La Forêt de Rennes/22. Deux bons serviteurs

La Forêt de Rennes
Legrand et Crouzet (Tome IIIp. 99-104).
XXII
DEUX BONS SERVITEURS.


Vaunoy avait souvent avec sa fille des entretiens semblables à celui que nous venons de rapporter. Alix savait à peu de chose près de quel intérêt étaient pour son père les bonnes grâces de M. Béchameil ; elle avait même deviné que Vaunoy n’avait sur les immenses domaines de Treml qu’un droit de possession douteux et précaire. Il va sans dire qu’elle n’abusait jamais de cette connaissance. Le caractère de son père, qu’elle eût sincèrement voulu ne point juger, mais dont la bassesse lui sautait aux yeux, pour employer une expression vulgaire, avait été, dès sa première jeunesse, une cause perpétuelle de chagrin. Son esprit sérieux, loyal et fort s’était habitué à la tristesse, et ses courtes amours avec Didier avaient été les seuls instants de joie pure qu’elle eût goûtés en sa vie.

Elle ne voyait, au reste, dans l’usurpation de Vaunoy, qu’un danger et non point un crime, parce qu’elle ignorait que cette usurpation préjudiciait au légitime propriétaire. Et, par le fait, personne n’aurait pu soutenir l’opinion opposée, Treml n’ayant point laissé d’héritier. — Peut-être, si elle n’eût point connu le capitaine Didier, se serait-elle sacrifiée au repos et à la sûreté de son père ; car sa nature choisie était susceptible d’un dévouement sans limites ; mais, entre Didier et Béchameil, le contraste était trop grand. L’intendant royal, ridicule et méprisable à la fois, lui inspira une invincible répulsion, et il fallut la patiente obsession de son père pour la porter à ne point rejeter ouvertement et tout d’abord les prétentions de Béchameil. Vaunoy ne se lassait pas. Il croyait connaître les femmes, et attaquait le cœur d’Alix par tous les côtés où les filles d’Ève passent, à raison ou à tort, pour être vulnérables. Il ne faisait point de progrès, mais il gagnait du temps.

Ce jour-là, il n’aurait certes point trouvé le loisir d’engager avec Alix sa lutte ordinaire, s’il n’eût voulu parer à un péril imminent. L’arrivée de Didier menaçait tous ses projets ; il essaya de mettre sa volonté comme une barrière matérielle entre sa fille et le capitaine. Nous avons vu le résultat de sa tentative : le hasard devait le servir mieux que son éloquence.

À peine débarrassé de cet entretien, il songea à préparer l’exécution d’un projet dont la première idée lui était venue sous la charmille, en compagnie de Didier et de Béchameil. Ce projet, depuis lors, le préoccupait très-vivement. Il en avait avidement balancé les chances durant le déjeuner, et s’était déterminé à jouer ce périlleux coup de dés.

Il y avait une demi-heure que M. de Vaunoy avait rejoint ses deux acolytes. Maître Alain avait secoué tant bien que mal sa somnolence, et Lapierre s’était installé, attentif, dans un excellent fauteuil.

Vaunoy avait parlé longtemps et sans s’interrompre. Lorsqu’il se tut enfin, il interrogea ses deux serviteurs du regard. Maître Alain répondit par un geste équivoque, et Lapierre se balança fort adroitement sur un seul des quatre pieds de son siège.

— Ne m’avez vous pas entendu ? demanda Vaunoy.

— Si fait, dit Lapierre ; pour ma part, j’ai entendu.

— Moi aussi, ajouta maître Alain.

— Et qu’en dites-vous ?

Le vieux majordome eut un grand désir d’atteindre sa bouteille carrée, mais il n’osa pas : il eut tentation de répondre, mais, suivant sa prudente habitude, il attendit, pensant qu’il serait temps de parler lorsque Lapierre aurait donné son avis.

Lapierre se balançait toujours.

— Qu’en dites-vous ? répéta Vaunoy en fronçant le sourcil.

— Hé, hé ! fit Lapierre d’un air capable.

— Voilà ! prononça emphatiquement maître Alain.

— Comment, s’écria Vaunoy avec colère, vous ne comprenez pas que sa mort devient un cas fortuit dont je ne puis être responsable ? que les soupçons se détourneront naturellement de moi, et qu’il faudrait folie ou mauvaise loi insigne pour m’accuser d’un pareil malheur ?

— Si fait, dit Lapierre ; pour ma part, je comprends cela.

Maître Alain exécuta un grave signe d’approbation.

— Hé bien ! reprit Hervé de Vaunoy.

— Hé, hé !… fit encore Lapierre.

Vaunoy, dont le front devenait pourpre, blasphéma entre ses dents.

— Oui, reprit l’ex-saltimbanque sans s’émouvoir le moins du monde, évidemment il ne pourrait échapper… Si nous en étions là, je ne donnerais pas six deniers de sa vie… mais…

— Mais quoi ?

— Nous n’en sommes pas là.

— Penses-tu donc que l’appât des cinq mille livres ne soit pas assez fort ?

— Ils viendraient pour la dixième partie de cette somme.

— Pour la vingtième, dit maître Alain en aparté, je donnerais mon âme au diable, moi qui suis un homme d’âge et un fidèle sujet du roi.

— Alors, que veux-tu dire ? demanda Vaunoy à Lapierre.

Maître Alain tendit l’oreille, afin de s’approprier, au besoin, l’opinion de son collègue. Celui-ci, sans paraître prendre garde à l’impatience toujours croissante de Vaunoy, se dandina un instant et jeta ces paroles avec suffisance :

— Vous n’êtes pas sans avoir entendu parler des apologues de La Fontaine, je suppose… Si vous vous lâchez, je deviens muet… Ce La Fontaine est un poëte de fort bon conseil, ce qui est rare. Il me souvient d’une de ses fables… — Saint-Dieu ! interrompit Vaunoy, je donnerais dix louis pour bâtonner ce drôle !…

— Donnez et bâtonnez, répondit imperturbablement Lapierre. Quant à la fable dont je parle, vous ne pouvez la juger avant de l’avoir entendue, et ne la sachant point par cœur, je ne vous la réciterai pas.

— Mais, saint-Dieu ! détestable maraud, où veux-tu en venir ?

— Je vous prie d’excuser mon peu de mémoire, poursuivit Lapierre ; à défaut de texte, le conte suffira. Voilà ce que c’est… Les rats tiennent conseil et cherchent un moyen de mettre à mort un chat fort redoutable…

— Je te comprends ! s’écria violemment Vaunoy, qui se leva et parcourut la chambre à grandes enjambées.

— Pas moi, pensa maître Alain. — Je te comprends !… répéta Vaunoy ; tu as peur !

— Vous vous trompez. Il vaudrait mieux pour votre projet que j’eusse peur. Mais je suis parfaitement déterminé à faire comme les rats de la fable, je n’ai pas peur.

— Tu braverais mes ordres, misérable !

— Attacher le grelot est une niaiserie tout à fait en dehors de mes principes et de mes habitudes… Qu’un autre l’attache, et, pour le reste, je suis votre soumis serviteur.

— De quel diable de grelot parle-t-il, se demandait laborieusement maître Alain, et à quel propos est-il ici question de rats ?

Vaunoy garda un instant le silence et activa sa promenade. Deux ou trois fois il mit la main sur la garde de son épée. Son front, si riant d’ordinaire, était sombre comme un ciel de tempête. Sa face passait alternativement du pourpre au livide, et un convulsif tremblement agitait ses joues pâlies.

— L’orage sera rude, dit tout bas Lapierre. Attention, maître Alain.

— Par grâce, de quoi s’agit-il ? murmura celui-ci qui trembla de défiance.

Lapierre se pencha à son oreille et prononça quelques mots. Un frissonnement général agita les membres du vieillard.

— Notre-Dame de Mi-Forêt ! balbutia-t-il, j’aimerais mieux aller en enfer.

— Tu n’as pas le choix, mon vieux compagnon, attendu que le diable te garde depuis longtemps une place au lieu que tu viens de nommer… Mais si tu veux n’en jouir que le plus tard possible, comme je le crois, tiens-toi ferme et fais comme moi.

— Notre-Dame ! saint Sauveur, Jésus Dieu ! murmura maître Alain boueversé.

— Allons, bois un coup, l’attaque va commencer.

Le vieillard n’était point un homme à mépriser ce conseil. Il jeta un regard du côté de Vaunoy, qui ne songeait guère à l’épier, tira un flacon de fer-blanc de sa poche et but tant que son haleine ne lui fit point défaut.

— Il va faire rage, reprit Lapierre, car c’est pour lui un coup de partie ; mais, après tout, il ne peut que nous faire pendre, et là-bas nous serons brûlés vifs.

— Pour le moins ! soupira maître Alain avec conviction. Je voudrais être hors d’ici, dussé-je, après, ne point boire pendant un jour entier.

Vaunoy s’arrêta tout à coup, les sourcils froncés, le regard brillant et résolu. Ce n’était plus le même homme. Toute expression cauteleuse avait disparu de sa physionomie.

Maître Alain se rapetissa et ferma les yeux comme font les enfants craintifs devant la férule du pédagogue. Lapierre, au contraire, assura son fauteuil sur ses quatre pieds, croisa ses jambes et se renversa dans l’attitude du calme le plus parfait. La terreur de l’un et la provocante intrépidité de l’autre passèrent également inaperçues. Vaunoy n’y prit point garde.

Au lieu d’éclater en invectives pour retomber ensuite jusqu’à une sorte de flatterie pateline, comme c’était assez sa coutume vis-à-vis de ses deux acolytes, il reprit froidement son siège et les regarda tour à tour d’un air qui fit réfléchir Lapierre lui-même.

— Dans une heure, prononça-t-il lentement et en appuyant sur chaque mot, il faut que l’un de nous monte à cheval. — Pourvu que ce ne soit pas moi, répondit Lapierre, je n’y mets nul empêchement. — Taisez-vous, dit le maître de la Tremlays sans élever la voix : — je le répète : l’un de nous doit partir dans une heure. Il le faut… Je pourrais essayer de la force, je suis le maître, mais la force échouerait peut-être contre votre apathie, Alain ; contre votre entêtement, Lapierre ; et le temps est trop précieux pour que je le dépense à sévir contre vous. J’aime mieux mettre votre obéissance à l’enchère. Voyons, lequel de vous deux veut gagner mille livres tournois ?

Un éclair d’avide désir s’alluma dans l’œil éteint du majordome.

— Mille livres ! répéta-t-il machinalement.

Vaunoy suivit l’effet de sa proposition avec une anxiété véritable. Il crut un instant que le vieillard était ébloui de la munificence de l’offre, mais il avait compté sans Lapierre.

— Mille livres ! répéta ce dernier à son tour. Les morts ne reviennent point pour toucher leur créances, et vous avez beau jeu, monsieur. Mille livres !… Encore si j’avais des héritiers !

Maître Alain se gratta l’oreille et reprit son apparence de momie.

— Deux mille livres ! s’écria Vaunoy ; je donnerai deux mille livres d’avance, sur-le-champ, à celui qui m’obéira.

Lapierre haussa les épaules, et maître Alain, se modelant sur lui, fit un geste de refus. Le front de Vaunoy se couvrait de gouttelettes de sueur.

— Mais, saint-Dieu ! que demandez-vous donc ? s’écria-t-il d’un ton de détresse. Je vous dis qu’il le faut !… Cet homme, de quelque côté que je me tourne, me barre fatalement le chemin. Il me fait obstacle partout. Une fois débarrassé de lui, tous mes tourments disparaissent ; tant qu’il vivra, au contraire, je l’aurai toujours devant moi comme une menace vivante.

— Comme qui dirait l’épée de Damoclès, fit observer Lapierre, qui avait de la littérature.

— Tout cela est l’exacte vérité.

— Sa présence ici, poursuivit Vaunoy en s’échauffant, attaque non-seulement mes projets sur ma fille, elle menace encore ma fortune, mon nom, ma vie !

— C’est encore vrai, dit Lapierre.

— Et vous me refusez votre aide au moment où, d’un seul coup, je pourrais l’écraser… Dites, faut-il doubler la somme, la tripler, la quadrupler ?

— Huit mille livres, supputa le vieil Alain à voix basse.

— Huit mille livres, mon bon, mon vieux serviteur, s’écria Vaunoy ; dix mille, si tu veux, et ma reconnaissance, et…

— Un bûcher de bois vert dans quelque coin de la forêt, interrompit Lapierre. C’est tentant.

Vaunoy lui serra le bras avec violence.

— Au moins, dit-il tout bas, ne parle que pour toi et n’influence pas cet homme… Je payerai jusqu’à ton silence.

— À la bonne heure ! répondit Lapierre. Il ne s’agit que de s’expliquer… Combien me donnerez-vous ?

— Dix louis.

L’ancien funambule devint muet ; mais il était trop tard. Le coup était porté. Le vieux majordome, ébloui d’abord par les dix mille livres, reculait maintenant devant la pensée de la mort. Vaunoy eut beau recommencer la tentation ; à toutes les offres, maître Alain ne répondit plus que par an morne silence.

— Ainsi, vous refusez tous les deux ? s’écria enfin le maître de la Tremlays en se levant de nouveau.

— Pour ma part, je refuse, dit hardiment Lapierre.

Maître Alain ne répondit point.

— C’est bien ! murmura Vaunoy, Je devais m’y attendre. Souvent, au moment décisif, l’arme se brise dans la main du soldat. Il lui faut alors lutter corps à corps, et payer de sa personne… Maître Alain, ajouta-t-il d’une voix brève et impérieuse, préparez mes habits de voyage et mes pistolets… Lapierre, fais seller mon cheval.

Maître Alain se hâta d’obéir. Lapierre resta et regarda Vaunoy en face avec un étonnement inexprimable.

— Ai-je bien compris ? dit-il après un instant de silence ; — songeriez-vous à risquer vous-même cette démarche ?

— Fais seller mon cheval, te dis-je !

— À votre place, je serais moins pressé… Allons, au demeurant, cela vous regarde, et si, par hasard, vous revenez avec votre tête sur vos épaules, je conviens que le capitaine est un homme mort.

Il fit mine de sortir ; mais arrivé au seuil, il se retourna :

— Vous êtes plus brave que je ne croyais, dit-il encore. Le diable vous doit protection, et peut-être… C’est égal ! le jeu est chanceux, et j’aime mieux qu’il soit à vous qu’à moi.

Vaunoy, resté seul, se laissa tomber sur un siège. Lorsque les deux acolytes revinrent lui annoncer que tout était prêt pour son départ, il se leva et prit automatiquement le chemin de la cour. Il se mit en selle sans mot dire. Les rubis de sa joue avaient fait place à une effrayante pâleur.

Il partit.

Quand son cheval eut passé le seuil de la grand’porte, Lapierre hocha la tête, et dit avec ironie :

— Bon voyage !

— En veux-tu ? lui demanda maître Alain en lui présentant sa bouteille carrée.

— Volontiers, répondit Lapierre ; il est permis de boire après la bataille… J’ai la tête faible, vois-tu, et si j’avais embrassé trop tendrement ton flacon ce matin, peut-être serais-je, à l’heure qu’il est, au lieu et place de M. de Vaunoy, sur le grand chemin du cimetière… À sa santé !

Requiescat in pace ! prononça gravement le majordome.

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