La Forêt de Rennes/24. La loge

La Forêt de Rennes
Legrand et Crouzet (Tome IIIp. 111-116).
XXIV
LA LOGE.


Nul obstacle n’empêchait plus Jude Leker de franchir le seuil de la loge. Fleur-des-Genêls, en effet, obéissant à la voix de son père, s’était mise à l’écart. Néanmoins, le vieil écuyer ne se pressait point de profiter de la permission donnée. Il demeurait immobile, à la même place, craignant un piège et se demandant quel pouvait être cet homme qui affectait de prononcer le nom de Treml avec amour.

La défiance, au reste, était permise en ce temps et en ce lieu. L’intérieur de la loge avait un aspect étrange et fait pour inspirer les soupçons. La lumière n’y pénétrait que par la basse ouverture de la porte, de telle sorte que, du dehors, tout y paraissait plongé dans une obscurité profonde. On éprouvait là ce sentiment de vague crainte qui prend le voyageur au moment de passer l’ouverture d’une grotte ténébreuse, au fond de laquelle reluisent les regards phosphorescents d’un animal inconnu.

Jude était arrivé de la veille. Vingt années de captivité avaient dû changer son visage, et pourtant il y avait là, dans la nuit de cette sombre loge, un homme qui savait son nom et qui lui disait :

— Je t’attendais !

Était-ce un ami ou un ennemi ? et cette cabane inhospitalière, qui s’ouvrait pour lui seul, ne cachait-elle pas une embûche ?

Jude était brave jusqu’à la témérité ; mais il se devait à la volonté dernière de son maître : il avait frayeur de mourir avant d’avoir obéi.

Néanmoins, son hésitation ne fut point de longue durée. Un second regard jeté sur les traits angéliques de Fleur-des-Genêts chassa de son esprit toutes noires pensées. Où habitait cette enfant il ne pouvait y avoir trahison.

Jude entra dans la cabane. Ses yeux, habitués au grand jour, ne distinguèrent rien d’abord.

— Par ici, dit la voix.

Le bon écuyer tourna aussitôt ses regards de ce côté, et aperçut dans l’ombre épaisse qui emplissait le fond de la loge deux points ronds et lumineux comme les yeux d’un chat sauvage. Il s’avança résolument ; une main saisit la sienne et l’attira vers un banc de bois.

Dans cette position, Jude se trouva assis, tournant le flanc au vif rayon de jour qui pénétrait par l’ouverture. Sa vue, qui s’accoutumait graduellement aux ténèbres, lui permit de distinguer la forme de la cabane et son ameublement. C’était une grande chambre carrée, sans fenêtre, ou dont les fenêtres étaient hermétiquement bouchées. Le plafond était si bas, que l’écuyer s’étonna de ne l’avoir point touché du front, tandis qu’il était debout. Dans l’un des angles opposés à la porte, une planche inclinée, recouverte de paille, servait sans doute de lit à l’un des habitants de cette pauvre retraite. Le reste de l’ameublement consistait en deux bancs et quelques escabelles qui entouraient une table de bois simplement dégrossi. Rien dans tout cela qui pût servir au sommeil d’une jeune fille. Marie devait avoir une autre retraite.

Entre Jude et le jour il y avait la silhouette entièrement noire d’un homme assis, comme lui, sur un banc. Les deux points ronds et lumineux que Jude avait aperçus dans l’obscurité se trouvaient maintenant entre lui et le jour : c’étaient les yeux de cet homme.

— C’est vous qui êtes le charbonnier Pelo Rouan ? lui demanda Jude.

— Je suis en effet celui qu’on nomme ainsi, mon compagnon ; — et je te le répète : sois le bienvenu dans ma maison ; je t’attendais.

— Vous me connaissez donc ?

— Peut-être bien, mon homme.

— Moi, je ne puis dire si je vous connais, car je ne vois pas votre visage.

Pelo Rouan se leva en silence, prit la main de Jude et le conduisit au seuil. Là il exposa en plein sa face noircie aux rayons du jour.

— Je ne vous connais pas ! dit Jude après l’avoir attentivement examiné.

Pelo Rouan regagna sa place première, et Jude le suivit.

— Tu as raison, dit lentement le charbonnier ; tu ne me connais pas. Cette loge a été bâtie longtemps après le départ de Nicolas Treml… mais ce n’est pas pour me parler de toi ou de moi que tu as quitté le château ?

— C’est vrai. Je suis venu vers vous…

— Tu as bien fait, interrompit Pelo Rouan, et tu fais toujours bien, Jude Leker, parce que ton cœur est fidèle et loyal… Quant au motif de ta visite, point n’est besoin de me l’apprendre, je le sais.

— Vous le savez ! répéta Jude avec surprise.

— Je le sais… Tu viens me demander des nouvelles d’un malheureux qu’on appelait Jean Blanc.

— Serait-il mort ? s’écria Jude.

— Non… Et tu veux savoir de ses nouvelles, afin d’apprendre de lui le sort de l’héritier de Treml.

— C’est vrai ! c’est encore vrai ! murmura Jude, dont l’honnête mais lourde nature était violemment secouée par ce qu’il y avait de bizarre dans cet incident imprévu. — Vous qui connaissez l’unique but de ma vie, au nom de Dieu, qui êtes-vous ?

— Je suis le charbonnier Rouan, répondit Pelo avec simplicité ; — un pauvre homme dont la vie obscure fut cruellement éprouvée, un homme qui a quelques bienfaits à payer et bien des outrages à venger.

— Et savez-vous quelque chose du petit monsieur Georges ?

La voix de Pelo se fit profondément triste pendant qu’il répondait :

— Je ne sais rien, rien que ce que vous savez vous-même… Plût au ciel que le château de la Tremlays eût gardé son dépôt aussi fidèlement que le chêne de la Fosse-aux-Loups !

Ces derniers mots dirent tressaillir Jude sur son banc.

— Le chêne de la Fosse-aux-Loups ! balbutia-t-il. — Le creux du chêne de la Fosse-aux-Loups.

Si l’obscurité eût été moins épaisse, on eût pu voir Jude changer de couleur dans l’espace d’une seconde. Il prit entre ses doigts de bronze le bras du charbonnier, et le serra convulsivement.

— Qui que tu sois, tu en sais trop long, dit-il d’une voix basse et menaçante.

Le bras de Rouan était bien frêle pour appartenir à un homme de sa taille. La force de Jude était si évidemment supérieure qu’il semblait que le bon écuyer n’eût qu’un geste à faire pour renverser son hôte sous ses pieds. Néanmoins, celui-ci garda une contenance tranquille et se renferma dans un hautain silence.

— Qui t’a dit cela ? poursuivit Jude avec une exaltation terrible. Sur mon salut il faut que tu donnes ton âme à Dieu, car tu as surpris le secret de Treml, et c’est moi qui suis le gardien de ce secret.

Et Jude, sans lâcher le bras de Rouan, porta vivement la main à son épée.

Mais, pendant que le bon écuyer dégainait, le maigre bras de Pelo Rouan tourna entre ses doigts robustes ; les muscles de ce bras se tendirent et devinrent d’acier. Jude voulut serrer plus fort, et ses doigts choquèrent la paume de sa main, qui était vide.

D’un bond, Pelo avait franchi toute la longueur de la loge. Jude n’apercevait plus que le rouge éclat de ses yeux qui brillaient de loin dans l’ombre. Il se précipita impétueusement de ce côté ; le bruit de deux pistolets qu’on armait ne l’arrêta point ; mais dans sa course, il heurta du pied une escabelle renversée et tomba lourdement sur le sol.

À l’instant même, le genou de Pelo Rouan s’appuya sur sa gorge.

— Si tu te relèves, tu me tueras, mon homme, dit le charbonnier avec calme ; c’est pourquoi, si tu essayes de te relever, je te tue.

Jude sentit sur sa tempe le froid d’un pistolet.

— La vieillesse ne t’a point changé, reprit Pelo ; — brave cœur et cervelle bornée… Que veux-tu que je fasse de ton secret ? et si les cent mille livres m’eussent tenté, seraient-elles encore au creux du chêne ?

— C’est vrai, dit pour la troisième fois le pauvre Jude ; — mais je ne sais pas qui vous êtes…

— Peut-être ne le sauras-tu jamais… que t’importe ? Je t’ai laissé voir que je suis l’ami de Treml, et Treml, vivant ou mort, a-t-il trop d’amis pour que deux d’entre eux ne daignent point s’expliquer avant de s’entr’égorger, lorsque la Providence les rassemble ?

— Je suis à votre merci, murmura Jude. Puisse Dieu permettre que vous soyez un ami de Treml !

Pelo Rouan ôta son genou et Jude se releva.

— Ramasse ton épée, dit le charbonnier ; j’ai confiance en toi, bien que tu te sois fait valet d’un Français…

— Un brave jeune homme…

— Un ennemi de la Bretagne, poursuivit Rouan avec amertume, et mon ennemi à moi… Mais il ne s’agit point de lui, et son compte ne sera pas long à régler désormais… Revenons à Treml.

Jude remit son épée dans le fourreau, et tous deux s’assirent de nouveau sans défiance l’un près de l’autre.

— Vous avez été généreux, dit Jude, car je vous avais rudement attaque. Aussi, je ne vous demanderai point qui vous a rendu maître du secret de notre monsieur. Entre vos mains il est en sûreté ; je me fie à vous, comme vous à moi… Touchez là, s’il vous plaît.

— De grand cœur, mon homme… Jean Blanc, qui est, je puis le dire, un autre moi-même, m’a souvent parlé de vous. Vous étiez miséricordieux pour le pauvre insensé… Merci pour lui, qui s’en souvient, ami Jude, et qui pourra peut-être vous rendre quelque jour le bien que vous lui avez fait.

— Qu’il le rende à Treml, le pauvre garçon !

— Il a fait ce qu’il a pu pour Treml, dit Pelo Rouan avec tristesse et solennité.

— Sans doute… mais ce qu’il pouvait était, par malheur, peu de chose.

— Autrefois, il en était ainsi, parce que Jean Blanc ne savait rendre que le bien pour le bien… Depuis, il appris à rendre le mal pour le mal, — et il est devenu fort.

— N’est-il donc plus fou ? demanda Jude.

— Dieu nous envoie parfois des épreuves si violentes que les gens sains en perdent l’esprit, répondit Pelo Rouan ; — ces secousses rendent la raison aux insensés… Jean Blanc n’est plus fou.

— Et a-t-il conservé la mémoire des faits depuis longtemps passés ?

— Il se souvient de tout.

— Il faut que je le voie ! s’écria Jude.

Un imperceptible tremblement agita la paupière de Pelo Rouan.

— Voir Jean Blanc ! dit-il d’une voix étrange ; — il y a bien longtemps que personne n’a pu se vanter de l’avoir rencontré face à face sous le couvert… Croyez-moi, mon homme, contentez-vous de m’interroger moi-même et ne cherchez pas à joindre Jean Blanc.

— Mais il pourrait me dire peut-être…

— Rien que je ne puisse vous apprendre.

— Pourtant…

— Il m’a tant de fois ouvert son cœur et ses souvenirs !… Écoutez. Voulez-vous que je vous raconte le lâche assassinat de l’étang de la Tremlays ?… J’en sais les moindres circonstances… Il me semble voir l’infâme Hervé de Vaunoy.

— Contez ! contez ! interrompit Jude avidement ; je ne hais point encore assez cet homme.

Pelo Rouan raconta dans le plus minutieux détail le meurtre horrible dont Vaunoy s’était rendu coupable sur la personne d’un enfant de cinq ans, petit-fils de son bienfaiteur. Il parla longtemps, et Jude l’écouta constamment avec une religieuse attention. La mort de Job arracha une larme au vieil écuyer, et l’arrivée de l’albinos, sautant au milieu de l’étang pour sauver le petit Georges, lui fit pousser un cri d’enthousiasme.

— Après ? après ? dit-il en retenant son souffle ; — que Dieu récompense le pauvre fou !… Après ?

Pelo reprit son récit. En arrivant à l’accès de délire qui saisit Jean Blanc dans la forêt, sa voix faiblit et chevrota comme la voix d’un homme qui se retient de pleurer.

— Jean abandonna l’enfant, dit-il. Quand il revint, il n’y avait plus sur le fossé que la veste de peaux de lapins qui était en ce temps-là le vêtement du pauvre albinos… Il tomba sur ses genoux… Il pria Dieu… Dieu et Notre-Dame… il pleura.

Jude haussa les épaules avec colère.

— Il pleura des larmes de sang ! reprit Pelo Rouan dont un sanglot souleva la poitrine — et, quand il parle de cette affreuse soirée, il pleure encore, car le souvenir de Treml vit au fond de son cœur.

— Mais pourquoi ne pas courir, chercher ?…

— Son esprit, en ce temps, était bien faible… Il demeura jusqu’au lendemain matin affaissé sur le sol humide, sans force et sans pensée… Le lendemain, il courut, il chercha, mais il ne trouva point.

— Et nulle trace ? Rien qui puisse faire reconnaître ?… — Rien.

Pelo Rouan prononça ce mot d’un ton morne et découragé. Jude, qui jusqu’alors avait dévoré chacune de ses paroles avec une fiévreuse ardeur, laissa retomber ses bras le long de son corps, et courba la tête.

— Rien, répéta-t-il ; mais alors il n’y a donc plus d’espoir ? — Il y a bien longtemps que Jean Blanc a perdu tout espoir, répondit le charbonnier ; mais Dieu est bon et la race de Treml ne produisit jamais que des justes et des chrétiens. Peut-être le petit Georges a-t-il été recueilli. En ce cas, la Providence aidant, nous pourrions le reconnaître. — Comment cela ? demanda vivement Jude Leker. — Jeun Blanc avait une de ces médailles de cuivre qu’on frappait autrefois à Vitré en l’honneur de Notre-Dame de Mi-Forêt. C’était le seul héritage que lui eût laissé sa mère. Lorsque sa folie le prit, dans cette horrible soirée, il la sentit venir et, dévôt à la sainte Mère de Dieu, il passa la médaille au cou de l’enfant qu’il mit ainsi sous la garde de Notre-Dame.

— Mais il y a tant de ces médailles !

— Celle de Jean Blanc avait, sur le revers, une croix gravée au couteau, et Mathieu Blanc, son père, en possédait seule une semblable, qui est maintenant au cou de Marie.

— Cette belle enfant que je viens de voir ?…

— La fille de Jean Blanc, l’albinos.

Marie, qui continuait sa corbeille de chèvre feuille en chantant à voix basse au dehors sa complainte favorite, entendit prononcer son nom et montra sa blonde tête à la porte.

— La fille de… commença Jude.

— Silence ! interrompit le charbonnier. Elle se croit ma fille… Approche, Marie.

Fleur-des-Genêts obéit aussitôt, et Pelo Rouan, prenant la médaille qui pendait à son cou, la mit entre les mains du vieil écuyer. Celui-ci la tourna et retourna dans tous les sens.

— Puisse Dieu me faire rencontrer sa pareille ! murmura-t-il. Je la reconnaîtrais maintenant entre mille… mais c’est un pauvre indice.

Marie s’éloigna sur un signe du charbonnier, et bientôt on entendit au dehors la suave mélodie du chant d’Arthur.

— Elle chante, en effet, la chanson de Jean Blanc dit Jude. Le pauvre garçon n’était pas beau pour avoir donné le jour à une si jolie fille !

— Il était laid, répondit le charbonnier avec mélancolie ; — il était repoussant à voir, n’est-ce pas ?… Et pourtant Dieu permit qu’un ange pût le contempler sans horreur ni dégoût. Marie est le portrait vivant de sa mère… Mais je ne vous l’ai pas dit, mon compagnon, ajouta-t-il en changeant de ton subitement, il est encore une chance de retrouver l’héritier de Treml ; cette chance, bien précaire il est vrai, peut amener un résultat avec l’aide de Jean Blanc…

— Jean Blanc ! murmura Jude d’un air de doute ; — vous me parlez toujours de Jean Blanc… Que peut le pauvre diable, lorsque des hommes ne peuvent pas ? — Vous ne savez pas ce que c’est que Jean Blanc, dit le charbonnier avec une légère emphase dans la voix… Je vais vous dire où est sa force et ce qu’il peut pour le fils de Treml.

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