La Forêt (Verhaeren)

Les Flammes hautesMercure de France (p. 149-156).


LA FORÊT


La forêt est un monde et sa vie est la mienne.

D’aussi loin qu’il me souvienne,
Sa présence me fut un magnifique émoi ;
Tout jeune encor, quand je m’en fus vers elle,
Je sentis pénétrer sa rumeur éternelle
Obscurément, au fond de moi.


J’en avais crainte et joie et j’aimais le mystère
Que ses arbres touffus rassemblaient sur la terre ;
Je m’avançais furtif et m’enfuyais soudain,
Ne retenant, hélas, entre mes mains,
Que quelques fleurs décolorées
Prises aux buissons de ses orées.

Le jour d’après,
Malgré ma peur j’y revenais :
Le soleil y faisait voyager la lumière
De façade en façade autour d’une clairière ;
Sur le sentier rugueux ou le sol velouté,
L’ombre jouait avec sa mère, la clarté ;
Les mains d’argent du large et merveilleux espace
S’y rejetaient les vols des mille oiseaux qui passent ;
À l’ample voix qui tout à coup lui commandait,
L’écho des bois avec sa voix correspondait,
Tandis que s’épanchant d’entre ses pierres creuses
Une source scandait
La chute, à bruit léger, de son eau lumineuse.

Ainsi
Pendant un jour entier par moi-même choisi,

Mon âme était alerte et franche
Et pénétrait le cœur et la chanson des branches.
Pourtant, lorsque le soir mes pas se décidaient
À redescendre
Des flancs rocheux de la forêt,
Tout m’y semblait se taire et de nouveau reprendre
Sa méfiance et son secret.

D’un coup ma tendresse en devint plus obstinée.

De mois en mois, de journée en journée,
Les grands arbres sous leur ciel d’or
Me requéraient et m’exaltaient parfois si fort
Que se mouillaient mes yeux en regardant leur gloire.
Les plus anciens portaient un nom,
Et quelquefois, à la veillée, un bûcheron,
Sa pipe rallumée, en évoquait l’histoire.
Il me disait lequel était César,
Et celui-là qu’on nommait Charlemagne,
Et tel encor qui poussait à l’écart
Et sur qui la Grande Ourse illuminait son char,
Pendant la nuit, dans la campagne.


Il me jurait que les plus vieux avaient mille ans,
Qu’ils étaient doux et familiers avec les astres,
Et que les soirs des mois cléments,
Certe, ils causaient entre eux des éclatants désastres.
Dont autrefois avait tremblé le firmament.
Je l’écoutais rêver, parler et puis se taire,
Et ne songeais à rien qu’à tant d’arbres là-bas
Qui maintenaient debout et leur front et leur bras
Et leurs troncs appuyés sur le cœur de la terre.
Bientôt l’hiver s’en vint serrer en son étau
Et les clos et les champs et les rocs et les eaux :
Du gel semblait tomber des lèvres de la lune,
Les feuilles s’affaissaient sur le sol, une à une,
Et je voyais déjà les grands bois dépouillés
Et la Vierge et Persée et l’étoile des mages
Dans les nuits de Noël doucement scintiller
À travers le dédale aminci des branchages.

Quand je fus grand, les bois m’émurent plus encor.

Au dessin d’une pousse, aux lignes d’une écorce,
J’appris à reconnaître ou l’âge ou bien la force
Des plus grands pins dardés vers la gloire ou l’effort

Je distinguais l’un de l’autre le charme et l’orme,
Les yeux fermés, rien qu’à toucher un seul rameau.
L’orme craignait le gui, et le charme, l’assaut
De l’ample clématite aux voltiges énormes
Qui sautait d’arbre en arbre et là-haut l’étouffait.
L’étreinte était danger et surprise soudaine.
Parfois de blancs tarets trouaient comme une gaine
Le fût morne et noirci d’un tilleul contrefait ;
Le ciel se faisait foudre et la nuée, orage ;
Mais quel que fût l’éclair qui ravageât leurs fronts,
Jamais aucun péril ne put forcer les troncs
À abdiquer l’orgueil d’étager leurs branchages
Jusqu’aux nuages.

À leur pied, dont la mousse était d’or ou d’argent,
S’ouvraient l’euphorbe et la pervenche et l’anémone,
Fleurs très humbles, mais qui sont bonnes
Aux bêtes et aux gens ;
Et près d’elles s’ouvraient aussi la centaurée,
Le fumeterre et le lotier
Et les roses de l’églantier
Qu’entrelaçait Vénus sur sa tête dorée.


Et tout cela semblait sincère et puéril :
Fibres, tiges, feuilles, pistils,
Et pétales et pétioles.
Pourtant, non loin de là, montaient en floraisons
Et les venins et les poisons :
L’hostile jusquiame et le gouet malévole,
Si bien qu’au ras du sol tout autant que là-haut
L’embûche se dressait et donnait son assaut
À l’ardeur méritoire et loyale des choses.

Mais, si morne et ténébreuse qu’en fût la cause,
L’arbre, pour mieux vivre et grandir, n’y songeait pas.
Il sentait l’air léger parcourir ses cent bras
Et la pluie innombrable incliner son feuillage ;
Il jetait sur le sol comme un mouvant treillage
Où se jouaient des rais de lune et de soleil ;
Des musiques d’oiseaux célébraient son réveil ;
Qu’il fût hêtre ou mélèze ou chêne solitaire,
Il s’imposait sa tâche à remplir sur la terre ;
À servir d’os et de muscles à la cité,
À n’être qu’un fragment de la vaste unité,

Ou mortaise ou tenon, ou solive ou pilastre,
Ou madrier là-haut, dans la tour, près des astres,
Ou simplement encore, autour d’un front guerrier,
La branche que l’on mêle au rameau d’un laurier.

Oh ! que de fois l’ample forêt dominatrice
Ne fut-elle pour tous que dons et sacrifice !
Chacun la regardait, là-bas, aux horizons,
Épouser la splendeur ou le deuil des saisons
Et se mettre d’accord avec l’ordre du monde.
Même au fond de l’hiver, elle semblait féconde
Et les germes jamais ne désertaient ses flancs.
Son silence à sa force était équivalent.
Dès que juin ramenait les soleils pacifiques,
Elle allongeait aux champs son immense ombre oblique ;
Et ceux qui l’aimaient bien la préféraient ainsi
Calme, dans l’aube claire et le soir adouci.
Mais moi, je l’aimais mieux quand l’automne rebelle
L’agitait jusqu’au cœur, des coups de sa grande aile.

Alors,
Tout devenait tragique et surhumain en elle.

Sitôt que l’ouragan se déchainait du nord,
Elle s’abandonnait aux rythmes formidables.
Chênes, ormes, bouleaux, sapins, tilleuls, érables
S’exaltaient tout à coup de leur front à leur pied
En un branle profond, énorme et régulier.
À ceux qui les voyaient bouger sur fond d’orage
Ils semblaient balayer la horde des nuages
Et comme fuir le sol en leurs balancements.
L’éclair les menaçait de moment en moment ;
L’insidieux poison des fleurs violettes
Mêlait son maléfice au souffle des tempêtes ;
La fourbe clématite éparpillait ses bonds
Et sautait d’arbre en arbre et s’accrochait aux troncs ;
Le mal mordait avec sa rage âpre et dentée
L’élan vertigineux de la vie exaltée ;
Mais quel que fût l’effort que ses mille réseaux
Mettaient à enserrer la combe et la clairière,
Quand même, immensément, avec force, là-haut,
Les vents faisaient chanter la forêt tout entière.

La forêt est un monde et sa vie est la mienne.