La Fontaine, à propos d’une nouvelle édition illustrée

La Fontaine, à propos d’une nouvelle édition illustrée
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 3 (p. 550-568).
LA FONTAINE
A PROPOS D'UNE NOUVELLE EDITION ILLUSTREE

Fables de La Fontaine, publiées par D. Jouaust, avec une introduction par M. Saint-René Taillandier, de l’Académie française, ornées de douze dessins originaux de Bodmer, J.-L. Brown, F. Daubigny, Détaille, Gérôme, L. Leloir, Emile Lévy, Henri : Lévy, Millet, Ph. Rousseau, Alf. Stevens, J. Worms.

« Un jour, raconte Walckenaer, Molière soupait avec Racine, Despréaux, La Fontaine et Descoteaux, fameux joueur de flûte. La Fontaine était, ce jour-là encore plus qu’à son ordinaire, plongé dans ses distractions. Racine et Despréaux, pour le tirer de sa léthargie, se mirent à le railler si vivement, qu’à la fin Molière trouva que c’était passer les bornes. Au sortit de table, il poussa Descoteaux dans l’embrasure d’une fenêtre, et, lui parlant d’abondance de cœur, il lui dit : « Nos beaux esprits ont beau se trémousser, ils n’effaceront pas le bonhomme ! » Poète, c’était lui en effet qui des quatre l’était le plus, poète dans le sens naturel, le vrai sens du mot. La Fontaine est un inconscient, il bavarde, dit ce qui lui vient, se répète, rabâche, original, primesautier, partout prenant ses coudées franches. Il est en réaction contre l’esprit du siècle, esprit d’état sorti de Richelieu, qui ne plaisante point avec le style et veut une langue bien morigénée, une langue ayant portée sociale, philosophique et ne se permettant aucun zigzag. Dans les affaires du gouvernement, comme dans les choses de la vie littéraire, c’est le règne de l’autorité, l’individu ne saurait penser que ce que pensent la cour et la nation. Le côté idéal du siècle de Louis XIV nous apparaît sous des mœurs grecques et romaines dans les tragédies de Racine, le côté comique dans le théâtre de Molière : siècle despotique et bigot, mais d’un despotisme et d’une bigoterie que tempèrent le goût et la raison, « le bon sens avec l’expression heureuse, bases du véritable talent, » écrit Chateaubriand. Sans doute l’imagination n’est point tout ; elle est pourtant bien quelque chose. Tâchons néanmoins de ne pas trop nous élever contre cet absolutisme intellectuel du XVIIe siècle, et cela pour deux motifs : d’abord parce que c’est à cet excès de culture, à cet art tout français de la période, du nombre et du choix dans les idées, dans les images, que l’Europe doit d’avoir conservé la notion du goût et du bon sens, ensuite parce que la règle, tout en s’imposant à la pluralité des esprits, n’a rien empêché de ce qui devait naître de viable et de fort. « Ce siècle est fort plaisant, il est régulier et irrégulier, dévot et impie, adonné aux femmes, enfin de toute sorte de genres de vie. » Il y avait en effet divers courans, et Mme de Sévigné, qui parle d’or, nous l’apprendrait, s’il en était besoin.

Tandis que les Boileau, les Racine, fondaient l’ère du solennel, luttant pour la correction et les pompeuses merveilles, invoquant celui-ci Euripide et Sénèque, celui-là le Stagyrite et Horace, La Fontaine remontait négligemment la pente des temps, et, distrait, émancipé de toutes règles, guidé par ses instincts de poète et l’observation de la nature, s’en allait par-delà le siècle tendre la main à Mathurin Régnier, à Rabelais, à Montaigne, ses vieux et chers compères en belle humeur gauloise. L’auteur de Gargantua le passionnait, et du plus grand sérieux il demandait aux gens s’ils pensaient que saint Augustin eût plus d’esprit, que Rabelais, à quoi les gens, se croyant mystifiés, répondaient : « Prenez garde, monsieur de La Fontaine, vous avez mis vos bas à l’envers, » ce qui n’était, hélas ! que trop vrai. Rêvasseur, débraillé au moral comme au physique, voilà le bonhomme. De ses somnolences, il se réveillait cependant, il secouait ses torpeurs, et nous savons ce qui se trouvait alors de bonté d’âme et d’humanité sous l’indifférentisme apparent. Qui n’a gardé le souvenir de sa fidélité courageuse à Fouquet, de son pieux attachement à Mme de La Sablière ? Oh ! ces naïfs, ces désœuvrés incorrigibles, pour les juger à fond, peut-être ne serait-ce pas inutile de les confronter avec les grands raisonneurs et doctrinaires de ce monde. On comprendrait ainsi ce que valent à l’user les uns comme les autres.

Je ne prétends atténuer aucun tort, ni les défaillances conjugales, ni le tour licencieux des contes, quoique la société du XVIIe siècle n’eût point de ces pudeurs qui nous chagrinent tant aujourd’hui, et prît au demeurant fort en patience et même fort en agrément certaines libertés dans l’expression. Ces mots qu’un administrateur assurément, fort malavisé de la Comédie-Française rayait naguère de l’École, des femmes pour ménager les nerfs de son auditoire du mardi et du jeudi, — la cour du grand roi, moins susceptible, les entendait sans sourciller. Mme de Thianges lisait les contes de La Fontaine et les pardonnait, Mme de Sévigné faisait mieux, elle les goûtait de préférence aux fables, et Mlle de Sillery, voulant rassurer sa pudeur un peu alarmée, se contentait de les trouver obscurs ! Tout ceci n’empêche point cette littérature des contes d’être quelque chose de « très indiscret et de très malhonnête, dont la lecture ne peut avoir d’autre effet que de corrompre les mœurs et d’inspirer le libertinage : » aussi je n’ai qu’à m’incliner devant Boileau, qui traite à ce sujet La Fontaine « d’infâme déserteur de la vertu. » Il était en outre joueur, emprunteur, et quel mari, justes dieux !

Sa femme l’avait quitté et s’était retirée à Château-Thierry. Il va de son côté chercher aventure, et n’a rien de plus pressé que de la tenir au courant de ses galanteries. Que pensait-il donc de l’honorabilité de sa femme pour lui faire à chaque instant de ces aveux naïfs et singuliers ? J’estime qu’il n’en pensait que médiocrement. La dame était coquette, volontaire, et, malgré sa dévotion, très capable de ressentir un pareil délaissement et même d’en tirer vengeance ; mais La Fontaine allait où son plaisir le portait, et point ne se souciait des conséquences ; supprimez de ces lettres d’un mari à sa femme le côté fâcheux et par trop fantaisiste, — vous y saisirez des traits charmans, toute sorte de gaités et de malices dont fourmille sa prose comme son vers. « Je trouvai à Chatellerault une Pidoux dont notre hôte avait épousé la belle-sœur, tous les Pidoux ont du nez et abondamment. » Mme de La Fontaine, qui était une Pidoux, avait donc un long nez, et nous savons, par une lettre du poète à la duchesse de Bouillon, qu’il détestait les nez aquilins et longs. « On nous assura de plus que les Pidoux vivaient longtemps et que la mort, qui est un accident si commun chez les autres humains, passait pour un prodige parmi ceux de cette lignée ; je serais merveilleusement curieux que la chose fût véritable. Quoi qu’il en soit, mon parent de Chatellerault demeure onze heures à cheval sans s’incommoder, bien qu’il passe quatre-vingts ans ; ce qu’il a de particulier et que ses parens de Château-Thierry n’ont pas, il aime la chasse et la paume, sait l’Écriture et compose des livres de controverse ; au reste, l’homme le plus gai que vous ayez vu et qui songe le moins aux affaires, excepté à celles de son plaisir. Je crois qu’il s’est marié plus d’une fois ; la femme qu’il a maintenant est bien faite et a certainement du mérite. Je lui sais bon gré d’une chose, c’est qu’elle cajole son mari et vit avec lui comme si c’était son galant, et je sais bon gré d’une chose à son mari, c’est qu’il lui fait encore des enfans. Trop bien me fit-on voir une grande fille que je considérai volontiers et à qui la petite vérole a laissé des grâces et en a ôté. » Suit un couplet d’imprécations contre cette cruelle maladie :

Qui ne peut voir qu’avec envie
Le sujet de nos passions ;
Tu lui laisses les lis et tu lui prends les roses !


Et ces lis, même sans les roses, feraient encore l’affaire du bonhomme, lequel n’entend pas se priver du plaisir d’en instruire sa femme. « Si nous eussions fait un plus long séjour à Chatellerault, j’étais résolu de la tourner de tant de côtés que j’aurais découvert ce qu’elle a dans l’âme, et si elle est capable d’une passion secrète. Je ne vous en saurais apprendre autre chose, sinon qu’elle aime fort les romans ; c’est à vous, qui les aimez fort aussi, de juger quelle conséquence on en peut tirer. »

On voit que je n’écris pas un panégyrique, et tiens à donner mon héros pour ce qu’il est ; je passe condamnation sur les désordres de conduite et les incongruités de langage, à la condition de pouvoir franchement admirer ce que ce naturel a de bon, d’excellent. Distrait, dissipé, dissipateur, insoucieux, indifférent et libertin tant qu’on voudra. « Il paraît grossier, lourd, stupide[1], ne sait ni parler ni raconter ce qu’il vient de voir ; » mais ce prétendu bélître, ce lourdaud, que les circonstances le secouent un peu par les épaules, et vous aurez tout de suite devant vous le meilleur des hommes. Je me demande si c’est Boileau qui jamais eût donné l’exemple de ces mouvemens de sensibilité dont La Fontaine fut capable toute sa vie. Parlez-moi des simples, des naïfs, de ces pauvres d’esprit selon le monde, le royaume des idées leur appartient, et la profession n’étouffe point chez eux les délicatesses du cœur. Qui dit état, condition, profession, dit quelque chose de borné, de mesquin, de nécessairement ridicule à un jour donné. Les femmes doivent la moitié de leur beauté, de leur charme à ce que leur sexe n’a point d’état. En ce sens, la poésie est femme et divinement femme. Être poète n’est point un état ; en revanche, à côté du poète, espèce d’halluciné, de somnambule vivant en dehors des questions et des intérêts du jour, à côté du poète, il y a l’homme de lettres agité de toute sorte de préoccupations et d’animosités professionnelles. Boileau, correct, didactique, surveillant tout ce qui peut porter atteinte à l’orthodoxie, est un homme de lettres. « Il travailla toute sa vie sur le vers français. » Quelle épigramme dans cet éloge, travailler sur le vers français ! Mais le bon La Harpe ne s’en est pas douté. La Fontaine n’y met point tant de façons, il rêve, cause avec Jean Lapin, regarde une souris trotter, et son vers lui vient tout familièrement ; comme toutes ces belles choses qu’il imagine ne coûtent à son génie aucun effort, il ne se crée à leur sujet aucun chagrin.

Lisez-les, ne les lisez pas, qu’importent vos impressions et vos louanges à ce vagabond du pays de Cythère, qui ne revient de ses courses lointaines que pour visiter quelques amis, objet de sollicitudes inaltérables ! La Fontaine vit par le cœur au moins autant que par la tête, et c’est ce qui fait de lui un si grand poète ; du cœur, il en met partout sans y penser. Fontenelle dit qu’il ne se considérait comme inférieur à Ésope et à Phèdre « que par bêtise. » Une telle bêtise ramenée à sa vraie expression s’appelle naïveté, simplicité d’âme, sancta simplicitas, divin mot que trop souvent l’ironie accompagne, et qu’avec La Fontaine on est heureux de pouvoir employer sans alliage et dans la pureté de l’acception originelle. De même que le fabuliste trouve son vers, c’est également sans y penser que l’homme accomplit ses belles actions. Son dévoûment à Fouquet, rien de plus simple : une bêtise ! et cependant il y jouait sa tête, il y jouait tout au moins sa liberté. Peut-être le savait-il, peut-être bien aussi qu’il l’ignorait : quoi qu’il en soit, le péril ne l’eût pas arrêté ; on l’aurait jeté dans un cachot comme Pélisson, qu’il ne s’en serait pas davantage considéré comme un héros. Maintenant contemplez Despréaux, le moraliste sans reproche, suivez dans ses rancunes sourdes ou déclarées, dans ses méchantes passions littéraires, ce parfait honnête homme toujours à cheval sur la mesure, le bon sens, le goût, les bienséances, et voyez si l’inconscient rimeur avec tous ses défauts n’est pas plus sympathique :
Retourner à Daphné vaut mieux que se venger,


murmure La Fontaine sans autrement prendre souci de qui l’offense. Le sage Boileau n’est point si magnanime ; ce pardon des injures que le fabuliste pratique avec grâce et nonchaloir, le législateur du Parnasse n’en a point fait un des articles de son code ; personne plus amèrement ne ressent le trait et ne le venge, et pour lui échauffer les oreilles à ce juste, pas n’est besoin d’un bien grand crime : la simple omission d’un compliment, une peccadille suffit ; que sera-ce, si vous vous êtes rendu coupable d’une épigramme ? Il en coûta cher à La Fontaine d’avoir été seulement soupçonné d’un tel méfait, car cette malheureuse épigramme qui lui valut tant de désagrémens, rien ne prouve qu’il l’eût écrite. Il n’en subit pas moins une dénonciation en belle et bonne forme, qui, galamment insérée dans l’Art poétique, fut cause qu’il y eut une sentence de police interdisant la vente des nouveaux contes (1695), et ce n’est point assez que le fabuliste, coupable ou non, soit châtié de cette velléité de malveillance contre Boileau ; le genre même dans lequel s’exerce le talent de La Fontaine en devra pâtir. On verra figurer dans l’Art poétique l’églogue, l’élégie, l’ode, le sonnet, l’idylle, mais point la fable, qui sera désormais jugée indigne de tenir sa place entre l’épigramme et le vaudeville. « Ce n’est pas un homme, mais un fablier ! » Mme Cornuel avait raison. Secouez l’arbre tant qu’il vous plaira, ne lui ménagez ni les mauvais traitemens, ni les écorniflures, et le fablier ne vous en donnera ni plus ni moins ses fleurs et ses fruits ; mais ne touchez point à Despréaux : qui s’y frotte s’y pique ; c’est un chardon, mieux encore, c’est un homme de lettres ! Défiez-vous de ce pédagogue trop sensé, il a des susceptibilités qui devancent les temps, son amour-propre blessé n’épargne personne. Quelle chose plus triste que ce portrait de Mme de La Sablière dans la satire sur les femmes ! Tous ces méchans vers et cette mauvaise action, pourquoi ? Parce que Mme de La Sablière, qui en effet s’occupait d’astronomie, avait remarqué que Boileau parlait de l’astrolabe sans le connaître.

Ce procès d’immoralité intenté à La Fontaine ne semble pas près de finir. Lamartine, qui se plaisait à n’accepter que sous bénéfice d’inventaire certaines admirations traditionnelles, a, si l’on s’en souvient, fort maltraité notre poète. Il trouvait la morale des fables vulgaire, étroite, inepte même, et l’accusait de maximer les vilains calculs de l’égoïsme. Disons tout de suite que Lamartine n’aimait pas La Fontaine, et ce grand esprit ne critiquait bien que ce qu’il aimait bien. D’ailleurs entre le poète des Méditations et l’auteur des Contes et des Fables, nul trait d’union, point d’affinité, ni d’homme, ni de race ! Les goûts mêmes qu’ils possèdent en commun, au lieu de les rapprocher, les éloignent. Tous les deux adorent la nature, et de quels yeux différens ils l’envisagent, celui-là toujours porté aux vues d’ensemble, planant de haut dans son nuage, celui-ci, terre à terre, musa pedestris, flânant par les buissons, tout entier à son petit monde et n’ayant cure de remonter de ce fini qui l’amuse à l’infini qui l’ennuierait ! La langue qu’ils parlent a beau n’être pas celle du vulgaire, elle ne les rapproche point davantage. Lamartine détestait les vers libres ; la seule vue d’une de ces pages mal alignées l’horripilait. À ce génie harmonieux, il fallait la strophe symétrique et les beaux rhythmes cadencés. Je regrette que Lamartine ne se soit pas récusé vis-à-vis de La Fontaine, non que l’étude qu’il en a faite manque d’intérêt, les plumes telles que la sienne ne sont jamais en reste de brillantes raisons ; mais cet art agréable et captieux du paradoxe, sans danger pour les esprits suffisamment informés, a l’inconvénient de donner l’éveil à toute une légion d’écrivains maladroits, ouvriers de la deuxième heure, qui viennent ensuite appuyer lourdement et fausser le goût au nom de la morale. « Quand les ignorans, écrit excellemment Mme de Staël[2], ont attrapé sur un sujet sérieux une phrase quelconque dont la rédaction est à la portée de tout le monde, ils s’en vont la redisant à tout propos, et ce rempart de sottise est très difficile à renverser. »

La morale de La Fontaine, eh ! mon Dieu, elle est un peu tout ce qu’on veut et tout ce qu’on voudra : il la prend autour de lui, comme il la trouve, et sans jamais se gêner le moins du monde. Ainsi fait-il pour ses idées sur les animaux, qui sont les idées générales, en même temps justes et inexactes, selon que vous allez de la définition populaire à l’observation scientifique. Mme de Sévigné préférait le conteur au fabuliste. C’est que le fabuliste est surtout un conteur. Le poète va droit à son récit, à ses personnages, et l’affabulation devient ensuite ce qu’elle peut. Lui-même ne nous dit-il pas que son œuvre est une comédie ayant l’univers pour théâtre ? En ce sens, la moralité des fables de La Fontaine ressemble beaucoup aux dénoûmens de Molière, lesquels ne sont aussi très souvent qu’une simple manière d’en finir. Il y a telle moralité qui ne s’accorde point avec le sujet, telle autre qui le contredit. Je prends pour exemple le Rat et l’Huître. Que nous enseignent les premiers vers ? Qu’il se faut tenir coi dans son logis, que c’est montrer peu de cervelle que d’en vouloir sortir, et dix lignes plus loin voici qu’on se moque de ce rat ignorant qui prend pour des montagnes la moindre taupinière, et finalement se laisse gober par une huître. Que devient alors la leçon du début ? Vous nous recommandez de rester benoîtement chez nous, de ne pas bouger, et presque aussitôt vous nous apprenez comme quoi celui qui n’a voyagé ni vécu d’expérience ne saurait être que dupe et victime de tout ce qu’il rencontre. Combien parmi les fables n’en citerait-on pas d’où il ne ressort aucune moralité ! Les Deux Amis, les Femmes et le Secret, le Faucon et le Chapon, sont de véritables contes, le Rat qui s’est retiré du monde est une légende à la Rabelais sur les moines moinant de moinerie. Les sentences qui se dégagent de la narration n’ont le plus souvent qu’un intérêt secondaire, chacun voit là ce qui lui plaît : M. Saint-Marc Girardin y trouvait sous l’empire matière à controverses libérales ; ensuite nous eûmes M. Taine, qui dans cette philosophie à tiroir imagina d’aller chercher des argumens pour son système, ou ce qu’il croit être son système ; puis vint Lamartine, qui, parlant de haut, comme c’était son droit, émit sur la question certaines idées très nettes et très vibrantes ; Lamartine ayant dit, ce fut le tour de M. Sainte-Beuve, qui naturellement soutint l’avis contraire. Aujourd’hui, non moins ingénieux, non moins disert, mais d’un sens tout modeste et mieux équilibré, M. Saint-René Taillandier se présente au chapitre, et sa voix n’en sera que plus écoutée.

Il y a en effet bien du goût et du tact dans la manière dont cette nouvelle critique est abordée. Le commentateur ne nous annonce aucune prétention aux grandes découvertes, il s’agit uniquement d’une lecture des fables de La Fontaine au lendemain de nos désastres. Dès lors rien de forcé, de systématique. Vous lisez sous l’impression d’événemens inoubliables, et l’allusion à chaque instant s’offre à votre esprit ; quoi de plus simple ? « Je traduis la leçon à notre usage et je dis : C’est agir sagement que de se préparer des alliances ; mais, les alliés pouvant faire défaut, il est plus sage encore de se tenir toujours prêt et d’avoir en main sa faucille ! » Ainsi parle, à propos de l’Alouette et ses Petits, M. Saint-René Taillandier, et la plupart des fables qu’il interroge au même point de vue lui répondent par des moralités de circonstance qu’il tourne et retourne au soleil, et s’amuse à voir miroiter, mais sans se laisser prendre à ce jeu prismatique, et tout en reconnaissant que d’autres viendront plus tard aux yeux de qui l’œuvre du poète changera d’aspect. La philosophie des fables est donc une pure affaire d’impression et de sentiment : vous en déduisez ceci, j’en conclus cela, et, quoique placés l’un et l’autre aux pôles extrêmes, tous les deux nous avons raison. Cette philosophie ressemble au fameux nuage d’Hamlet. Tous les commentateurs qui se succèdent, imitant à tour de rôle le personnage du prince de Danemark, s’efforcent d’inculquer leurs propres perceptions au public bénévole, qui, pareil au chambellan Polonius, se confond en révérences, et trouve qu’en effet tantôt ce nuage ressemble à un éléphant, et tantôt qu’on jurerait y voir un saumon. Je voudrais, lorsqu’on m’entretient de La Fontaine, qu’il fût un peu moins question du moraliste et beaucoup plus question du poète. Le moraliste, soyons francs, ne nous raconte que ce que nous avons intérêt à lui entendre raconter : ses affabulations sont comme l’oracle de Delphes, il y en a pour tous les goûts, et chacun de les interpréter à sa guise. Quant au récit, c’est autre chose ; paysages, tableaux de mœurs, fiez-vous au peintre, il ne vous manquera pas. Vous est-il seulement jamais arrivé de vous demander s’il y avait une moralité quelconque mise au bout des Animaux malades de la 2)este ? Il en est une pourtant et des plus banales :

Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugemens de cour vous feront blanc ou noir.


Mais qu’importe cela, si le chef-d’œuvre subsiste indépendamment ? Tout le Roman du Renard tiendrait dans ce fragment épique où la vérité naturelle se confond avec la vérité traditionnelle, où les caractères sont enlevés d’une main de maître. Se figure-t-on autrement le lion, le renard, le singe, en un tel drame ? Et cet âne qui s’accuse d’avoir tondu l’herbe des moines et qui paie incontinent de sa vie l’horrible sacrilège, Rabelais inventerait-il mieux ? Puis, pour fond à cette admirable scène, je ne sais quel trouble dans l’ordre universel, une harmonie sourde, funèbre, que traversent par instans des bouffées d’émotion jusqu’alors inconnues de la muse française, élégante et pompeuse, étrangère à toute impression de la nature.

Plus d’amour, partant plus de joie.

Est-ce assez simple, assez charmant ? Virgile, lui non plus, ne dit pas tout, et La Fontaine, comme lui, vous fait rêver, car la poésie est bien plus une âme qu’un langage. Veut-on maintenant le paysagiste, prenez le Héron.

Un jour, sur ses longs pieds allait je ne sais où
Le héron au long bec emmanché d’un long cou.
Il côtoyait une rivière.
L’onde était transparente ainsi qu’aux plus beaux jours,
Ma commère la carpe y faisait mille tours
Avec le brochet son compère.

Ces vers sont superbes, de quelque façon que vous les envisagiez, impossible de ne pas applaudir ; comme tournure, image, comme strophe même, c’est parfait, et dans quelle poétique atmosphère cela baigne ! Il vous semble à la fois entendre de la musique de Schubert et voir un Corot. Le vers de La Fontaine a des secrets particuliers d’élégance et de rhythme, il est au fond plein de science dans sa fantaisie, et cette science lui vient par don de nature. Jamais le bonhomme ne s’est mis en tête de se la procurer, non-seulement il n’a point l’air de se douter de son grand art métrique, mais il va jusqu’à s’excuser dans ses préfaces des qualités virtuelles de son style, jusqu’à demander pardon au lecteur « pour ses vers qui enjambent. » Qu’on ne s’y trompe pas, étant donnée la voie où s’engageait La Fontaine, une pareille divination des secrets de la forme devenait chose indispensable. Souvenons-nous que les Fables sont écrites en vers libres ; dans la prosodie, dans la forme qui se prête le plus à l’abaissement du langage, à la platitude du ton. Ici la science proprement dite ne peut rien, et la preuve, c’est que jamais un grand poète, parmi ceux qu’il faut en même temps appeler de grands artistes, ne s’est exercé dans ce genre. L’instinct en un tel cas est tout, et ce don de nature, La Fontaine ainsi que Molière le possédaient au suprême degré, ce qui fait qu’ils ont écrit l’un ses Fables, et l’autre Amphytrion, c’est-à-dire les deux seuls ouvrages en vers libres qui se puissent lire. Cette forme, d’autant plus ingrate qu’elle appartient en quelque sorte au domaine public, personne, en dehors de Molière et de La Fontaine, n’a jamais su la manier honnêtement. Banalité, vulgarité, platitude, voilà ce qu’elle apporte en dot aux amoureux qui la courtisent et qui, grâce à Dieu, deviennent de plus en plus rares, à ce point qu’on ne les rencontrerait guère aujourd’hui que parmi ces auteurs qui écrivent leurs comédies en vers, parce qu’ils ne peuvent pas les écrire en prose. Je ne louerai point le nouveau commentateur de La Fontaine pour le talent qu’il a mis à rechercher, à comparer les origines, à prendre à leur source divers apologues dont il nous raconte, avec mille détails charmans, les filiations compliquées. C’est ainsi que nous voyons la Laitière et le Pot au lait nous venir du pays des brahmes, non sans quelques détours assurément ; mais les incidens du voyage sont narrés, étudiés d’une plume si alerte qu’on y prend un plaisir extrême. L’apologue du Pantchatantra traduit du sanscrit en persan, du persan en arabe, de l’arabe en hébreu, de l’hébreu en latin, du latin en espagnol, arrive jusqu’à Bonaventure des Perriers, lequel, voulant donner une leçon aux alquémistes de son temps et montrer que tout leur art s’en va en fumée, « ne les sçaurait mieux comparer qu’à une bonne femme qui portait une potée de lait au marché. » Ce conte de Bonaventure des Terriers, c’est déjà presque du La Fontaine en prose ; un pas encore, et nous avons le vers. Mêmes remarques à faire au sujet de vingt autres fables : l’Ours et l’Amateur des jardins, les Deux Pigeons, le Berger et le Roi, l’Homme et la Couleuvre, la Tortue et les deux Canards, le Loup et le Chasseur, la Souris métamorphosée en fille, les Deux Amis, etc. : toutes fleurs primitivement écloses aux jardins de l’Inde et de la Perse et que le vent des siècles a disséminées ici et là. « Les classiques français, imitateurs d’imitations successives dans les littératures étrangères ! » disait Villemain, le grand initiateur de la critique littéraire moderne, le vrai maître auquel il faudra toujours qu’on revienne après s’être laissé distraire aux jeux subtils de l’esprit et de l’analyse. En effet, ce qui, sous des formes diverses, offre un caractère hardiment original, échappe à nos classiques ou les blesse ; ils n’aiment qu’une littérature savante, remontent à la simplicité par système et n’estiment la poésie qu’autant qu’elle est l’ornement de la raison. La Fontaine, pas plus que les autres, ne crée et n’invente, et, sans manquer une occasion d’être poète, il ne se fait point faute d’imiter à sa façon, d’aller prendre à qui bon lui semble le sujet auquel il donne ensuite sa propre couleur ; du reste, il ne s’en cache pas :

Voici le fait, quiconque en soit l’auteur,
J’y mets du mien selon les occurrences ;
C’est ma coutume, et sans telles licences,
Je quitterais la charge de conteur.

Quel malheur que les gens qui passent leur vie à demander du nouveau fréquentent si peu l’école de la critique ! ils y apprendraient ce qu’ils devraient savoir : que tout a été pensé et repensé, dit et redit. Transformer, remanier, avec du vieux faire du neuf, tâche inéluctable à laquelle notre impuissance doit se résigner. Le Meunier, son Fils et l’Ane passe des contes orientaux au moine de l’abbaye de Haute -Selve ; Malherbe le raconte à Racan, à qui La Fontaine l’emprunte. Les récits de Bidpaï, de Ferdusi, translatés, arrangés, combinés avec l’esprit de chaque temps, par des intermédiaires de tout ordre, fourniront matière aux Jean de Boves, aux Rutebeuf, aux Boccace, aux Chaucer, aux Marguerite de Navarre, aux Bonaventure des Perriers, et La Fontaine travaillant à la suite, récoltant en plein passé, La Fontaine, étonné lui-même des trésors de son héritage, n’osera d’abord se déclarer l’auteur de son propre livre, et, dans un excès de touchante modestie, écrira au frontispice : « Fables mises en vers par La Fontaine ! » Ainsi ce qui se pensait il y a deux mille ans aux bords du Gange, nos hommes de génie le répètent aujourd’hui, et ce va-et-vient ne finira qu’avec le monde. Nous traduisons le sanscrit de Bidpaï en belles strophes bien sonnantes, d’autres viendront ensuite qui mettront ces vers en peinture, en musique, en vaudevilles, en pantomimes, mais le motif se transformant reste le même, car nous sommes condamnés à vivre sur un fonds d’idées qui ne saurait se renouveler absolument. Les générations, disparaissant, lèguent leurs éternelles redites aux générations qui leur succèdent : vitai lampada ! De peuple à peuple, on s’emprunte, on se prend, on se pille, et cela le plus honnêtement du monde, puisqu’il s’agit d’un trésor commun, héritage séculaire de l’humanité. « Je prends mon bien où je le trouve ! » Quoi de plus légitime ? Quand l’imitation de Sénèque et de Térence a produit assez de Jodelle et de Pierre Larivey, Euripide et Sophocle entrent en scène et viennent se faire accommoder par Racine au goût du Versailles de Louis XIV. Les comédies de Molière, si merveilleusement adaptées à l’époque, au pays, c’est la plupart du temps l’Espagne et l’Italie qui en ont fourni la trame et quelquefois même des scènes entières ; les Fourberies de Scapin, Don Juan, la Princesse d’Élide, autant d’emprunts à Tirso de Molina, à Moreto, à tel poète bergamasque ou vénitien qui, eux non plus, ne se sont point gênés pour dévaliser le prochain ! la défroque de la veille, radoubée, redorée, sert à la fête du lendemain. Retournez le Malade imaginaire de Molière, vous avez le Mithridate de Racine, — le Mercadet de Balzac, c’est le Turcaret de Le Sage, et à vingt ans de distance Une Chaîne de Scribe devient Monsieur Alphonse. Comédie hier, tragédie aujourd’hui, pont-neuf tantôt ! Prenez l’École des femmes, les contes de La Fontaine, et la plus triviale de nos complaintes de carrefour ; même idée et même moralité :

A jeune femme, il faut jeune mari !

Il n’y a de changé que le style.

On connaît l’érudition délicate et sûre de M. Saint-René Taillandier ; l’auteur de tant d’études justement remarquées n’a pas besoin d’être vanté pour la sereine et vigoureuse compétence de sa critique, dont les traits principaux sont le goût dans la solidité, et cette force de persuasion que l’écrivain tire de sa conscience. M. Taillandier est un doctrinaire, mais, chose rarissime, c’est un doctrinaire sympathique. Celui-là du moins sait son affaire ; son information, très diverse et très ferme sur le terrain national, étend ses clartés fort au-delà. Aussi, lorsqu’il touche aux littératures étrangères, qu’il vous parle de Goethe ou de Byron, de Shakspeare ou de Dante, vous pouvez l’en croire, car il a pour lui l’autorité de l’homme qui connaît les langues et s’entend à déchiffrer les textes. A la science du critique se joint un sens poétique très caractérisé, et je n’entends point parler ici d’un simple goût. M. Saint-René Taillandier est mieux qu’un dilettante ; avant d’écrire sur la poésie, il l’a dûment pratiquée. Lamartine, Alfred de Vigny, Novalis, en ce temps-là furent ses maîtres, et la fleur bleue du romantisme étoila ce poème de Béatrice par lequel il débutait vers 1840. On comprend quel crédit cela vous donne pour aborder ensuite certains sujets. La notice imprimée en tête des Œuvres de Brizeux, dont M. Taillandier dirigea la publication, avait déjà bien mérité de la poésie, cette nouvelle étude sur La Fontaine nous offre un intérêt tout autrement instructif et varié. Nous y voyons, préludant à ses chefs-d’œuvre par la contemplation de la nature, cet homme que les biographes ne cessent de nous représenter comme une sorte d’être végétal, perdu de somnolence et d’apathie. La Fontaine avait quarante ans lorsqu’il publia ses premiers vers, il en avait quarante-sept lorsque parut son premier recueil de fables. Si vous demandez à l’histoire de quoi jusqu’alors il pouvait bien s’être occupé, elle vous répondra : De rien au monde, pas même de sa femme, une jolie personne de seize ans, mise là pour gouverner cette nature indolente, et qui de son côté gaspillait les heures à sa manière en lisant des romans. Un beau jour cependant un officier de cavalerie, en garnison dans Château-Thierry, récite devant notre étourneau une ode de Malherbe, et tout aussitôt la lumière se fait ; le dormeur se réveille poète. De l’abbé d’Olivet à Walckenaer, ainsi parlent tous les biographes ; mais M. Saint-René Taillandier se fait de la poésie et de la vocation poétique une tout autre idée. Il repousse la légende, et dans l’explication qu’il imagine je retrouve la sagacité d’un esprit habitué aux confidences de la muse : « Non, se dit-il, les choses ne se passent point de la sorte par des coups de canon. » C’est pas à pas, dans le silence et la rêverie, qu’un poète comme La Fontaine s’achemine vers sa destinée. Vous l’accusez d’avoir perdu son temps ; qu’en savez-vous ? qui oserait dire que telle ou telle de ses inspirations les plus aimables ne date pas, sans qu’il l’ait su, de cette longue matinée de sa vie ? L’abbé d’Olivet, parlant de ces vers de Malherbe qui produisirent sur le rêveur une impression si forte, ajoute que La Fontaine, transporté d’enthousiasme, allait les réciter dans les bois. À ces mots, M. Taillandier avec l’émotion du chercheur se sent sur une piste vraie. — Plus tard, dans une lettre à Mlle de Champmeslé, La Fontaine écrit ces lignes datées de Château-Thierry : « Que vous aviez raison, mademoiselle, de dire qu’ennui galoperait avec moi devant que j’aie perdu de vue les clochers du grand village ! Bois, champs, ruisseaux et nymphes des prés ne me touchent plus guères depuis qu’avez enchaîné le bonheur près de vous. » Et le critique de saisir au vol cette confidence du poète cachée sous des galanteries. Bois, champs, ruisseaux et nymphes des prés l’avaient donc touché autrefois, c’est-à-dire aux heures insouciantes de jeunesse, à ces heures où les biographes affirment qu’il ne songeait à rien. À rien, bon Dieu ! il songeait à tout. Il recueillait d’instinct toutes les impressions du spectacle de la nature, et sans aucune visée particulière, par conséquent plus libre et plus ouvert à toutes choses, il en remplissait son âme. Là-dessus notre commentateur prend son crayon et relève en quelques traits la physionomie de ces vertes campagnes où le poète promenait son loisir en attendant de nous en ramener tant de personnages amusans : Jean Lapin, Robin Mouton, Rominagrobis, — tant de figures sympathiques : l’hirondelle voyageuse, la colombe délaissée, la perdrix qui sauve ses petits menacés par le chasseur, et cette autre perdrix, « la dame étrangère, » obligée de vivre dans la société des coqs, en butte aux injures de ces malotrus. C’est ici qu’il a vu le chêne orgueilleux et l’humble roseau, c’est ici qu’il a vu le pigeonnier d’où est parti l’imprudent chercheur d’aventures. « Oh ! les jolies maisonnettes rustiques à demi cachées derrière les arbres, les rians villages épars dans la vallée et sur les pentes des collines : Saint-Martin, Essonnes, Étampes, Les Chesnaux ! c’est sur ces chemins à travers prés qu’il a rencontré une jeune fille allant vendre son lait à la ville. » La ville, n’en doutez pas, c’est Château-Thierry, et voilà comment la nature la plus douce, le paysage le plus charmant, tous ces villages, toutes ces métairies, tout ce petit monde de la ferme, poules, pigeons, brebis, sans oublier les taureaux et les génisses, ont laissé dans ses yeux une multitude d’images. Il avait reçu ces impressions naïvement, elles prirent une voix et chantèrent sitôt que son génie s’éveilla. Je ne crois pas qu’on puisse toucher plus juste et mieux définir l’état pathologique d’une nature prédestinée en travail d’enfantement. Du reste ces pages d’un pittoresque si achevé complètent admirablement une introduction aux deux magnifiques volumes de l’édition nouvelle. L’auteur les eût mises là tout exprès pour relier son œuvre à l’inspiration des divers artistes chargés des illustrations du texte, que je n’en serais pas étonné.

C’est qu’en effet tout se tient et marche d’ensemble dans cette publication où, pour la première fois, douze dessinateurs, et choisis parmi les plus habiles, se sont partagé la besogne que d’ordinaire un seul entreprend. Atteler à la même tâche, diriger vers le même but ces nombreux talens appelés des points les plus écartés de l’horizon, l’affaire était de conséquence, et le succès l’a couronnée. S’est-on concerté de l’un à l’autre ? Je l’ignore. Quoi qu’il en soit, dans cette variété, beaucoup d’unité se laisse voir, et l’unité ainsi obtenue a quelque chose d’original qui plaît au goût. D’ailleurs, s’il fut jamais poète se prêtant à ces curiosités de mise en scène par lesquelles nous aimons à rajeunir nos vieux classiques, c’est assurément La Fontaine. La diversité même de ses sujets appelle la diversité d’interprétation, et la monotonie, bien plus que la trop grande variété, semblerait ici à redouter. À ce festin de l’illustration, les talens les plus étrangers les uns aux autres peuvent être conviés, et tandis que je me figure un Salvator brossant avec furie le Chêne et le Roseau, je vois Kaulbach modelant et groupant en masses épiques les Animaux malades de la peste. Contentons-nous de ce que nous avons, et puisque Salvator Rosa n’est plus de ce monde, laissons venir à nous M. Daubigny ; son dessin a bien de la vie et du naturel, le vent y souffle rudement, je ne lui reproche qu’un défaut : celui de ne point spécialiser assez le lieu de la scène, d’être un paysage quelconque où l’orage éclate, et point du tout ce paysage. Le chêne ressemble à tous les chênes de la forêt ; il n’a rien d’individuel, rien d’héroïque, le roseau se perd dans le fouillis ; en un mot, je ne retrouve pas mes personnages. Veut-on un contraste à ce tableau d’un site ravagé, le Cerf et la Vigne de M. Bodmer va nous l’offrir. Ici tout respire le calme ou du moins l’apparence du calme, car à travers la frondaison de la vigne, dont l’imprudent animal fait litière et qu’il éclairât à belles dents, vous apercevez au loin déjà la meute en quête de sa proie. M. Bodmer a très finement rendu le mouvement du petit drame. Son cerf, vu de dos, a grande tournure ; il fallait un animalier pour traduire cette fable, comme il fallait des peintres de genre pour le Coche et la Mouche, l’Enfouisseur et son Compère, la Chatte métamorphosée en femme, et des peintres d’histoire pour le Paysan du Danube, les Deux Amis, le Berger et la Mer. — Mais, dira-t-on, avec un tel système on arrive à ne produire que des ouvrages sans unité. — L’objection était d’avance trop bien indiquée pour ne pas tenter les esprits superficiels. Réfléchissons pourtant aux conditions si particulières d’un tel livre, représentons-nous le génie d’un La Fontaine, si ondoyant, si divers, si kaléidoscopique ; interrogeons les résultats obtenus de notre temps par le travail individuel. Je ne parle pas de Grandville, un fantaisiste pur, un philosophe collectionneur de curiosités amusantes qui, dans la comédie de La Fontaine, s’est taillé une comédie à lui, toute personnelle. Feuilletons le volume de M. Doré ; comment ne point prendre goût d’abord à cette imagerie colorée, tapageuse ? A la longue cependant on s’en lasse, trop d’abondance tourne à la prolixité. C’est un art fort prestigieux et surtout fort avantageux que l’improvisation ; mais l’accent, la vérité du sentiment, ont aussi quelquefois leur mérite. Ajoutons qu’une certaine science du dessin dans la façon de traiter les personnages n’a jamais rien gâté. Un coin de forêt, un chemin creux, une hutte de charbonnier près d’une mare, cela s’enlève haut la main comme un décor de théâtre ; faire vivre des bonshommes et des animaux, c’est autre chose.

Oui, certes, l’œuvre d’un seul serait préférable ; je cherche seulement où nous trouverions aujourd’hui l’artiste. Delacroix, qui peignait les tigres, les lions et les chevaux comme Barye les sculpte, l’auteur du Pont de Taillebourg et de l’Entrée des Croisés à Jérusalem, aussi grand animalier que grand paysagiste et peintre de marines, Delacroix aurait pu l’être, cet artiste ; l’eût-il voulu ? J’en doute ; de plus fameux travaux le gouvernaient. Entre les plafonds du Louvre, les fresques de Saint-Sulpice et la besogne quotidienne de cet atelier de la rue Furstenberg dont la porte restait sourde à la voix même des amis, le temps eût manqué pour des distractions de ce genre. Excelsior était son mot, il ne se sentait à son aise que sur les hauts sommets, jugez ensuite si les talens faciles l’attiraient. Un jour qu’un très jeune homme en train déjà de faire sa fortune par l’illustration l’informait de son intention d’aborder la peinture : « La peinture, s’écria Delacroix, y pensez-vous ? Mais alors ce ne serait que beaucoup plus tard, car il vous faudra énormément travailler ! » A défaut du maître, nous avons l’élève. Je connaissais M. Henri Lévy par son Christ au tombeau, si remarqué au dernier salon ; son tableau des Deux Amis me confirme dans la bonne opinion que j’avais prise alors de son talent. C’est un tableau que cette page d’une composition, d’une couleur et d’une exécution achevées. Le peintre a traité son sujet à l’orientale. Au fait, le Monomotapa, où cela pourrait-il bien être, sinon dans quelque coin reculé de l’Asie, au pays des caftans et des babouches ? Je lisais l’autre jour que La Fontaine, qui ne croyait guère à l’amitié, avait imaginé une contrée absolument fantastique pour y placer deux vrais amis, chose à ses yeux fort chimérique. Les commentateurs de nos classiques ont ainsi à tout propos des inventions qui vous émerveillent. La Harpe n’a-t-il pas découvert que « les pensées sont dans une ode un mérite moins essentiel que partout ailleurs, parce que l’harmonie peut plus aisément en tenir lieu ! »

Revenons à nos deux amis. Cette fois l’artiste s’évertue à serrer le texte de près ; il n’omet de la fable aucun détail. La Fontaine parle d’une jeune esclave que, par un luxe de libéralité peu ordinaire et sans aucun doute en usage au seul pays de Monomotapa, l’ami qu’on réveille de son sommeil offre à son visiteur nocturne :

……… Vous ennuyez-vous point
De coucher seul ? Une esclave assez belle
Était à mes côtés ; voulez-vous qu’on l’appelle ?


Cette esclave, la voilà accroupie demi-nue sur le bord du lit, charmante avec son joli bras qui lui sert d’appui, sa mine futée et son front constellé de sequins. Les serviteurs accourent, armés de flambeaux, comme il sied dans le palais d’un riche où tout à coup l’alerte est donnée « quand Morphée en a touché le seuil. » J’appelle également des tableaux la Veuve de M. Stevens, la Chatte métamorphosée en femme de M. Leloir, l’Amour et la Folie de M. Emile Lévy, le Paysan du Danube de M. Gérôme, le Berger et la Mer de M. Millet. — Assise ou plutôt penchée à son miroir, une rose dans la main droite, tandis que sa main gauche soutient sa tête pleine d’électricités qui se combattent, cette jeune veuve en son attitude abandonnée me fait songer à Didon, une Didon par exemple aussi moderne que possible. Elle aussi, l’aimable dame est en train d’oublier Sichée ; pendant qu’elle rêve, un coquin d’amour soulève un coin du tapis de la table, et, renouvelant le vieux mythe, s’apprête à chasser du cœur de la belle le souvenir de l’époux défunt, dont le portrait s’efface à moitié derrière un galant paravent chiné de mille fleurs :

Paulatim abolire Sichæum
Incipit, et vivo tentat prævertere amore
Jamdudum resides animos desuetaque corda.


C’est du Virgile attifé à la mode du jour, une reine de Carthage en robe de faye, en volans et en pouffs. Plusieurs crient au scandale ; pourquoi ? Nous venons de voir que la moralité de la Jeune Veuve s’applique tout aussi bien à Didon, une veuve qui n’est pas d’hier. Or une moralité qui peut prendre une pareille marge évidemment n’a point de temps. Libre à chacun de la costumer comme il l’entend. Guérin l’a vêtue à la grecque, M. Stevens l’habille à la française, simple affaire de goût qui ne vaut pas la peine d’être discutée !

J’admets toutefois qu’en déguisant la jeune veuve en cocodette d’aujourd’hui, M. Stevens aille un peu loin. Il va de soi que les fables de La Fontaine, étant de tous les temps, ne sauraient être localisées dans un étroit milieu. On ne doit pas néanmoins nous laisser oublier qu’elles nous viennent du XVIIe siècle ; il y a pour elles, comme pour certains chefs-d’œuvre qui sont aussi de toutes les époques, une sorte de costume de convention également éloigné de l’affectation archaïque et du froufrou contemporain, et ne répugnant point à la fantaisie. L’édition des fermiers-généraux me paraît donner la vraie note. Je ne reprocherai donc pas à M. Levis Brown d’avoir, dans le Coche et la Mouche, visé le style Louis XV. Tout ce petit monde, emprunté plus ou moins au répertoire de Callot, prend son malheur en patience : le moine dit son bréviaire, une jeune virago dégoise sa chanson au nez d’un cavalier qui se cambre, une vieille femme assise à terre dorlote un poupon, un monsieur joue avec son chien, un sergent d’armes troussé en Scapin se donne des airs de capitan. Cependant la lourde machine embourbée se remet en branle sous l’effort redoublé de six robustes percherons ; mais le chemin « montant, sablonneux, malaisé, » qu’en a-t-on fait ? Je cherche aussi ce brûlant soleil qui joue un si grand rôle dans la fable : point de trace ; un ciel vaporeux, nuageux. Otez cette infraction au programme, la vignette est des mieux réussies ; vignettes également le Singe et le Léopard de M. Philippe Rousseau, le Meunier, son Fils et l’Ane de M. Worms, l’Enfouisseur et son Compère de M. Detaille, dont le paysage nous rappelle un peu trop les Joueurs de boules de Meissonier, ce qui n’est d’ailleurs une critique qu’au point de vue du sujet ; ces jolis arbres plantés en clairière, cette maison proche et riante, tout cela n’indique pas un site bien favorable au mystère. Placez dans cet agréable décor une scène d’opéra-comique, à la bonne heure ; mais les compères de l’espèce de ceux que La Fontaine nous décrit préfèrent généralement les sites plus écartés. M. Leloir, avec sa Chatte métamorphosée en femme, nous ramène au tableau de genre. Du fond de son alcôve, dont la courtine est à demi relevée, le mari stupéfait observe la crise : est-ce une femme, est-ce une chatte, cet animal délicat, élégant, souple, nerveux, qui se traîne ainsi à quatre pattes sur le tapis et projette vers les souris effarées ses jolis doigts recourbés en griffes ? L’artiste a merveilleusement fondu les deux natures en une seule. Cette chatte, qui miaule d’une voix de soprano et montre aux yeux des attitudes si voluptueusement féminines, regagnera son lit plus amoureuse et plus séduisante, et le brave homme de mari se gaudira de la métamorphose, — car les fables de La Fontaine ont cela de particulier, que jamais une image terrible ou repoussante ne se cache sous l’enjouement. Qu’un Allemand touche à ce motif, et vous aurez tout de suite la souris rouge restée aux dents de la belle dame et souillant les baisers qu’elle donne. Goethe n’y a pas manqué ; La Fontaine n’est point si barbare, sa démonstration n’a que douceur et bonhomie, se contentant de nous enseigner la force du naturel :

Il se moque de tout ; certain âge accompli,
Le vase est imbibé, l’étoffe a pris son pli.


Le joli vers, et comme c’est bien venu ! Nous qui nous imaginons aujourd’hui posséder le secret des vers bien faits, trouverions-nous à fournir beaucoup d’échantillons de cette sorte ? Haussons maintenant la note : voici le Berger et la Mer ; de M. Millet, le Paysan du Danube, de M. Gérôme, l’Amour et la Folie, de M. Emile Lévy. Dans un paysage tout fraîcheur et clarté, la Folie conduit l’Amour et dirige son arc. De ce feuillage et de cette lumière se détachent, les deux figures, deux marbres pour l’harmonie, la pureté du groupe ; c’est d’un romantisme néo-grec qui vous enchante, quelque chose comme un Célestin Nanteuil que le style de l’heure présente a touché. Donc au total douze dessins, tous remarquables ! Chaque livre a son illustration, et, grâce au procédé héliographique habilement manié par l’éditeur, ce n’est plus désormais une interprétation quelconque de l’œuvre qui nous est offerte, c’est l’œuvre même de l’artiste telle qu’elle a été conçue et exécutée, à la mine de plomb, à la plume, au pinceau. Il faut bien le reconnaître, la taille-douce voit chaque jour ses autels abandonnés. C’est là un malheur dont nombre d’excellens esprits ne se consoleront jamais ; ils ne cessent de nous le répéter sur tous les tons, mais qu’y faire ? Les plus belles élégies du monde n’ont pas empêché les chemins de fer de remplacer les diligences, la télégraphie électrique de succéder aux télégraphes machinés, les instrumens météorologiques de détrôner les baromètres à capucin. Tout passe, tout lasse ; disons mieux, tout se transforme. D’ailleurs pourquoi le prendre sur ce ton de prophétique égarement, pourquoi désespérer à si grands frais ? Dans tous les procédés qui s’imposent fatalement à l’industrie moderne, dans tous ces dérivés de la photographie et du cliché, l’art du graveur trouvera toujours où mettre la main. L’agent mécanique ne fera jamais que le quart ou le tiers du travail, et la perfection ne s’obtiendra qu’à l’aide du ciseau reprenant la planche et la parachevant, la complétant. Alors sera rendue impossible au graveur toute déviation dans l’interprétation de l’original, il lui faudra bon gré mal gré s’en tenir à la composition du maître, et renoncer d’avance à toute espèce de modification d’un style qui l’enserrera de tous côtés comme dans un filet.

Ces expériences faites non plus in anima vili, mais sur les plus grands héros du règne intellectuel, ont cela de précieux, qu’elles ne se bornent pas à nous offrir des merveilles de fabrication, elles sont également œuvres de reconstitution, et par là se rattachent à l’esprit de notre temps. Ainsi dans ce beau livre La Fontaine revit tout entier au plein de la société qui l’a vu naître et se former. Autour de cette avenante et bonne figure dont Rigault nous a conservé les traits, une ingénieuse et délicate sollicitude a réuni tout ce qui fut la gloire et le bonheur de l’existence du poète. L’introduction, la vie d’Ésope, chaque chapitre, chaque livre, s’enguirlandent de fleurons encadrant tantôt le sujet d’une fable, tantôt le portrait de l’illustre patronne à laquelle le livre est dédié et dont le blason s’écartèle au verso de la page : la superbe Montespan, la gracieuse Sévigné, la tendre La Sablière, qui disait : « De toute ma maison, je n’ai gardé que mon chat et La Fontaine ! »

Homme heureux ! C’est à qui le pensionnera, l’hébergera, ses mauvaises rimes, ses défauts, ses vices même, on lui passe tout, comme à Henri IV, à cause de sa bonne humeur et de sa gaillardise. « Pourquoi, s’est demandé l’historien de Marguerite de Navarre, la flétrissure de l’opinion ne s’attaque-t-elle pas équitablement à tous les vices ? Pourquoi par exemple la liaison d’Henri IV avec Gabrielle, marché vulgaire de libertin dupé, a-t-elle reçu de la tradition un caractère héroïque, tandis que les amours de Marguerite et de Champvallon, tout rians qu’ils soient en effet de passion, de jeunesse et de beauté, sont demeurés un objet de moquerie[3] ? » C’est qu’Henri IV commençait une branche royale et que Marguerite était le dernier rejeton de la sienne. Autant on en peut dire de La Fontaine, qui lui de même a fondé une puissance et fait souche de grandeur, et par là, comme par la joviale innocence de son naturel, s’est acquis l’indulgence de tous. Que nous l’aimions aujourd’hui, rien de plus simple, le temps ayant passé l’estompe sur les côtés fâcheux de sa mémoire ; mais ce qu’on s’explique moins, c’est cet élan d’attachement dont furent prises pour lui les plus honnêtes femmes du grand siècle, les Thianges, les Sévigné, les La Fayette, et, singularité précieuse, la seule personne qui ose le juger avec rigueur, c’est Ninon de l’Enclos ! « J’ai su, écrit-elle à Saint-Évremond, que vous souhaitez La Fontaine en Angleterre, on n’en jouit guère à Paris ; sa tête est bien affaiblie. C’est le destin des poètes, le Tasse et Lucrèce l’ont éprouvé. Je doute qu’il y ait du philtre amoureux pour La Fontaine ; il n’a guère aimé de femmes qui en eussent pu faire la dépense. » On n’est jamais trahi que par les siens ; il y avait un mot sévère à dire sur La Fontaine, et c’est une courtisane qui l’a dit.


Henri Blaze de Bury.

  1. La Bruyère.
  2. Considérations à propos de M. Necker.
  3. Voyez Bazin, Marguerite de Navarre.