La Forêt de Rennes/3. Le dépôt

La Forêt de Rennes
Legrand et Crouzet (Tome IIIp. 18-22).

III

LE DÉPOT.

Nicolas Treml ne dormit point cette nuit-là. Le lendemain avant le jour, il entendit dans la cour le pas du cheval de Jude. Presque au même instant la porte de sa chambre s’ouvrit, et Hervé de Vaunoy parut sur le seuil. Il n’avait plus cet air humble et craintif dont nous l’avons vu s’affubler en entrant au château pour la première fois. Son sourire s’épanouissait maintenant, joyeux, sur sa lèvre. Il portait le front haut et affectait les dehors d’une franchise brusque, à peine tempérée par un affectueux respect.

— Saint-Dieu ! dit-il en arrivant, vous êtes matinal, monsieur mon très-cher cousin. J’étais encore à mon premier somme, lorsque…

Il s’arrêta tout à coup en apercevant le sévère et pâle visage de Nicolas Treml, dont l’œil perçant tombait d’aplomb sur son œil, et semblait vouloir descendre jusqu’au fond de sa conscience.

— Qu’y a-t-il ? murmura-t-il avec un volontaire effroi.

Nicolas Treml lui montra du doigt un siège ; il s’assit.

— Hervé, dit le vieux gentilhomme d’une voix lente, tristement accentuée, lorsque Dieu m’a repris mon fils, vous étiez un pauvre homme ; faible, vous souteniez une lutte inégale contre moi qui suis fort.

— Vous avez été généreux, mon noble cousin, interrompit Vaunoy qui se sentait venir une vague inquiétude.

— Serez-vous reconnaissant ? reprit le vieillard.

Vaunoy se leva et saisit sa main qu’il porta vivement à ses lèvres.

— Saint-Dieu ! monsieur, s’écria-t-il, je suis à vous corps et âme !

Nicolas Treml fut quelque temps avant de reprendre la parole. Son regard ne se détachait point de Vaunoy.

— Je vous crois, dit-il enfin ; je veux vous croire… Aussi bien, il n’est plus temps d’hésiter ; ma résolution est prise. Écoutez.

M. de la Tremlays s’assit auprès de Vaunoy et poursuivit :

— Je vais partir pour ne point revenir peut-être… Ne m’interrompez pas… Ma route sera longue, et au bout de la route je trouverai un abime. La Providence peut me faire surmonter ce danger certain et redoutable ; mais la Providence protége-t-elle encore le pays breton ? Mon espoir est faible, et ma forme croyance est que je vais à la mort.

— À la mort ! répéta Vaunoy sans comprendre.

— À la mort, s’écria le vieillard, dont un sublime enthousiasme illumina le visage ; n’avez-vous jamais désiré mourir pour la Bretagne, monsieur de Vaunoy ?

— Saint-Dieu ! mon cousin, il est à croire que cette idée a pu me venir une fois ou l’autre, répondit Hervé à tout hasard.

— Mourir pour la Bretagne ! mourir pour sa mère opprimée, monsieur, n’est-ce pas le devoir d’un gentilhomme ?

— Si fait… mais…

— Le temps presse, et mon projet n’est point d’entrer dans d’inutiles explications. Quand je ne serai plus là, Georges aura besoin d’un appui…

— Je lui en servirai.

— D’un père…

— Ne vous dois-je pas la reconnaissance d’un fils ? déclama pathétiquement Vaunoy.

— Vous l’aimerez bien, n’est-ce pas, Hervé, ce pauvre enfant que je vous lègue ? Vous lui apprendrez à aimer la Bretagne, à détester l’étranger… vous me remplacerez.

Vaunoy fit le geste d’essuyer une larme.

— Oui, reprit le vieillard, en refoulant son émotion au dedans de soi, — vous êtes bon, bon et loyal. J’ai confiance en vous et ma dernière heure sera tranquille.

Il se leva, traversa la salle d’un pas ferme, et ouvrit un meuble d’où il sortit un parchemin scellé à ses armes.

— Voici un acte, continua-t-il, que j’ai rédigé moi-même cette nuit, et qui vous confère la pleine propriété de tous les domaines de Tremlays.

Vaunoy tressauta sur son siège. Ses yeux éblouis virent des millions d’étincelles. Tout son sang se précipita vers sa joue. M. de la Tremlays, occupé à déplier le parchemin, ne prit point garde à ce mouvement de joie délirante.

Il continua :

— Sans vous mettre dans mon secret, qui appartient à la Bretagne, je puis vous dire que mon entreprise m’expose à une accusation de lèse-majesté. Ce crime — car ils nomment cela un crime ! — entraîne non-seulement la mort, mais la confiscation de tous les biens de l’accusé. Il faut que l’héritage de Georges Treml soit à l’abri de cette chance, et je vous ai choisi pour dépositaire de la fortune de mon petit-fils.

Vaunoy n’eut point la force de répondre, tant sa cervelle était bouleversée par cet événement inattendu. Il mit seulement la main sur son cœur et darda son regard hypocrite.

— Acceptez-vous ? demanda Nicolas Treml.

— Si j’accepte ! s’écria Vaunoy, retrouvant à propos la parole. — Ah ! mon cousin, voici donc venue l’occasion de vous témoigner ma gratitude ! Si j’accepte !… Saint-Dieu ! vous me le demandez !…

Il prit à deux mains celles du vieillard.

— Merci, merci, mon noble cousin ! continua-t-il avec effusion ; je prends le ciel à témoin que votre confiance est bien placée.

Job, le chien favori de M. de la Tremlays, interrompit à ce moment Vaunoy par un grognement sourd et prolongé. Ensuite il quitta le coussin où il avait passé la nuit, et vint se placer entre son maître et Hervé, sur lequel il fixa ses yeux fauves. Vaunoy tressaillit et recula instinctivement.

— Le chien et l’idiot ! pensa le vieillard qui n’était pas pour rien Breton de bonne race, et gardait au fond de son cœur cette corde qui vibre si aisément dans les poitrines armoricaines, la superstition.

Il hésita durant une seconde, et fut tenté peut-être de serrer le parchemin ; mais la voix de ce qu’il appelait son devoir le poussait en avant. Il écarta du pied Job avec rudesse et remit l’acte entre les mains de Vaunoy.

— Dieu vous voit, dit-il, et Dieu punit les traîtres. Vous voici souverain maître de la destinée de Treml.

Le chien, comme s’il eût compris ce que ces paroles avaient de solennel, s’affaissa sur son coussin en hurlant plaintivement.

— Et maintenant, monsieur de Vaunoy, reprit Nicolas Treml, non par défiance de vous, mais parce que tout homme est mortel et que vous pourriez quitter ce monde sans avoir le temps de vous reconnaître, je vous demande une garantie. — Tout ce que vous voudrez, mon cousin. — Écrivez donc, dit le vieillard en lui désignant la table où l’attendaient encre, plume et parchemins.

Vaunoy s’assit, Treml dicta :

« Moi, Hervé de Vaunoy, je m’engage à remettre le domaine de la Tremlays, celui de Bouexis-en-Forèt et leurs dépendances à tout descendant direct de Nicolas Treml qui me représentera cet écrit… »

— Monsieur mon cousin, interrompit Vaunoy, ceci pourrait donner des armes au fisc. Si vous êtes condamné comme coupable de lèse-majesté, cet acte sera naturellement suspect… — Continuez toujours :

… Cet écrit, accompagné de la somme de cent mille livres, prix de la vente desdits domaines et dépendances. » — Comme cela, monsieur, le fisc n’aura rien à reprendre. Cent mille livres forment un prix sérieux quoique bien au-dessous de la valeur des domaines…

Vaunoy demeura pensif. Au bout de quelques secondes, il déplia le parchemin que lui avait remis d’abord M. de la Tremlays. C’était un acte de vente en due forme. La ligne de ses sourcils, qui s’était légèrement plissée, se détendit tout à coup à sa vue. — Allons, dit-il, tout est pour le mieux, puisque telle est votre volonté… Dieu m’est témoin que je souhaite du fond du cœur que ces paperasses deviennent bientôt inutiles par votre heureux retour. — Souhaitez-le, mon cousin, dit le vieillard en hochant la tête, mais ne l’espérez pas… Veuillez signer et parapher votre engagement.

Vaunoy signa et parapha. Puis chacun des deux cousins mit son parchemin dans sa poche.

— Je pense, reprit Vaunoy après un long silence pendant lequel Nicolas Treml s’était replongé dans sa rêverie, je pense que ces préparatifs n’annoncent point un départ subit.

Il pensait tout le contraire et ne se trompait point.

Sa voix éveilla en sursaut M. de la Tremlays qui se leva, repoussa violemment son siège et passa la main sur son front avec une sorte d’égarement.

— Il est temps ! murmura-t-il d’une voix étouffée. Vous m’avez rappelé mon devoir. Je vais partir.

— Déjà ?…

— On m’attend, et je suis en retard. Allez, Vaunoy, faites seller mon cheval. Je vais dire adieu à la maison de mon père et embrasser pour la dernière fois l’enfant de mon fils.

Vaunoy baissa la tête avec toutes les marques extérieures d’une sincère affliction et gagna les écuries.

Nicolas Treml ceignit la grande épée de ses aïeux, vaillant acier, damassé par la rouille, et qui avait fendu plus d’un crâne anglais au temps des guerres nationales. Il couvrit ses épaules d’un manteau et posa son feutre sur les mèches éparses de ses cheveux blancs.

Entre sa chambre et la retraite où reposait Georges, son petit-fils, se trouvait le grand salon d’apparat. C’était une vaste salle aux lambris de chêne noir sculptés, dont les panneaux étaient séparés par des colonnettes en demi-relief à corniches dorées. Entre chaque panneau pendait un portrait de famille au-dessus duquel était peint un écusson à quartiers. Nicolas Treml traversa cette salle d’un pas lent et pénible. Son visage portait l’empreinte d’une austère et profonde douleur. Il s’arrêta devant les derniers portraits, qui étaient ceux de son père et de sa mère défunts, et se mit à genoux.

— Adieu, madame, murmura-t-il ; adieu, mon père ! Je vais mourir comme vous avez vécu : pour la Bretagne !

Comme il se relevait, un oblique rayon de soleil levant, perçant les vitraux de la salle, fit scintiller les dorures et mit un reflet de vie sur tous ces roides visages de suzerains et de chevaliers. On eût dit que les nobles dames souriaient et respiraient le séculaire parfum de leur inévitable bouquet de roses ; on eût dit que les fiers seigneurs mettaient, plus superbes, leurs poings gantés de buffle sur leurs hanches bardées de fer, en écoutant la voix de ce dernier Breton qui parlait de mourir pour la Bretagne.

Avant de quitter la salle, Nicolas Treml se découvrit et salua les vingt générations d’aïeux qui applaudissaient à son sacrifice.

Le petit Georges dormait encore, mais ce sommeil matinal était léger. Le contact de la bouche de son aïeul suffit pour clore son rêve. Il s’éveilla dans un charmant sourire et jeta ses bras roses autour du cou du vieillard.

M. de la Tremlays avait dit adieu sans faiblir aux images vénérées de ses ancêtres, mais il resta sans force à la vue de cet enfant, seul espoir de sa race, qui allait être orphelin et qui souriait doucement comme à l’aurore d’un jour de bonheur.

— Que Dieu te protège, mon fils, murmura-t-il, tandis qu’une larme péniblement contenue mouillait le bord de sa paupière blanchie ; qu’il fasse de toi un gentilhomme et un Breton… Puisses-tu ressembler à tes pères, qui étaient vaillants — et libres !

Il déposa un dernier baiser sur le front de l’enfant et s’enfuit parce que l’émotion brisait son courage.

Dans la cour, Hervé de Vaunoy tenait le cheval sellé par la bride.

Ce modèle des cousins voulut à toute force faire la conduite à M. de la Tremlays jusqu’au bout de son avenue. Quant à Job, on fut obligé de le mettre à la chaîne pour l’empêcher de suivre son maître.

Au bout de l’avenue, M. de la Tremlays arrêta son cheval et tendit la main à Vaunoy.

— Retournez au château, dit-il ; nul ne doit savoir où se dirigent mes pas.

— Adieu donc, monsieur mon excellent ami ! sanglota Vaunoy, mon cœur se fend à prononcer ces tristes paroles. — Adieu, dit brusquement le vieillard. Souvenez-vous de vos promesses et priez pour moi.

Il piqua des deux. — Le galop de son cheval s’étouffa bientôt sur l’épaisse mousse de la forêt.

Hervé de Vaunoy garda pendant quelques secondes son visage contristé, puis il frappa bruyamment ses mains l’une contre l’autre en éclatant de rire.

— Saint-Dieu ! dit-il, on m’a donné place en un petit coin, et le diable a fait le reste… Bon voyage, monsieur mon digne parent ! soyez tranquille ! nous accomplirons pour le mieux nos promesses, et vos domaines passeront en bonnes mains !

Il rentra au château la tête haute et le feutre sur l’oreille. En passant près de Job ; il frappa rudement le pauvre chien du pommeau de son épée en disant :

— Ainsi traiterai-je quiconque ne pliera point.

Ce jour-là, les serviteurs de Treml oublièrent de chanter leurs joyeux noëls à la veillée. Il y avait autour du château comme une atmosphère de malheur, et chacun pressentait un événement funeste.

Nicolas Treml enfila au galop les sentiers tortueux de la forêt. Au lieu de suivre les routes tracées, il s’enfonçait comme à plaisir dans les plus épais fourrés. À mesure qu’il s’enfonçait, l’aspect du paysage devenait plus sombre, la nature plus sauvage. De gigantesques ronces s’élançaient d’arbre en arbre comme les lianes des forêts vierges du Nouveau-Monde. Çà et là, au milieu de quelque clairière où croissaient l’ajonc et l’aride genêt, une misérable cabane fumait et animait le tableau d’une vie mélancolique.

Après une demi-lieue faite à franc étrier, le vieux gentilhomme fut obligé de ralentir sa course. La forêt devenait réellement impraticable. Il attacha son cheval au tronc d’un chêne près duquel paissait déjà la monture de son écuyer Jude, qui ne devait pas être fort loin, et se fraya un passage dans le taillis. Quelques minutes après, il rejoignait son fidèle serviteur, qui l’attendait, assis sur le coffret de fer.

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