements, de hullulements, de miaulements ! Mais au-dessus de ces rumeurs ardentes et touffues, trois notes régnaient, plainte d’oiseau mélodique et claire au-dessus d’un chœur ténébreux de reptiles ; notes pures, aiguës, tierce mineure ascendante et quarte, tel un jet bref ininterrompu nuit et jour, de trois perles rose, violette et bleue.

En quittant Koulé, nous montons et nous parvenons au flanc dénudé d’une montagne d’où la vue s’étend sur une mer d’arbres. Ce devrait être une mer d’arbres, mais c’est en réalité une mer de brumes si dense, si plane, si bien endormie que les petites collines plantées de palmiers qui en émergent ressemblent à des îles. Je songe qu’il ne m’est plus nécessaire de visiter des mers lointaines orientales pour connaître des archipels féeriques. La mer que je vois est couleur de mercure et d’or, les îles allongées sont noires et leurs palmiers bleus ressemblent sur leurs saillies de velours à de grandes épingles aux têtes turquoise fichées sur des pelotes, à profusion.

Le village de N’Zébéla, ancien poste militaire, a été prévenu de ma visite. Le chef est venu à une quinzaine de kilomètres au devant de moi. L’instituteur indigène, étant pourvu d’une bicyclette, l’avait devancé. Ce tout jeune homme est un Malinké de belle humeur, nouvellement sorti des écoles de Gorée, qui est fier de représenter l’Europe à N’Zébéla par son costume et par ses fonctions. Il fait grand contraste avec les représentants des populations guerzées que je viens de fréquenter, si raffinés en savoir vivre. Ce n’est certes pas lui qui se laisserait tuer pour témoigner de politesse. Il ne cesse de me contredire, sans nécessité, sur tout, sur la chaleur et la couleur, par sport. Cela me réconforte et m’amuse.


À N’Zébéla, le chef de village qui m’a escortée, le chef de province et tous leurs parents m’envahissent. Ma case située à l’entrée du village ressemble à une ruche dans laquelle la population, changée en essaim, entre et sort librement comme aux plus beaux jours de butinage. J’espère calmer le mouvement en faisant cadeau d’une belle pipe chacun à des chefs. Ils remercient et se retirent en effet entraînant avec eux leurs sujets : mais ils ne tardent pas une heure à revenir, amenant des soi-disant parents de Ouègo Boëbogui en grand nombre.

Ouègo fut un de mes plus anciens et de mes meilleurs élèves à Fréjus, pendant la guerre. Il est à présent en France, sergent dans un bataillon d’infanterie coloniale. Mais sa famille est ici, ainsi que sa femme, dont il est très fort épris et qui est célèbre à N’Zébéla par son esprit et sa beauté. Avant lui, d’autres époux l’apprécièrent. J’ai bien promis à Ouègo de voir sa femme et j’ai fait prévenir celle-ci de mon arrivée. En l’attendant, dans l’affluence de mes visiteurs, je reconnais un frère d’Ouègo que j’ai connu tirailleur, il est son frère parce qu’ils sont issus tous les deux de la même grand’mère, Kouro Ouniboghi le précise en français, car il n’a pas oublié notre langue. Quand je lui donne cinq francs comme « petit souvenir » il proteste d’un air dégagé : « Petit souvenir ? pas trop petit, bon à prendre. » Il ne me quitte plus, il reste appliqué au mur de ma case dernière moi en spectateur assidu, et discret, sauf lorsqu’on vient m’annoncer que la femme d’Ouègo, Koto Koéboghi va venir me rendre visite. Alors, il tire par son boubou un autre ancien tirailleur et lui dit en français : « Attends un peu, on va voir arriver Koto. »

Il est vrai que l’entrée de Koto, suivie d’un flot de foule, est sensationnelle. Enceinte d’au moins sept mois, mais vêtue comme les autres femmes d’un court pagne de coton blanc fixé aux hanches, son ventre énorme s’offre nu, tout entier échappé de l’étoffe ; ainsi d’un coquetier beaucoup trop petit, s’échappe un gros œuf. Mais celui que je vois est un œuf noir et poli comme un somptueux œuf de Pâques en chocolat. Et c’est à peine si, au-dessus, je distingue, ornements vains, une petite tête peut-être jolie, des bras ronds et des seins devenus agiles au cours de trois successives maternités.

Je m’apitoie d’abord sur le sort d’Ouègo, mais je me rassure bientôt ; Koto affirme non sans vivacité qu’elle pense à son mari jour et nuit depuis un an qu’il l’a quittée, tout en couchant avec un autre garçon comme c’est l’usage ici, puisqu’une femme, pas plus qu’un homme ne saurait rester « comme ça » c’est-à-dire chaste et inféconde, ce qui est un crime.

Le « petit frère » de Koto, qui vient d’hériter de la personne de sa sœur et de plusieurs autres sœurs depuis la mort de son père, grand chef de province, me fait un discours. Il me confirme d’abord ce que vient de dire Koto sur sa fidélité, puis il insiste sur les avantages de l’union contractée par elle avec Ouègo, union entièrement fondée sur la confiance, donc excellente malgré que non régularisée selon la coutume indigène, — Ouègo, en effet, n’a versé d’argent qu’à sa femme et non à son beau-père ou beau-frère, — union indissoluble quand même, étant consacrée par ma visite et par l’envoi sur lequel il compte, l’envoi que lui fera certainement Ouègo de pagnes pour Koto et, pour lui, d’un costume européen complet, d’une paire de chaussures et d’un chapeau de feutre.

Plusieurs personnes profitent de l’occasion pour me demander d’envoyer ou faire envoyer par Ouègo, dès mon retour en France, divers objets importants de fabrication parisienne qu’ils me désignent. En attendant, j’en distribue d’insignifiants qui sont néanmoins accueillis avec enthousiasme, car ce sont des souvenirs : des colliers, des mouchoirs de tête, de petits billets ou petites pièces.

Tout le monde me quitte après m’avoir serré la main, du moins les tirailleurs et les chefs font ainsi acquis, aux modes françaises ; mais les femmes tordent délicatement le bout de mes doigts comme c’est ici la coutume, même entre parents, même entre mère et fille, coutume si expressive de la civilisation délicate que nous détruisons.

Après mon dîner, vers huit heures, Koto revient me chercher pour me faire connaître sa mère et sa grand’mère et la demeure de cette aïeule où toute la partie féminine de la famille est réunie. J’assiste à un spectacle inouï dans cette case. Sur le banc de terre adhérent au mur, et qui règne circulairement, sont assises une quarantaine de femmes de tous les âges depuis le poupon jusqu’aux plus vieilles, et toutes assises avec dignité, rigides, sont brillantes de transpiration telles des
MACENTA : COIN DES TRAILLEURS
idoles vernies, car au milieu de la case crépite un brasier où pourrait rôtir entier un mouton.

Je serre des mains, je distribue encore des bibelots au hasard, comptant sur mon privilège d’étrangère, ignorante des usages tomas, et à demi suffoquée par la chaleur et la fumée qui s’échappe mal à travers la paille, je regagne en hâte la sortie. Koto et plusieurs femmes, quelques-unes les reins chargés de leurs bébés, ne craignent pas d’aborder demi-nues, en sueur, la fraîcheur de la nuit pour me reconduire à une cinquantaine de pas.

Quand, discrètement, elles s’en retournent, ce sont les chefs de province et de village et leur suite qui m’accompagnent jusqu’à ma case. Je n’ai guère cessé de les voir tous les deux autour de moi, ces chefs, depuis mon arrivée et, au fur et à mesure que la journée s’est avancée, j’ai pu remarquer qu’ils étaient de plus en plus gais et gris ; ils ont dû boire, en mon honneur, bien des calebasses de banghi et ce soir à 9 heures, ils sont complètement ivres. Ils n’en ont rien perdu de leur empressement à mon égard, au contraire. Ils rivalisent d’attentions ; ils tiennent respectivement à me faire voir leurs cases, d’ailleurs vides, car le chef de famille habite seul sa case et n’y invite que ses femmes, chacune à leur tour et nuitamment. Comme le chef de province veut entrer dans la sienne pour la faire éclairer mieux, il s’étale sur son seuil tout de son long ce qui ne lui ôte pas sa confiance en lui-même car il se replace aussitôt en tête de la petite troupe comme pour la guider quoiqu’il suive en réalité le porteur de torche qui n’est pas ivre ; quant au chef de village, il se tient à mon côté, avec la prétention, quoique titubant fort, de me soutenir au cas où je viendrais à trébucher sur le sol un peu raviné de certains quartiers du village. À cette intention il se saisit de temps à autre de mes coudes et les soulève, me portant presque, au risque de me faire tomber avec lui.

Ma porte fermée sur le départ des aimables ivrognes, quand je reste seule à prendre ces notes, je pense que je viens d’assister à l’une de ces scènes de la vie indigène perturbée par notre contact et qui sont le prétexte habituel du mépris de mes compatriotes pour les nègres. J’imagine facilement qu’elle serait la narration des incidents précédents, faite par un colonial. Il n’y serait question que de brutes ivres, de faces bestiales et grimaçantes, de gestes simiesques ou obscènes, d’odeur infecte. Or, je n’ai rien trouvé de tout cela quoique j’aie pris la peine de regarder les gens de très près, ainsi que je viens de le dire.

La malveillance des voyageurs en général tient à plusieurs causes, mais une grande responsabilité en revient aux peintres. Ceux-ci s’étant adjugé le privilège de découvrir la beauté, il est évident qu’avant leur passage, il n’existe que de la laideur. Il n’y a que peu de temps encore nous étions laids nous-mêmes ; nos figures, nos corps, nos costumes, nos paysages étaient informes auprès de ceux de nos ancêtres. Mais depuis les « Canotiers » de Renoir, les « Promeneuses » de Seurat entr’autres consécrations, nous sommes beaux. Les noirs d’Afrique le seront demain. Ceux de N’Zébéla seront magnifiques, riches d’humour et de sève comme une page de Rabelais.

Certes l’art collectif admirable des Guerzés et des Pahouins ne saurait renaître dans ce milieu où s’est amorcé à notre contact le goût de la liberté individuelle. Mais que c’est beau de voir de vieilles institutions craquer sous la pression d’une vie nouvelle qui se gonfle. Elles craquent à N’Zébéla, non pas trop, à la manière d’une digue qui se rompt mais à la manière d’un corsage usé sous la pesanteur de beaux seins.

7 avril.


Nous serons à midi à Erié. Mais je ne suis pas pressée d’y être. Je voudrais toujours être en route, car je ne me lasse pas de la forêt. Quand j’ai quitté Beyla, l’administrateur m’a dit : « Vous n’appréciez pas notre grand ciel ; vous souhaitez connaître la forêt ? Votre curiosité, je l’ai eue, nous l’avons tous eue, mais tous nous nous sommes vite lassés de la prison verte, obscure et méphitique. Au bout de trois jours j’y étouffe. L’air, l’espace, les grands horizons, voilà ce dont on ne se lasse jamais. »

Non seulement je n’étouffe pas dans la forêt comme le bouillant commandant de cercle, mais l’air m’y gênerait, je n’y peux souffrir aucun trou artificiel ou naturel, c’est une exagération inverse.

Nous passons près d’un village dont le chef, un ancien sergent, vient me saluer sur la route. Il est joyeux de me revoir, il m’a connue à St  Raphaël. Je lui parle à peine, parce que je regarde près du village de grands arbres abattus que des hommes ébranchent et commencent à réduire en cendres pour en constituer la fumure de leur rizière. Je ne peux pourtant pas dire à cet homme que ce sont mes arbres et qu’il vient de dégrader mon toit, mais sa présence active me semble une effraction ; la présence du ciel même quoique paisible me gêne aussi quand, par hasard, je la surprends entre deux cimes. Il me semble voir une grosse tête bleue indiscrète qui veut me surprendre chez moi. Et je déteste aussi les rayons du soleil quand ils font irruption jusqu’au sol, en colonne. J’ai recouvré l’instinct jaloux des hommes des cavernes en quelques jours. J’aime ma caverne d’or vert à la voûte diamantée, aux longues galeries de stalactites en lianes. Et ces touffes de grandes fougères y ressemblent à des ballets d’eaux jaillissantes.

Qui me parle d’emprisonnement et de solitude ? Il n’existe pas d’autre prison que la monotonie, ou alors la terre elle-même est une prison. Une caverne est un univers quand elle se multiplie ; la mienne, aujourd’hui, est chatoyante comme le ciel et la mer à la fois. Si je voyais une déchirure à sa voûte en ce moment, j’en pleurerais, car elle est à mes yeux une broderie du plus grand prix, ton sur ton, sobre, mais si délicate !

Je me suis arrêtée dans la forêt de bans pour faire une petite aquarelle. De grandes palmes jaillies du sol à ma droite montent d’abord verticalement, puis s’inclinent très haut au-dessus de ma tête pour franchir le chemin. Mais les palmes qui sont à ma gauche leur rendent leur visite. Ce ne sont que salutations de personnes très distinguées.

Dans une partie de notre trajet règne un parfum très agréable et je crois m’apercevoir qu’il s’accroît de densité quand mon hamac frôle certains arbustes. Ghibi s’informe du fait, de ma part, auprès du tirailleur interprète et celui-ci soumet aux porteurs mon hypothèse. Mais je n’obtiens pas d’explication. Ils feignent de ne pas savoir. Le tirailleur ne peut être expert en parfums, car celui du banghi, qu’il dégage d’ailleurs, lui suffit. Quant aux hamacaires, ils s’alarment évidemment de ma curiosité intempestive. Si j’allais encore me laisser charmer par l’arbuste odorant comme par les feuilles de ban et oublier l’heure de l’étape ?

Ghibi seul s’émeut profondément de mon cas et il n’est plus de nouveau feuillage au bord de la route qu’il m’interroge d’un œil sévère pour lui arracher bientôt son secret et, d’abord, deux feuilles, m’en donnant une à flairer, puis respirant lui-même l’autre, longuement, d’un air soupçonneux.

Et puis voilà les gens de Zoborouma ! Le chef de village affable, une courte suite, des musiciens et un groupe d’hommes presque nus destinés à relayer bénévolement mes porteurs.

Il va être bien difficile aux musiciens de se servir de leurs instruments car voici que les porteurs de relai, magnifiques musculairement, s’emparent d’assaut, sans me prévenir, de mes bagages et de mon hamac avec ma personne et les emportent à toute vitesse. Cela ressemble à une agression, mais où mes hommes, mes défenseurs, n’ont pas eu un rôle brillant. Ils se sont laissés déposséder sans peine et je les vois distancés quand je me retourne, se perdre à l’arrière, tandis que le chef et les musiciens se lancent à notre poursuite. Mes vainqueurs poussent des cris de triomphe et de temps en temps ils donnent de violents coups-de-tête dans le cadre d’où pend mon hamac. Sans doute ils se prouvent ainsi, ou ils me prouvent, leur aisance de cariatides, avant de se lancer dans la course, leurs bras libres mais plus ou moins écartés du corps, servant de gouvernails. Lorsque le sentier est plan ils chantent tout en courant ; s’il se dresse en côte escarpée ils grognent, rageurs comme des bêtes. S’il dévale, ils crient tous en se poursuivant, s’invectivant, réveillant tous les échos des gorges qui abondent en cet endroit. C’est la région la plus accidentée que j’aie encore vue en Haute Guinée. Là où l’on croit, entre les branches des hauts arbres, découvrir le ciel bleu, c’est une montagne et c’est l’eau des torrents qui brille et mousse au fond d’un trou entre leurs pieds.

J’ai visité le village en compagnie du chef. Presque tous les palmiers à huile qui avoisinaient les cases sont morts, saignés avec excès sans doute par les buveurs de vin de palme. Je demande où sont les jeunes plants qui remplaceront les arbres disparus. Le chef est trop diplomate pour me décevoir en me disant qu’il n’y aura plus de palmiers à huile dans son village et, d’autre part, il ne peut me montrer de pépinières, car les noirs, ici, ne replantent pas.

— Quand un vieux palmier meurt, me fait-il répondre, il en repousse un autre juste à la même place, plus tôt ou plus tard, mais il en revient toujours un.

Quant à la multiplication des arbres, il l’attend du soin des buffles sauvages. Ces buffles d’un troupeau mangent toutes les noix de palme en même temps que l’herbe, et ce sont leurs bouses qui sèment les noyaux partout dans la forêt.

Cette fable du palmier qui renaît de ses cendres fait-elle partie des classiques nègres ? Est-elle une improvisation du vieux chef ?


8 avril.

Dans une forêt où les panthères abondent, la nuit, ma case ouverte est envahie par de vulgaires rats qui dévorent les restes de mon poulet et ma robe blanche qui sent l’amidon.

J’ai oublié de mentionner ces jours derniers un pont indigène de lianes. Nous en trouvons un autre à Bonkomadou, dernière étape avant Macenta. C’est peut-être troublant de passer au temps des crues, sur cette vannerie claire et lâche qui s’enfonce un peu sous les pas comme un filet ; mais en cette saison où la rivière est basse, c’est un sport agréable. Toutefois mes porteurs ne s’engagent dessus qu’un à un et mes hamacaires m’ont fait descendre. D’un peu loin cela ressemble à une toile d’araignée qui multiplie ses attaches aux plus hautes branches des arbres et qui aurait fléchi à force de prendre des mouches ; les mouches, c’est nous.

Dans le lit assez encaissé de la rivière s’entassent les arbres qui furent déracinés et les roches qui furent déshabillées par les affouillements des grandes eaux précédentes. La voûte verte qui ombrage l’eau est faite des grands arbres des bords opposés qui, chus à demi, s’appuient du front l’un sur l’autre, tandis que leurs racines nues s’accrochent encore à leurs berges respectives.

Sur un îlot de sable, le dernier car les eaux remontent, des femmes lavent, bavardes, rieuses. Beaucoup sont jolies et les étoffes qu’elles tordent ou qu’elles étendent ne sont pas ces pagnes blancs qu’on voit aux femmes des villages, mais des pagnes bleus décorés de blanc ou blancs rayés de noir et de jaune. Dévêtues ces femmes ont déjà l’air de citadines. Elles m’accueillent bien, mais sont impitoyables pour mes porteurs ; elles leur indiquent la zone des hommes, de l’autre côté du pont, et docilement ils vont s’y baigner comme à chaque fois qu’ils trouvent une rivière. Quelques-unes des laveuses savent me dire : bonjour, Madame, et d’autres prononçent : des sous ! Une petite fille leur apporte ceux que je lui ai remis. Alors elles éclatent de rire toutes, ravies de la conversation. Femmes de blancs ? de tirailleurs ? sûrement, et diverses de race, car on pourrait échelonner leurs nuances, du rouge au noir.


10 avril.

Macenta. — Le grand village indigène est situé au fond d’une cuvette aux bords abrupts copieusement décorés de palmiers. C’est fort joli. Le poste militaire est construit sur une colline pointue garnie de blocs de grès arrondis assez semblables à ceux que l’on rencontre dans la forêt de Fontainebleau, et de manguiers aux ombres solides que l’administration française plante en tous ses chefs-lieux comme un second drapeau.

Ma case, demeure habituelle d’un lieutenant absent en ce moment, est un exemplaire quelconque de case coloniale européenne. Rectangulaire elle est pourvue de trois côtés d’une vérandah très spacieuse, limitée par une balustrade d’où naissent, carrés, des piliers qui soutiennent l’avancée du toit de paille.

De la porte de ma chambre, mon regard voit s’enfuir à l’est, une vallée bleue, et au sud se dresser les profils bleus de hautes montagnes. Les palmiers du premier plan, bleus aussi, encadrent ces fonds.

La petite végétation qui revêt la terre et les roches devant ma maison est délicieuse ; pas plus qu’en France, mais autrement. Elle est moins floue, se masse moins, mais décore mieux. Les herbes aiguës y sont plus aiguës, les rondes plus rondes et ces caractères se lisent mieux écrits en vert véronèse sur un sol plus rose, du moins en cette saison.

J’ai dessiné la montagne et l’herbe ainsi qu’un lézard qui a le corps bleu de roi, les pattes d’azur sombre, la tête et la queue rouge orangé ; mais je n’ai pas dessiné, faute de pouvoir les surprendre, les serpents qui sont dans l’herbe. Cependant il paraît qu’un trigonocéphale habite sous ma case non loin de la demeure du beau lézard bleu. J’aurais bien voulu le voir, mais il se cache ; non par peur des Indigènes : ils ne lui feraient aucun mal, car nombre d’entre eux le reconnaissent pour leur ancêtre (N’téré), mais par discrétion, puisqu’il pourrait être chargé par un sorcier de remplir auprès d’eux quelque mission cruelle. Ghili me dit que les serpents ne mordent ni les sorciers, ni les Français, qui sont des maîtres-sorciers. Et, c’est vrai que je n’ai jamais entendu dire qu’aucun de ces « serpents noirs » ait mordu ici des européens. Ils sont, comme eux, indigénophobes.

Je reçois, dès mon arrivée, la visite d’une femme noire qui a aimé un homme blanc. C’était il y a longtemps, à Kindia, pendant la guerre ; c’était un sous-officier ; il est reparti pour la France, et elle est venue ici avec un tirailleur, son nouveau mari. Elle vient tous les jours me parler de son mari blanc, parce qu’elle suppose que cela doit intéresser une femme blanche. Cela m’intéresse en effet de voir qu’il lui a suffi d’aimer cet homme pour parler français comme lui.

Elle a dû être très belle, quand ses seins étaient encore dressés. Ses bras et son cou très ronds semblent tendus d’iris bleu ainsi que son visage modelé délicatement par la lumière vers la lumière plus vive des yeux et des dents.

Une dizaine d’amants qu’elle a pris successivement auraient dû la consoler s’il était possible, mais elle regrette toujours son mari blanc.

— Les maris blancs sont donc meilleurs que les noirs ?

— Je ne sais pas, parce que je n’ai jamais entendu parler d’un autre mari blanc pareil au mien ; à la colonie, il y a des maris blancs qui changent leur femme tous les huit jours, il y en a qui ne les regardent pas ; il y en a qui prennent plusieurs femmes noires comme les indigènes, et même qui les battent, mais ce n’est pas pour les faire travailler.

Tu n’es pas contente du mari tirailleur que tu as maintenant ?

Le capitaine m’a pourtant dit que tu as fait un sébè (contrat) avec lui.

— Oui, j’ai fait. Je ne sais pas comment j’étais ce jour-là que j’ai fait sébè devant le capitaine, avec ce garçon. Ce jour-là j’étais trop couillonne. Ce garçon-là que j’ai marié il est plus laid, plus bête que tous. Vous n’avez pas vu encore comment il est laid ? Je vous montrerai aujourd’hui.

À bavarder avec moi, Moriama oublie quelquefois l’heure du repas de son mari et celui-ci l’ayant menacée de la battre, Moriama va se plaindre aussitôt au capitaine.

Réclamer à un blanc contre un homme de sa race ? Déranger un fonctionnaire pour une si petite affaire personnelle ? Indignité et effronterie pensent les Guerzés et nous-mêmes. Mais elle peut bien estimer que le capitaine est responsable de son mariage et que sa dignité de race est bien incertaine depuis qu’elle a aimé un blanc.

J’ai été visiter la femme de l’instituteur parce qu’elle vient d’accoucher. L’enfant est mort, elle a failli mourir. C’est un cas banal puisque plus de la moitié des enfants en Afrique Occidentale meurent à leur naissance ou en bas âge. J’aurais voulu assister à cet accouchement, mais on ne m’en a pas prévenue. On n’a prévenu que les vieilles femmes qui ont opéré dans le plus grand mystère ; tout le monde, les hommes surtout, devant fuir le lieu de l’accouchement de peur d’apercevoir la patiente ou même d’entendre ses cris.

L’accouchée aurait pu mourir sans revoir sa famille, ni son mari, seule avec les vieilles, approvisionnées de couteaux, d’eau de marigot et de terre glaise avec quoi elles tranchent, lavent et pansent les chairs et très souvent leur inoculent la fièvre puerpérale ou le tétanos.

Lorsque je vais voir la jeune rescapée, je trouve cinquante visiteurs ou visiteuses dans sa case. C’est un hommage bien dû à l’héroïne d’un drame secret et par cela d’autant plus émouvant. On la fuyait hier, on l’étouffe aujourd’hui. Les coutumes nègres témoignent aussi bien que les nôtres d’une science du dressage consommée. Au seul mot : Accouchement : départ en ordre dispersé. Au mot : naissance, retour en masse. Je ne peux m’empêcher de songer à une manœuvre militaire. On se replie, on éteint les feux. On revient à l’assaut, on envahit la place. Ainsi un bon capitaine prendrait en main ses troupes. Le prétexte du mouvement importe peu ; c’est un simple scénario mystique qui distrait les esprits des buts de discipline.

Je fais souvent de longues conversations avec l’interprète du poste que le capitaine a mis à ma disposition. Un interprète est un indigène qui a perdu généralement dans l’exercice de ses fonctions, ses opinions, sa sincérité, sa sensibilité, sa couleur et son sourire. Celui de Macenta a perdu jusqu’à son visage, car, à force de se contredire, ses expressions mensongères ont effacé tous ses traits ; mais il lui reste l’appétit et l’intelligence qui le pourvoit.

Il m’a répété ce qu’on m’a souvent dit des Tomas et surtout de leurs chefs, grands propriétaires d’épouses. Quelques-uns en possèdent plus de cinquante ou même cent, qu’ils utilisent selon leur génie personnel. Simples reproductrices et servantes, quelquefois raccrocheuses, telles sont des utilisations qui ne donnent pas aux exploiteurs des bénéfices durables, ni surtout une popularité indispensable à la puissance. Aussi beaucoup de chefs ont cherché un autre mode de rendement de leur troupeau féminin et avec un génie social admirable ont trouvé celui-ci : Ils donnent la plupart de leurs épouses en mariage à des garçons pauvres, sans exiger d’eux la moindre dot, à condition qu’ils ne quitteront pas le village et ne cesseront pas d’y cultiver le riz et d’aider, ainsi que leurs enfants, leur chef généreux. Il paraît que les intéressés se trouvent bien de la combinaison. Elle est en tous cas une forme ingénieuse de servage et bien digne de ce peuple toma si spirituel. « Mes épouses, dit le bon chef aux passants, sont vos épouses et vous êtes tous mes enfants. »

L’interprète doit avoir autant de femmes qu’un chef toma mais, malinké et musulman, il a contracté l’orgueil jaloux de mâle auprès des arabisants et des Français qui l’ont instruit.

Un soir que je me suis arrêtée chez lui je lui demande avant de partir de me présenter ses femmes. C’est en face de sa case, rectangulaire comme celle des Français, que se trouve la case de ses épouses, large, mais ronde, à l’indigène. D’où je suis assise et d’où il est assis lui-même, sous sa vérandah, on en voit la porte en bois plein. Pendant tout le temps de ma visite je remarque que cette porte est restée fermée. Quand je prends congé, le mari et maître l’ouvre sur ma prière, sans empressement, et appelle plusieurs personnes aussi froidement qu’au tribunal, des accusés. Trois femmes se lèvent entre une vingtaine qui sont réunies. Elles viennent me saluer et je leur serre la main. Je demande au mari qui sont les autres femmes qui les entourent : « Des parentes » me répond cet ogre.

— Les femmes noires m’avait-il dit un jour avec amertume, n’aiment pas leurs enfants puisqu’elles n’hésitent pas, pour obtenir le divorce d’avec leur mari, à les lui abandonner selon la coutume.

Il a trop, à mon avis, généralisé. Ce sont ses propres femmes qui n’aiment pas leurs enfants… Autant qu’elle le haïssent !


Je me promène souvent avec Moriama dans le village même, ou en dehors, en pleine forêt. Nous faisons fuir quelques oiseaux et Moriama me dit que les indigènes racontent sur eux beaucoup d’histoires. Quand je la presse de m’en raconter, elle me dit qu’elle n’en sait plus, la menteuse, pour se débarrasser de moi. Parfois cependant, un mot lui échappe. À propos du toucan, qui répète ses notes elle me dit :

— Cet oiseau-là partout où on arrête, il arrive vite pour crier. Alors l’indigène l’appelle « celui qui vient réclamer. »

Sur notre chemin, comme sur tous les chemins de la Guinée, nous rencontrons des tourterelles ; elles semblent nous attendre, mais quand nous les approchons trop, d’un coup d’aile elles vont un peu plus loin, toujours sur la route ; Moriama m’explique pourquoi, sans que je le lui demande.

— Un homme déjà vieux un peu, dit-elle, marchait toujours seul. Il n’avait pas trouvé de femme pour se marier parce qu’il n’avait pas de parents, pas d’argent. Personne ne le regardait dans le village, parce qu’on ne peut pas regarder un homme qui n’a pas de famille. Il était forcé de rester dans la brousse à marcher toujours et il ne voyait rien que les tourterelles sur le chemin. Alors il a dit à une tourterelle : Je suis bien fatigué d’être seul. Personne, dans le village, ne veut de moi pour mari ; mais toi, tu es bien gentille, peut-être tu voudras bien te marier avec moi ? La tourterelle l’a écouté, elle est devenue une femme, elle s’est mariée avec lui, mais elle lui a fait promettre de ne jamais raconter qu’elle était une tourterelle. Ils ont eu beaucoup d’enfants et ils sont rentrés au village où on les a très bien reçus. Tout le monde voulait savoir comment l’homme pauvre avait trouvé une famille, jolie comme la famille d’un chef. Mais lui ne disait à personne comment c’était arrivé. Il l’a dit seulement un soir, à un homme qui le fatiguait trop avec des questions. Le lendemain matin, quand il s’est réveillé, il n’a plus trouvé sa femme à côté de lui, ni ses enfants dans leur case ; mais sur le toit il y avait beaucoup de tourterelles qui sont parties quand il les a regardées. C’est pour cela que maintenant les tourterelles vont un peu plus loin quand elles voient approcher quelqu’un ; elles ont trop peur de se marier encore avec un homme.


La foudre tombe assez souvent sur le poste de Macenta et le capitaine dit qu’il faudrait le déplacer afin que les cases administratives actuellement juchées sur le sommet de la colline ne servissent plus de paratonnerre.

Un jour d’hivernage, — c’était peu après la condamnation d’un féticheur, — le capitaine s’entretenait avec le docteur, sous sa vérandah. La foudre est tombée entre eux, a tué un chien, a projeté le docteur au-dedans, et son visiteur au-dehors de la case, à dix mètres. Le capitaine resta évanoui une trentaine d’heures à l’infirmerie ; mais son prestige d’administrateur resta évanoui plusieurs mois dans l’esprit des Tomas, car la vengeance du féticheur ne fut pas mise en doute dans cet événement.

— En France, distinguait un ancien tirailleur, tu prends le tonnerre comme tu veux, avec du fer ; mais ici, dans la forêt toma, c’est seulement le féticheur qui peut le prendre.

J’ai parlé des superstitions indigènes avec l’instituteur malinké le jour où j’ai visité l’école. Il m’a dit ce qu’il sait lui-même des féticheurs du tonnerre et de ceux qui pratiquent les tatouages sur les garçons au cours de leurs retraites en forêt, de ces fameuses retraites qui constituent l’un des rites les plus originaux du fétichisme toma. Elles peuvent être brèves ou se prolonger trois ou même sept ans, selon la nature et le degré des initiations, mais toutes sont également mystérieuses. Ma conversation avec l’instituteur, dans la salle de l’école, a duré assez longtemps. J’étais arrivée le soir, peu de minutes avant la fin de la classe, juste assez tôt pour pouvoir admirer les perspectives de jolis visages vifs d’écoliers tomas assis à leur pupitre, puis dressés d’un sursaut pour me saluer. J’ai exigé qu’ils continuent leur cours. Mais à l’heure de la sortie, ils ne sont pas partis. Ils sont restés auprès de nous pour nous écouter. Lorsque leur maître, parlant du tatouage, m’a montré le dos de l’un des élèves qui en présentait un exemple, tous les autres se sont mis à rire. Il a demandé alors aux rieurs quand ils se feraient tatouer eux-mêmes. Ils ont répondu : jamais. Et il est certain qu’ils étaient sincères, puisque certains d’entre eux, déjà grands, et déjà circoncis, sollicités par leurs parents de faire leur retraite, s’y sont refusé. Ces enfants vivent avec un maître malinké et musulman qui raille chez les Tomas cette coutume de disparaître pendant des années de leur village pour subir en forêt des initiations fétichistes. Ils sont tout entiers, les ardents petits élèves, avec le maître qui les instruit de choses nouvelles, contre les parents qui veulent les garder à leurs usages. Leur esprit ambitieux tend au voyage vers Kankan, vers Conakry, vers Gorée, vers les stages scolaires successifs qui doivent les munir finalement de ces diplômes, tatouages de blancs, qui les honoreront. Ils sont donc logiques en repoussant les brevets de science fétichiste qui les ridiculiseraient là-bas.

Mais, d’autre part, des tirailleurs qui ont fait six ans de service dont quatre en France, pendant la guerre, se font tatouer dans la forêt après leur libération à Macenta. Le capitaine appelle cela de la régression. Pourquoi ? ces gens sont aussi logiques que les élèves du maître malinké. En France, l’insigne du mérite national guerrier consiste en rondelles de métal découpé, clinquantes, appliquées sur la poitrine, au bout de rubans. Dans un village toma, le même insigne de valeur nationale consiste en un triangle dessiné discrètement sur le dos, à petits points. Pourquoi celui-ci serait-il plus négligeable que
MANENTA : COIN DE MA CASE
celui-là à leurs yeux ? Un Africain acquiert par la circoncision une initiation virile ; un Toma acquiert par la retraite, une initiation aux rites de sociétés puissantes. Et il est évident qu’un homme qui a reçu l’initiation mystique de sept ans ne peut être aux yeux de ses compatriotes, un homme ordinaire. Tel, chez nous, un agrégé en philosophie.

Quant à la science acquise en forêt, si nous en ignorons certaines branches, l’une, que nous pouvons vérifier, est d’une perfection frappante : c’est la science du secret. Car cela est un fait qu’aucun Européen, aucun profane blanc ou noir ne peut connaître les mystères de la forêt. La mort punit sur place les observateurs indiscrets et nul n’a pu rien apprendre auprès des initiés eux-mêmes. Par quelle magique exploitation de la peur ces maîtres féticheurs arrivent-ils à fermer à jamais, sur leurs troubles pratiques, la bouche de leurs pauvres adeptes ? Nos prêtres à nous en seraient intrigués et jaloux, eux qui ne savent qu’agiter sans cesse, pour nous faire rester sages, ces menaces des flammes éternelles dont les effets actuels sont si intermittents !

L’administration française aussi est jalouse de la puissance des féticheurs et elle interdit en principe les retraites, qu’elle déclare contraires à la civilisation. À laquelle ? En France chaque individu a la sienne. En pratique d’ailleurs l’interdiction est vaine, le commandant de cercle ne pouvant pas fermer la forêt et la faire inspecter comme le parc Monceau.


Pendant les premiers temps de mon séjour à Macenta, je travaillais sur la hauteur, non loin des bureaux du poste ; pendant les derniers, je m’installais de préférence sur le bord de la route qui descend au village.

La situation stratégique du poste est excellente, sur la hauteur, pour observer le mouvement des brumes qui montent et descendent chaque matin contre le flanc des montagnes ou tentent d’envahir la vallée. Mais la route qui conduit au village indigène est une place incomparable pour observer tous les mouvements. Macenta est la ville du mouvement. Les brumes montent et descendent ; les terrains aussi, chargés d’arbres ; les porteurs aussi, chargés d’eau ; les tirailleurs, chargés de fusils ou de matériaux. Tous les soirs les nuages montent, chargés d’électricité, et la pluie ainsi que la foudre tombent ; les femmes des tirailleurs descendent à l’heure du marché et remontent ; des indigènes de tous les âges et des militaires blancs vont et viennent du village aux divers services administratifs : bureau du commandant du cercle, trésorerie, tribunal, infirmerie, postes et télégraphe, école, prison.

L’aspect de Macenta est l’un des plus animés, des plus gais de la colonie et je me demande si on le doit à la situation de la route qui facilite les déplacements, au caractère du capitaine qui les commande, où à la nature même des Tomas. Certes, je sais qu’il ne suffit pas de créer une route agréable entre un village noir et un poste français pour qu’elle devienne un torrent de foule indigène comme à Macenta. Presque tous les sièges d’administration que j’ai visités ailleurs sont situés à l’extrêmité d’une montée comme à Macenta et cependant leurs chemins d’accès ressemblent à des gaves desséchés. Les habitants de Macenta m’expliquent qu’ils doivent leur activité à celle de leur capitaine actuel et celui-ci l’attribue à une qualité naturelle des Tomas. De telles appréciations réciproques ne sont pas banales à la colonie. Serait-ce donc qu’il n’y a plus ici de préjugés de race et de distinction de classes ? Ils subsistent entiers. Le capitaine est persuadé de l’existence d’un fossé entre la race blanche et la noire et m’assure que ses administrés sont ambitieux du pouvoir, menteurs, querelleurs et que leurs femmes, dès qu’on les émancipe, tombent aux pires relâchement de mœurs. Partout ailleurs en Guinée, où se professent de telles opinions, administrateurs et administrés se haïssent. Ici ils s’entendent. Affaire d’esprit, affaire de sève. Le capitaine a beaucoup d’esprit et de jeunesse, les Tomas aussi.

Le capitaine, petit, menu, très vif d’expression et de geste, torrentueux de mots, est tellement jeune qu’il préfère à son insu, naïvement, les hommes aux institutions, la vie à la mort.

Il en arrive à oublier que les tirailleurs font l’exercice avec des fusils et il les arme de perches, de bottes de pailles, de matériaux et d’outils divers destinés à des constructions d’utilité publique. Il en arrive à oublier aussi que les juges doivent leur prestige aux condamnations qu’ils prononcent et il préside le tribunal et les palabres comme des tournois de bon sens.

Les Tomas, qui sont fins, se rendent volontiers à ses « mots » et ils admettent même un peu d’arbitraire, pourvu qu’il s’aide d’à propos comme dans ce cas typique :

D’anciens esclaves des Tomas ont formé, seuls, un village. Le capitaine leur choisit un chef ; mais ce chef s’ennuie. Ancien esclave lui aussi, il n’a pu hériter de l’attribut de la puissance, ce sceptre indigène qui figure une queue de bœuf ; et il n’a pas d’autorité. Le capitaine à qui il se plaint, fait couper la queue de son cheval blanc pour créer un sceptre adéquat à la situation nouvelle. Et tous les Tomas applaudissent.

La population du cercle de Macenta pense que l’administrateur a de l’esprit et elle ne pense pas encore qu’il pourrait l’exercer contre elle. C’est un état de confiance. Il y a une période de confiance dans les relations entre blancs et noirs comme dans tous les mariages, même de convention. Et puis viennent la lassitude et les conflits. Macenta offre le spectacle de la lune de miel, mais la plupart des cercles déjà visités donnent l’impression de vieux et mauvais ménages. J’y mesurais l’infidélité des épouses (les populations), au nombre des billets doux dont elles me chargeaient pour les gouverneurs, les ministres et les « Français de Paris. » Les Tomas, eux, ne se recommandent qu’à leur administrateur. Ils ne songent pas encore que leurs intérêts et ceux de leurs gouvernants ne sauraient s’enrouler sur la même pelote. Ghibi seul m’en parle avec son expérience de Soudanais.

— Tu n’as pas vu, me dit-il, les sacs de pièces de 5 francs que tous les Tomas portent, pour payer l’impôt. Ils sont contents aujourd’hui pour payer ; mais tu vas voir un peu plus tard, quand les Français auront emporté l’argent-là et ramené rien que du papier dans tout le pays, les indigènes auront mal au cœur pour donner des pièces. Et puis, ici, c’est bon maintenant parce que les Tomas font tous commerçants et gagnent beaucoup avec les kolas ; mais quand les Syriens vont arriver ici et prendre leur place, tu pourras revenir dans ce moment-là : tous les Tomas viendront te voir pour te demander de faire réclamation au Président de la République.

Ghibi est craintif, je l’ai déjà dit ; il ne saurait jouir de rien ; mais moi, je m’abandonne à mes impressions heureuses. Ce capitaine agile et enjoué, ces Tomas confiants, nouveaux-nés à la domination française, cela me rappelle quelque chose, un spectacle étrange et touchant d’innocence ; c’était, dans une ferme, au milieu d’un clapier, une pigeonne blanche qui couvait des lapereaux gris.


Demain, départ pour Queckédou, pays kissien, avec Mamady Koné et son cousin Mara qui sont venus relever Ghibi de son service auprès de moi. Celui-ci a d’abord laissé voir sa joie d’être libéré et puis il en a eu des remords. « Moi aussi, me dit-il, j’aurais bien voulu t’accompagner jusqu’à Conakry et en France. Quand tu seras arrivée là-bas, il faut le dire, j’irai à Paris. Mais maintenant je vais te dire pourquoi je retourne au Soudan. Le jour que j’ai quitté mon village, pour te trouver à Bamako, tout le monde a dit à ma femme : ton Ghibi a trouvé la place pour faire boy à Paris. Elle a pleuré beaucoup ; alors, moi j’ai dit que je vais retourner, c’est pour ça que je quitte ici, parce que si je partais avec toi en France, ma femme dirait : c’est tout le monde qui a dit vérité ; c’est mon Ghibi seul qui a fait mensonge. »

Un mensonge, cela le gêne bien ! Le mensonge, c’est ce qu’il vient de me dire par politesse, par tendre politesse, car il n’a pas du tout envie de me suivre en France, lui qui a si peur d’être vu ! Il va, d’ici, courir tout droit à son village pour s’y recacher, comme le grillon dans son trou.


ACHEVÉ D’IMPRIMER LE QUINZE
JUIN MIL NEUF CENT VINGT TROIS POUR
« LES CAHIERS D’AUJOURD’HUI »
PAR L’IMPRIMERIE SAINTE-CATHERINE,
À BRUGES-BELGIQUE.

  1. Affluent du Niger.
  2. Marchands soudanais.
  3. Monnaie de fer.
  4. Dignitaire musulman.
  5. Femmes de griots, histrions indigènes.
  6. Les Tomas sont le peuple de Haute-Guinée le plus nouvellement soumis à l’autorité française.