La Forêt de Rennes/13. Le capitaine Didier

La Forêt de Rennes
Legrand et Crouzet (Tome IIIp. 56-59).
XIII
LE CAPITAINE DIDIER.


Jude demeura comme atterré.

— Mon Dieu ! pensait-il, qu’ont-ils fait de notre petit monsieur ?

Le capitaine était devenu rêveur. Peut-être connaissait-il assez M. de Vaunoy pour qu’un doute s’élevât dans son esprit touchant le sort de l’héritier de Treml.

— Ma tâche est tracée, reprit Jude ; je la remplirai… monsieur, ajouta-t-il d’une voix que son émotion rendait solennelle, je vous adjure, par votre titre de gentilhomme, de me prêter voire aide.

Un triste sourire vint à la lèvre du capitaine.

— Gentilhomme !… dit-il.

— Par votre mère !… voulut continuer Jude.

— Ma mère ! dit encore le capitaine. — Allons, mon garçon, tu tombes mal. Que viens-tu me parler de titres et de mère ?… Mais je suis officier du roi, et cela vaut noblesse : tu auras mon aide.

— Merci ! merci ! s’écria Jude. En revanche, moi, je suis à vous, monsieur ; à vous de tout cœur et tant qu’il vous plaira. Maintenant, veuillez vous détourner quelque peu de votre route ; nous reviendrons ensemble au château.

Le capitaine suivit Jude aussitôt. Ils marchèrent durant un quart d’heure sur le chemin qui mène au bourg de Saint-Aubin-du-Cormier, puis Jude, tournant à gauche, s’enfonça tout à coup dans un épais taillis. Au bout d’une centaine de pas, Didier arrêta son cheval.

— Où me mènes-tu ? demanda-t-il.

— Au lieu où Nicolas Treml, mon maître, partant pour la cour de Paris, a enfoui l’espoir et la fortune de sa race.

— Tu as donc grande confiance en moi ?

Jude hésita un instant.

— Je vous confierais ma vie, dit-il enfin, mais le trésor de Treml n’est point à moi. Vous avez raison : mieux vaut que je sois seul à garder ce secret.

— Et mieux vaut que je ne m’enfonce point trop dans ce fourré, au delà duquel est la retraite des Loups… Ils pourraient me mordre, mon garçon… Va, tu me retrouveras ici.

Jude descendit de cheval et s’engagea, à pied, dans l’épais taillis où nous avons vu autrefois cheminer Nicolas Treml lorsqu’il portait en poche l’acte signé par son cousin Hervé de Vaunoy.

Resté seul, le jeune capitaine mit aussi pied à terre, s’étendit sur le gazon et donna son âme à la rêverie. Ses méditations furent douces. Officier de fortune et parvenu, son mérite aidant, à un poste que ses pareils n’atteignent point avant d’avoir vu blanchir leur moustache et tomber leurs cheveux, il voyait désormais devant soi un avenir couleur de rose. Sa mission en Bretagne n’était pas sans importance, et il espérait réduire aisément cette poignée d’hommes intrépides, mais simples et grossiers, qui s’opposaient encore à la levée de l’impôt, molestaient les sujets soumis du roi, et poussaient parfois leur insolente audace jusqu’à mettre la main sur les fonds du gouvernement.

À part cet intérêt politique, son arrivée dans le pays de Rennes avait pour lui un intérêt particulier dont nous ne ferons point mystère au lecteur. Ce n’était pas la première fois que Didier venait en Bretagne. L’année précédente, il avait passé six mois à Rennes, en qualité de gentilhomme[1] de Mgr le comte de Toulouse, gouverneur de la province, lequel l’avait fait entrer depuis dans un régiment de mousquetaires, dont il était sorti avec son grade actuel. Beau de visage et de tournure, aimant de cœur, mais inconstant et léger, il n’avait pu manquer d’aventures dans la capitale bretonne où les dames étaient, dit-on, aussi compatissantes que belles. Cette dernière qualité leur est incontestablement restée de nos jours ; quant à la première, nous ne saurions en aucune façon renseigner les curieux. Didier, durant le séjour qu’il fit à Rennes, vola donc de la brune à la blonde, comme dirait un académicien, moissonnant les bonnes fortunes, et vivant une vie qui convenait assez bien à son joyeux caractère.

Il avait eu vingt maîtresses : un an s’était écoulé depuis lors : il lui restait deux souvenirs. De peur que nos don Juan à barbes pittoresques n’accusent Didier de faveur classique, nous nous hâterons d’ajouter que ces deux souvenirs s’appliquaient aux deux seules femmes que sa victorieuse galanterie eût respectées.

La première était mademoiselle Alix de Vaunoy de la Tremlays, noble et belle créature, dont le charmant visage était moins parfait que l’esprit, et dont l’esprit ne valait point encore le cœur. Didier l’avait vue au palais de monseigneur qui, pendant son séjour dans la province, tenait une véritable cour. Il l’avait aimée. Alix ne s’était point donné la peine de cacher son penchant pour lui. Leur liaison, tout en n’outrepassant jamais les bornes de la plus stricte morale, avait pris aux yeux du monde une sorte de publicité. M. de Vaunoy seul semblait ne s’en point apercevoir ou y prêter volontairement les mains, ce qui surprenait fort chacun. On savait en effet que Vaunoy avait pour l’établissement de sa fille unique des prétentions fort élevées, et qui ne s’attaquaient rien moins qu’à M. Béchameil, marquis de Nointel, intendant royal de l’impôt, et l’un des plus opulents financiers qui fussent alors en Europe.

Nonobstant cela, Vaunoy, qui avait d’abord regardé le jeune officier de fortune avec un dédain tout particulier, l’attira bientôt chez lui, et lui fit fête tout autant qu’aux héritiers des plus puissantes familles. Si ce n’eût point été là une circonstance positivement insignifiante pour le public, on aurait pu remarquer que ce changement étrange avait coïncidé avec l’acquisition que fit Vaunoy d’un certain Lapierre, valet de Mgr le gouverneur. Mais il n’était point probable, en vérité, que cette révolution d’antichambre eût pu influer en rien sur la conduite ultérieure de M. dé la Tremlays.

Quoi qu’il en soit, un soir que Didier sortait de l’hôtel de Vaunoy, le cœur tout plein d’amoureuses pensées, il fut attaqué dans la rue par trois estafiers qui le poussèrent rudement. Il n’avait que son épée de bal, mais il s’en servit comme il faut, et les trois estafiers en furent pour leurs peines et les horions qu’ils reçurent. Didier, blessé, rentra au palais ; l’affaire n’eut point de suite, parce que le comte de Toulouse quitta Rennes quelques jours après.

Le second souvenir du capitaine Didier, quoique beaucoup plus humble, restait plus avant peut-être dans son cœur. C’était une blonde fille de la forêt, qu’il avait revue bien souvent en rêve : une tête d’ange sur un corps de sylphide.

En ce moment encore, couché sur l’herbe humide et bercé par ses méditations, il songeait à elle. Le nom de Marie chassait de sa lèvre le nom d’Alix, et c’était la gracieuse image de Fleur-des-Genêts qui souriait au fond de sa pensée.

Il rêvait donc, et d’amour, comme doit rêver tout beau capitaine. Les Loups, l’impôt, la bataille prochaine, rien de tout cela pour lui n’existait en ce moment.

— Si elle venait ! murmura-t-il en jetant son avide regard dans les sombres profondeurs des taillis.

Ce qui pouvait lui venir le plus probablement, c’était la balle de quelque Loup, car il avait jeté sous lui son manteau, et les broderies de son uniforme brillaient maintenant sans voile. Mais il y a un dieu pour les amoureux. Une voix douce et lointaine encore sembla répondre à son aspiration. Il tendit l’oreille. La voix approchait. Elle chantait la complainte d’Arthur de Bretagne.

Didier savourait délicieusement cette voix et cette mélodie connues. Mais par une sorte de sentimental raffinement, il attendait. Les gourmets ne se hâtent point de porter à leur bouche un friand morceau, et l’attente a aussi ses joies.

À mesure que la voix approchait, les paroles devenaient plus distinctes. Fleur-des-Genêts chantait ce passage de la complainte populaire où Constance de Bretagne commence à désespérer de revoir son malheureux fils. Nous traduisons le patois des paysans d’Ille-et-Vilaine.

Marie disait :

Elle attendait, car pauvre mère
Longtemps espère,
Elle attendait, le cœur marri.
Son fils chéri.
Elle mettait son âme entière
Dans la prière,
Elle disait : Dieu tout-puissant,
Mon doux enfant !

Marie n’était plus qu’à quelques pas de Didier, mais ils ne se voyaient point encore, tant le taillis était épais. Le capitaine retenait son souffle. Marie poursuivit, répétant, suivant l’usage, les deux derniers vers en guise de refrain ;

Elle disait : Dieu tout-puissant,
Mon doux enfant !
Arthur ! Arthur !… Hélas ! absence
Brise espérance :
Et bien souvent son œil d’azur
Pleurait Arthur.

Le caractère de ce chant est une mélancolie tendre et si profonde, que le ménétrier qui le dit à un rustique auditoire est certain d’avance d’un succès de larmes. Il semblait que la pauvre Marie rapportât à elle-même le sens de la dernière strophe, car le chant tomba de ses lèvres comme un harmonieux gémissement.

— Fleur-des-Genêts ! murmura Didier, incapable de se contenir davantage.

Elle entendit et perça d’un bond le fourré. Elle ne vit rien d’abord, tant sa vue était troublée par l’émotion. Puis, lorsqu’elle aperçut enfin le capitaine, ses genoux fléchirent ; elle s’affaissa sur elle-même en levant ses grands yeux bleus vers le ciel.

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  1. Gentilhomme, en ce sens, n’impliquait pas toujours idée de noblesse. Racine, Voltaire lui-même, ont été gentilshommes des rois de France.